Corps de l’article

Dans cet article, je discute de la manière dont la pratique de proximité du travail de rue s’insère dans l’environnement social des jeunes. Par environnement social, j’entends l’ensemble des rapports sociaux qui structurent le quotidien des jeunes et qui concernent tant leur proche entourage (la famille, les groupes de pairs) que les différentes institutions ou instances publiques avec lesquelles les jeunes sont censés être en contact (l’école, le marché de l’emploi, les services publics). Dans la littérature sur le sujet, les jeunes qui ont accès aux services des travailleurs de rue sont souvent décrits comme connaissant une condition de « rupture sociale » qui les met à l’écart de l’ensemble de l’ordre social et qui les place dans une situation de risque. On parle donc d’une sorte de fracture dans l’environnement social des jeunes. Le travailleur de rue est alors présenté comme le pont permettant aux jeunes de rétablir les liens sociaux disparus. Or, s’il est vrai que les jeunes faisant appel à ce type d’intervenants sociaux (les travailleurs de rue) vivent d’importantes difficultés concernant leurs rapports avec les différentes institutions ou instances publiques, il est aussi vrai que leur proche entourage est souvent composé d’importants rapports sociaux qui demeurent actifs même dans un contexte de difficultés.

La contribution de cet article est non seulement de plaider pour une image plus nuancée de la condition de « rupture sociale » des jeunes en difficulté, mais aussi de montrer comment le travailleur de rue prend de l’importance aux yeux de ces jeunes grâce à son insertion dans leur environnent social immédiat. Ma démarche s’inspire de l’anthropologie critique de la jeunesse telle qu’elle a été dévelopée par des auteurs comme Brotherton (2015), Newell (2012), Bourgois (2002) et Lepoutre (1997). Dans leurs travaux, ces auteurs ont insisté sur la nécessité d’étudier le vécu des jeunes en difficulté à partir d’une approche misant sur la compréhension des dynamiques sociales présentes dans leur quotidien. En ce sens, j’avance l’idée que la démarche du travailleur de rue ne peut pas être comprise sans tenir compte des rapports de genre, familiaux, générationnels et des pairs qui structurent le proche entourage des jeunes. Ce qui veut dire que ces intervenants sociaux réalisent une démarche de négociation qui concerne non seulement les jeunes et l’ordre institutionnel (comme la littérature sur le sujet le dit), mais aussi — et peut-être surtout — les jeunes et leur environnement social immédiat. Cette démarche de négociation consiste notamment en un travail de médiation concernant les rapports interpersonnels de cette population.

L’article est basé sur une recherche réalisée à Montréal, au Canada, entre juin 2012 et janvier 2013 et concerne l’évaluation d’un programme de travail de rue dans l’un de ses quartiers (Montréal-Nord). Le travail de terrain a compris l’utilisation de méthodes quantitatives (l’administration d’un questionnaire auprès de jeunes ayant accès aux services des travailleurs de rue, n = 108 répondants) et qualitatives : réalisation d’un groupe de discussion avec l’équipe des travailleurs de rue, conduite d’entretiens avec eux, avec d’autres membres du milieu communautaire (19 entretiens) et avec des jeunes du quartier (12 entretiens). La recherche a aussi inclus la réalisation d’observation participante (élaboration d’un cahier de bord) dans différents espaces publics (places, parcs, maison de la culture) et communautaires (le centre de loisirs de l’arrondissement). Les données quantitatives présentées dans cet article ont fait l’objet d’une analyse de fréquences, les données qualitatives ont été étudiées selon les principes inductifs de la grounded theory.

Le plan de l’essai : dans une première partie, je présente une description générale de la pratique du travail de rue. La section suivante contient les caractéristiques du programme Travail de rue tel que je l’ai abordé sur le terrain : le profil des travailleurs, leurs stratégies d’action et la population qu’ils rejoignent. Je présente après des données quantitatives concernant l’utilisation des services des travailleurs de rue par les jeunes. Enfin, la dernière partie de l’article concerne la manière dont ces services s’intégrèrent dans l’environnement social des jeunes.

