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Les personnes ayant des incapacités intellectuelles[1] ont longtemps été considérées comme des êtres asexués à qui l’accès à la sexualité était refusé. Les temps ont changé, entraînant une évolution des mentalités et des pratiques concernant la vie sexuelle de ces personnes. Pour en témoigner, mentionnons que la Fédération québécoise des centres de réadaptation en déficience intellectuelle a déclaré que « [l]a personne présentant une déficience intellectuelle a le droit de s’épanouir au niveau des relations affectives et de vivre sa sexualité » (FQCRPDI, 1994 : 44). L’accent mis sur les droits sexuels a conduit à faire évoluer les mentalités, les structures et les services. Des institutions se sont dotées d’outils pour faire respecter les droits sexuels des personnes ayant des incapacités intellectuelles en inscrivant ceux-ci dans leur charte des droits et libertés de même que dans leurs projets d’établissement. À titre d’exemple, le Centre de réadaptation en déficience intellectuelle de Québec (2004) a élaboré une politique institutionnelle dans laquelle il reconnaît le droit à l’expression de la vie affective, amoureuse et sexuelle des usagers. Les chartes mentionnent généralement que les usagers pourront bénéficier d’une formation pour les aider à assumer une vie sexuelle épanouissante et responsable. Au Québec, comme ailleurs, des professionnels ont conçu et expérimenté des programmes d’éducation à la sexualité destinés aux personnes ayant des incapacités intellectuelles (Dupras, 2006).

L’objectif du présent texte est de proposer une analyse critique des approches adoptées en éducation sexuelle des personnes ayant des incapacités intellectuelles et d’envisager la possibilité de les renouveler. Des changements sociaux ont modifié les représentations de ces personnes et les pratiques pour améliorer leur qualité de vie sexuelle. Parmi ces transformations, mentionnons l’avènement de la société hypermoderne qui valorise l’individualisation, la rationalisation, la différence sociale et la consommation (Lipovetsky et Charles, 2004). Ainsi, les prestations sociales deviennent plus personnalisées pour répondre aux besoins des usagers qui se définissent comme des consommateurs de services. Leur participation est suscitée car leurs expériences de vie sont reconnues et sollicitées. Les personnes ayant des incapacités intellectuelles sont de plus en plus traitées comme des sujets de droits et de devoirs, comme des citoyens à part entière (Tremblay, Boucher et Charbonneau, 2000). Somme toute, de nouvelles représentations de ces personnes incitent à modifier les attitudes et les comportements à l’égard de leur vie sexuelle.

Problématique

Malgré leurs limitations, les personnes ayant des incapacités intellectuelles possèdent des ressources pour se développer dans toutes leurs potentialités. Leur épanouissement implique la possibilité d’établir des rapports avec d’autres êtres humains, y compris des relations sexuelles. Toutefois, il est convenu socialement que la sexualité doit s’exercer par « un sujet autonome et responsable qui déploie sa liberté à partir de choix rationnels » (Borillo, 2009 : 11). Les personnes ayant des incapacités intellectuelles rencontrent des difficultés plus ou moins grandes, selon leur degré de déficience, à se conformer à ces exigences. Elles risquent d’être perdantes et exclues si elles n’arrivent pas à intérioriser et à utiliser les nouveaux codes sociaux en matière de sexualité. Des interventions sont nécessaires pour faciliter leur adaptation à la société hypermoderne, car elles n’arrivent pas toujours à consentir à une activité sexuelle ou à ne pas nuire à autrui lors d’une relation sexuelle. Une éducation à la sexualité peut contribuer au développement d’une certaine autonomie chez les personnes ayant des incapacités sexuelles qui leur permettrait de devenir des acteurs capables de s’approprier leur sexualité et de l’assumer d’une façon responsable.

L’éducation à la sexualité peut se définir comme un moyen de formation à une vie sexuelle la plus indépendante et enrichissante possible. Elle a pour objectif principal de contribuer à un développement intégral de la sexualité par l’intermédiaire d’apprentissages progressifs dans le cadre d’activités pédagogiques. Si ses mérites sont largement reconnus, il n’en demeure pas moins que l’éducation à la sexualité suscite depuis fort longtemps des affrontements entre différents courants de pensée. Ainsi, des points de vue divergents s’observent entre les divers groupes de professionnels. Dans son étude, Gaudreau (1989) a répertorié cinq orientations, soit celles centrées sur le biologique, la morale, la prévention, le social et le personnel. Les oppositions paradigmatiques concernent des systèmes de croyances, de valeurs et de théories fondamentales qui définissent les objectifs et les méthodes de l’éducation à la sexualité.

