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Introduction et approche théorique

La banalisation de l’intérêt pour le vieillissement contraste avec le peu d’analyses de genre dans le domaine (Charpentier et Quéniart, 2010). En effet, bien que des travaux aient montré la diversité de situations au moment de la retraite selon le genre et le secteur (Lesemann, 2007) et que la vision ternaire (études-travail-retraite) ait été remise en question au fil des ans (Guillemard, 2003), l’image d’homogénéité domine toujours. De plus, nombre de travaux sont plutôt macroéconomiques, analysant les évolutions chiffrées[2], alors qu’on s’intéresse peu à la dimension microsociale. Enfin, on a moins étudié les fins de carrière que la retraite comme telle, et encore moins les transformations associées à une période de crise en fin de carrière. C’est sur ces aspects que nous pensons apporter une contribution. Comment évoluent les différences entre les femmes et les hommes et entre divers niveaux de qualifications dans les dernières années d’emploi ? Les écarts s’accentuent-ils ou se réduisent-ils avec le vieillissement et la crise ? Peut-on voir des différences entre les personnes qui ont atteint l’âge habituel de la retraite (59-60 ans au Québec) et celles qui continuent à travailler jusqu’à l’âge (65 ans) donnant droit à une pleine pension de retraite[3] ?

Nous intéressant au processus de construction genré et socialement contrasté de l’âge au travail, nous voulons voir comment la crise a pu jouer un rôle révélateur, exacerbant les différences. Ainsi, nous allons analyser la différenciation par le vieillissement, suivant une approche en termes de genre, qui appelle à « dé-biologiser » les phénomènes sociaux en nous inscrivant dans « l’entreprise de dénaturalisation de la vieillesse » (Lagrave, 2009 : 116). En effet, le vieillissement professionnel et les autres étapes de la vie semblent souvent pensés en référence au modèle masculin, effaçant « la catégorie féminine comme sujet social » (Mathieu, 1991 : 28). De plus, les liens entre genre et générations ont été explorés comme rapports entre « générations sexuées », dont les contenus évoluent selon les relations de genre (Attias-Donfut, 1988 : 120).

Nous voulons donc analyser les fins de carrière en tenant compte du fait que les systèmes de genre et de classe organisent le social et forment système à travers l’ensemble de l’espace social (Daune-Richard et Devreux, 1992). Les rapports sociaux de genre et de classe sont « consubstantiels » et, de ce fait, dynamiques (Hirata et Kergoat, 2005). Ils construisent socialement les inégalités, par « des mécanismes d’exploitation et des dispositifs de domination », agissant tant sur le plan matériel que sur le plan subjectif, par l’intériorisation des positions dominantes ou subordonnées (Bidet Mordel, 2010 : 6). Dans cette perspective, le vieillissement peut exprimer les rapports sociaux fondamentaux de genre et de classe. Il s’agit d’un phénomène polymorphe, mais s’inscrivant en continuité avec les systèmes de production des inégalités du parcours de vie.

Notre approche est ainsi fondée sur l’analyse du parcours de vie, une approche théorique qui considère que la vie se compose de multiples facettes et que les divers événements qui en composent le parcours (chômage, maladies, naissances, etc.) peuvent induire des bifurcations ou changements tout au long de la vie (Bernard, 2007 ; Bernard et McDaniel, 2003). Nous nous intéressons donc à la construction sociale de l’âge et du vieillissement sur l’ensemble du parcours de la vie. Nous adoptons une approche de différenciation selon le genre, qui tient compte du travail domestique comme du travail salarié pour mieux comprendre le déroulement de ces parcours.

Notre recherche a porté sur trois secteurs touchés par les crises financière et économique de 2008-2010. La contrainte économique du contexte de crise révèle des rapports à l’âge particuliers et nous permet de saisir les tendances plus profondes. Nous nous intéressons à des travailleurs âgés de 55 ans et plus, et aux évolutions observées lors de la crise de 2008-2009. Celle-ci s’est traduite par une hausse du chômage des hommes de 6,8 à 8,1 et de 5,9 à 7 % pour les femmes, de 2007 à 2009[4]. Nous verrons que les personnes de 55-59 ans vivent souvent les choses différemment de celles de 60 ans et plus. Par contre, il faut reconnaître que la recherche est limitée par le choix du contexte et des secteurs particuliers, mais elle peut être vue comme une recherche exploratoire permettant de questionner l’homogénéité des visions du vieillissement, à partir de cas particuliers.

