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Introduction

Entre 2010 et 2014, le recours à la méthode d’« optimisation » de la firme Proaction dans plus de 15 établissements de santé et de services sociaux a suscité une importante controverse publique. En quatre ans, la controverse a fait l’objet de plus de 130 articles de journaux, communiqués de presse, reportages de radio et de télé. Elle a été animée par des intervenants de la santé et des services sociaux et leurs syndicats, qui ont diffusé des arguments critiques à l’encontre du recours à la méthode de la firme. Du côté des défenseurs de la méthode, on retrouve surtout la direction des Centres de santé et de services sociaux (CSSS) concernés et l’Association québécoise des établissements de santé et de services sociaux (AQESSS).

La « méthode » qui fait l’objet de la controverse est en fait un dispositif de gestion créé au tournant du 20e siècle par le génie industriel. Les dispositifs de gestion sont les produits symboliques créés et diffusés par les producteurs de dispositifs (consultants, professeurs de gestion, spécialistes de la technostructure) et achetés ou adoptés par des gestionnaires dans leur travail pour gagner ou consolider un territoire professionnel (Boussard, 2008). Dans cet article, comme Dujarier (2015), je me penche sur les critiques que les intervenants de la santé et des services sociaux et leurs représentants émettent au sujet d’un dispositif de gestion issu du génie industriel. Ces critiques ont pour effet de rendre ces dispositifs moins évidents et moins naturels, une opération sociale importante pour limiter leur intrusion dans des sphères d’activité où ils n’ont peut-être pas leur place.

Les dispositifs de gestion du génie industriel classique

La multiplication des dispositifs de gestion dans tous les secteurs de la société est un fait social majeur du dernier siècle. Les dispositifs issus du génie industriel industrialisent les activités par la simplification et la standardisation des procédés de production (temps, méthodes, matières premières, équipements, flux de travaux, etc.), avec élimination du travail et des étapes inutiles. Ils sont un élément central du managérialisme tourné vers la quête de l’efficience (Pollitt, 1993). Le managérialisme est l’idéologie (managériale) qui met au premier plan les gestionnaires et leurs « outils » universels, les dispositifs de gestion (Clarke et Newman 1997, p. 65).

Les dispositifs de gestion dans les soins infirmiers et les services sociaux

Les dispositifs de gestion du génie industriel ont influencé le développement des soins infirmiers dès les années 1920-1930, puis sont revenus à l’avant-plan dans l’intensification de la quête d’efficience à partir des années 1970-1980 (McPherson, 1996 ; Rankin et Campbell, 2006). Ces dispositifs ont été introduits peu à peu dans la gestion du travail social à partir des années 1970 aux États-Unis comme on peut le voir dans Cohen et Wagner (1982), Holbrook (1983) et Patry (1978).

Le recours aux dispositifs du génie industriel dans les soins infirmiers et le travail social a été étudié entre autres sous le thème de la prolétarisation dans les années 1975-1995 (Carey 2009 ; Coburn, 1988 ; Derber, 1982 ; Fabricant, 1985 ; Fabricant et Burghardt 1992 ; Howe 1991) ; et sous celui de la nouvelle gestion publique ou du managérialisme depuis les années 1990 (Baines 2006 ; Baines et Cunningham 2015 ; Harlow 2003 ; Harris 1998, 2003 ; Lymberly 2001 ; Roose et al., 2012). La prolétarisation est l’effet sur le travail et les travailleurs du passage de la production artisanale à la production industrielle à l’aide de processus standardisés. On évoque la prolétarisation des professionnels de la santé et des services sociaux pour comprendre la réduction de leur autonomie et leur subordination croissante à des gestionnaires et à des dispositifs de gestion industriels qui se substituent à leur jugement professionnel dans le contexte d’une idéologie managériale de plus en plus dominante.

Derber (1982) distingue deux niveaux de prolétarisation, idéologique et technique. Au niveau idéologique, les professionnels n’ont plus qu’une maîtrise limitée des objectifs de leur travail, mais conservent une autonomie dans la façon de faire le travail. La prolétarisation est poussée à un niveau plus élevé quand les professionnels perdent à divers degrés cette autonomie dans les processus de travail. On réduit cette autonomie quand on introduit des dispositifs de gestion industriels comme c’est le cas dans le travail social aux États-Unis à partir de la fin des années 1970 (Fabricant, 1985 ; Fabricant et Burghart, 1992). En Angleterre, Harris (1998, 2003) soutient que dans les années 1970, on voyait surtout à l’oeuvre une prolétarisation « idéologique », mais qu’à partir de la deuxième partie des années 1980, on a intensifié le contrôle managérial sur les processus de travail (voir aussi Howe 1991). On voit la pression de ce contrôle managérial aux États-Unis dans Lipsky (1980), qui analyse de façon approfondie les dispositifs de contrôle de la performance du travail de ces intervenants et leurs conséquences négatives, en particulier sur la qualité des services. Dans cette perspective, l’enjeu n’est pas tant l’autonomie professionnelle ni même le pouvoir discrétionnaire, qui peuvent être positifs ou négatifs (Maynard-Moody et Portillo, 2010), mais la capacité d’exercer un jugement empreint de sagesse pratique au sujet de la situation particulière de chaque client et usager dans un contexte de ressources limitées et de complexité.

Les dispositifs de gestion dans les soins infirmiers et les services sociaux au Québec

Au Québec, nous disposons de peu d’études sur la présence et l’impact des dispositifs de gestion industriels dans les soins infirmiers et les services sociaux. Cet article contribue à documenter le phénomène tel qu’on a pu le voir dans la période 2010-2014.

On peut repérer dans les écrits québécois des indices de la propagation des dispositifs de gestion industriels au cours des dernières décennies. La réforme majeure du système de santé du début des années 1970 avait déjà une composante clairement managérialiste (Denis et al., 2008, p. 59) analysée entre autres par M. Renaud (1981), selon qui l’idéologie managériale était alors portée par les « rationalisateurs bureaucratiques » qui ont valorisé les « critères statistiques de rendement et de productivité » (p. 22). Dans ce contexte, selon G. Renaud (1984, p. 92), les travailleurs sociaux deviennent les exécutants qui mettent en oeuvre des programmes dont les objectifs et les paramètres sont établis par les « technocrates ». Selon Mayer et Groulx (1987, p. 43), nous assistons à une vague de taylorisation des soins au milieu des années 1970.

Bien-Aimé et Maheux (1997) souhaitent mettre « la thèse de la taylorisation à l’épreuve des faits » (p. 125). Ils se demandent en particulier si « on a rendu routinière une intervention qui ne porte pas la marque du jugement et du savoir des intervenants » (p. 125). Ils constatent que les intervenants en travail social avaient encore en 1990 une large marge de manoeuvre dans la réalisation de leurs interventions qui comportaient des tâches complexes nécessitant l’exercice du jugement professionnel. Ils considèrent donc qu’on ne peut conclure au Québec à l’industrialisation du travail social comme le fait Fabricant (1985) aux États-Unis. Selon eux, la nature relationnelle et réflexive du travail social lui permettrait d’échapper « à tout contrôle instrumental du rendement » (p. 129) et le rendrait donc difficilement industrialisable. Toutefois, cet argument ne s’oppose pas à la thèse de Fabricant (1985) et de Fabricant et Burghart (1992) qui est que les processus d’industrialisation et les dispositifs de gestion industriels changent la nature du travail, que les tâches « non taylorisables » ont tendance à être évacuées et, qu’à terme, c’est l’identité même des travailleurs sociaux qui se transforme.

Lapointe et al. (2000) décrivent une standardisation des soins et traitements. Le programme vise à réduire la variabilité dans la pratique médicale et infirmière sur la base d’une classification des cas et d’une standardisation du travail clinique. Il s’agit bien d’un dispositif de gestion d’inspiration industrielle. Toutefois, Lapointe et al. concluent qu’il ne relèverait pas de la rationalisation industrielle, car « le jugement professionnel et l’autonomie sont toujours requis étant donné la complexité et l’individualisation de chaque cas à l’intérieur d’un même DRG [1]» (p. 173). La question est de savoir dans quelle mesure le dispositif contraint le jugement professionnel dans les faits. Champy (2011) montre que les dispositifs de gestion ont généralement pour effet de réduire l’espace de délibération professionnelle en programmant à distance des décisions importantes, ce qui réduit la possibilité de prendre en compte les particularités de chaque cas et de chaque situation.

Lachapelle et al. (2011) rapportent que les dispositifs de gestion, outils standardisés (outil d’évaluation multiclientèle OEMC et profils ISO-SMAF, par exemple) et reddition de compte détaillée en matière de statistiques d’intervention, contribuent à un sentiment de « perte de contrôle de l’organisation de leur travail » chez les intervenants sociaux.

Il y a peu d’études récentes au Québec sur l’introduction de dispositifs de gestion dans les services sociaux et les soins de santé. La dispute publique sur la méthode « Proaction » nous offre un aperçu de l’implantation d’un tel dispositif. Elle nous permet de mettre au jour les éléments du dispositif qui sont mis de l’avant par ses promoteurs et ceux qui sont critiqués par ses détracteurs. Ces éléments constituent des enjeux socialement significatifs, selon l’interprétation des participants à la dispute. Ils font l’objet d’arguments de part et d’autre qui pourraient servir, entre autres, à défendre des territoires professionnels (Boussard, 2008 ; Chiapello et Gilbert, 2013, p. 48). On peut postuler que ces arguments s’appuient sur des logiques institutionnelles (Scott et al., 2000) et répondent aux normes qui encadrent ce qu’il est possible de dire et de désirer publiquement sur les organisations (Brunsson 2009). Ce sont ces arguments exprimés publiquement que j’analyse dans la section suivante. Cette analyse permet de répondre à une série de questions : de quel dispositif de gestion s’agit-il et d’où vient-il ? Comment justifie-t-on et critique-t-on son implantation ?

Étude des arguments de la controverse « Proaction »

Pour étudier cette controverse publique, j’ai d’abord recherché et collecté tous les documents et reportages qui s’y rapportent sur le Web et dans la banque de données Eureka avec différents mots-clés comme « Proaction », « Optimisation CSSS », « Lean CSSS », etc. J’ai pu ainsi retrouver plus de 130 articles de journaux, communiqués de presse, reportages radio et télé publiés essentiellement entre 2010 et 2014 évoquant le recours à la firme Proaction et à sa méthode d’« optimisation » dans les établissements de santé et de services sociaux.

J’ai réalisé une analyse de ces documents en m’appuyant sur les recommandations de Braun et Clarke (2006) et de Paillé et Mucchielli (2012). J’ai annoté les 130 documents à l’aide de rubriques et de thèmes de façon à faire ressortir les éléments de la controverse. J’ai conçu et affiné les rubriques et les thèmes au fur et à mesure d’une série de relectures du corpus de documents. J’ai accordé une attention particulière aux arguments en faveur et à l’encontre du dispositif de gestion. J’ai pu repérer des arguments tournant autour d’un certain nombre d’enjeux que les participants à la controverse considèrent assez significatifs pour en faire l’objet de leurs discours publics : la pertinence du recours à la firme Proaction ; la pertinence du recours à un dispositif de gestion issu du génie industriel classique ; la focalisation sur les services directs (dits à « valeur ajoutée ») en vue de réduire le « gaspillage » ; l’établissement de « standards de production » ; l’évaluation des résultats de l’implantation du dispositif à l’aide d’indicateurs chiffrés. Dans cet article, je me penche sur les trois derniers de ces enjeux : réduction du gaspillage, standards de production et résultats chiffrés. Je place au premier plan les arguments des protagonistes eux-mêmes, en particulier les critiques du dispositif de gestion. Je propose quelques éléments d’analyse historico-critique de ce dispositif dans le but de mettre en perspective la présentation et l’évaluation publiques qu’en font les acteurs impliqués dans la controverse. L’étude des arguments publics nous donne un aperçu des logiques, des raisons et des représentations sur lesquelles les protagonistes pensent pouvoir s’appuyer pour justifier ou contester l’introduction du dispositif de gestion. La principale limite de cette étude est qu’elle ne nous renseigne pas systématiquement sur ce que font concrètement les gestionnaires et les intervenants de ce dispositif dans chacun des établissements. Le contournent-ils et par quelles stratégies ? Tentent-ils au contraire de l’appliquer à la lettre ? Toutes les variantes sont possibles (Dujarier 2015), les discours étant relativement découplés des pratiques (Brunsson 2009). On ne sait pas non plus ce que pourrait en dire sous le couvert de l’anonymat la majorité des personnes possiblement affectées par le dispositif. Selon Dujarier (2015), les gestionnaires sont, en privé, presque aussi critiques de ce type de dispositif de gestion que les intervenants, du moins lorsqu’ils sont suffisamment proches du terrain pour en saisir les impacts réels.

Élimination du « gaspillage » : se concentrer sur les services directs au détriment des services indirects ? Un premier enjeu

Voyons comment l’AQESSS (2012) décrit la démarche au coeur de la controverse. Selon elle, tous les CSSS ont entrepris « une démarche d’optimisation » qui consisterait à

identifier les zones de gaspillage et de dédoublements, identifier les activités à valeur ajoutée dans le travail quotidien, c’est-à-dire les activités professionnelles pour lesquelles nos intervenants ont été formés et finalement, diminuer les activités à valeur non ajoutée, comme la saisie de données ou l’envoi de rapports, en les déléguant à du personnel administratif.

AQESSS, 2012

Dans ce communiqué, l’AQESSS décrit une démarche véhiculée de nos jours par les promoteurs du Lean, qui consiste à tenter de réduire le plus possible le « gaspillage », c’est-à-dire les tâches qui n’apporteraient pas de « valeur ajoutée » aux « clients ». Cette idée de valeur ajoutée pour les usagers constitue un premier enjeu de la controverse. Ce principe général d’élimination du gaspillage remonte au moins aux débuts du génie industriel. Dès les années 1910, des adeptes du génie industriel ont proposé que les hôpitaux se mettent aux techniques développées pour augmenter la productivité dans les usines. Dans la controverse que nous étudions ici, on utilise la prémisse que tout ce qui n’est pas du temps passé en soins ou services directement auprès des patients ou des usagers est du gaspillage. Cette idée n’est pas récente (voir Cohen et Wagner, 1982, p. 150). Les professionnels de la santé et des services sociaux et leurs représentants ont critiqué vigoureusement cette idée. Leur point de vue est que les activités « indirectes » peuvent être aussi importantes pour les usagers que les activités réalisées en leur présence. Réduire leur importance revient à réduire les services et leur qualité. C’est le cas des nombreux actes professionnels réalisés au bénéfice des usagers, mais en dehors de leur présence, et des échanges entre collègues, du travail d’équipe, disciplinaire ou multidisciplinaire ou avec un conseiller clinique, qui contribuent à l’échange d’information et d’idées, à la coordination du travail, à l’apprentissage du métier ou de la profession, au développement du jugement et du savoir-faire, à l’identité professionnelle et organisationnelle (Bilodeau, 2012 ; Harvey, 2013 ; Khadir et al., 2013 ; Messier, 2012a ; Thouin, 2013).

La réduction du travail administratif

Si l’on revient au communiqué de l’AQESSS, on lit que la saisie de données et l’envoi de rapports n’apporteraient pas de valeur ajoutée. Difficile d’imaginer qui s’opposerait au principe de la simplification et l’allègement des obligations administratives. C’est peut-être cette « bonne idée » qui a motivé l’obligation imposée par le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) aux agences d’augmenter de 10 % le temps passé auprès des usagers du soutien à domicile sans augmentation de budget (MSSS, 2010, p. 29). Le dispositif qui fait l’objet de la controverse semble toutefois avoir eu l’effet inverse à celui recherché. Selon les critiques, les projets de la firme Proaction ont eu pour effet d’alourdir le travail administratif et d’augmenter la « bureaucratie » (Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux (APTS), 2012, 2013 ; Messier, 2012a ; Myre, 2012 ; Plourde, 2013 ; SCFP, 2013). Cela ne devrait pas surprendre, il s’agit d’un dispositif de bureaucratisation du travail de production des services (Littler, 1982).

Les critiques relatives à ce premier enjeu, l’élimination du gaspillage, ne portent pas directement sur le principe, qui est symboliquement difficile à remettre en question, mais plutôt sur la mise en oeuvre, qui est jugée défectueuse et aurait eu l’effet inverse à celui supposément recherché. Il s’agit d’une posture fréquente de la critique des réformes (Brunsson 2009, p.8).

Établir des « standards de production » dans les établissements de santé et de services sociaux ? Un deuxième enjeu

Selon l’AQESSS, la démarche consiste surtout en la délégation de la « saisie de données ou l’envoi de rapports » à du personnel administratif et s’appuie sur « la participation active des professionnels ». Les professionnels et leurs syndicats soutiennent pour leur part que la démarche mine le climat de travail et fait perdre aux intervenants une partie de leur autonomie professionnelle (APTS 2012 ; Bilodeau, 2012 ; Syndicat canadien de la fonction publique (SCFP) 2013). Ce sont deux représentations difficilement conciliables. L’étude de la controverse montre qu’un élément du dispositif Proaction a suscité une vive critique. Il s’agit du minutage des activités et de l’établissement de standards de production pour une liste d’actes bien définis et bien délimités (Corriveau 2012b ; Fédération de la santé et des services sociaux-Confédération des syndicats nationaux (FSSS-CSN) 2012a ; Porter 2012). Ces standards de production (temps standards et quotas hebdomadaires) sont utilisés pour surveiller la « performance » des intervenants (Messier, 2012). Il s’agit d’un élément central de tous les dispositifs de gestion issus du génie industriel classique et le deuxième enjeu de la controverse.

La démarche consiste à établir une liste d’actes puis à déterminer des temps standards pour ces actes (Kadhir et al., 2013 ; Ferland, 2013 ; Proaction, 2008). Les consultants suivent les intervenants pour chronométrer leurs activités et contribuer à établir ces temps standards (Esseghir, 2013). Le résultat prend la forme d’une grille listant les actes et leur temps standards (Desjardins, 2013).

Les intervenants doivent planifier leur semaine à l’aide des temps standards, puis au cours de la semaine, inscrire les activités réellement réalisées. Ils doivent rencontrer leur superviseur pour expliquer tout écart entre les standards et ce qu’ils ont réalisé (Messier, 2012, Plourde, 2013 ; SCFP 2013). On reconnaît dans ce dispositif de gestion des éléments de la démarche présentée par Frederick Taylor il y a plus d’un siècle et partie intégrante du génie industriel classique.

Cette approche est sévèrement critiquée par des intervenants et leurs syndicats dans la quinzaine d’établissements touchés par la controverse (Bilodeau 2012 ; Desjardins 2012 ; Harvey 2013 ; Messier 2012 ; Montpetit 2012 ; Plourde 2013 ; Rodgers 2013). Ils reprochent à la méthode de ne pas être adaptée aux soins et aux services offerts à des êtres humains, de ne pas tenir compte du contexte et de sa complexité, de sa variabilité et de son imprévisibilité. Ils dénoncent aussi l’augmentation de la cadence de travail imposée. Selon les critiques, chaque cas est différent, chaque intervention se fait dans un contexte différent. Il faut respecter le rythme des personnes qu’on sert, rythme qui peut changer d’une journée à l’autre. On est généralement dans une relation d’aide, ce n’est pas quelque chose qui s’expédie en vitesse. Il faut discuter avec la personne, développer et entretenir la relation.

L’AQESSS défend le minutage en affirmant qu’il n’a pas pour but d’établir un contrôle des intervenants, mais de tracer un portrait de la situation (Champagne, 2012). Le ministre Réjean Hébert a aussi soutenu cet argument (Corriveau, 2012a). Pourtant, il s’agit bien d’un dispositif classique de contrôle du travail des « opérateurs » et il est vécu de cette façon par les intervenants (Messier, 2012). Une directrice du CSSS Pointe-de-l’île ne cache pas la finalité de ce dispositif de gestion dans un témoignage vidéo qu’on trouve sur le site de la firme Proaction (2011, à 3 min) : « Déjà, on est capable de dire deux mots dans les services : contrôle et performance ; chose qu’on pouvait pas avant prononcer au niveau de nos intervenants ».

Les risques de la simplification du travail

Les dispositifs de gestion industriels simplifient et standardisent les méthodes de travail et les processus de production pour éliminer le gaspillage, pour déployer la division du travail et pour permettre le contrôle des ouvriers. C’est de cette façon qu’on arrive à augmenter les cadences de production. La liste des actes et la planification hebdomadaire constituent des outils de décomposition et de simplification du travail. Dans les rapports avec un usager ou un patient, on délimite chaque acte pour l’attribuer à la catégorie d’intervenant qui coûte le moins cher tout en étant jugée capable d’accomplir cet acte, et pour contrôler la « performance » des intervenants qui accomplissent ces tâches. Les intervenants et les syndicats critiquent cet aspect du dispositif (Esseghir, 2013 ; Labrie, 2011).

On court le risque de dénaturer les interventions auprès des usagers et patients en les décomposant en une série d’actes isolés et en les programmant avec une durée prédéterminée (APTS, 2014). Au soutien à domicile, particulièrement visé par la controverse, un suivi psychosocial, un prélèvement sanguin, un soin de plaie, un bain, l’assistance à la prise de médicament, par exemple, ne sont pas des actes mécaniques isolés, ce sont non seulement des soins et des services, mais aussi des occasions de vérifier comment va la personne, d’entretenir une relation humaine avec elle, de favoriser le maintien de sa mobilité et de ses capacités cognitives, de vérifier si le frigo est vide, de s’assurer que son milieu physique et social demeure relativement sécuritaire (APTS — