Corps de l’article

Introduction

Cet article propose d’évaluer les bienfaits et les inconvénients d’une démarche d’enquête participative. Il s’appuie sur le compte rendu d’une recherche par questionnaire auprès de familles sans domicile durant laquelle des personnes anciennement dans cette situation ont contribué à l’enquête. Il défend l’idée que des projets classiques de recherche gagneraient sous certaines conditions à intégrer une dimension participative, non seulement pour les bénéfices que la participation peut apporter en propre aux partenaires et à leur communauté, mais aussi pour enrichir de manière considérable la connaissance scientifique.

En sciences sociales, en France, la question de la participation des enquêtés à la recherche émerge, comme ailleurs (Small, 1995), dans des recherches sur des groupes sociaux souffrant d’une faible reconnaissance sociale, ou, du moins, d’un déni de leurs capacités à adopter un regard réflexif sur leurs pratiques, à savoir les usagers de services de santé mentale (Greacen et Jouet, 2012), les personnes handicapées (Gardien, 2010) ou les enfants (Oppenchaim, 2011). En France, des méthodes de participation active des enquêtés ont été mises en place par quelques sociologues (Dubet et Martuccelli, 1996; Lepoutre, 2004) ou par le mouvement ATD-Quart Monde (1999). Si le label « participatif » s’applique à de plus en plus de travaux, il y a fort à parier que des enquêtes plus anciennes aient mis en oeuvre une démarche semblable. Cependant, la recherche participative s’inscrit dans un mouvement contemporain de l’action publique, où la participation d’usagers est promue par les pouvoirs publics comme une condition de définition et de traitement des problèmes publics, en particulier au moment de l’évaluation des dispositifs.

Les recherches participatives, quel que soit le courant dont elles se revendiquent, poursuivent en général un double objectif de connaissance et d’action (Khanlou et Peter, 2005; Cargo et Mercer, 2008) : d’une part, faire émerger des connaissances utiles pour la communauté, en s’appuyant sur l’expertise de chercheurs, mais surtout sur le savoir expérientiel des membres; d’autre part, développer des compétences et une conscience critique chez les enquêtés-chercheurs afin de renforcer leur pouvoir d’action. Ces deux objectifs ne sont cependant pas toujours affichés avec la même force (Foote Whyte, 1997). De même, le label « participatif » ne présume en rien du niveau et des modalités de participation aux différentes étapes de la recherche (de la construction du protocole à l’interprétation et à la diffusion des résultats), variables selon les enquêtes (Hart, 1992; Daley et al., 2010) et les traditions de recherche (Small, 1995). Au demeurant, la participation n’atteint pas toujours les objectifs scientifiques et de transformation sociale fixés ex ante (Cargo et Mercer, 2008). D’aucuns reconnaissent les apports scientifiques de la démarche, mais se demandent si elle est une forme adaptée de prise sur le monde social pour les plus démunis (René et Laurin, 2009). Ces évaluations en demi-teintes invitent à adopter une posture modeste vis-à-vis de la recherche participative : aucune intention ne saurait en prédire l’utilité effective. Mais n’incitent-elles pas aussi à mettre l’accent non pas d’abord sur la finalité de la démarche (le changement social), mais en premier lieu sur ce qui la motive : une démarche scientifique, où s’entrecroisent et s’élaborent des expériences expertes et des expertises expérientielles?

Nous voudrions aussi rendre compte de la manière dont nous avons intégré à une recherche sur les familles sans logement des personnes anciennement dans cette situation. L’idée de faire participer des personnes anciennement sans logement à l’enquête est venue sur le tard, une fois le questionnement scientifique déjà largement échafaudé. Cette démarche a apporté de sensibles plus-values sur le plan scientifique. Cela ne signifie pas qu’elle n’a pas eu de conséquences positives pour les participants, notamment sur un plan capacitaire. Nous présentons tout d’abord brièvement notre enquête, pourquoi et comment nous avons essayé de favoriser la participation d’enquêteurs anciennement sans domicile. Puis, nous examinons les avantages et les inconvénients scientifiques de cette démarche, notamment au moment de l’élaboration et de la passation des questionnaires.