Le travail de rue

Le travail de rue est une pratique de proximité qui se base sur l’insertion négociée et respectueuse d’un intervenant social (le travailleur de rue) dans les espaces non institutionnels fréquentés par la population ciblée. Cet intervenant social est souvent issu de la communauté où il ou elle travaille, ce qui facilite son insertion dans le milieu visé. Les chercheurs qui ont abordé le sujet soulignent le fait que, lorsqu’il cible les jeunes, le travail de rue se distingue d’autres pratiques d’intervention par la création d’un lien qui est chargé de sens aux yeux des jeunes (Peterson, 2002 ; Fontaine, 2011a, 2012). Ce lien est en grande partie le résultat de la présence constante du travailleur de rue dans les espaces fréquentés par les jeunes ainsi que d’un soutien permanent basé sur le respect des choix de ces dernier.ère.s (Peterson, 2002; Simard et al., 2003; Fontaine, 2004, 2010, 2011b). Pour le travailleur de rue, cette insertion dans le proche entourage des jeunes lui impose la nécessité d’avoir une certaine autonomie ou distance face aux attentes et aux contraintes institutionnelles.

En contraste avec l’approche plus ciblée d’autres professionnels de l’intervention sociale, l’approche du travail de rue est généraliste dans le sens qu’elle s’intéresse à l’ensemble des situations vécues par les jeunes (Peterson, 2002 ; Pomerleau, 2006). En termes sociologiques, cela veut dire que le travail de rue touche les différentes dimensions de la vie sociale (le genre, l’âge, l’ethnicité, la socialité, et cetera) qui participent à la construction sociale et culturelle des subjectivités des jeunes.

Pour ce qui est de la démarche des travailleurs de rue, Peterson (2002) parle de cinq composantes : 1) la phase d’observation et de prise de contact avec le jeune, 2) la phase d’infiltration dans le groupe de jeunes, 3) la phase de l’intervention, 4) l’activité de référence et d’accompagnement et 5) l’activité d’action-concertation avec les différents organismes et instances d’aide aux jeunes. Fontaine (2004) propose, pour sa part, un modèle qui accorde plus d’importance aux rapports et aux négociations que le travailleur de rue mène avec d’autres partenaires et avec d’autres instances publiques. Ainsi, d’après cette auteure, la première facette du travail de rue est celle de la négociation de son mandat avec les différentes instances publiques, communautaires ou privées du milieu concerné. La deuxième facette comprend le long processus d’insertion dans la rue. La troisième facette est celle qui concerne le contact avec le jeune et l’obtention de sa confiance. Finalement, la quatrième facette de négociation est celle du travail de médiation que le travailleur de rue réalise entre les jeunes et « la structure sociale ».

Nous retiendrons de ces modèles le fait que le travail de rue est une démarche qui, bien qu’axée sur les jeunes, entraîne une négociation constante avec l’ensemble des instances publiques, privées et communautaires (voir aussi Simard et al., 2003). Il s’agit d’un aspect capital du travail de rue, car, comme Fontaine (2004) l’a bien fait remarquer, il oblige le travailleur de rue à jongler avec dextérité entre les intérêts des jeunes (sa priorité) et les attentes sociétales (sa source de soutien, mais aussi de contraintes). Le travailleur de rue est en ce sens pris dans une sorte de lutte constante pour garder son autonomie sans pourtant perdre le soutien institutionnel et communautaire dont les jeunes et lui-même ont besoin. Pour notre part, soulignons le fait que l’activité de négociation du travailleur de rue ne s’arrête pas là, car, comme nous le verrons plus tard, elle concerne aussi, et de manière importante, des pratiques de médiation et de conciliation dans le proche entourage des jeunes.

En ce sens, les jeunes qui ont accès aux services des travailleurs de rue sont souvent définis par les chercheurs comme connaissant des situations de « rupture sociale ». Ainsi, selon Fontaine (2011a), le ou la jeune qui est en contact avec le travailleur de rue a vécu « un enchaînement de ruptures » sociales : des ruptures avec la famille, dans le rapport de couple, dans le milieu professionnel ou de travail, avec les services de santé, etc. Inspirée du travail de David Le Breton, Fontaine considère que la condition de rupture des jeunes est encore plus complexe dans le cas des sociétés contemporaines, à cause des mutations expérimentées par le monde actuel. En particulier, elle souligne le fait que, à notre époque, les rites de passage à l’âge adulte se volatilisent pour être de plus en plus compensés par des pratiques « à risque ». Pour sa part, Colombo attire l’attention sur l’importance d’éviter les dérives prophylactiques associées à la notion de « jeune à risque » (Colombo, 2010) ainsi que sur la nécessité de comprendre les pratiques de certains jeunes comme faisant partie de différentes quêtes identitaires et d’une recherche de reconnaissance (Colombo, 2008, 2013).