Voyons la méthodologie, puis nous traiterons du vieillissement en contexte de travail, de la fonction du travail pour les travailleurs âgés et, enfin, de l’évolution de la division du travail familial en fonction du vieillissement et du contexte de crise.

Méthodologie

Nous nous sommes intéressées à trois secteurs d’activité fortement touchés par la crise : une banque parmi les quatre plus importantes au Québec, une entreprise textile et une entreprise de métallurgie. Les deux secteurs des entreprises de production, textile et métallurgie, ont été choisis, car ils ont été particulièrement touchés par la crise au Québec. Les deux sont spécialisés dans des produits (respectivement textiles d’appartement et câbles en acier) à faible valeur ajoutée. En conséquence, le personnel de production compte essentiellement des ouvriers et ouvrières peu qualifiés.

Les trois entreprises ont initié des changements dans l’organisation du travail en lien avec la crise, changements toujours en cours au moment des entrevues. Il s’agissait d’une restructuration de l’organisation pour la banque, d’une réduction de 15 % des salaires pour la société de textile et d’une diminution importante des effectifs pour l’entreprise de métallurgie. Les entreprises sont toutes situées sur l’île de Montréal.

La recherche se base sur 21 entrevues semi-structurées, d’une durée moyenne d’une heure et quart, effectuées entre décembre 2009 et mars 2010, sur les lieux de travail. Elles portaient sur la vie professionnelle, la vie familiale et les effets de la crise économique. Les cadres ont été interviewés dans leurs bureaux, alors que les entretiens des ouvriers se sont déroulés dans les locaux mis à disposition par le syndicat, qui avait aussi aidé à la prise de contact avec le personnel des usines.

Les enquêtés ont été choisis parmi les personnes de 55 ans et plus, en fin de carrière. Nous avons interrogé neuf cadres supérieurs dans l’organisation bancaire, six ouvriers dans l’entreprise textile et six ouvriers dans l’entreprise de métallurgie ; nous avons vu un nombre quasi égal de femmes et d’hommes, cinq femmes et quatre hommes dans le premier cas, deux et quatre dans le deuxième, ainsi que quatre et trois dans le troisième (voir tableau).

Portrait des répondants (âge et entreprise)

Portrait des répondants (âge et entreprise)

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Les cadres supérieurs sont tous employés de l’établissement bancaire alors que les ouvriers (faiblement qualifiés) viennent des usines de production textile et métallurgique, puisque nous cherchions des situations polarisées. De plus, ce choix nous évite de traiter de la question de la production sexuée de la qualification comme telle (Kergoat, 2010), bien que nous comparions des hommes et des femmes de qualifications différentes.

Les effets du vieillissement au travail

Pour les deux groupes professionnels interrogés, le rapport à son propre vieillissement sur le lieu de travail révèle des polarités selon le groupe socioprofessionnel et le genre. Le vieillissement au travail est un processus qui prend des connotations positives ou négatives, se traduisant pour certains par l’intériorisation de sa position dominante, pour d’autres, par l’intériorisation d’un profond sentiment d’insécurité.

Les cadres supérieurs : la reconnaissance sociale et l’identité professionnelle

Les enquêtés du groupe des cadres supérieurs distinguent les éléments positifs et les aspects négatifs du processus de vieillissement. La part négative est associée au vieillissement physique. Il s’agit de la crainte de la détérioration de sa santé, qui est ressentie comme une diminution des capacités physiques – notamment dans les sports pratiqués. Le vieillissement professionnel est, au contraire, associé à un processus de valorisation des expériences professionnelles, se reflétant dans un sentiment de sécurité socioéconomique et, pour certains hommes, dans une intériorisation marquée de leur position dominante, par un sentiment de supériorité ou d’exceptionnalité.

Pour les cadres supérieurs, la vision de leur vieillissement s’articule à la reconnaissance de leur expérience par l’environnement professionnel et par le marché. Le vieillissement est associé à la maturité professionnelle. Selon Laurence, 57 ans, l’âge lui attribue un « préjugé positif », qui valorise son « bagage ». Pour Michel, 55 ans, le vieillissement professionnel est synonyme d’expérience : « Moi, ça me donne des éléments sur lesquels je peux me rabattre pour faire face à toutes sortes de situations qui sont soudaines et souvent uniques. »

Françoise, 56 ans, a pu trouver un emploi qui l’intéressait davantage dans la banque où se déroule l’enquête, précisément il y a deux ans, quand la crise financière venait d’éclater. Comme les autres, elle se dit aujourd’hui certaine de pouvoir facilement trouver un emploi satisfaisant.

