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Le champ sanitaire et médico-social connaît de profonds bouleversements, notamment en France, où la recrudescence des maladies chroniques, des situations de handicap et de dépendance liées essentiellement au vieillissement de la population, complexifie considérablement les pratiques de soins et d’accompagnement. Les problèmes à traiter sont souvent pluriels (états polypathologiques) et l’évolution constante de la situation clinique du patient nécessite d’adapter continuellement un projet de soins à l’issue souvent incertaine. Dans ce contexte, les modalités du soin s’en trouvent nécessairement transformées. Une pratique de soins « adéquate » requiert en effet une action collective et inclusive (Rothier-Bautzer, 2013). Collective, car une prise en charge de qualité réclame l’intervention de plusieurs types de professionnels, porteurs de compétences diverses. Inclusive, car la temporalité de la maladie et l’impact du projet de soins sur le projet de vie appellent le patient à devenir acteur de sa thérapeutique. À ce contexte clinique s’ajoute une régulation sociale et politique du champ de la santé qui impacte les pratiques de soins. Outre des réformes de structure (loi Santé de 2016), on peut citer le renforcement des droits du patient (loi Kouchner de 2002) et de la démocratie sanitaire (loi Hôpital, Patients, Santé et Territoire de 2009), ou encore les plans nationaux (cancer, Alzheimer, etc.) qui définissent des priorités en matière de santé, et ce dans un contexte économique où les ressources se font plus rares.

Cette évolution du contexte de la santé transforme la visée éthique du soin. Ce dernier n’a plus uniquement un caractère thérapeutique, mais revêt aussi une dimension sociale et politique centrée sur le développement du pouvoir d’agir des usagers (Le Bossé, 2003). Ce constat d’une montée en puissance de la logique d’empowerment comme visée éthique du soin constitue le point de départ de cet article. Que faut-il entendre par ce terme ? Constitue-t-elle une condition sine qua non pour le développement du soin comme une forme d’action collective et inclusive ? Ou témoigne-t-elle plutôt d’un mouvement de rationalisation des soins et de responsabilisation excessive des patients ?

Mais outre la (re)définition d’une visée éthique du soin suscitée par le contexte contemporain de la santé, c’est le statut et les modalités de nos pratiques d’intervention en éthique que nous allons ici questionner. En effet, comme enseignants-chercheurs et intervenants en éthique, nous constatons une évolution de la demande des équipes soignantes qui nous sollicitent. Ces dernières n’attendent plus uniquement de la démarche éthique qu’elle les aide à construire un discours moral sur les pratiques ou à produire des guides de bonnes pratiques. Souvent, ces équipes attendent de l’éthique qu’elle leur permette de discerner les problèmes pratico-moraux qui émergent des situations de soins pour pouvoir agir. L’éthique s’appréhende ainsi comme une ressource d’action et se développe en cela dans une approche pragmatique (Aiguier et Cobbaut, 2016). Pratiquement, elle vise à rendre les acteurs capables d’élucider toute une série de questions qui se posent à eux en situation professionnelle : En quoi le projet de soins que nous construisons contribue-t-il à l’empowerment du patient ? Quelles ressources doit-on mobiliser pour y parvenir ? Comment peut-on construire une action collective qui réponde davantage au problème spécifique auquel nous avons, comme équipe de soins, à faire face ? Quelle organisation des soins peut nous permettre d’optimiser nos pratiques ? Quel est notre rôle, comme acteur du soin ?

Dans ce texte, qui se veut une démarche de problématisation de l’intervention en éthique en santé, nous tenterons tout d’abord d’analyser l’évolution du contexte et des pratiques de soins marquée par une montée en puissance de la logique d’empowerment. Nous proposerons ensuite une lecture critique de cette visée d’empowerment de plus en plus considérée comme visée éthique du soin. Nous questionnerons enfin les pratiques effectives d’intervention en éthique qu’elle semble induire. Comment faire de l’éthique une ressource d’action capacitante ? Quelle méthodologie utiliser ? Quel doit être le périmètre d’intervention de l’éthique ? Et avec quelle posture ?