Quelles sont les valeurs qui guident l’organisation de l’éducation à la sexualité des personnes ayant des incapacités intellectuelles? Dans leur étude, Brown et Pirtle (2008) ont identifié quatre systèmes de croyances adoptés par les acteurs sociaux, que nous pouvons dès lors distinguer ainsi : les partisans de l’éducation à la sexualité, les régulateurs de la reproduction, les défenseurs des droits sexuels et les humanistes favorables à l’émancipation sexuelle. Ainsi, des valeurs orientent les jugements professionnels et structurent les interventions (Howard-Barr et al., 2005). Toutefois, ces valeurs et ces croyances sont davantage fondées sur les conceptions personnelles des intervenants que sur une politique institutionnelle (Christian, Stinson et Dotson, 2001). Certains professionnels doutent de la capacité des personnes ayant des incapacités intellectuelles à s’engager dans des relations sexuelles d’une manière responsable (Swango-Wilson, 2008). Ainsi des intervenants, de même que des parents, se sentent responsables des pratiques sexuelles de ces personnes et adoptent souvent des attitudes autoritaires pour contrôler leur vie sexuelle[2] (Löfgren-Martenson, 2004). Le paternalisme conduit des acteurs sociaux à traiter la personne en situation de handicap comme un objet de soins, sans lui demander son avis ou ses préférences. Ils la considèrent comme un être dépourvu d’intériorité et d’autonomie. La personne ayant des incapacités intellectuelles peut alors se construire une image de soi comme objet. Devenir objet signifie perdre la maîtrise de soi, être dépossédé de soi et dépendant des forces extérieures qui imposent leur loi (Stiker, 1999). L’individu handicapé chosifié devient davantage un spectateur qui regarde les autres vivre leur vie sexuelle qu’un acteur de son propre développement sexuel.

Certaines critiques dans la littérature américaine et européenne ont été exprimées à l’égard de l’éducation à la sexualité des personnes ayant des incapacités intellectuelles (Blanchett et Wolfe, 2002). Son renouvellement ne consiste pas en des changements mineurs qui se limitent à une réorganisation de quelques éléments de contenu des programmes éducatifs existants. C’est bien plus une occasion de modifier qui touche les croyances, les valeurs, les objectifs et les moyens éducatifs. Cette rénovation incite à s’inspirer de la sexologie critique, qui propose un changement de paradigme orienté sur la reconnaissance des personnes ayant des incapacités intellectuelles comme des sujets de vie[3] nécessitant un accompagnement voué à leur émancipation sexuelle.

Cadre théorique

Notre analyse de l’éducation à la sexualité des personnes ayant des incapacités sexuelles adopte les perspectives de la sexologie critique. Ce courant de pensée sexologique interroge le statut de la sexualité au sein des sociétés contemporaines. La sexologie critique se donne pour mandat principal de déceler les effets pervers de la rationalisation et de la modernisation sur l’organisation sociale de la sexualité. Elle remet en question les fondements de la sexologie classique[4] qui adopte des moyens positivistes et une vision individualiste de la sexualité. Se voulant une alternative aux études sexologiques classiques, la sexologie critique met en évidence la construction sociale des normes sexuelles et de la notion de pathologie sexuelle, procède à des analyses historiques des conflits dans l’organisation sociale et à des études macrosociologiques du contrôle social de la sexualité, problématise le référentiel théorique et pratique de la sexologie en ce qui concerne les relations entre savoir et pouvoir en matière de sexualité.