Mise en contexte

Le projet ENFAMS

Le projet ENFAMS (Enfants et familles sans logement) est réalisé à l’Observatoire du Samusocial de Paris. L’Observatoire est une structure de recherche-action sur le sans-abrisme qui vise à fournir des appuis aux décideurs et aux concepteurs de dispositifs pour les personnes sans logement. Nos travaux sont supervisés par des comités scientifiques indépendants et financés par des partenaires, publics ou privés, qui nous soutiennent à la suite d’appels à projets ou de nos propres prospections[1].

L’Observatoire constitue ainsi un environnement favorable à la réalisation de recherches participatives. Cependant, c’est la première fois que des « usagers » sont associés à la recherche dès la phase d’élaboration des outils. Nous espérions apprendre davantage du monde étudié, mieux comprendre comment l’examiner correctement, en engageant certains de ses membres dans la recherche. La mise en place de dispositifs participatifs paraissait d’autant plus indiquée que nous nous intéressions à une population marginalisée économiquement, socialement et culturellement, « habituée à dissimuler » ses expériences (Dodson et Schmalzbauer, 2005). Nous étions toutefois mis en garde sur l’engagement requis par cette démarche, nécessitant un surcroît de temps, d’argent, mais aussi d’implication de notre part.

Le projet ENFAMS s’articule autour d’une enquête ethnographique, d’une analyse de politiques publiques et, enfin, d’une enquête par questionnaire sur laquelle est centré cet article. Cette enquête quantitative, d’épidémiologie et de sociologie, porte sur les parcours et les conditions de vie de familles privées de logement, et s’intéresse plus particulièrement au développement des enfants. De Janvier à Mai 2013, un échantillon aléatoire francilien de 1000 familles bénéficiant de services d’hébergement gratuits ou à faible participation (foyers d’hébergement, hôtels sociaux et centres pour demandeurs d’asile) a été étudié. Entre le 19 mars et le 6 avril 2012, nous avons réalisé une étude pilote, afin de tester les outils et le protocole. L’enquête combine l’administration de questionnaires par un enquêteur, la passation de tests psychométriques par un psychologue, et la réalisation de mesures anthropométriques et de prélèvements capillaires par un soignant. La durée totale de l’interrogation était estimée ex ante à environ deux heures.

Nous avons réalisé ce projet pilote auprès de 52 familles consentant explicitement à participer à l’enquête (cinq familles ont décliné la proposition). La mère, à défaut le père, s’est vu administrer, par un enquêteur, un questionnaire calibré pour durer une heure, puis un autre questionnaire, prévu pour s’étendre de 15 à 20 minutes, portant sur l’enfant du ménage tiré au sort. Deux classes d’âge ont été distinguées :

  • les enfants âgés de 0 à 5 ans, pour lesquels les psychologues réalisaient un test de Vineland – qui produit des profils socio-adaptatifs de développement, à âge équivalent;

  • les enfants en âge d’être scolarisés au primaire (6-12 ans), à qui les psychologues passaient un questionnaire durant normalement 30 minutes. Ces enfants s’auto-administraient ensuite sur ordinateur le test Dominic Interactif, afin d’évaluer leur santé mentale.

Les parents ont été interrogés en français, mais aussi en russe, en roumain ou en bambara. En effet, les familles sans logement sont en grande majorité migrantes (Guyavarch et Le Méner, 2012). Pour ne pas exclure les ménages non francophones de l’échantillon, comme cela a été longtemps le cas dans les enquêtes sur les sans domicile, nous avions décidé de traduire les questionnaires et de faire appel à des enquêteurs bilingues. C’est une des raisons, parmi d’autres, pour laquelle nous avons sollicité des « enquêteurs pairs », ou « partenaires de recherche », afin qu’ils nous aident à élaborer et à passer les questionnaires, mais aussi, à terme, à interpréter et à diffuser les résultats obtenus. La méconnaissance de cette population, en France (Le Méner et Oppenchaim, 2012), est une autre invitation à convier certains de ces membres à participer à l’enquête.

Nous nous sommes alors lancés dans cette entreprise avec des moyens humains et financiers limités, sans pouvoir modifier le calendrier et le rythme de l’étude en fonction de la démarche participative.