L’empowerment comme visée du soin

L’empowerment est aujourd’hui souvent présenté comme une dimension essentielle du soin. On peut y voir plusieurs raisons. La première a trait à l’évolution des situations de soins marquée par une recrudescence des pathologies chroniques. Dans ce cadre, développer une action de soin de qualité requiert de comprendre comment les patients vivent avec leur maladie, comment ils ressentent leur traitement. Ces derniers sont donc invités à participer à l’identification des problèmes engendrés par la maladie, à en analyser les causes, à évaluer leurs besoins et à participer à l’élaboration du projet de soins. Et ce d’autant qu’une partie importante des soins s’effectue hors les murs de l’hôpital. Le patient doit ainsi développer les compétences lui permettant d’assurer le suivi en continu de sa propre thérapeutique. Les soins aux malades chroniques sont donc aussi des pratiques d’accompagnement et d’éducation thérapeutique visant l’apprentissage des patients (Tourette-Turgis, 2015).

À cet enjeu de qualité de la prise en charge s’ajoute l’impact majeur qu’a le projet de soins sur la vie des patients chroniques : « Illness, and especially chronic illness, is precisely that kind of experience where the structures of everyday life and the forms of knowledge which underpin them are disrupted » (Bury, 1982, p. 169). La participation des patients à la construction de leur projet de soins doit ainsi mieux leur permettre de décider par eux-mêmes de leurs priorités d’action, et donc d’avoir une meilleure maîtrise de leur destin. C’est tout le sens d’un recours à la notion d’empowerment en santé, ici entendu comme l’interaction entre un processus et un résultat de l’action de soin (Wallerstein, 1992). On assiste par conséquent à un changement de paradigme qui impacte l’organisation des soins et du système de santé.

Un recentrement sur le patient-usager

Le modèle paternaliste qui prévalait en santé tend progressivement à s’effacer au profit d’un modèle davantage participatif, par ailleurs largement soutenu par la législation. Ainsi, en France, la loi n° 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades, à la qualité du système de santé et à la démocratie sanitaire, a consacré un droit à une décision partagée, allant au-delà du consentement éclairé pour reconnaître au patient le droit de devenir acteur des décisions qui concernent sa santé. Ultérieurement, d’autres textes ont renforcé ce droit dans des situations cliniques spécifiques, notamment en fin de vie (Loi Léonetti de 2005). Cette évolution législative s’accompagne de toute une série d’initiatives renforçant la place centrale du patient, notamment celles d’autogestion de la maladie dans le contexte des pathologies chroniques ou encore les programmes de « patients experts ». Tout ceci témoigne d’une volonté de bouleversement de la frontière de l’expertise, laquelle n’est plus réservée aux professionnels, mais devient également l’oeuvre des profanes. Cela traduit aussi le souhait du politique de remanier les rapports de force entre spécialistes et profanes. Sur le plan social et culturel, « ces évolutions profondes de la conception du patient et de la pratique médicale dans les sociétés contemporaines sont également liées à la diffusion de valeurs démocratiques et néolibérales dans le système de santé » (Bureau et Hermann-Mesfen 2014).

Renforcement de la valeur d’autonomie et du principe d’autodétermination

L’autonomie et l’autodétermination, la responsabilité de l’individu, sa capacité à exercer une influence sur les affaires qui le concernent, à identifier et satisfaire ses besoins, à résoudre ses problèmes et à contrôler sa propre vie, sont aujourd’hui des valeurs emblématiques de l’individualisme contemporain (Ehrenberg, 2005 ; Gagnon et al., 2014). Le champ sanitaire et social n’est pas hermétique à cette influence axiologique sociétale. Avec la consécration de ces valeurs, le patient est davantage envisagé comme autonome et acteur de sa prise en charge. Des dispositifs participatifs s’établissent d’ailleurs à différents échelons du système de santé. Pour illustrer le propos, on peut citer ici le renforcement de la place des associations de patients, la place des patients dans les curriculums en santé, ou encore leur participation à la gouvernance des soins (Pomey et al., 2015). Tout est fait, semble-t-il, pour mettre le patient « au centre du système ».