Or, s’il est vrai que la notion de « rupture sociale » offre une description pertinente du rapport des jeunes en difficulté avec les institutions publiques qui sont censées être en contact avec eux/elles, il est aussi vrai que cette notion entraîne le risque d’une sorte de non-reconnaissance, de la part des chercheurs, des rapports sociaux présents dans le proche entourage des jeunes. En effet, ce dernier est composé de nombre de rapports sociaux qui participent de manière importante à la construction de leur quotidien et qui peuvent en ce sens être considérés comme socialement actifs. Ces rapports concernent les différentes dimensions de la vie sociale (le genre, l’âge, l’ethnicité, la socialité, et cetera). Qui plus est, ils peuvent comprendre des dynamiques de reconnaissance sociale (Colombo, 2008) et d’engagement personnel (Greissler, 2010 et 2014) dont le travailleur de rue est non seulement témoin, mais aussi médiateur. Dans cette logique, l’insertion respectueuse (sans jugement, sans condamnation morale) du travailleur de rue dans ces rapports contribuerait à rendre importante sa présence aux yeux des jeunes. Le reste de cet article illustre cette réflexion à partir de l’étude d’un cas spécifique.

Le programme Travail de rue dans un quartier montréalais

Dans le quartier montréalais où la recherche a eu lieu, le travail de rue est coordonné par un organisme communautaire créé dans les années 1980 par une organisation locale intéressée à la question de la jeunesse : le Mouvement jeunesse Montréal-Nord. Selon l’un de ses collaborateurs, l’existence de cet organisme peut être vue comme une sorte de réponse collective à la crise économique et sociale déclenchée par le déclin industriel du quartier. En effet, selon plusieurs interviewés, la situation de détresse sociale associée à ce déclin a donné lieu à des malentendus et des bagarres constantes entre les différents habitants du quartier, notamment les jeunes de différentes identités ethniques (voir González Castillo, 2015). Dès son origine, l’organisme en question s’est donc donné le mandat de s’occuper des jeunes vivant ce type de situations conflictuelles ou des difficultés.

Cet organisme a été en charge du programme Travail de rue il y a une dizaine d’années. Il est possible de dire, de manière un peu synthétique, que le programme cherche à travailler sur les cinq thématiques suivantes chez les jeunes du quartier : l’estime de soi, l’empowerment (ou l’autonomisation), l’intégration harmonieuse dans la société, la solidarité et l’exercice de la citoyenneté. Pour ce faire, il compte sur la collaboration d’un coordonnateur et de quatre travailleurs de rue, dont trois hommes et une femme. Dans leurs secteurs respectifs, les travailleurs de rue ne déambulent pas, ils identifient plutôt des sites clés (là où les jeunes se retrouvent), entrent en contact avec eux/elles et amorcent une démarche de compréhension de leurs situations. Cette stratégie est censée favoriser une intervention et un travail de référence plus ciblés en termes de territoire, de groupes et d’individus. Elle est aussi censée pousser le travailleur de rue à faire une lecture constante de l’évolution de la problématique dans son territoire.

Qui sont les jeunes rejoints par les travailleurs de rue dans le quartier ? Le questionnaire administré auprès des jeunes ayant accès aux services des travailleurs de rue (n = 108) dans l’arrondissement étudié nous indique que 6 jeunes sur 10 sont des garçons. Cette prévalence du genre masculin semble refléter le fait que la majorité d’espaces publics ouverts dans l’arrondissement (des espaces où les travailleurs de rue réalisent une partie importante de leurs activités) sont fréquentés, la plupart du temps, par des hommes, les femmes fréquentant plutôt les espaces publics fermés (comme les bibliothèques ou le centre de loisirs) ou restant la plupart de temps à la maison.

Le fait que l’âge médian de l’échantillon est de 19 ans témoigne du caractère jeune de cette population. La majorité de ces jeunes est issue de l’immigration récente. En ce sens, malgré le fait que 64 % sont nés au Québec ou ailleurs au Canada, seulement 8 % déclarent être d’origine québécoise ou canadienne. Les identités ethniques les plus mentionnées par les répondants sont, en ce sens, haïtienne (46 %) et « arabe »[1] (26 %). Il est pertinent de noter ici le fait que, malgré la présence d’une importante population ayant immigré récemment dans l’arrondissement, la population francophone blanche y reste toujours majoritaire. Ce qui veut dire que la population jeune appartenant aux « minorités visibles »[2] a plus de chances de vivre des situations difficiles dans cet arrondissement. Quant à l’occupation de ces jeunes, 39 % des répondants affirment avoir seulement étudié au cours des quatre mois qui ont précédé l’administration du questionnaire ; 40 % disent avoir étudié et eu un emploi rémunéré dans la même période et seulement 18 % affirment avoir seulement travaillé. Enfin, 54,8 % déclarent avoir déjà eu un travail rémunéré dans le passé. Soulignons le fait qu’une première enquête réalisée auprès des jeunes qui fréquentent l’organisme communautaire concerné a montré que 77 % de ces jeunes ont uniquement complété un niveau d’études égal ou inférieur au secondaire 5.