Alors même qu’il s’agit du secteur bancaire, encore touché par la crise financière au moment des entrevues, les cadres expriment une confiance dans l’évolution du système. Le processus d’intériorisation de la reconnaissance professionnelle comprend un sentiment de solidité à l’égard de sa position socioéconomique face aux crises, pour le présent et dans le futur. La vision positive du vieillissement professionnel s’étend également à la conjoncture de crise démographique qui, selon Michel, sera à son avantage : « Je pense qu’il va y avoir des primes pour que les gens restent dans leur postes […] Je m’attends à ça, je sais qu’on va voir ça. »

L’identification à un rôle professionnel au sommet de la hiérarchie a progressé avec l’avancement dans leur carrière. La concentration du pouvoir propre à la fonction de direction est partie intégrante de la connotation positive du vieillissement professionnel. D’une part, elle exprime la reconnaissance de l’employeur, par les promotions ; d’autre part, les tâches de direction apparaissent instrumentales à l’acquisition de compétences spécifiques, socialement valorisantes. Pour Paulette, 60 ans, c’est après ses 54 ans qu’ayant obtenu des responsabilités plus importantes, elle dit avoir acquis une « ouverture d’esprit » particulière, lui permettant de reconnaître davantage la diversité et la valeur de ses collègues, pour apprendre à déléguer des fonctions.

Pour certains hommes de ce groupe, la description positive du vieillissement est en lien avec l’intériorisation de son rôle professionnel dominant, exprimée dans une certaine mesure par le déni du vieillissement. Ils se présentent comme échappant à ce phénomène, souscrivant au « culte du jeunisme » (Membrado et Salord, 2009 : 31). Ils n’hésitent pas à se définir comme « jeunes ». Michel, 55 ans, dit : « Je suis relativement jeune. » Encore davantage, Robert, 61 ans, dit de lui-même : « Je me sens jeune, un éternel adolescent. J’ai beaucoup de vitalité, d’énergie, […] c’est la passion d’être. » Pour lui, la vieillesse semble implicitement connotée négativement, son énergie et sa vitalité ne pouvant qu’être associées à une situation de jeunesse. Le déni du vieillissement peut renvoyer à un discours double, distinguant entre son vieillissement et celui des collègues hiérarchiquement subordonnés[5]. D’après Thomas, 57 ans, ces derniers seraient « dépassés par leur travail », nécessitant des mesures d’aménagement et de réduction du temps de travail. Par contre, pour lui, le vieillissement professionnel n’a pas d’effet négatif, mais au contraire positif : « Moi, je ne me sens pas dépassé par les exigences de mon travail, je n’ai plus les mêmes capacités que j’avais avant sauf qu’après toutes ces années j’ai toujours des rendements de nature exceptionnelle. » L’âge semble le faciliter : « Quand on vieillit et que l’on est bien reconnu, c’est plus facile [le travail] parce que les gens ont confiance. »

Les ouvriers : le manque de reconnaissance

L’absence de reconnaissance est par contre observée chez les ouvriers et ouvrières. Questionnés sur leur vieillissement professionnel, tous mentionnent les problèmes professionnels physiques et la détérioration des conditions de travail ; tous vivent le vieillissement sous un angle globalement négatif, avec l’absence de reconnaissance professionnelle, la pénibilité des tâches et les soucis économiques.

Les ouvriers distinguent toutefois entre la confiance de la part de leurs collègues et l’absence de reconnaissance de la part de l’employeur qui, au contraire, leur demande d’accepter des conditions de travail inférieures (réduction de salaire et conditions de travail physiquement plus difficiles).

Pour ce groupe, le vieillissement professionnel présente deux dimensions aux répercussions négatives. Il s’agit d’un fait individuel, des problèmes de santé, mais c’est aussi un fait organisationnel, le vieillissement du collectif de travail. La crise renforce les aspects négatifs de ces deux dimensions du vieillissement professionnel.

Si les répondants des deux groupes craignent la dégradation de leur santé, cette dégradation est liée à l’emploi uniquement dans le cas des ouvriers. Le manque de reconnaissance s’exprime aussi par l’indifférence patronale face à l’usure que provoquent les conditions de travail difficiles.

