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Présentation

Cet ouvrage, comme un écho frais et venteux de la France dans un paysage de lourdeur et d’encarcanement à tendance de « régulation pragmatique et opérationnelle de la réalité sociale » (Freitag, 2006 : 142) que provoque, particulièrement sur l’Île de Montréal, l’implantation du tout dernier-né des programmes de prévention dans le secteur enfance-famille, les SIPPE (services intégrés en périnatalité et petite enfance). Un colloque en 2002, De l’intervention précoce à la prévention féroce, organisé par le Groupe d’étude critique sur la prévention précoce constitué de représentants des regroupements associatifs et de professeurs-chercheurs de l’UQAM[1] allait marquer l’ouverture d’une réflexion critique sur l’ensemble de programmes dès 1990 implantés au Québec[2]. Depuis, la table est mise et le travail de déconstruction-construction se poursuit. Nombre d’intervenants et de chercheurs sont conviés à réfléchir aux questions cruciales, essentielles que soulève la portée de ce type de programme. D’autres initiatives rassembleront en face à face trois univers : le tandem praticien communautaire-institutionnel, celui des destinataires et celui de la recherche. Ainsi se mettait en place, en 2004, avec le Centre de recherche du CSSS Jeanne-Mance (voué au développement de pratiques alternatives de citoyenneté en lien avec la lutte contre les discriminations et les inégalités sociales) et son directeur, Christopher McAll, un groupe à composition tripartite, champ alternatif en plein défrichage. Or, il semble que notre histoire de résistances se transpose chez nos apparentés transatlantiques ; seul le niveau d’intensité des secousses telluriques change faisant appel, là-bas, à une large mobilisation publique pour mettre un holà à l’engouement pour une certaine forme d’expertise inhérente à ces programmes.

Où il est question d’un collectif qui s’insurge contre la production d’un autre collectif, tous deux à forte composition d’experts

En 2005, était diffusée en sol français une étude produite par l’Institut national de la santé et de la recherche médicale, l’INSERM Les troubles des conduites chez l’enfant et l’adolescent, qui dit répondre aux questions posées par la Caisse nationale d’assurance maladie des travailleurs indépendants sur le dépistage, la prise en charge et la prévention du trouble des conduites chez l’enfant et l’adolescent (INSERM, 2005).

L’objectif du collectif Pasde0deconduite sera celui de contester l’approche de l’INSERM, dénoncer l’utilisation du rapport auprès de la population quant à ses tenants et aboutissants. Le titre en soi allume les feux de détresse, la nuit, sur une petite route de campagne, titre accompagné d’une illustration de Bruno Vilain, dessinateur et caricaturiste, connu en France sous le pseudonyme de Pancho pour ses contributions au quotidien France-Antilles, qui présente un bambin sous l’éclairage d’un espace concentrationnaire soumis au regard de trois inquisiteurs masculins : policier, médecin et psychologue (ou de même type).

Préfacé par A. Jacquard, généticien engagé et apprécié du public québécois depuis son ouvrage Éloge de la différence paru en 1981, l’ouvrage se développe par section. La première présente les deux textes publics qui ont lancé l’alarme auprès de la population et qui sont allés chercher près de 200 000 signatures. Suit une deuxième section qui consiste en une séance argumentaire de déconstruction et de revendication où s’intercale une prise de position de l’Association des collectifs enfants, parents, professionnels. Une troisième partie porte sur les pratiques auprès des enfants et les milieux où se réalise ce travail, alors que la quatrième sera analytique sur les plans idéologique, politique et théorique. Le contenu du rapport de l’INSERM passe, en somme, un mauvais quart d’heure. Enfin, une dernière section inclut les données chronologiques, les auteurs impliqués et des témoignages de parents. La bibliographie fait état des 41 articles de la presse généraliste et de la vingtaine parue entre février 2003 et mai 2006 dans la presse professionnelle en France sur le sujet. Enfin, soulignons les traits d’humour noir de quelques illustrateurs qui parsèment l’ouvrage.