Le recrutement et le rôle des participants

Nous avons tout d’abord pensé à engager des familles sans domicile dans l’élaboration du questionnaire, sous la forme d’ateliers où quatre familles réfléchiraient aux thèmes à examiner et à la formulation des questions. Cette initiative a soulevé l’opposition de certains membres du conseil scientifique, qui considéraient que nous y perdrions beaucoup de temps, et que nous ne devions pas déléguer la production des matériaux à des non-spécialistes. Cette opposition était donc motivée par une réflexion scientifique, et non par les considérations éthiques que soulèvent les recherches participatives (Khanlou et Peter, 2005). Elle nous a conduits à réorienter en partie notre projet : nous avons décidé de rencontrer des personnes anciennement sans logement afin qu’elles complètent et amendent les premières versions du questionnaire élaborées par les chercheurs, puis qu’elles participent ensuite à sa passation.

Nous avons choisi de collaborer avec des personnes anciennement sans domicile plutôt qu’avec des personnes actuellement dans cette situation, car il nous semblait que ces dernières seraient certainement prises dans des contraintes matérielles (déménagements fréquents d’hôtel en hôtel, recherche de solutions administratives…) ne leur permettant pas de s’engager pleinement dans le processus de recherche.

Nous nous sommes rapprochés d’un organisme public, la Maison de l’Emploi de Paris, dont une des missions est d’accompagner des familles régularisées vers l’insertion socio-économique et dans le logement. Nous avons demandé à la responsable de cette mission, par ailleurs membre du conseil scientifique du projet, si elle connaissait des familles ayant vécu à l’hôtel, aujourd’hui logées de façon transitoire ou définitive, parlant une des trois langues recherchées, et possiblement intéressées par l’enquête. Celle-ci nous a présenté trois personnes, une Malienne âgée de 30 ans, et deux Georgiennes (une femme de 47 ans et sa fille de 23 ans) parlant respectivement bambara et russe. Lors de cette première rencontre, nous avons présenté l’enquête et proposé à ces personnes de s’engager non pas seulement dans l’administration des questionnaires, mais également dans leur élaboration, leur critique, et leur reformulation avant et après le projet pilote.

Ces trois personnes ont accepté immédiatement de participer à l’enquête, certainement pour gagner de l’argent, mais aussi pour « changer les choses », comme nous l’a dit l’une d’elles. Cette volonté de contribuer au changement d’une réalité fortement critiquée est apparue comme un motif récurrent de leur engagement. Il est très probable également que cet accord immédiat résulte d’une volonté de répondre favorablement à une demande de la responsable de la mission. Celle-ci a joué, selon nos collaborateurs, un rôle déterminant pour leur « trouver un logement », leur permettre de vivre une « vie normale » et leur redonner confiance alors que certains d’entre eux étaient perçus comme « irrécupérables » par les travailleurs sociaux.

Lors de notre rencontre, nos collaboratrices ne se trouvent donc pas dans un moment de crise personnelle, mais à une période charnière, celle d’un début de réinsertion socio-économique dans des métiers éloignés de leur qualification. Elles ont vécu respectivement neuf ans et deux ans en hôtel. La plus jeune avait, semble-t-il, l’habitude d’aider les autres hébergés dans leurs démarches administratives et leurs relations avec l’hôtelier. Deux d’entre elles ont fait des études supérieures avant de venir en France (ingénieure en aménagement du territoire; biologiste), la troisième a suivi des études en lycée professionnel en France sans obtenir son diplôme (elle dit ne pas avoir reçu les convocations pour l’examen en raison de déménagements fréquents dans le parc hôtelier). Elles ne sont pas encore totalement stabilisées dans leur logement, une de nos partenaires n’ayant pas son nom sur le bail, les deux autres devant faire face à des impayés de loyer. L’une d’elles travaille ponctuellement comme femme de ménage, une autre travaille en intérim comme hôtesse d’accueil, la dernière souhaite suivre des formations pour devenir aide-soignante, mais a des difficultés à surmonter son « stress » et le sentiment de ne pas s’exprimer « assez bien » en français.

Elles n’étaient pas les seules enquêtrices dans notre recherche. D’autres personnes ont également rempli cette fonction :

  • les chercheurs du projet ENFAMS : deux sociologues, une médecin épidémiologiste et une démographe. Notre inclusion au groupe d’enquêteurs permettait d’acquérir une expérience directe du terrain. Nous voulions favoriser un dialogue continu avec les autres enquêteurs sur les conditions et les situations d’enquête, généralement tenues à la portion congrue des enquêtes statistiques, en dépit des apprentissages qui peuvent s’y faire (Bessière et Houseaux, 1997).