Un pourcentage relativement élevé des jeunes ayant accès aux services des travailleurs de rue (38 %) vit dans une famille monoparentale ; une femme est à la tête de 76 % de ces familles monoparentales. En fait, la monoparentalité féminine est une problématique sociale importante dans l’arrondissement comparativement au reste de la Ville (voir CLD Montréal-Nord, 2009). Selon les entretiens réalisés, cette situation semble entraîner de dures conséquences pour les enfants de ces familles, car plusieurs parmi eux semblent avoir du mal à s’entendre avec la (ou le) chef de famille.

En outre, 37 % des répondants déclarent avoir vécu des démêlés avec la justice. À ce sujet, à l’aide d’une liste de situations de conflit avec la loi, le questionnaire administré demandait à tous les répondants d’identifier celles qui ont déjà affecté leur proche entourage (les répondants pouvaient marquer plusieurs choix)[3]. Les incivilités et infractions aux lois et aux règlements a été le choix le plus marqué, tel que l’indique le Tableau 1 :

Tableau 1

Situations de conflit avec la loi dans le proche entourage des répondants

Situations de conflit avec la loi dans le proche entourage des répondants

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En bref, selon les données de notre recherche, les travailleurs de rue de cet arrondissement rejoignent une population jeune dont une importante partie a arrêté ses études de manière précoce. Plusieurs parmi eux/elles habitent dans des familles monoparentales et une partie importante semble avoir vécu de près des situations de conflit avec la loi. La condition de « rupture sociale » semble donc confirmée par ces données, surtout sur le plan institutionnel : l’école, le travail, le système de justice. Comme nous le verrons dans le reste de cet article, ce portrait doit pourtant être nuancé.

Les services des travailleurs et les jeunes du quartier

Les actions des travailleurs de rue qui ont participé à cette étude touchent tant les rapports des jeunes avec l’ordre institutionnel (qui sont, certainement, des rapports à reconstruire) que les rapports qui font partie de leur proche entourage (qui sont, au contraire, des rapports actifs dans leur quotidien). Alors que le premier aspect est souvent reconnu dans la littérature sur le sujet, le deuxième semble avoir été souvent sous-estimé.

En termes généraux, les services que les travailleurs de rue offrent aux jeunes peuvent être classés en deux groupes : les services adressés aux jeunes en tant qu’individus et les services offerts aux jeunes comme collectivité. Sur le plan individuel, l’un des services des travailleurs de rue consiste à soutenir et à accompagner les jeunes dans la réalisation de différentes démarches personnelles. La principale action (plusieurs choix étaient possibles) que les jeunes affirment avoir réalisée à l’aide d’un travailleur de rue est « l’élaboration d’un CV » (29 % des réponses). La deuxième action la plus mentionnée concerne « l’organisation d’une activité sportive ou de loisir » (20,5 %). Enfin, à la troisième place arrivent deux actions différentes, mais reliées à la démarche d’écoute-conseil des travailleurs de rue : « M’éloigner des gens problématiques ou reliés au crime » (18 %) et « Réfléchir sur un problème personnel ou familial » (17,5 %). Notons que, ensemble, ces deux actions comprennent le 35,5 % des réponses et concernent les relations des jeunes avec leur proche entourage (voir le Tableau 2).

Tableau 2

Actions faites à l’aide d’un travailleur de rue

Actions faites à l’aide d’un travailleur de rue

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Dans cette même logique, tel que l’indique le Tableau 3, un tiers des répondants (33 %) affirme avoir compté sur le soutien des travailleurs de rue lors d’une situation d’urgence :

Tableau 3

Est-ce que les travailleurs de rue t’ont soutenu lors d’une situation d’urgence ?

Est-ce que les travailleurs de rue t’ont soutenu lors d’une situation d’urgence ?