La sexologie critique telle que nous la concevons s’inspire de différents courants de la sociologie critique (Haber, 2009). Notre cadre théorique se veut éclectique et ouvert à diverses approches utilisées dans l’étude critique de la sexualité. Parmi celles-ci, une sexologie critique d’inspiration féministe s’est développée, analysant les organisations sociales qui instaurent la subordination de la sexualité féminine à la domination des hommes (Tiefer, 2004). Ce courant sexologique a contribué à situer la construction sociale de la sexualité et la réaction sociale à celle-ci selon une perspective politique. Déjà au début des années 1930, Wilhelm Reich (1897-1957) avait montré que la sexualité est une catégorie politique (Dupras, 1999). Pour les radicaux freudo-marxistes, le refoulement sexuel joue un rôle sociopolitique en maintenant dans l’esclavage économique un prolétariat soumis à l’autorité et exploité par la classe capitaliste. Cette approche sociopolitique de la sexualité encourage la sexologie à dépasser l’approche axée sur l’ajustement individuel et à s’engager dans le changement social. Mentionnons également que les écrits de Michel Foucault (1926-1984) inspirent une sexologie critique qui souhaite cerner les pratiques par lesquelles la sexualité des individus est normalisée et assujettie à un ordre social. Ainsi, il est reproché à la sexologie classique de participer à la mise en place de dispositifs (discours, institutions, pratiques et procédures) qui contribuent à définir les normes sexuelles et organisent les rapports de pouvoir entre les hommes et les femmes, les normaux et les anormaux. Selon Foucault (1976), le pouvoir disciplinaire des classes dominantes prend différentes formes pour assurer l’ordre public grâce à la surveillance et au dressage, afin de rendre les individus capables de maîtriser leurs pulsions sexuelles, de gouverner leur sexualité. Pour résister à ces « micro-pouvoirs », Foucault propose une invention de soi par la recherche d’une identité véritable.

Du paternalisme à la participation

Les troubles cognitifs des personnes ayant des incapacités intellectuelles entraînent des difficultés à comprendre les informations sur la sexualité, à adapter leurs comportements sexuels et à évaluer les dangers des relations sexuelles (Vaginay, 2002). Il importe alors d’assurer leur protection et leur sécurité. Toutefois, une approche défectologique, qui met l’accent sur les déficits au détriment des potentialités, risque d’instaurer un régime protectionniste. Ainsi, des pratiques sécuritaires peuvent conduire à une prise de pouvoir, à une maîtrise sur une vie sexuelle prenant la forme de réactions paternalistes. La peur déraisonnable détourne de l’écoute et de l’observation susceptibles de choisir des interventions qui respectent à la fois la liberté sexuelle et la sécurité.

Une étude de la Chaire de recherche en déficience intellectuelle et troubles du comportement (DITC) de l’UQAM révèle que « la population a généralement des attitudes positives, mais encore un peu paternalistes envers les personnes avec une déficience intellectuelle » (Morin, 2011 : A9). Il s’est en effet développé une attitude paternaliste à l’égard des personnes ayant des incapacités intellectuelles qui, sous le couvert de leur protection et de leur bien propre, consiste à décider à leur place ce qu’elles doivent penser et faire. Ces personnes sont encore considérées comme des citoyens sans voix à cause d’idées préconçues concernant leur incapacité à exprimer une opinion valable. Il est rare qu’elles soient consultées à propos des services qui leur sont offerts. Dans leur étude, Beaupré et al. (2004) ont constaté que les élèves handicapés participent peu aux rencontres de préparation de leur plan d’intervention individualisé.

Aussi, décider pour l’autre revient à le considérer comme un enfant incapable et dépendant de ses parents[5]. Il est exclu et écarté de toute prise de décision concernant sa vie sexuelle et reproductrice. Son point de vue est ignoré car il est considéré comme inapte à exprimer une opinion sensée. Lors d’une conférence à Liège, une participante nous demandait s’il était acceptable que ses parents lui imposent un moyen contraceptif sans lui demander son avis et contre son gré.

Le paternalisme cherche à lutter contre l’inadaptation sociale des personnes ayant des incapacités intellectuelles en voulant les aider à bien se comporter. Il s’agit alors de réprimer les comportements sexuels jugés dysfonctionnels par un système de sanctions négatives ou d’entraves aux libertés individuelles. Une suite d’interdictions de tous genres sont mises en place sous forme de règlements stricts, de devoirs et d’obligations pour contrôler l’expression de la sexualité. L’objectif poursuivi consiste à forcer l’obéissance à des normes sexuelles. Selon cette perspective, l’éducation à la sexualité devient un dispositif de normalisation de la sexualité.

Plusieurs programmes d’éducation à la sexualité des personnes ayant des incapacités intellectuelles sont teintés de paternalisme. Ainsi, ils évaluent les capacités et les compétences sexuelles de ces personnes par rapport à la majorité, avec la conséquence de vouloir les adapter à la société qui est bâtie sur la norme sexuelle non handicapée. Les personnes ayant des incapacités intellectuelles sont ainsi vues à travers des problèmes physiques et psychologiques que l’on doit traiter pour les rendre les plus normales possible, ce qui les aidera dans leur intégration sociale.