Les tâches professionnelles des ouvriers et ouvrières ont un contenu physique important, plus ou moins usant en fonction de la répétitivité de la tâche, de l’organisation du travail, de l’automatisation des fonctions ou encore de l’utilisation de la force physique. Les ouvrières et les ouvriers se disent « âgés » en fonction des maladies professionnelles dont ils souffrent, qui se manifestent ou empirent avec le vieillissement, par exemple la tendinite de Quervain, au poignet, dont souffre Claudine (55 ans). Tous les enquêtés ont des problèmes aux épaules, aux genoux ou au dos. De plus, les accidents sur le lieu du travail ne sont pas rares. L’an dernier, Cécile (59 ans) a fait une chute qui lui a causé une commotion cérébrale, une entorse lombaire, cervicale et dorsale. Cela l’a obligée à prendre quatre mois et demi d’interruption. Armand, 64 ans, travaillant au retordage des bobines de fil, dit avoir « les épaules en compote » et il s’est tordu le genou en déplaçant une boîte de bobines.

Les nouvelles embauches étant rares, un vieillissement accéléré caractérise le collectif de travail. Cela s’ajoute à la spécialisation productive que l’usine textile a choisie et qui a réduit la diversité des activités, accentuant ainsi tous les problèmes liés à une posture trop longtemps soutenue et à l’immobilité. Il faut ajouter qu’à 59 ans et 64 ans, ces personnes ont aussi atteint l’âge habituel auquel les personnes se retirent du marché du travail au Québec. En effet, si l’âge requis pour une pleine retraite est de 65 ans, le retrait du marché du travail se fait souvent vers 59-60 ans. On peut donc voir les choses différemment selon que l’on a passé ce seuil ou non.

Dans les deux établissements, textile et métallurgie, on a dû accepter la dégradation des conditions de travail. Dans l’entreprise textile, il y a eu une spécialisation dans la production de fil. Il s’agit de tâches plus dures physiquement, comme le dit Julien, 64 ans : « Alors quand tu es habitué à l’automatisation et que tu te retrouves à soulever 600 bobines par jour, il y a une énorme différence, et de plus tu vieillis […] Ce n’est pas facile à accepter. En plus des baisses de salaires ! »

L’effet cumulatif du vieillissement du collectif de travail et de la spécialisation productive se traduit par la réduction des possibilités de passage à des tâches plus légères, comme cela se pratiquait autrefois. Armand a 64 ans et « seulement » 31 ans d’ancienneté. Il dit : « Je n’ai pas le choix. Ici, tout le monde est plus vieux que moi [a plus d’ancienneté]. Je travaille de midi à minuit. Je trouve ça long, je trouve ça dur […] dur sur les épaules et sur les bras, surtout à mon âge. Je me demande bien si je serai capable de me rendre à 65 ans. » La conclusion d’Armand fait voir que l’aspiration à la retraite est aussi une question de conditions de travail. Des conditions de travail difficiles se traduisent nécessairement par une aspiration à la retraite.

La crise des secteurs textile et métallurgique a eu des conséquences négatives pour les ouvriers ; en effet, elle renforce les aspects négatifs du vieillissement professionnel, individuel et organisationnel. Par contre, la situation peut être profitable à l’employeur. En effet, l’ancienneté du collectif de travail est un avantage pour la production, puisque la grande expérience des équipes de travail les rend très efficientes, capables de faire face aux intensifications du travail, comme le signale Bertrand (57 ans) : « Lorsqu’il y en a un peu plus, on peut quand même le faire, ça paraît presque pas parce qu’on a de l’expérience… ».

Cependant, la plus grande ancienneté signifie aussi un faible niveau de scolarisation (sans diplôme de 5e secondaire), ce qui réduit les possibilités de changer d’emploi. Cela explique pourquoi les employés restent, en dépit des changements dans la production et les conditions de travail, imposés par la direction sous menace de fermeture.

À ce sujet, Claudine affirme : « C’était comme une menace, parce que pour des gens de 50 ans et plus, ce n’est pas facile de trouver d’autres emplois ailleurs. »

En fait, désormais, même les postes d’ouvrier non qualifié rémunéré au salaire minimum exigent un diplôme de 5e secondaire ; les ouvriers en sont bien conscients et cela limite leurs possibilités d’aller voir ailleurs.