Dans cet ouvrage collectif en réponse à celui de l’INSERM, tout aussi collectif, on opte non pas pour un nom vedette, pour une étoile, mais on fait le choix politique de la collectivisation qui se décline dans la pluralité au fur et à mesure de la lecture des textes. Serrer les rangs pour corriger le tir, la nécessaire constitution des équipes sur plusieurs fronts. La légitimité des savoirs, ici aussi, est cruciale ; le théorique et la pratique, plus l’adjonction d’un allié québécois, voilà qui s’entend dans la société du discours.

Qui sont ces quelque 20 personnes qui se commettent ? Pour la plupart, des experts de l’enfance de la grande famille générique psy, des professeurs, les autres, sociologue et historien des sciences et, enfin, anthropologue. Parmi eux, le lecteur reconnaîtra les Meirieu, Neyrand et Mucchielli, connus, entre autres, pour leurs ouvrages sur la famille et la délinquance. Les autres, Suesser, Bourdillon, Giampino, Golse, Schmit et Botbol, Bellas-Cabane, Delion, Lenoble, Gori, Cottes, Ben Soussan, Dugnat, développent à tour de rôle leur réponse à l’expertise. Tous de là-bas et un d’ici, Parazelli, professeur-chercheur à l’École de travail social de l’UQAM.

Dans le vif du sujet

Jacquard amorce la riposte au rapport de l’INSERM et pose le problème : l’innéisme, le biologisme apparaissant des théories « éculées », depuis longtemps battues en brèche, questionne et met en garde sur le tout à la génétique et l’erreur logique de prendre corrélation pour causalité. Il opte pour une position d’éducateur, de révélateur de représentations génératrices de division intergroupale.

Après cette entrée musclée, le Collectif choisit de planter son décor par l’appel au public en réponse à l’expertise INSERM sur les troubles de conduite chez l’enfant, appel lancé par des « professionnels, parents, citoyens, dans le champ de la santé, de l’enfance, de l’éducation, etc. » (p. 15) qui vise ultimement à arrêter le plan gouvernemental de prévention de la délinquance par la détection très précoce, on parle ici d’enfant de 36 mois, de ces troubles de comportement. On y dénonce les notions d’héritabilité, les méthodes de dépistage, d’administration de tests, les risques de stigmatisation, on y questionne les bases théoriques de neuropsychologie comportementaliste et d’approche déterministe, le recours dès la sixième année de l’enfant « à problème » à la prescription de « psychostimulants et thymorégulateurs », on s’élève contre cette « tentative d’instrumentalisation des pratiques de soins dans le champ pédopsychiatrique à des fins de sécurité et d’ordre public » (p. 15). L’INSERM, qui se serait commis à trois occasions sur une thématique psychiatrique suscitant controverse, cette fois soulève un tollé.

Les auteurs s’attelleront, chacun à leur manière, à dénoncer, à déshabiller cette expertise, à dégager ses caractéristiques, à mettre en lumière les « risques » encourus pour les enfants et, d’une même voix, à réclamer un large débat au sein de la société française.

Les critiques essentielles du collectif Pasde0deconduite sont :

  • l’appartenance des experts de l’INSERM à un seul camp paradigmatique qui serait le biologisme et le recours à la pharmacopée pour traiter le déviant enfançon, prévenant ainsi l’agir délinquant ;

  • une expertise qui ne fait aucune place à ceux et celles qui l’exercent en France, à la richesse des acquis et au vécu émotionnel du praticien non plus qu’à la tradition du modèle pédopsychiatrique empruntant aux sciences humaines et au modèle médical ;

  • la confusion entre prévention et dépistage, la prédiction et le risque de l’effet Pygmalion, passage d’une logique préventive à une logique prédictive ;

  • le dépistage pris comme une affaire légère et effectué par un personnel non qualifié ;

  • l’alignement sur le DSM–IV et de la symptomatisation telle les TOP (troubles oppositionnels avec provocation) et les TOC (troubles obsessionnels compulsifs) ;

  • le manque de rigueur scientifique (validité et fiabilité) de l’étude de l’INSERM sur lequel s’appuient les recommandations.