  • une médecin épidémiologiste, formée à la sociologie, ancienne directrice de l’Observatoire et responsable d’une des rares enquêtes françaises menée par des binômes d’investigateurs, constitués d’enquêteurs professionnels et de psychologues (Laporte et al., 2010).

  • une sociologue roumaine, traductrice du questionnaire et des documents d’enquête. Nous lui avons proposé de devenir enquêtrice en remplacement d’un enquêteur pair roumain que nous n’avons finalement pas trouvé, car elle connaissait le questionnaire et s’intéressait fortement à l’enquête.

  • une étudiante en sociologie, s’intéressant pour son mémoire de maîtrise aux familles hébergées en hôtel social, Guinéenne, parlant bambara. Cette enquêtrice, demandeuse d’asile, présentait un parcours migratoire difficile, qui la rapprochait des enquêteurs pairs à bien des égards. L’enquête lui donnait l’occasion d’« avancer dans [son] mémoire », de « gagner un petit quelque chose », et aussi de « comprendre ces familles » aux parcours proches du sien. Elle est, au moment de la rédaction de cet article, considérée comme sans logement, car elle est hébergée en hôtel social.

Cette inclusion des enquêteurs pairs dans un collectif présente plusieurs avantages. Cela permet d’une part de les valoriser en les considérant comme des enquêteurs comme les autres. Les enquêteurs, à l’exception des membres de l’Observatoire, ont tous été rémunérés sous forme de vacations, au taux horaire de 14,5 euros bruts, identique à celui perçu par les psychologues. Tous ont assisté à des séances de formation communes et participé à l’amélioration des questionnaires, certains s’appuyant sur leur connaissance scientifique, une autre sur le fait d’avoir traduit le questionnaire et les enquêteurs pairs sur leur savoir expérientiel : cette mixité des profils et des compétences engagés dans l’enquête a certainement favorisé le croisement des savoirs, en réduisant la distance habituelle entre concepteurs et enquêteurs (Bessière et Houseaux, 1997).

Quels apports scientifiques de la participation d’enquêteurs pairs?

Nous examinons dans cette section les apports de la participation d’enquêteurs pairs à l’élaboration et à la passation des questionnaires, et nous nous appuyons sur différents matériaux : des notes consignées dans un journal de bord; des entretiens individuels ou collectifs avec les enquêteurs, portant sur l’enquête venant de se faire, ou organisés comme des séances de retour sur l’expérience; les remarques des psychologues présents durant l’enquête; l’observation de situations d’enquête. Cette observation n’a cependant pas été menée lors de chaque interrogation : la présence d’un tiers est difficile dans la promiscuité des pièces où se déroulait l’interrogation, elle ne met pas forcément à l’aise les familles, et n’est pas sans influence sur les réponses données (Régnier-Loilier, 2007).

L’élaboration des questionnaires

Les thèmes retenus dans le questionnaire répondent à des arbitrages opérés avec le conseil scientifique, en fonction des principaux objectifs de l’enquête. Ces objectifs, pas plus que les outils utilisés, soulignons-le, n’étaient le fruit d’une concertation avec des familles sans logement.

Les questionnaires ont été élaborés dans un souci de comparaison avec d’autres enquêtes, menées auprès de populations voisines et au sein de la population générale. Ainsi, des modules entiers de questions ont été repris, car ils nous offraient de solides bases de comparaison, en dépit de formulations que nous trouvions parfois critiquables. Mais en l’absence d’enquêtes portant sur les familles sans logement, nous nous sommes appuyés sur d’autres enquêtes menées en parallèle : une enquête ethnographique, menée quotidiennement depuis septembre 2011 dans un hôtel de la banlieue parisienne; une vingtaine d’entretiens avec des parents et des enfants, hébergés dans un hôtel parisien[2].

Ces matériaux nous ont permis d’identifier de nouveaux thèmes auxquels nous n’avions pas pensé, de reformuler certaines questions, de douter sérieusement de l’intitulé et du sens d’autres questions, et enfin de réfléchir à la meilleure manière d’interroger les enfants. Les questionnaires ont aussi été testés auprès de trois familles, rencontrées au cours de notre enquête ethnographique. ll s’agit ici d’une autre forme de participation à l’enquête, ponctuelle et non répétée. Cependant, les remarques de ces familles ont été d’autant plus instructives pour corriger les questionnaires qu’elles s’appuyaient sur des relations de confiance, nouées depuis des mois, avec l’ethnographe.