La fonction du travail pour les travailleurs âgés

Le crédit et le besoin économique

En dépit du caractère physique de leurs tâches, les enquêtés du groupe des ouvriers disent devoir continuer à travailler pour des motifs économiques. La propriété immobilière est généralement un élément important dans la vie de couple et joue un rôle déterminant dans les stratégies de fin de carrière des enquêtés. On constate une « culture du crédit » pour l’achat de la maison et pour ses améliorations. Bon nombre d’interviewés, en dépit de leur âge, paient encore les crédits contractés, qui avaient été pensés comme un pendant de la vie professionnelle, les crédits se terminant à l’aube de la retraite. Par exemple, Armand a 64 ans et est marié ; son épouse et lui sont employés à temps plein et viennent tout juste de terminer le remboursement du crédit, en décembre 2010. Par son étalement dans le temps, cette normalisation du crédit sur la longue durée joue dans les cycles de vie et influence les stratégies de couple en fin de carrière.

D’une part, lors des divorces, cela implique la vente de la maison commune, encore sous crédit, comme ce fut le cas pour Lise (58 ans), qui n’a pas pu acheter une autre maison et qui a, par contre, dû prendre un crédit pour les dépenses occasionnées par le déménagement. Six ans plus tard, elle a encore des remboursements à faire. D’autre part, le crédit peut influencer la stratégie du couple pour l’âge du départ à la retraite de l’épouse, dont le mari est en emploi, en faisant ressortir le caractère genré du rapport à leur vie professionnelle. C’est le cas pour Claudine, 60 ans. Elle et son mari ont récemment acheté un nouveau logement en ville, mais sans terrain : « Pour avoir moins de travail afin de préparer notre retraite. Nous sommes en ville, près de tout, des épiceries, des pharmacies. Nous nous rapprochons de nos enfants. »

Elle pense prendre la retraite dans trois ans, lorsque le crédit sera remboursé : « Lorsqu’il n’y a plus rien à payer, l’exigence n’est pas de pouvoir compter sur deux salaires ». La pénibilité de son poste par rapport à celui du mari est un élément important du choix : « Mon mari, il travaille sur les chariots élévateurs, c’est moins physique, il continuera. »

Stratégies de fin de carrière

Les femmes et les hommes cadres pensent prendre leur retraite entre 60 et 63 ans, tout en continuant à travailler ailleurs. Les hommes évoquent le rôle de consultant, le bénévolat, l’enseignement universitaire. Ils évoquent aussi l’idée de tenir compagnie à leur épouse à la maison, mais ils veulent se tenir occupés. Les femmes cadres supérieurs ne s’inquiètent pas de se tenir occupées, parce que leur investissement plus important dans les soins familiaux et les tâches domestiques fait qu’elles n’imaginent pas ne pas être occupées. Cependant, elles citent aussi un intérêt pour le bénévolat, dans lequel elles regrettent de ne pas avoir pu s’investir jusqu’à maintenant en raison des tâches domestiques et des soins aux membres de la famille. Une femme dit ainsi que jusqu’ici elle n’a fait que du « bénévolat pour la famille ». À la retraite, elle voudrait en faire pour la société.

Parmi les activités qu’elles envisagent une fois à la retraite, elles semblent davantage penser à travailler de manière générale pour la famille, de façon bénévole, mais aussi, dans un cas, de faire du travail rémunéré, comme consultante, pour alléger le travail du conjoint, qui est consultant financier. Aucun homme cadre ne prévoit travailler pour son épouse une fois à la retraite !

Si tous les enquêtés du groupe ouvrier prévoient continuer de travailler, les motivations et les stratégies divergent. Les hommes et certaines femmes prévoient continuer à travailler jusqu’à 65 ans pour des raisons économiques. Comme le dit Charles, qui a 60 ans et 45 ans d’ancienneté dans l’entreprise : « Je n’ai pas le choix [de continuer jusqu’à 65 ans], au salaire que nous avons. » Après 65 ans, certains envisagent de continuer deux jours par semaine à l’usine, si possible. D’autres pensent travailler ailleurs, « à l’extérieur ». L’idée de travailler dans des espaces ouverts semble attrayante, comme Armand qui pense aider son beau-fils dans la construction : « Dehors, c’est différent. Mon gendre construit des maisons et je travaille beaucoup pour lui, c’est différent d’ici. J’aime ça, c’est un métier. »

Les femmes ont parfois eu des interruptions d’activité ou des périodes de temps partiel pour élever les enfants. De ce fait, elles peuvent devoir cotiser à leur régime de retraite jusqu’à un âge plus avancé. Cécile, alors qu’elle a le diabète, pense continuer jusqu’à 65 ans. Elle est allée travailler à l’usine pour pouvoir cotiser plus : « Je suis là pour préparer ma retraite. » Auparavant, elle avait travaillé 25 ans comme gardienne d’enfants chez soi et ensuite dans une maison de retraite, le soir. Pour des raisons médicales liées à son diabète, elle a dû laisser son dernier emploi et entrer en usine, où elle pense continuer, en dépit de son état de santé et du fait que son mari, du même âge, prendra la retraite dans un an, à 60 ans.