Pour contrer le paternalisme, le principe directeur de la participation sociale permet maintenant aux personnes en situation de handicap de s’exprimer et d’être entendues sur des questions qui les concernent. La politique gouvernementale québécoise À part entière : pour un véritable exercice du droit à l’égalité, adoptée le 4 juin 2009, vise à accroître la participation sociale des personnes en situation de handicap. La participation a été définie comme « un processus par lequel un individu ou un groupe d’individus s’associe et prend part aux décisions et aux actions d’une entité ou d’un regroupement de niveau plus global, relativement à un projet de plus ou moins grande envergure » (Rocque et al., 2002 : 63). Ainsi, on assiste au passage d’un modèle intégratif visant la réadaptation à un modèle participatif revendiquant l’immersion et l’implication dans la vie de la Cité. Dès lors, « l’intervention sociale ne peut-elle plus se satisfaire d’une démarche réadaptative visant le retour à la norme, mais [doit] permettre aux personnes atteintes d’une déficience d’être à même d’être ces coopérateurs qui oeuvrent à la cohésion de la société » (Ebersold, 2002 : 290).

Offrir un programme d’éducation à la sexualité ne garantit pas une véritable participation sociale et citoyenne. Pour ce faire, il faut que les personnes ayant des incapacités intellectuelles puissent jouer un rôle actif en s’impliquant et en s’engageant dans l’organisation de l’activité d’éducation à la sexualité. Elles doivent faire partie de la planification et de l’implantation du programme éducatif en contribuant à sa construction et à son déroulement. Cet engagement dépend non seulement des volontés et des capacités des personnes ayant des incapacités intellectuelles, mais également d’une offre concrète des intervenants de leur faire une place. Le modèle participatif place les questions éthiques au centre des pratiques professionnelles en se souciant de respecter les droits des personnes en situation de handicap à participer activement à l’intervention sociale visant leur vie sexuelle. Les approches classiques de programmation des activités éducatives doivent être modifiées pour engager ces personnes dans un processus démocratique qui leur donne du pouvoir et la possibilité de contribuer à leur propre développement sexuel. Dès lors, l’organisation de l’éducation à la sexualité exige d’intervenir sur l’environnement pour créer les conditions favorables à la réalisation du projet de vie sexuelle de la personne ayant des incapacités intellectuelles. Une coopération doit s’établir entre les différentes catégories d’intervenants, la famille et la personne concernée.

Le modèle participatif redéfinit les missions de l’intervention sociale en matière d’éducation à la sexualité. Celles-ci consistent moins à adapter la personne ayant des incapacités intellectuelles aux moeurs sexuelles de son milieu de vie qu’à lui permettre de se prendre en main, de cheminer, de bénéficier des diverses ressources favorisant son développement sexuel. C’est moins la préoccupation de suppléer à une déficience par une aide et une instruction qui motive l’éducation à la sexualité que la formulation d’un projet de vie sexuelle que la personne souhaite réaliser dans une relation d’interdépendance avec les acteurs sociaux qui l’accompagnent dans son parcours[6]. Le paradigme de la participation de la personne ayant des incapacités intellectuelles implique de ne plus penser l’éducation à la sexualité comme une offre de formation standardisée le plus souvent définie par les professionnels, mais plutôt comme un accompagnement qui respecte les besoins, les attentes et les désirs individuels.

De l’objectivisme au subjectivisme[7]

Les praticiens font appel à des théories différentes, souvent antinomiques, pour organiser l’éducation à la sexualité. Un premier courant adopte une vision objectiviste et positiviste, tandis qu’une seconde orientation opte pour une approche subjectiviste et constructiviste.

La sexologie objectiviste cherche à connaître les déterminismes des comportements sexuels. Elle se limite le plus souvent à une analyse des facteurs individuels pour expliquer la sexualité et la modifier. L’éducation à la sexualité d’inspiration objectiviste a tendance à renvoyer à l’individu la seule responsabilité de la sexualité en négligeant les contextes socioéconomique et politique de la construction de sa sexualité. L’individualisme qu’elle promeut risque de naturaliser les personnes ayant des incapacités intellectuelles en un groupe homogène ayant une sexualité exceptionnelle[8]. L’éducation à la sexualité se réduit à prévenir ou à corriger des problèmes individuels. Elle adopte une approche pragmatique préoccupée par le développement d’une sexualité fonctionnelle et par l’adoption des comportements sexuels sains, négligeant ainsi la compréhension des désirs qui les sous-tendent. Certains programmes d’éducation à la sexualité mettent davantage l’accent sur le « bien-faire » que sur le « bien-être ». La valorisation de la performance par l’éducation à la compétence sexuelle oblige à l’objectivation en reléguant au second plan le souci du sujet. Ainsi, les approches objectivistes de l’éducation à la santé sexuelle se mettent au service des idéologies néolibérales de la société actuelle. En valorisant la performance et l’efficience de même que la conformité aux normes sociales, la sexologie objectiviste contribue à promouvoir des idéaux néolibéraux.