Cette idée, on la retrouve dans différents contextes, notamment en secteur gérontologique, où il s’agit de reconnaître les aînés en tant qu’acteurs-citoyens (ayant des droits et un pouvoir d’agir) et non uniquement en tant que « bénéficiaires » ou « personnes dépendantes » (Charpentier et Soulières, 2007, p. 132). Il en va de même dans le champ de la santé mentale (Deutsch, 2015) ou encore dans le travail social, où le développement du pouvoir d’agir des usagers est posé comme la visée fondamentale de l’intervention (Jouffray, 2014).

Quel empowerment pour quelle visée éthique du soin ?

L’empowerment semble donc constituer une dimension de plus en plus essentielle du soin. Mais cette visée peut s’entendre de multiples manières, l’empowerment étant, comme le soulignent Bacqué et Biewener (2013), un concept plurivoque. Dans leurs travaux, elles en proposent une typologie qui rend compte de la diversité des conceptions et des développements de l’empowerment. Selon elles, un premier modèle, radical, se nourrit des théories de la transformation sociale (Freire, 1974), des mouvements féministes et d’une partie des mouvements communautaires. Il met l’accent sur les questions de pouvoir, de justice et de conscientisation par les acteurs de leur condition, dans une visée d’émancipation. Un second modèle, social-libéral, insiste davantage sur l’autonomisation des individus en se centrant sur l’agentivité (agency), autrement dit sur la capacité des sujets à faire des choix (Guilhaumou, 2012). Un dernier modèle, néolibéral, implique une capacité de conduire rationnellement son existence, de faire des choix, sans poser outre mesure la question de la justice sociale et de l’émancipation. L’empowerment est ici développé dans une perspective beaucoup plus injonctive, chacun devant « se prendre en main ».

À la lumière de cette typologie, on perçoit la diversité des visées et des pratiques de l’empowerment, notamment en santé, toutes porteuses de normativités bien marquées : tantôt une visée d’émancipation des sujets et de renouvellement d’une relation soignant-soigné bien trop asymétrique, tantôt une autonomisation et un renforcement de l’agency (agentivité), tantôt une responsabilisation excessive des sujets qui se transforme en injonction à se prendre en main, à modifier leurs comportements. Comment dès lors déterminer éthiquement la visée d’empowerment du soin ?

Il nous semble qu’un premier élément de réponse passe par le développement d’une approche « tridimensionnelle » de l’empowerment, visant tout à la fois une capacitation des individus, des organisations et des institutions. À défaut, on court le risque d’une surresponsabilisation des individus et d’une déresponsabilisation des organisations. Précisons ce qu’il faut entendre par ce processus tridimensionnel en prenant appui à nouveau sur les travaux de Bacqué et Biewener. Selon ces auteurs, l’empowerment se caractérise d’abord par une « dimension individuelle », où chaque individu développe sa conscience critique, sa réflexivité et sa capacité d’agir. « Le but n’est pas de faire face ou de s’adapter au problème, mais de développer sa capacité à changer la situation et de prendre une part active à la résolution du problème » (Bacqué et Biewener, 2013, p. 41). Mais l’empowerment comporte aussi une « dimension organisationnelle », qui amène à réfléchir aux conditions de développement d’une action collective. Enfin, une « dimension institutionnelle » de l’empowerment est également à l’oeuvre. À travers l’action collective, elle pose la question de la transformation de la société dans son ensemble. On touche ici le caractère social et politique de l’empowerment.

La combinaison de ces trois dimensions nous semble essentielle en ce qu’elle plaide pour une responsabilité partagée du soin (individus, organisations et institutions). En effet, comme le soulignent Bacqué et Biewener (2013, p. 40) :

le développement de la confiance de chaque individu en sa capacité personnelle à contrôler sa vie, la prise en compte du groupe comme condition de l’action collective et la prise de conscience des inégalités de pouvoir sont autant de conditions pour que chacun assume ses responsabilités dans un processus de changement social.

Avec cette tridimensionnalité de l’empowerment, on retrouve en partie déclinée la visée éthique de Paul Ricoeur dont on peut considérer qu’elle constitue aujourd’hui encore une référence en matière d’éthique : « la visée de la vie bonne, avec et pour autrui, dans des institutions justes » (Loute, 2008 ; Ricoeur, 1996). Faire de l’empowerment la visée éthique du soin nécessite par conséquent de questionner les conditions d’activation et d’articulation de ces trois niveaux de responsabilité. Selon notre hypothèse, cela passe par une nouvelle appréhension de la question éthique comme « apprentissage collectif » (Maesschalck, 2008). Selon nous, viser l’empowerment du patient demande en effet d’apprendre à définir collectivement les finalités et les pratiques du soin, mais aussi d’en expérimenter les conditions de mise en oeuvre. C’est tout l’enjeu, nous semble-t-il, de l’intervention éthique. Tentons d’expliciter cette hypothèse.

L’éthique comme apprentissage

L’émergence de l’empowerment comme visée éthique du soin appelle à recentrer la démarche éthique sur les sujets et leur action en réponse aux problèmes qui émergent au sein des organisations du soin. Pour illustrer le propos, citons l’exemple d’une recherche portant sur l’institutionnalisation de l’éthique en milieu hospitalier (Cobbaut, 2004). Elle montre que les groupes d’éthique clinique ayant une durée de vie significative sont ceux qui mettent ensemble différents services — et donc différents acteurs — dans une dynamique de résolution de problèmes. Dans ce cas, le groupe d’éthique ne limite pas son activité à faire émerger les questions éthiques liées à des situations de choix problématiques. Il devient un groupe d’expérimentation sociale qui tente d’initier de nouvelles pratiques (Maesschalck, 2008), en l’occurrence plus inclusives. On retrouve ici les fondements du pragmatisme social développé par John Dewey.

Le pragmatisme social comme fondement théorique de l’éthique

Pour John Dewey, l’éthique relève d’une démarche continue d’apprentissage des acteurs. Ces derniers doivent se rendre capables de développer une pratique réflexive portant sur les finalités et moyens de leur action, mais aussi sur les conditions et le processus par lesquels ils vont pouvoir agir de manière plus adéquate, compte tenu du contexte (Aiguier et al., 2012). Résoudre un problème ne consiste ainsi pas à solliciter des experts capables de discerner le bien commun, comme on mobiliserait une théorie morale pour en déduire des principes d’action, mais à s’engager comme citoyen dans une recherche de ce bien commun.

Pour Dewey l’éthique n’est en effet pas « un catalogue d’actes ou un ensemble de règles à appliquer comme une ordonnance ou une recette de cuisine » (Dewey, 2003, p. 144). Plutôt que de se référer à des normes communes ou à des procédures standardisées, il s’agit d’expérimenter notre capacité à produire collectivement des solutions en situation. C’est en ce sens que John Dewey a introduit l’idée d’enquête (Dewey, 1993), qui désigne un processus démocratique et délibératif visant, par une démarche de problématisation (Fabre, 2009), à construire un monde commun, non pas à partir de normes prédéterminées, mais à partir de l’expérience des acteurs et de leur construction commune d’un sens partagé de l’action. La finalité de la démarche éthique consiste ainsi à « capaciter » les acteurs, c’est-à-dire à les mettre en situation d’agir et de réfléchir sur les fondements, le sens et les moyens de leur agir.

L’éthique : une capacitation des acteurs

Comme le soulignent Bégin et al. (2015), viser la capacitation des acteurs nécessite que ces derniers développent une pratique collective, mais aussi réflexive leur permettant (1) de comprendre le contexte dans lequel émergent les problèmes, (2) de s’engager, via une démarche dialogique, dans une coélaboration du sens et des finalités de l’action à mener, (3) d’identifier les ressources (internes et externes) à mobiliser, (4) et enfin de questionner leurs postures, leurs rôles, les valeurs en jeu.

Si de nombreux dispositifs existent pour amorcer cette capacitation éthique (groupes d’éthique clinique, groupes d’analyse de pratiques, etc.), il n’en reste pas moins nécessaire de questionner les conditions par lesquelles les acteurs vont pouvoir réellement initier ce type de démarche en contexte. En effet, avec Lenoble et Maesschalck (2008), on peut considérer que ces dispositifs mettent principalement l’accent sur le rôle central du groupe dans l’élaboration d’une parole partagée, sur la fonction de la réflexivité dans le processus d’orientation de l’action collective, et sur l’engagement coopératif des acteurs qu’ils augurent sans en questionner les conditions. Or, en fonction de la situation et du contexte (logiques organisationnelles, type de management, culture de l’organisation, jeux d’acteurs, etc.), cet engagement est loin d’aller de soi. C’est pourquoi ces auteurs prônent un modèle pragmatique d’expérimentation du processus même d’apprentissage qui repose la question de la responsabilité : celle des acteurs, qui doivent vouloir s’engager dans cet apprentissage, mais celle aussi des organisations, qui doivent créer les conditions rendant possible cet apprentissage collectif.

Vers des organisations du soin plus capacitantes

Dans l’absolu, on peut considérer que toute organisation est porteuse de potentialités d’apprentissage qu’il s’agit de repérer et de transformer en leviers d’action. C’est le fondement même du modèle de l’organisation apprenante, développé par Argyris et Schön (2002). Ces auteurs considèrent l’apprentissage individuel et l’apprentissage organisationnel dans une relation réciproque de cause à effet : l’apprentissage d’individus qui interagissent est essentiel pour l’apprentissage organisationnel qui, en retour, influence leur apprentissage au niveau personnel. Mais une organisation apprenante est-elle pour autant capacitante ? Certains auteurs considèrent que ce modèle de l’organisation apprenante ne sert au final que les seuls intérêts de l’organisation (Bryson et Merritt, 2007). Ainsi, le « savoir agir » de la logique compétence (Le Boterf, 2002) qui est au coeur de l’organisation apprenante ferait davantage place à un « devoir agir » prescrit, qui ne contribue pas à l’émancipation des acteurs ni à leur capacité d’agir. Il surresponsabiliserait aussi les acteurs qui devraient s’adapter aux conditions de travail parfois difficiles.

C’est pourquoi, dans une logique davantage ouverte au « vouloir agir », mais aussi orientée vers le « pouvoir d’agir » effectif des acteurs, s’est développé le modèle de l’organisation capacitante (Falzon, 2013). Issu de l’approche par les capacités de Sen (2010), il repose sur l’idée de capabilités (capabilities) et relie la question des libertés à la capacité d’agir. Ce modèle prône des environnements qui mettent des ressources à disposition des individus et des collectifs de travail pour leur permettre de développer leur « pouvoir d’agir », ce dernier renvoyant aux dimensions croisées et indissociables du « vouloir, pouvoir et savoir agir : je veux le faire, je peux le faire, je sais le faire » (Fernagu-Oudet, 2012). La capabilité définit un champ de possibles tout à la fois pour l’individu qui en est porteur et pour l’organisation qui peut en profiter (Zimmermann, 2011). Outre les ressources mobilisables par les acteurs, cette approche met en avant les « facteurs » (individuels, sociaux ou environnementaux) qui vont permettre de convertir ces dernières en réelles capabilités.

Quelle posture de l’intervenant en éthique ?

Selon nous, capaciter les acteurs et les organisations du soin nécessite l’institutionnalisation de projets centrés sur la résolution de problèmes rencontrés par les acteurs, dans une visée de transformation des pratiques (démarches de recherche-intervention, recherches collaboratives, etc.). Cette conception du rôle de l’éthique invite également à questionner la posture de l’intervenant. En toute cohérence avec cette visée éthique, l’éthicien ne peut pas endosser une posture d’expertise, au risque de limiter l’engagement des acteurs et des organisations et donc d’annihiler toute chance de capacitation. L’intervention en éthique doit sans doute davantage s’envisager comme « fonction de tercéisation ». (Xhauflair et Pichault, 2012) Cette fonction consiste à organiser la réflexivité des acteurs en vue de faire émerger chez eux les compétences nécessaires à l’action. Elle implique de pousser les acteurs à « s’auto-capaciter » (Maesschalck, 2008), en les amenant à être acteurs de leur propre transformation dans un processus d’action collective, à repenser leur positionnement au sein du groupe, leur identité.