Cette première étape d’élaboration des questionnaires à partir d’échanges avec des experts, d’un travail de terrain et de tests « ethnographiques » (Soutrenon, 2005) a servi de base de dialogue avec les enquêteurs pairs. Ces derniers ont travaillé sur les questionnaires dans les jours qui ont suivi notre première rencontre, avant la signature de leur contrat de travail. Nous leur avons remis le questionnaire, et leur en avons présenté les objectifs, les thèmes et les consignes de lecture. Nous leur avons demandé de nous dire ce qui allait, mais surtout ce qui n’allait pas dans les items proposés, en les invitant à mobiliser leur propre expérience pour évaluer le questionnaire. Nous avons ensuite recueilli, discuté et intégré leurs commentaires, lors de rencontres individuelles (à leur domicile ou dans nos bureaux) et lors de séances collectives de formation. Ces séances, étalées sur sept demi-journées de cinq heures, comportaient une initiation à la sociologie, une discussion concernant la démarche et le questionnaire, un échange avec les psychologues et un test de passation du questionnaire. Cette combinaison, tout au long de l’enquête, de discussions individuelles et collectives a facilité la prise de parole des enquêtrices, certaines étant rassurées par la présence de personnes ayant partagé une expérience commune, d’autres s’exprimant plus volontiers en privé.

Le fait de travailler avec un questionnaire déjà élaboré en partie plutôt que d’en construire un de toutes pièces a également favorisé leur adhésion à la démarche participative. Nos partenaires bénéficiaient d’un cadre rassurant (nous ne leur demandions pas de devenir sociologues en quelques semaines) tout en ayant le sentiment d’être respectées et que leur avis comptait. Cette première version renforçait aussi notre crédibilité, car elle témoignait, selon elles, d’une attention à de nombreuses dimensions de leur expérience vécue – une des enquêtrices nous a dit, par exemple, qu’en s’essayant à répondre pour elle-même au questionnaire, elle se posait de nouvelles questions, qui « arrivaient juste après ». De plus, lorsque des items gênaient les enquêtrices, nous en tenions compte. Nous n’étions pas dans la situation où le chercheur, convaincu de l’intérêt de ses questions et de la justesse de ses formulations, s’efforce de les garder à tout prix, ni dans celle où le chercheur, quoiqu’il comprenne certaines interrogations ou critiques des enquêteurs, doit avant tout garantir l’identité de la formulation et faire avec la multiplicité des incompréhensions (Hugrée et Kern, 2008). Ainsi, réciproquement, l’expression de nos doutes accréditait les leurs, et renforçait leur conviction qu’elles avaient un rôle à jouer dans la recherche qui ne se limitait pas à la simple passation de questions élaborées par d’autres. Alors que les enquêtrices ajoutaient initialement beaucoup de précautions oratoires à leurs remarques et à leurs demandes de reformulation, cela était moins le cas au fil de nos rencontres.

Nous pouvons alors distinguer plusieurs types d’apports des enquêtrices à l’élaboration du questionnaire.

Leur lecture a tout d’abord permis de justifier le choix de certaines questions qui ne faisaient pas consensus au sein de l’équipe de recherche, comme celle portant sur la crainte des familles lorsqu’elles reçoivent la visite de la structure gérant leur hébergement. En contrepartie, leurs commentaires nous ont amenés à supprimer des questions, jugées inutiles, inadéquates ou déplacées. Ce faisant, nous avons dû ensemble reformuler des questions pour leur donner plus de précision et de clarté. Ces ajouts, suppressions et reformulations bénéficiaient de l’expérience de la vie à l’hôtel des enquêtrices, mais aussi de leur trajectoire migratoire. Par exemple, nous souhaitions demander si les familles connaissaient des personnes en France avant de migrer. Deux enquêtrices nous ont alors permis de comprendre que cette question n’avait pas de sens si nous ne demandions en sus si cette connaissance était ou non une ressource, car cela n’avait pas été le cas pour elles. Les enquêtrices nous ont également aidés à contrôler la qualité des traductions et surtout à prendre en compte la dimension culturelle. Notre collaboratrice malienne a par exemple attiré notre attention sur le caractère inapproprié du terme « petit ami » pour les femmes célibataires ou sur le fait que les enfants d’origine malienne, plus largement d’Afrique de l’Ouest, étaient particulièrement pudiques, ce qui pouvait influencer leurs réponses.