Lise, qui est divorcée, aura aussi besoin de continuer de travailler après 65 ans, pour des raisons financières. Elle prévoit créer une « petite garderie privée » chez elle : « Il y a plusieurs parents qui cherchent cela, vu qu’ils n’ont pas de place en garderie. Lorsqu’on est grand-mère, on a plus de chances… Ça sera plaisant, ça passe le temps. »

On observe ainsi que les femmes souhaitent rester plus longtemps sur le marché du travail, alors qu’elles avaient tendance à quitter plus tôt auparavant. Maintenant, pour des raisons financières (ouvrières) ou d’enrichissement personnel (cadres), elles préfèrent souvent rester plus longtemps en emploi, même si passé 60 ans, la question se pose davantage qu’entre 55 et 60 ans.

La division du travail familial selon le genre, à l’épreuve du vieillissement

En ce qui concerne le travail gratuit familial des travailleurs âgés, la division selon le genre suit des logiques différentes selon le type de fonctions domestiques : les tâches domestiques quotidiennes, les soins aux parents âgés et les soins aux petits-enfants. Cette division se caractérise, d’une part, par sa dissymétrie, au désavantage des femmes des deux groupes socioprofessionnels ; d’autre part, par le dynamisme de ses tensions, fruit de négociations et de conflits de couple s’étalant tout au long de la vie.

Le partage des tâches domestiques

Pour les deux groupes, la règle dominante est celle de l’assignation prioritaire du travail domestique routinier aux femmes.

La répartition des tâches semble un peu plus égalitaire chez les ouvriers, quoique cela soit aussi attribuable à l’homogamie, qu’on ne retrouve pas chez les hommes cadres, souvent mariés avec des femmes employées. Certains hommes ouvriers affirment faire la moitié du travail. Après les travaux à l’extérieur de la maison, dans le jardin ou le boisé, la première tâche que tous les hommes acceptent le plus facilement est la préparation des repas.

La perception des femmes semble un peu différente. Les femmes des deux groupes disent qu’« il aide », mais à des niveaux variables : toujours, beaucoup, bien, parfois… Une stratégie gagnante pour assurer une certaine responsabilisation du conjoint semble être de bien répartir les tâches : « on a chacun nos tâches » (Judith, 60 ans).

Si cette division ne surprend pas chez les familles – de cadres uniquement – dont l’épouse est au foyer, cette responsabilité prioritaire du domestique aux femmes persiste, même lorsque les deux conjoints travaillent à temps plein. La situation ne semble pas changer non plus quand la femme est le principal pourvoyeur et que l’homme est au foyer, ce qui est plus étonnant. C’est le cas, depuis 1997, du conjoint de Gabrielle qui est à la maison pour des raisons de santé : « Il fait surtout à manger, pas trop le ménage… » Ou bien l’époux peut avoir une position socioéconomique inférieure (électricien époux d’une gestionnaire) et se trouver actuellement en semi-retraite, comme dans le cas de Julie, qui dit : « Il aide, il fait les repas. » Dans cette assignation prioritaire des femmes au domestique, l’élément « patriarcal » semble l’emporter sur toute stratégie rationnelle de division du travail familial.

On observe une progression vers le partage équitable des tâches domestiques au cours de la vie, cela apparaissant parfois à la suite d’un divorce et d’un deuxième mariage. Le vieillissement s’accompagne alors d’une tendance à l’égalisation des tâches, ou tout au moins à un certain partage. Mais cette tendance diffère pour les deux groupes.

Ainsi, chez les cadres, dans le premier mariage, le partage a pu être fort dissymétrique. Il a été suivi d’un divorce et d’un deuxième mariage, plus égalitaire. Les femmes se sont fixé comme objectif la division équitable des tâches et l’indépendance financière, notamment par deux comptes bancaires séparés.