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Lorsqu’elles sont précisées (très peu des répondants ont donné des détails à ce sujet), ces situations d’urgence concernent des problèmes financiers, des problèmes familiaux et des problèmes avec la justice. Une jeune nous raconte à ce sujet lors d’un entretien :

Trouver un emploi c’était urgent, si on considère ça… Sinon, j’aurais été obligé de faire des choses illégales pour avoir de l’argent. Moi, j’étais sur le bord de commencer à faire de choses illégales, puis grâce au fait que j’ai trouvé un emploi ça m’a permis de ne pas le faire […] Quand on a dépassé nos ressources, quand on a emprunté de l’argent à la famille, il y a un moment où il n’y a plus de ressources… On ne peut pas emprunter infiniment à sa famille

jeune Québécois, 24 ans

Un autre jeune raconte une histoire différente, concernant une altercation avec le conjoint de fait de sa mère : lors d’une discussion à la maison, le conjoint de sa mère l’a frappé (« il m’a giflé ») et menacé de mort. Comme il voulait porter plainte à la police, il a fait appel au travailleur de rue, qui l’a aidé à rencontrer les policiers. Plus tard, le conjoint de sa mère a récidivé « verbalement ». Il s’est à nouveau plaint à la police, qui a demandé à l’agresseur de quitter la maison de sa mère. Pour ces raisons, il affirme au sujet du travailleur de rue qu’« il peut apporter un soutien que peut-être un parent ne donne pas » (jeune Québécois d’origine haïtienne, 24 ans).

En outre, presque la totalité de répondants affirme avoir déjà été référée à un service quelconque par les travailleurs de rue (voir le Tableau 4). La ressource la plus mentionnée à ce sujet (plusieurs choix étaient possibles) est « un organisme communautaire du quartier » (25 %). On indique aussi « un centre d’insertion dans l’emploi » (21 %), « un centre jeunesse » (20 %) et « une ressource scolaire » (12 %). Ce travail de référence semble toucher de manière directe le rapport du jeune à l’ordre institutionnel.

Tableau 4

Auxquels des services suivants les travailleurs de rue t’ont-ils dirigé au moins une fois ?

Auxquels des services suivants les travailleurs de rue t’ont-ils dirigé au moins une fois ?

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En ce qui concerne la participation des jeunes aux activités collectives organisées par les travailleurs de rue (ou comptant sur leur soutien), 25,5 % des réponses enregistrées (plusieurs choix étaient possibles) concernent des activités sportives. La deuxième activité la plus mentionnée est, en fait, double : une série de soirées musicales (18 %) et les festivals culturels (17 %). Des rencontres de discussion et des émissions radio ont aussi une quantité importante de mentions, avec 14 % des réponses pour chacune d’elles.

Tableau 4

Invitation à participer à des activités

Invitation à participer à des activités

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Un jeune affirme à ce sujet : « Les trucs d’activités, on va dire qu’ils ne sont pas trop affichés [dans le quartier]. Vu qu’eux ils [les travailleurs de rue] vont parler au monde, ils font découvrir au monde qu’il y a ça. D’un côté, ça va t’aider, parce que ces heures que tu vas faire des activités, c’est que tu évites le mal » (jeune homme d’origine algérienne, 23 ans). Dans cet ordre d’idées, une partie importante des répondants (40 %) déclare avoir participé au moins une fois aux ateliers informatifs organisés à l’occasion par les travailleurs de rue. Selon les répondants, les trois thématiques les plus abordées dans ces ateliers ont été : a) les lois, les droits et les services des avocats ; b) l’estime de soi et les relations interpersonnelles ; et c) la sexualité. Par ailleurs, les trois sujets les plus mentionnés par les répondants au moment de décrire les sujets qu’ils abordent le plus en personne avec les travailleurs de rue sont : a) les finances personnelles et l’emploi ; b) les « problèmes personnels » des jeunes ; et c) la situation à l’école.