L’ensemble des positions défendues dans l’ouvrage et des angles retenus pourrait se ranger dans la classification des « quatre grands risques » proposée par Golse (p. 78-79) : 1) un risque de confusion épistémologique par la confusion et le rapprochement entre une description comportementaliste et un concept aussi complexe que la délinquance, par la confusion ayant cours dans la clinique où le psychanalytique se transforme en psychothérapeutique ; 2) un risque éthique qui place l’enfant sous haute surveillance ; 3) un risque politique où des recommandations en santé publique viennent cautionner une politique sécuritaire ; et, enfin, 4) un risque thérapeutique où l’alliance collusoire avec l’industrie pharmaceutique fait craindre un recours plus important à la prescription de psychotropes. Deux grandes praxis se perçoivent en opposition : l’approche médicocognitive à celle clinicopsychanalytique (Neyrand), la raison statistique, épidémiologique et simplification de l’humain inscrite dans ce que Gori appellera « une « civilisation médicoéconomique de l’humain » qui se démarque du travail psychique pour alléger les souffrances relationnelles (Delion) où l’humain est appréhendé dans sa complexité et ou l’on y fait de la « prévention prévenante » (Golse) et on y réalise une approche de prévention précoce expressive, non pas adaptative (Neyrand).

Deux collectifs donc, qui se regardent dans le blanc des yeux et se défient. L’autorité de l’INSERM, sa légitimité, le poids lourd de l’argent dont on la couvre lui accordent un statut certain, mais la coalition des experts en réponse à leur rapport semble les placer, en France du moins et pour l’instant, ex aequo. Les deux camps comptent un professeur-chercheur québécois : dans celui de l’INSERM, Richard Tremblay, reconnu pour ses recherches longitudinales sur lesquelles s’appuient en grande partie les programmes de prévention à visée sécuritaire. Dans l’autre, Michel Parazelli, qui a rejoint les rangs du collectif, fort des galons gagnés au Québec, particulièrement aux côtés des organismes communautaires voués aux familles qui sont appelées à appliquer, avec les professionnels du secteur public, ces programmes de prévention, notamment les SIPPE.

On se trouve en présence d’une controverse théorico-politique ou d’une autre apparente incommensurabilité khunienne de deux cadres de références : le probabilisme, la prédictibilité de la vision déterministe, plus développée par les experts du rapport de l’INSERM remorqués par le pan néolibéral américain et, d’autre part, le paradigme compréhensif avec des guides tels que Dolto et des « éveilleurs de conscience », Foucault en tête. Guerre de titans incomparable. Deux groupes d’experts dont l’un prétend être plus près des destinataires de ce programme, les parents et leurs enfants. Mais sont-ils si différents en tout ? Sont-ils si frères ennemis ? C’est Mucchielli qui dira :

Ceci n’empêche pas de soutenir vivement la recommandation des auteurs du rapport de continuer à former les professionnels du secteur médico-social à la connaissance des symptômes des « troubles des conduites », comme de tous les troubles psychiques du reste.

p. 183

D’autres croiront qu’il est possible de relier les pratiques : Dugnat parle d’« expertises pluralistes » et Delion de « ponts conceptuels ».

Au Québec comme partout, semble-t-il, en nos contrées occidentales, ce que Karsz nommera le phénomène de « ritalinisation », cette forme de pharmacovigilance tant décriée (Gori), a fort bien atterri dans nos pratiques et dans nos croyances. Cela Ben Soussan le dénonce avec véhémence : « Avouez quand même que nous étions bien silencieux, nous autres, adeptes de la chose, ces professionnels de la santé psychique, ces dernières années » (p. 197).

Par ailleurs, il ne faudrait pas mettre tous les Anglo-Saxons dans le même sac, sous le même modèle néopositiviste et biodéterministe. Ce qui a plus apparence de vérité est que la dominante va à cette reviviscence du biologisme et d’un certain essentialisme, car d’autres cadres de référence coexistent, on ne saurait en faire fi. Au Québec, pareillement, ces deux grandes familles se côtoient, se toisent ; la langue et la culture n’y font strictement rien, cela dépend des croyances des « porteurs de rondelles ». Ce qui est plus préoccupant est que le clan biodéterministe aimante des sommes astronomiques s’assurant d’une plus grande « part de marché ».