Michel, 56 ans, dit avoir commencé à cuisiner vers la fin de son premier mariage, qui avait duré 20 ans. Et être devenu « spécialisé » (dans la routine quotidienne) dans la cuisine avec son deuxième mariage, il y a deux ans, à 54 ans. Désormais, il fait aussi le ménage : « Elle va faire le lavage, moi [je fais] tous les repas. Ça prend 2 heures des fois. J’aime ça de faire des choses raffinées, c’est le fun. Puis le ménage, c’est une demi-journée par semaine. »

Un des éléments favorisant aussi la redistribution des tâches à l’intérieur des couples ouvriers est la reprise d’activité des femmes. Arrêtées pour quelques années lors de la naissance des enfants, les conjointes des ouvriers ou les ouvrières reprennent l’activité professionnelle à temps plein ou presque. Cela impose un certain partage des tâches, même si celui-ci n’est pas parfaitement équitable.

Les femmes et les hommes cadres subissent généralement une surcharge de travail professionnel, aggravée par la restructuration exigée par la crise, qu’elles et ils doivent orchestrer. La semaine de travail peut dépasser les 70 heures pour trois hommes, 60 heures pour les femmes. Les conséquences sur la division du travail familial ne préoccupent pas trop les hommes cadres. Mais cela se traduit aussi dans les différences de genre associées aux habitudes conjugales des cadres supérieurs. L’homogamie est plus fréquente chez les femmes cadres, alors que les hommes cadres ont des épouses d’un niveau socioprofessionnel inférieur, par exemple secrétaire ou infirmière. Dans un tel cas, les hommes cadres supérieurs continuent de préférer une division familiale différentielle du travail et de la reconnaissance sociale, où leurs épouses sont disposées à s’investir davantage dans la famille.

Les soins aux parents âgés

La surcharge de travail lors du vieillissement éclate parfois pour les femmes, en raison de leur dévouement au travail de soins à la famille, notamment pour les parents âgés, comme le dit Susanne :

Ça a été difficile les deux dernières années. Il y a aussi une conciliation avec les parents âgés. […] J’ai quitté l’[employeur précédent] pour venir ici et ici, je me suis retrouvée avec 35 heures par semaine. Au début, ça a été favorable pour que je puisse m’occuper de mes parents. Actuellement, ça tourne, au minimum, à 60 heures par semaine. […] J’ose espérer que cet été, on devrait trouver une vitesse de croisière. J’espère me retrouver à 45 heures par semaine.

Les hommes cadres disent être arrivés à s’occuper de parents malades sans un grand stress par contre. Mais leurs visites aux proches malades, bien que fréquentes, ne s’apparentent pas, loin s’en faut, au suivi quotidien que les femmes font pour leurs parents.

Les ouvrières et les ouvriers prennent également soins de leurs parents âgés, en plus des heures de travail, notamment en les accompagnant aux rendez-vous médicaux, en leur préparant des repas, etc. Bien qu’ils mentionnent la souffrance de voir un parent malade et de le perdre, ils ne sont pas particulièrement occupés par ces soins. La mise en institution ou en hôpital est la règle. La rigidité de leurs horaires, d’une part, et le manque de choix face à l’institutionnalisation des malades, d’autre part, simplifient peut-être leurs vies.

Aménagement du temps de travail

Dans le rapport à l’emploi et au travail, nous avons constaté une similitude entre l’approche à l’égard de l’aménagement du temps de travail en fin de carrière et l’attitude envers le travail domestique et de soins. Ainsi, le désinvestissement dans le travail familial s’accompagne de réticences face à la réduction du temps de travail.

À la différence des femmes et des ouvriers, l’attitude des hommes cadres supérieurs à l’égard de la possibilité de réduction du temps de travail est négative.

Deux hommes cadres, 56 ans et 61 ans, avec une conjointe au foyer, ne pensent pas que la réduction progressive du temps de travail serait adaptée à leur rôle professionnel. Ce sont les seuls qui, questionnés sur les problèmes de conciliation, se réfèrent à leur épouse comme quelqu’un d’« exceptionnel ». Ces deux enquêtés se réfèrent à ce qu’ils appellent la « compréhension » de leur épouse, « qui accepte » leurs rythmes de travail et leur présence minimale à la maison.

Un homme cadre se positionne différemment des autres, affichant l’intériorisation d’une position socioéconomique dominante « virile ». Il a une théorie de la conciliation : « comme trois petits ballons, une vie familiale, un travail et des loisirs [sport] ». « L’objectif est de ne pas totalement dégonfler un des ballons [pour] avoir une santé au niveau familial, mental et physique. » Cependant, il travaille 70 heures par semaine, à la suite de l’augmentation du temps de travail liée à la restructuration de l’entreprise.