Un grand nombre de programmes d’éducation à la sexualité s’inspirent du domaine de l’éducation pour la santé qui comprend « des approches persuasives, volontaristes, visant la modification systématique et planifiée des comportements de l’individu et du groupe » (Bury, 1988 : 104). Le but de cette éducation est d’amener l’individu à adopter un comportement favorable à sa santé. La santé publique a été reconnue comme une entreprise de normalisation ayant pour but de réguler la vie des membres d’une société (Massé, 2003). La santé publique classique impose une culture de la sexualité qu’il s’agit d’adopter afin de favoriser la santé sexuelle. S’inscrivant dans cette ligne de pensée, la sexologie objectiviste et positiviste tend à réduire la complexité de la sexualité en concentrant ses analyses et ses interventions sur le comportement sexuel sain. Aussi, l’activité sexuelle saine et responsable exige l’autonomie, la réciprocité, l’honnêteté, le respect, le consentement et la protection, ce qui fait dire à Giami que « les critères constitutifs du comportement sexuel responsable représentent un véritable code de conduite fondé sur des principes inspirés de la morale judéo-chrétienne » (2007 : 59). Selon cette perspective, l’éducation à la sexualité devient un dispositif servant à la transmission des normes sexuelles auprès des individus.

Pour éviter les écueils de l’éducation à la santé sexuelle, il importe de la renouveler, de proposer de nouvelles voies d’accès en mettant davantage l’accent sur l’autonomisation que sur la normalisation. L’éducation à la santé s’est engagée dans cette réforme en cherchant à rendre la personne plus autonome dans la gestion de sa santé par le biais de méthodes actives et non directives. Une approche éducative ne se limite pas à assurer l’acquisition d’un savoir-faire; elle ajoute l’apprentissage du savoir-être (Sandrin Berthon, 1997). Il est trop souvent exigé des personnes ayant des incapacités intellectuelles de se soumettre à des normes standardisées au détriment de leurs aspirations personnelles. L’éducation à la sexualité pourrait devenir un moyen de développement et d’épanouissement de l’individu comme être autonome et libre. Ainsi, de nouveaux modèles d’éducation à la sexualité devraient favoriser la mise en place de processus de subjectivation qui participent à la constitution de l’identité subjective de l’individu. La personne en situation de handicap ne serait plus considérée comme un objet d’étude et d’intervention, mais comme un sujet de désir en quête d’une identité sexuelle. Dans la formation des intervenants, il importe donc d’introduire les notions de désir, de plaisir et d’intimité pour qu’elles soient insérées dans leurs programmes d’éducation à la sexualité (Chivers et Mathieson, 2000).

Notre intention n’est pas de diaboliser la sexologie classique et de la jeter aux orties. Devant les limites de l’approche objectiviste qui doit sacrifier des éléments subjectifs pour devenir opérationnelle, il importe de faire des propositions afin de concevoir la sexualité selon une perspective globale. Il faut promouvoir une vision complémentaire mettant de l’avant la participation sociale des personnes en situation de handicap afin de contribuer à leur émancipation sexuelle plutôt qu’à leur soumission à des normes uniques. L’éducation en santé est encore trop souvent « une forme de normalisation niant le sujet dans son individualité » (Klein, 2011 : 39). La centration sur le comportement sert à écarter l’étude de la subjectivité pour mieux normaliser son objet d’étude et d’intervention. Il importe de donner une plus grande place au vécu corporel et sexuel. L’approche subjectiviste respecte les spécificités de chacun en considérant la personne ayant des incapacités intellectuelles comme un être humain en tant qu’être social, un citoyen à part entière[9]. La sexologie subjectiviste est engagée dans la Cité. Elle a pour objectif de développer la citoyenneté sexuelle des personnes en situation de handicap. La citoyenneté sexuelle peut se définir « comme un statut qui reconnaît l’identité sexuelle des personnes et leurs droits à une vie sexuelle de qualité » (Dupras, 2007 : 96). L’éducation à la citoyenneté sexuelle privilégie les méthodes qualitatives afin de donner la parole aux personnes ayant une DI et de trouver des indicateurs de leur subjectivité singulière. Au lieu de se soumettre passivement à des activités d’éducation sexuelle, ces personnes sont encouragées à participer activement à l’acquisition de connaissances et de compétences en matière de sexualité. Il importe de leur demander de choisir les contenus et les moyens d’apprentissage en plus de leur permettre d’enseigner à leurs pairs (Dupras et Bourget, 2010). Ce nouveau paradigme éducatif fondé sur la participation invite au partage du savoir sur la sexualité entre les intervenants, les parents et leurs enfants qui acquièrent aussi leur propre expertise[10].

Conclusion

Si un pas important a été franchi en reconnaissant les personnes ayant des incapacités intellectuelles comme des êtres sexués et sexualisés, une autre étape consiste à se demander si leur éducation à la sexualité s’inscrit dans un projet d’assujettissement ou d’émancipation. Une visée émancipatrice implique de changer le paradigme en éducation à la sexualité en accordant plus d’importance à la parole des personnes en situation de handicap afin qu’elles puissent davantage s’autodéterminer et s’autogérer. C’est l’attitude qu’adoptent de plus en plus les parents et les professionnels qui réfléchissent ensemble sur les besoins sexuels des personnes ayant des incapacités intellectuelles : « leur donner la parole pour qu’elles puissent exprimer leurs désirs » (Delannoy et Fonteyne, 2000 : 511). Dès lors, il importe de développer des éléments théoriques et pratiques donnant la parole aux personnes ayant des incapacités intellectuelles. La rénovation de l’éducation à la sexualité incite à adopter une pédagogie critique qui peut suppléer aux lacunes de l’approche classique en mettant l’accent sur l’interdisciplinarité, les expériences vécues, le langage adéquat et l’éducation par les pairs (Gougeon, 2009). Cette façon novatrice de concevoir l’éducation à la sexualité rejoint la méthodologie préconisée par les Disability Studies (études du handicap), qui mettent l’accent sur l’interdisciplinarité, l’examen des facteurs sociaux, économiques et politiques du handicap, les contributions nationales et internationales, la participation des personnes en situation de handicap qui jouent un rôle de leader (Society for Disability Studies, 2004). Ces approches considèrent que la sexualité des personnes en situation de handicap est plus une question politique que de santé.

Si les moyens sont disponibles pour renouveler l’éducation à la sexualité, il reste à obtenir l’accord et la participation des principaux intéressés qui n’adhèrent pas automatiquement aux transformations des pratiques éducatives et même résistent au changement. Le renouvellement des pratiques éducatives suppose un travail de mise en relation entre les différentes visions de la sexualité des personnes ayant des incapacités intellectuelles et une délibération soutenant la prise de décision d’une transformation. La réforme de l’éducation à la sexualité se fera avec et par des acteurs sociaux qui assument actuellement cette tâche. Il faut profiter de leurs expériences et leurs expertises acquises dans ce domaine en faisant appel à leur réflexion créatrice. Il ne s’agit pas de repartir à zéro en faisant table rase. Au contraire, il faut énover en engageant les acteurs sociaux dans un processus de changement à partir de leurs pratiques actuelles dans le but de les enrichir, de les élargir et de les renouveler : énover, c’est « faire ressortir un changement des pratiques actuelles » (Gélinas, 2004 : 40). Les programmes existants ne sont pas à remplacer parce que nécessairement mauvais. Plusieurs d’entre eux possèdent des qualités indéniables et donnent de bons résultats. Il faut répertorier ces programmes et privilégier ce qui est considéré comme valable. Ils continuent d’être appliqués tout en participant à un processus d’énovation. Les acteurs sociaux s’engagent à rénover l’éducation à la sexualité lors de l’exercice de leurs tâches d’éducateur à la sexualité des personnes ayant des incapacités intellectuelles. Une partie des changements de vision de l’éducation à la sexualité implique le passage du paternalisme à la participation, de l’objectivisme au subjectivisme.

L’avenir nous dira si l’éducation à la sexualité a pu se régénérer par un renouvellement de ses objectifs et de ses méthodes. L’enjeu est de taille. Il nous faut une éducation à la sexualité qui puisse permettre aux personnes ayant des incapacités intellectuelles d’accéder à une citoyenneté sexuelle. Elles pourront ainsi acquérir du pouvoir sur leur vie sexuelle et exercer leurs droits sexuels.