Les enquêtrices ont également introduit de nouveaux thèmes, que nous avions d’abord laissés de côté, comme les pratiques culturelles, en faisant apparaître un lien entre, par exemple, les visites des musées et une volonté d’intégration. Elles nous ont également indiqué jusqu’où nous pouvions aller dans l’interrogation des familles, alors que nous avions tendance à censurer certains thèmes par crainte de les heurter : « y’a toujours quelque chose qui va toucher les gens, on ne va pas juste demander s’ils vont bien, sinon on ne demande rien ». Néanmoins, nous avons dû faire comprendre aux enquêtrices qu’il était difficile de poser certaines questions qui leur semblaient fondamentales, par exemple le ressenti de l’enfant en cas d’absence du père, car elles ne seraient pas validées par les instances d’évaluation éthique.

Enfin, ces rencontres ont eu un autre effet bénéfique pour la suite de l’enquête. Elles ont permis d’instaurer un climat de confiance, entretenu au fil des séances de travail. Nous avons, respectivement, mieux compris les rôles de chacun. Des formes d’attachement personnel ont pu se nouer, qui ont favorisé l’expression de craintes et de doutes que nous ne savions pas entendre lors des premiers rendez-vous.

L’administration des questionnaires

Une fois les séances de formation terminées, chaque enquêtrice, accompagnée d’un psychologue, a fait passer pendant trois semaines le questionnaire à au moins cinq familles (les enquêtrices pairs ont fait passer au total 18 questionnaires sur les 52 du projet pilote). Nous avions également un contact quotidien avec les enquêtrices, le plus souvent de visu et parfois par téléphone. Une séance collective de retour sur l’expérience a eu lieu après quatre jours d’enquête.

L’administration des questionnaires par des enquêteurs pairs n’est pas sans poser quelques difficultés. Cette démarche est tout d’abord plus chronophage qu’une enquête habituelle. Le temps de formation a été ainsi beaucoup plus long que si nous avions fait appel à des enquêteurs professionnels. Il convient néanmoins de souligner qu’il est rare de trouver de tels enquêteurs bilingues et que, dans le cadre de notre enquête, il nous aurait certainement fallu aussi former des enquêteurs inexpérimentés. De même, nous avons dû être présents au quotidien avec les enquêtrices, afin d’en rassurer certaines, de les remotiver ou d’échanger sur les difficultés qu’elles rencontraient. Ces échanges quotidiens ainsi que la séance collective de retour sur l’expérience ont été bénéfiques pour les enquêtrices pairs, qui ont pu surmonter certaines craintes ou améliorer leur maîtrise technique de l’outil questionnaire, notamment celle de la gestion des filtres. Mais ces échanges ont aussi été d’une grande utilité pour les chercheurs et les autres enquêteurs. Ils les ont amenés par exemple à être plus attentifs à certaines questions administrées rapidement, dont nous ne nous rendions pas compte que leur formulation pouvait être ambigüe pour les enquêtés. Ils nous ont aussi fait prendre conscience des longueurs du questionnaire et de la difficulté à faire cohabiter différentes cultures professionnelles (voir infra).

Cette formule a contribué à allonger les temps d’enquête, qui ont duré dans certains cas entre 4 et 5 heures, contre 2 h 30 en moyenne pour les chercheurs (francophones), plus familiers avec l’exercice. L’allongement du temps d’enquête n’était pas seulement dû à l’inexpérience, mais aussi au fait de passer le questionnaire dans une autre langue que la langue source et de devoir traduire in situ certains documents d’enquête.