Cette courte description des services des travailleurs de rue nous montre comment, alors que, dans sa facette collective, l’action de ces intervenants sociaux semble surtout concerner la question de l’exercice de la citoyenneté (et donc, du rapport à l’ordre institutionnel)[4], dans sa facette individuelle, elle touche de manière importante, l’ensemble des rapports et des situations qui structurent le quotidien de jeunes dans leur proche entourage. D’où peut-être le fait que l’aspect le plus apprécié de la présence des travailleurs soit (plusieurs choix étaient possibles) : « l’écoute et les conseils des travailleurs », qui concerne 33 % des réponses dans notre questionnaire[5]. Cette écoute semble contribuer au développement d’un sentiment de reconnaissance chez les jeunes ainsi que soutenir leur engagement dans différents projets personnels :

C’est juste peut-être qu’ils ne nous jugent pas sur nos gaffes. Ils comprennent, ils sont compréhensifs […] Ils créent un lien avec nous, [c’est ce] qui fait qu’on se sent tout le temps bien avec eux. C’est notre première personne-ressource, qu’on pense [à] des problèmes, quand nos amis nous lâchent […] C’est comme des grands frères ou des grandes soeurs

jeune Québécoise d’origine haïtienne, 18 ans

Comment le travail de rue s’insère-t-il dans l’environnement social quotidien de ces jeunes ? Dans la section suivante, j’explore des pistes de réponses à cette question à l’aide des témoignages des travailleurs de rue et des jeunes rencontrés.

Le travail de rue et le proche entourage des jeunes

Comme nous le verrons ensuite, malgré les difficultés que les jeunes rejoints par les travailleurs de rue éprouvent à l’égard de certaines institutions publiques, leur proche entourage est bien actif et module en grande partie la démarche des travailleurs de rue. Autrement dit, le travail que je viens de décrire n’a pas lieu dans le néant, mais plutôt dans un environnement social multidimensionnel qui, étant actif, ne correspond pas entièrement au portrait de la « rupture sociale ». Voyons quelques exemples concernant les manières dont les différentes dimensions (le genre, le milieu familial, les groupes d’âge et les groupes de pairs) de l’environnement social quotidien des jeunes interagissent avec la démarche des travailleurs de rue.

Le genre : adapter l’intervention

Les rapports de genre imposent des conditions de travail assez particulières à l’ensemble des intervenants sociaux qui sont présents dans le quartier. Cette situation est en grande partie conséquence de la diversité culturelle de l’arrondissement, qui entraîne différentes manières de concevoir les rapports entre les hommes et les femmes ainsi que leur présence dans l’espace public. Il y a une différence importante à cet égard entre l’est et l’ouest de Montréal-Nord, l’est ayant une importante population d’origine haïtienne et l’ouest une importante population d’origine maghrébine.

Dans un tel contexte, plusieurs interviewés (les travailleurs de rue y compris) sont d’accord pour dire que ce sont les filles du quartier qui représentent la population la plus difficile à rejoindre. Dans le cas de la travailleuse de rue, le fait d’être une jeune adulte et d’avoir des origines similaires à celles des jeunes du quartier semble jouer ici un rôle ambivalent. D’un côté, cela favorise l’échange et la compréhension mutuelle ; de l’autre, cela donne lieu, chez certaines filles, à une sorte de sentiment de honte face à la travailleuse de rue. Ainsi, cette dernière considère que les filles du quartier qui résistent le plus à la rencontrer sont celles qui semblent éprouver un sentiment de rivalité ou parfois d’« abaissement » face à elle. D’après elle, ces filles paraissent penser « hein, je suis capable de faire mes affaires toute seule, je n’ai pas besoin d’aller voir qui que ce soit ». Ce sentiment de honte fait en sorte que parfois les filles en difficulté préfèrent chercher l’aide des travailleurs de rue de genre masculin. Un travailleur de rue raconte :

J’avais une situation, la fille elle devait se faire avorter, puis, j’analysais, moi, je jugeais que ça aurait été préférable qu’elle aille avec la travailleuse de rue […] Je n’étais pas vraiment à l’aise avec tout ça. Puis, je lui ai proposé, puis elle m’a juste répondu « Non, si tu ne viens pas avec moi, moi, j’y vais toute seule » […] Ça fait que j’ai dû y aller quand même, puis, heureusement, ça s’est bien passé, ce n’est pas si pire.

Cependant, dans la plupart des cas, la présence de la travailleuse de rue paraît être essentielle pour rejoindre cette population. Comme elle le dit : « [si tu es une fille] tu es plus portée à te confier à une travailleuse de rue qu’à un travailleur de rue… parce que moi je suis plus apte à comprendre sa situation ».