L’époque dans laquelle nous vivons, qualifiée par plusieurs de post- et même d’hypermoderne, sort l’enfant de sa famille en lui accordant un traitement de faveur, pour son plus grand bien ou son plus grand malheur. Cet enfant, dont tous les professionnels et experts visent l’intérêt suprême et qui a été placé dans nos sociétés à l’égal juridique des adultes qui en ont la garde légale, Neyrand en dira que « l’enfant est devenu non seulement le point d’articulation des rapports familiaux, mais aussi le référentiel majeur de notre système normatif » (p. 141).

Mais où sont les parents ?

Tous et toutes parmi les groupes constitués sont des experts « en la matière », y compris les praticiens des milieux communautaires ou associatifs. La question posée est la suivante : où sont donc les parents, les bios, les électifs, les parents des grandes familles élargies de notre postmodernité ? Regardons-y de près, dans Pas de 0 de conduite pour les enfants de 3 ans !, l’index affiche deux mentions : la première, dans la section « Arguments », comporte cinq pages qui s’additionnent aux trois témoignages de parents insérés dans l’ouvrage. Ce sont en tout 8 pages sur 220 ! N’y a-t-il pas là l’indication d’un problème majeur, à savoir que les principaux intéressés par l’intervention, par l’application des programmes, se tiennent et sont tenus dans les coulisses, au mieux en pleine audition, mais tenant la main d’un expert, toujours. Ce constat nous ramène au fait que les parents ne sont, en définitive, considérés par l’État que comme des géniteurs, des tuteurs, cette responsabilité pouvant leur être retirée lorsque la sécurité publique est menacée par leur conduite parentale et celle de leur descendance. Mais on ne débarque pas dans n’importe quel foyer, on a ses préférences que l’on vive aux États-Unis, au Québec ou en France ; les milieux pauvres, les classes « laborieuses », les familles dites monoparentales attirent ce genre de débarquement des troupes dans la sphère familiale, dans l’univers privé qui devient vite très public.

Dans les deux camps, et ici comme là-bas, le problème cardinal des inégalités sociales est, pour ainsi dire, laissé en pâture aux requins. Malgré quelques textes assertifs sociopolitiquement dont ceux de Gori, Neyrand et Mucchielli, on se penche sur le sort « à haut risque » des plus pauvres économiquement par le delta du psychisme et du relationnel, du versant à dominante psychologisante. Cliniquement parlant, la pauvreté est dead, morte, muerta la pobreza, enterrée !

On critique avec raison les programmes de prévention-sécurisation, leurs bailleurs de fonds et leurs instigateurs, mais on est peu enclins à faire la critique de ses propres manières de faire, de la place que l’on dit donner aux parents, aux moyens d’action pour une plus grande accessibilité des places dans notre société. Certains des auteurs nous alimentent de leur réflexion en ce sens. Ainsi en est-il des prises de position de Ben Soussan, Dugnat et Cadart : « Écoutons ce que les enfants ont à nous dire, écoutons les parents » (p. 123). Ce travail, pour que nos prises de position puissent être crédibles, mérite d’être accompli, dans nos quartiers dits sensibles ou hypersensibles avec les personnes à qui sont destinés les programmes. Heureusement, nous vivons à l’heure de la globalisation, pas juste pour les néopositivistes, qui cette fois pourra devenir propice à l’ouverture de débats sans frontière et, comme l’ont déjà fait les Français en invitant Parazelli à témoigner de ce qui se fait au Québec, franchissons mer et monde pour développer les pratiques AVEC les parents, leurs communautés, leurs réseaux pour que leurs savoirs légitimés puissent enrichir nos actions et nos pensées interventionnistes. Ce document tombe donc à point en sol québécois et vient prêter main-forte au mouvement amorcé depuis 2002. C’est de la France que nous arrive le renfort, nous saurons en profiter et avec eux contribuer à créer les débats en se rapprochant des destinataires de ces programmes et en reconnaissant la qualité et la force de leurs savoirs. Pas de 0 de conduite pour les enfants de 3 ans ! est un ouvrage « âme soeurien » pour nous, gens d’ici ; il est à la fois passerelle, écho et tremplin.