Les femmes cadres aimeraient faire du télétravail. Tout en se disant passionnées par leur emploi, elles cherchent des mesures d’aménagement du temps de travail et essaient de réduire leur semaine de travail. Différemment des hommes cadres, qui ne se positionnent pas clairement au sujet du caractère négatif de la surcharge de travail professionnel, elles voient négativement le débordement de l’emploi sur leur vie personnelle et familiale. Le télétravail est apprécié par deux des gestionnaires ; il est désigné comme « un bénéfice », ainsi « on ne perd plus de temps dans les déplacements ». Cependant, la flexibilité peut être ambivalente, car dans les périodes d’intensification des soins aux parents malades, la surcharge de travail familial peut se produire facilement.

Paulette, qui a 60 ans et a choisi à 52 ans le télétravail, affirme que le télétravail est difficile en situation de crise familiale, car cela provoque une surcharge et un sentiment de culpabilité face à l’emploi.

Elle dit avoir compris qu’il est essentiel de ne pas se laisser envahir et surcharger par le travail. Ainsi, dans les trois dernières années, elle a réussi à ne pas dépasser 35 heures par semaine. Elle reconnaît toutefois : « parfois je fais des rechutes ».

Les ouvriers et les ouvrières de l’entreprise de métallurgie sont également heureux de pouvoir travailler 4 jours par semaine, en semi-retraite, après 60 ans. Ils se considèrent encore au travail, mais avec une semaine allégée. Carole précise que pour elle, c’est une journée « juste pour elle ». Elle dit avoir découvert le plaisir de faire des activités selon ses goûts et de passer son temps librement, sans le conjoint.

Conclusion

À travers cette étude des effets du processus de vieillissement au travail, dans un contexte de crise ayant des effets différenciateurs sur le parcours de vie prévu des salariés, nous avons voulu montrer les tensions et les variations qui peuvent caractériser cette étape du parcours de vie, ainsi que la diversité des situations selon le genre, mais aussi selon la catégorie socioprofessionnelle. Si certains travaux ont déjà présenté des analyses différenciées selon le genre ou la situation professionnelle, il est rare que l’analyse ait croisé les deux dimensions et surtout analysé l’impact d’une période de crise. Le vieillissement professionnel transforme les rapports sociaux de genre et de classe. En contexte de crise, c’est un processus d’autant plus « révélateur » des fortes différenciations selon les catégories sociales. Nous avons observé un rapport symétrique et opposé entre les attitudes envers l’emploi et le travail domestique et de soins, d’une part, et la valorisation de l’expérience professionnelle et la mobilité, de l’autre. La crise économique et financière agit en renforçant les connotations socioéconomiques du vieillissement au travail, creusant ainsi l’écart entre les deux groupes professionnels.

Nous avons aussi vu que les personnes de 55-59 ans vivent souvent les choses différemment de celles de 60 ans et plus, car ces dernières se trouvent à avoir dépassé l’âge habituel de la retraite (59 ans) et s’orientent vers les 65 ans, souvent pour obtenir une pleine pension. De plus, contrairement à des générations antérieures qui avaient tendance à quitter plus tôt, les femmes prennent la retraite plus « tard », plus tard que leur conjoint, à la fin de leur cotisation au régime de retraite, pour des raisons différentes selon le niveau de qualification : pour la satisfaction qu’elles tirent du travail (cadres) et pour l’importance d’une retraite à taux plein (ouvrières).

L’étude de la division de genre du travail domestique dans une perspective de parcours de vie montre que même s’il y a une tendance au rapprochement dans la répartition du travail domestique dans le couple, elle est compensée par l’augmentation d’autres tâches assumées par les femmes, notamment les soins aux parents âgés ; « les inégalités de genre dans notre société patriarcale marquent la trajectoire de vie des femmes et entraînent des conséquences réelles (et multiples) sur leur vieillissement » (Charpentier et Quéniart, 2010). Le rapport au travail et le positionnement sur le marché des deux groupes d’enquêtés sont fortement contrastés, les différences plus importantes se présentant entre les hommes cadres et les femmes ouvrières. Ainsi, nous avons pu mettre en évidence l’insertion du vieillissement dans les rapports sociaux « consubstantiels », de genre et de classe (Kergoat, 2010).

Tout cela milite en faveur d’une remise en question d’« une conception âgiste de la vie et des rapports sociaux » (Lagrave, 2009 : 117). La valorisation et la dévalorisation du travail professionnel sont progressives, elles s’expriment dans le temps et arrivent à leurs sommets avec/dans le vieillissement au travail.