Soulignons enfin le sentiment de rivalité face aux travailleurs de rue peut aussi se présenter dans les cas des hommes, chez les jeunes adultes, qui s’adressent parfois aux travailleurs de rue avec une attitude hautaine :

Les gars, nous raconte un travailleur de rue, ils sont directs quand ils te demandent quelque chose. Puis c’est toujours, pour les plus vieux, c’est la loi de celui qui crie le plus fort […] C’est comme : « trouve-moi un travail là ». Je dis : « mais je n’ai pas de travail ». — « Mais c’est ça ta job, tu es [là] pour ça, là, trouve-moi un travail » […] je pense que c’est tout l’orgueil.

La diversité des sens de l’honneur et de la pudeur associés aux conceptions de genre dans le quartier impose aux travailleurs de rue la nécessité de s’y adapter constamment et respectueusement. De la dextérité avec laquelle le travailleur de rue réalise cette adaptation dépend en grande partie le succès de son intervention.

La famille : un travail de médiation

Le milieu familial, notamment l’attitude des parents, joue aussi un rôle important dans l’évolution du lien entre les jeunes et les travailleurs de rue. Selon les travailleurs de rue, certains parents ou chefs de famille empêchent (par leur absence ou par leur manque de compréhension) les jeunes d’avancer dans leurs démarches. En revanche, dans d’autres cas, malgré des conditions de vie plutôt difficiles, les parents ou les chefs de famille agissent comme un support important. Cette dernière considération est importante, car il y a parfois une tendance à culpabiliser les parents pour des problèmes qui ont des causes plutôt complexes. L’image de rupture avec le milieu familial doit en ce sens être évoquée avec précaution (voir Mucchielli, 2000, 2001). Un travailleur de rue réfléchit à ce sujet :

C’est vrai qu’il y a des parents qui manquent de présence avec leurs enfants, et ça mène à la délinquance, mais ce n’est pas tout le temps le cas. Souvent les parents, ils encadrent très, très bien l’enfant, mais l’enfant, à l’extérieur, il se fait de mauvaises fréquentations, puis il finit par tomber [dans] la délinquance. Donc, il n’y a pas un lien direct avec la présence des parents ou avec l’absence, c’est sûr que ça a un impact, mais aussi l’attitude du jeune à l’extérieur, puis le monde qu’il décide de fréquenter et de choisir comme amis, ça va avoir un impact beaucoup plus direct sur l’attitude qu’il va avoir tous les jours, même sur l’attitude qu’il va avoir à la maison par la suite.

Les travailleurs de rue semblent être bien conscients de l’importance du milieu familial et s’investissent souvent dans cette problématique. Ainsi, la travailleuse de rue contactée nous raconte :

C’est beaucoup chez les Maghrébines, parce que, justement, il y a toujours cette question de culture là, des croyances, des restrictions. Puis, les filles, elles n’agissent pas nécessairement comme les parents voudraient qu’elles agissent. Donc, il y avait beaucoup, beaucoup de lacunes à ce niveau-là. Donc, moi, en tant que travailleuse de rue, je pouvais justement intervenir, non seulement avec la jeune fille, mais aussi avec les parents aussi. Donc, il y avait des rencontres avec les parents et la jeune fille. J’avais même l’année passée… il y avait de jeunes filles qui faisaient partie du projet radio, puis, je voulais… Toutes ces filles-là avaient des problèmes avec leurs mères.

Cette réflexion concernant l’importance du milieu familial dans la vie des jeunes en difficulté nous mène à reconsidérer avec attention le fait que beaucoup parmi eux habitent dans des foyers monoparentaux. En ce sens, il semblerait que, loin d’entraîner l’affaiblissement des rapports familiaux, la condition de monoparentalité augmente leur importance et leur intensité dans la vie du jeune. Dans ce contexte, les travailleurs de rue réalisent un travail de médiation qui semble permettre aux jeunes et à leurs familles de faire face aux conflits et malentendus du quotidien avec un pas de recul.

Les groupes d’âge et les groupes de pairs : médiation et conciliation

La façon dont les travailleurs de rue s’insèrent dans le milieu de vie des jeunes dépend aussi grandement de l’âge de ces derniers. La raison de cette situation semble relever du fait que les besoins des jeunes évoluent aussi avec leur croissance. Selon les travailleurs de rue, tandis que les jeunes les plus âgés ont tendance à chercher leur aide dans le cadre de problèmes bien spécifiques (un problème avec la police ou la recherche d’un logement, par exemple), ceux qui sont les plus jeunes ont plutôt tendance à chercher cette aide lorsqu’ils veulent organiser des activités que l’un des travailleurs considère comme « basiques » :

Quand les [jeunes du groupe] 13-17 viennent, c’est plus sur des besoins, je dirais, basiques. Comme, ils veulent une activité, ils veulent faire leur CV, ils veulent un emploi. Des fois, il y a des problèmes plus graves, mais généralement c’est beaucoup ça : on organise ça, on fait ça. Quand les plus vieux ils viennent te parler, c’est parce qu’ils veulent quelque chose de précis, c’est comme : « j’ai ce problème-là, qu’est-ce qu’on fait pour le régler ? »

En outre, le travail de conciliation que les travailleurs de rue réalisent à l’intérieur des groupes de pairs est à souligner. En effet, à plusieurs reprises pendant cette recherche est ressortie la question du travail de médiation que les travailleurs de rue exercent lorsqu’il y a des problèmes parmi les jeunes eux-mêmes. Il s’agit d’une dimension du travail de rue à retenir, car on n’en parle presque pas dans la littérature sur le sujet.

Ainsi, un des travailleurs de rue rencontrés souligne le fait qu’il réalise souvent un travail de conciliation chez les jeunes. Ce dernier est réalisé lorsque, par exemple les jeunes sont en beef [dans une dispute]. À ce sujet, une jeune fille (Haïtienne, 18 ans) nous raconte au sujet de la travailleuse de rue :  

J’ai eu un conflit avec l’une de mes amies à un moment donné et, elle [la travailleuse de rue], à ce moment-là, elle était déjà en contact avec cette fille-là, parce qu’elle était déjà en contact avec nous, elle nous a aidées à mieux nous concilier, nous a dit qu’il fallait se parler.

Également, un autre travailleur de rue considère que l’une des principales activités des travailleurs de rue consiste en un travail de médiation touchant les conflits entre les jeunes (des conflits qui peuvent avoir pour origine l’argent ou la criminalité). Les travailleurs de rue interviennent aussi lorsque, par exemple, un jeune est très violent ou agressif dans une relation de couple.

L’insertion du travailleur de rue dans le réseau social et amical du jeune (ou de la jeune) en difficulté paraît être capitale pour ce dernier, qui perçoit parfois son milieu comme étant très hostile. L’une des conséquences de cette situation semble être un sentiment de profonde solitude et déception :

Avant j’étais une fille qui aimait ça être entourée de tout le monde, j’étais leader, je disais quoi faire, puis tout. Je croyais que c’étaient mes amis, mais à la longue, en grandissant, j’ai vu que cette amie-là a essayé de me voler, cette amie-là a essayé de me détruire […] Le mot amie ça n’a plus de valeur pour moi

jeune d’origine africaine et québécoise, 17 ans

En synthèse, l’intervention du travailleur de rue dans le proche entourage des jeunes donne du sens à sa présence à leurs yeux. Par la même occasion, les rapports propres au proche entourage du jeune modulent d’une manière importante la démarche de cet intervenant et le placent dans une position bien particulière (plus proche du « du jeune » que du milieu institutionnel) dans le domaine de l’intervention sociale.

En guise de conclusion

Le but de cet article a été tant de problématiser la notion de rupture sociale (qui est souvent utilisée lors de la description de la situation des jeunes ayant accès aux services des travailleurs de rue) que de souligner l’importance du proche entourage des jeunes pour le travail de rue. Comme nous l’avons vu, la notion de rupture sociale est pertinente pour la description des rapports du jeune avec l’ordre institutionnel. Elle entraîne pourtant, pour les chercheurs, un certain risque de non-reconnaissance de l’ensemble des rapports sociaux qui structurent le quotidien des jeunes au niveau de leur proche entourage. En ce sens, les données présentées dans cette étude nous ont montré que le travail de rue ne s’exerce pas sur une masse sociale informe et déconnectée de la vie en société (tel que suggéré, en partie, par la notion de « rupture sociale »), mais plutôt sur un ensemble de rapports actifs et multidimensionnels. Les rapports de genre, la famille, les rapports générationnels et le réseau social des jeunes sont des dimensions de la vie sociale à considérer à cet égard. En ce sens, la démarche de négociation qui est propre au travail de rue doit être pensée comme ayant dans le proche entourage des jeunes une place importante (et non seulement dans les rapports de ces derniers avec l’ordre institutionnel). Ces constats nous permettent de mieux comprendre tant la place que le travail de rue occupe dans le domaine de l’intervention sociale que le travail d’adaptation, médiation et conciliation que le travailleur de rue doit réaliser constamment auprès des jeunes en difficulté.