À travers la réflexivité, il s’agit, comme le précise Virginie Xhauflair (2013), de :

(1) soutenir le travail de théorisation alternative, en formulant des chaînes de causalités qui ouvrent le champ des possibles pour les acteurs et font évoluer leurs représentations (dimension cognitive) ; (2) stimuler la transformation du système d’action en travaillant les rôles et les modes d’interaction (dimension politique) ; (3) favoriser le passage à l’acte dans le cadre d’une dynamique d’expérimentation (dimension pragmatique).

La fonction de tercéisation met ainsi en oeuvre un apprentissage qui se construit dans et par l’action. Elle peut être considérée comme une contrainte pragmatique qui qualifie des manières d’agir et non des contenus d’action (Volckrick, 2007). Le tiers qui endosse cette fonction devient ainsi un agent de réflexivité et un accélérateur d’apprentissages collectifs (Gadille, 2008). Cette fonction de tercéisation appelle à proscrire toute posture d’expertise de la part de l’intervenant en éthique, au profit d’une démarche d’accompagnement des acteurs et des organisations (Rondeau, 2015).

Pour conclure, quelques questions laissées en suspens

Notre intention dans cet article était de questionner la visée éthique de l’empowerment que semble induire l’évolution du contexte de la santé, et son impact sur l’intervention en éthique. Nous avons proposé d’envisager celle-ci comme une démarche de capacitation des acteurs et des organisations nécessitant : de considérer l’éthique comme une ressource de l’action, de passer du modèle de l’organisation apprenante à celui de l’organisation capacitante, d’envisager la fonction de tercéisation comme posture d’intervention. Cependant, ces ressorts à la capacitation se heurtent à une série de questions et de perplexité sur lesquelles nous voudrions terminer cet article.

Tout d’abord, la capacitation dont il est ici question reste fortement articulée à la figure du professionnel de santé et à son organisation. Qu’en est-il des usagers/patients et de leur intégration effective à ces démarches ? Quid de leur participation à la gouvernance du soin ? Dans nos pratiques d’intervention en éthique, le patient reste pour l’heure peu présent.

Ensuite, les approches pragmatistes qui cherchent à concevoir la démarche éthique comme une forme d’enquête partagée ne négligent-elles pas la prise en compte des relations de pouvoir intergroupes dans l’institution ? Ces démarches ne pèchent-elles pas par un excès d’optimisme dans la capacité du processus de résolution de problèmes communs à transcender ces conflits ? (Maesschalck et Loute, 2007) Dans nos pratiques, nous sommes parfois confrontés à des tensions au sein des collectifs que le seul dispositif ne permet pas de dépasser, ce qui nous oblige parfois à déplacer l’objet même.

En outre, rentrer dans une dynamique d’enquête partagée, c’est accepter de dévoiler ses connaissances, ses stratégies et ses difficultés. Si un tel partage constitue une des clés d’un apprentissage collectif, il constitue également une « mise en danger » potentielle des acteurs et des groupes. Des formes d’enquêtes collaboratives peuvent conduire à mettre en concurrence des groupes, plutôt que d’organiser leur collaboration. Par exemple, des techniques de benchmarking utilisées dans certaines approches expérimentalistes (Dorf et Sabel, 2009) peuvent avoir comme résultat de mettre les acteurs en concurrence.

Une dernière question essentielle à aborder concerne le statut de l’intervenant en éthique. Qui peut incarner la fonction de tercéisation ? S’agit-il d’une personne extérieure ou interne à l’organisation ? Autrement dit, un environnement capacitant dépend-il de l’impulsion et de la présence d’un intervenant extérieur ? Voilà toute une série de questions qui constitue autant de sujets de recherches interdisciplinaires. Car c’est aussi ça, selon nous, l’une des conclusions de cet article. Si l’éthique est une démarche collective d’apprentissage, elle est l’affaire de tous, et non pas simplement de quelques experts trop souvent autoproclamés.