Nous avons aussi parfois pu craindre que les enquêtrices n’adoptent pas une position de neutralité au moment d’interroger les familles, en se positionnant comme porte-parole. Cette neutralité était d’autant plus difficile à tenir que les enquêtrices étaient parfois interpellées par les conditions d’hébergement des familles, ce qui a conduit certaines d’entre elles à se plaindre directement auprès d’hôteliers. De fait, lors des séances de retour sur l’expérience, les enquêtrices ont toutes insisté sur la distance nécessaire qu’elles avaient dû trouver avec les personnes enquêtées… mais qu’elles ne parvenaient pas toujours à maintenir avec les psychologues, auxquels elles reprochaient d’utiliser des outils normatifs et d’adopter une posture inappropriée, voire stigmatisante, en témoignant par exemple de manière trop ostensible leur empressement. Au final, si les enquêtrices pairs ont beaucoup échangé avec les autres enquêteurs, notamment sur les difficultés rencontrées lors de la passation des questionnaires, elles ont malheureusement peu bénéficié du savoir des psychologues, et réciproquement. Un groupe de discussion, animé par des chercheurs indépendants, Tim Graecen et Emmanuelle Jouet, mené un mois après l’enquête avec les psychologues et les enquêtrices pairs, en l’absence des chercheurs de l’Observatoire, a ainsi révélé une incompréhension sur le rôle de chacun. Les psychologues avaient l’impression que les enquêtrices pairs nouaient une relation particulière avec les enquêtés, en ne faisant aucun effort pour les inclure dans cette relation. Néanmoins, notre échec à faire totalement cohabiter enquêtrices et psychologues, aux expériences et cultures professionnelles distinctes, est avant tout lié à une formation trop courte. Nous n’avons pas présenté aux enquêtrices les aspects positifs du Vineland et nous n’avons pas assez pris de temps pour clarifier les rôles respectifs des enquêtrices et des psychologues.

Cependant, ces difficultés apparaissent tout autant comme le résultat d’une forte implication dans la recherche, soit une des conditions d’un travail scientifique bien fait (Staggenborg, 1988). Les enquêtrices ont par exemple recontacté des familles pour terminer un questionnaire interrompu, fini certains questionnaires sur le palier de centres qui fermaient. Les questionnaires les plus longs ont ainsi été très souvent perçus comme les plus intéressants par les enquêtrices, car l’allongement de la durée de passation permet de construire une relation de confiance et de recueillir des informations non livrées au début de l’entretien : la patience, les changements de rythme, mais aussi les intonations rappellent aux familles que les enquêtrices n’appartiennent pas aux services sociaux auxquels elles se heurtent si souvent. Les enquêtrices se sont également appuyées sur leur expérience pour reformuler certaines questions afin qu’elles soient mieux comprises par les familles. Ces reformulations, que l’on retrouve dans toute enquête, peuvent poser problème, car elles biaisent parfois les réponses obtenues. Dans notre enquête, ces reformulations ont en tout cas permis d’obtenir des réponses plus précises et un faible nombre d’items « ne sait pas » ou « ne veut pas répondre ». Enfin, les annotations, nombreuses, sur les questionnaires sont des guides précieux pour la restitution de la situation d’enquête et la correction des outils. Les enquêtrices pairs ont été très disponibles et collaboratives, en dehors du strict temps rémunéré d’enquête; autant de qualités que nous avons plus rarement trouvées chez les enquêteurs professionnels employés dans de précédentes recherches.

Ces qualités, proches de celles de chercheurs qualitatifs, qu’avait décrites J. Peneff (1988) en suivant des enquêteurs professionnels de haut niveau, ont enrichi notre compréhension du terrain, sur la base d’une expérience que nous ne pouvions pas partager. Nos partenaires ont été attentives à certaines informations qui seraient sans doute passées inaperçues aux yeux d’un autre enquêteur. Une personne enquêtée déclare ainsi, pour expliquer son anémie, avoir fait une fausse couche. À une question sur la prise de pilules de fer, elle répond qu’elle a pris une pilule. Cette réponse interpelle l’enquêtrice, qui comprend qu’il s’agit d’un avortement inavouable dans la culture de la personne. Elle avait été sensibilisée à ce sujet, car elle avait été mise au courant de quelques avortements clandestins dans les différents hôtels où elle avait vécu. En mobilisant leur expérience, nos partenaires ont aussi pu jouer un rôle de soutien auprès des familles. Si elles ne mentionnaient pas spontanément leur propre expérience en hôtel, elles l’ont fait dans certaines situations, lorsqu’il était fait appel à une forme de compassion.

Conclusion

Cette démarche participative s’est donc avérée globalement bénéfique, en premier lieu sur le plan scientifique, mais aussi directement pour les enquêtrices pairs. Elle leur a tout d’abord permis d’acquérir une réflexivité accrue sur leur expérience de privation de logement et de percevoir la dimension collective des problèmes qu’elles ont rencontrés. Elles ont certes été surprises par certains éléments ne correspondant pas à leur vécu, par exemple la forte insécurité alimentaire de familles ne pouvant travailler faute de papiers, alors qu’elles avaient elles-mêmes l’habitude de travailler au noir. Mais la recherche a aussi été l’occasion de discuter collectivement de difficultés communes rencontrées, par exemple celles de la vie amoureuse en hôtel.

Nous craignions également que cette recherche ne fasse ressurgir certaines expériences traumatisantes vécues par les enquêtrices. Certains passages du questionnaire ont fait écho à des expériences douloureuses, ayant trait par exemple à la dépression ou au suicide. L’une d’elles dit ainsi avoir appris, questionnaire après questionnaire, qu’elle « n’était qu’une goutte dans l’océan » : les événements traumatisants qu’elle avait vécus étaient, disait-elle, vus à travers le prisme des histoires, également douloureuses, auxquelles elle accédait. Il semble ainsi que l’enquête a pu être un lieu de travail sur soi.

La participation à la recherche semble enfin avoir contribué à l’estime de soi de nos partenaires, qui sont visiblement reconnaissantes d’avoir participé à une aventure collective pouvant améliorer le sort des familles sans domicile. Elles ont aussi pu réfléchir sur leur parcours et reconsidérer celui-ci à partir des compétences qu’elles ont mises en oeuvre pour améliorer leur situation. Ces compétences sont alors jugées sous un nouveau jour : une partenaire estime ainsi, au terme du projet pilote, qu’elle ne peut plus se contenter de gagner sa vie en faisant le ménage, et qu’elle doit miser sur ses capacités relationnelles.

Rappelons cependant que notre choix d’une démarche participative a d’abord été motivé par des considérations scientifiques. Les apports de cette démarche ont été manifestes tant dans l’élaboration que dans la passation des questionnaires. Le choix et l’énoncé de nombreux items ont été corrigés et affinés; les chercheurs ont été sensibilisés in situ à certains questionnements, et aux façons adéquates de les aborder; les réponses obtenues ont été d’une grande précision et les familles enquêtées ont accepté des durées d’enquête contraignantes. Cette démarche nous a conduits à réfléchir sur la situation d’enquête, parfois considérée comme une « boîte noire » en raison d’un écart croissant entre les concepteurs de la recherche et les enquêteurs sur le terrain (Bessière et Houseaux, 1997). Ces avantages nous paraissent prévaloir sur les limites rencontrées, en partie liées aux moyens dont nous disposions (en temps, en argent), en partie liées à notre amateurisme (familiarisation insuffisante des enquêtrices et des psychologues).

Nous poursuivons actuellement le travail avec nos partenaires dans le cadre de la préparation des questionnaires utilisés dans l’enquête finale, du recrutement et de la formation des autres enquêteurs. Nous espérons aussi mettre à contribution les enquêtrices pairs dans l’interprétation des résultats du questionnaire et souhaitons que cette collaboration aboutisse à la mise en place d’une conférence de consensus en clôture du projet. Nous avons conscience que, durant ces deux étapes de l’interprétation et de la diffusion des résultats, la démarche participative soulèvera sans doute plus de difficultés et nécessitera plus de temps que lors des phases précédentes, comme cela a été le cas dans d’autres enquêtes (Daley et al., 2010).

En effet, nous pouvons nous demander si le caractère modeste de la participation dans notre enquête, tant dans son ampleur (trois enquêtrices pairs qui travaillent à partir d’un questionnaire déjà élaboré et dans des contraintes temporelles fixées ex ante) que dans son ambition (viser en premier lieu des bénéfices scientifiques dans des phases précises de recherche), n’a pas été paradoxalement un mal pour un bien. En ne préjugeant pas d’un effet de la participation sur le changement social, n’avons-nous pas sans le savoir laissé la place à un fort engagement des enquêtés comme de nous-mêmes dans la recherche, sous le couvert d’une relation contractuelle (être payé pour un travail bien fait) et d’un impératif « moral » (que les avantages de la participation excèdent les inconvénients)?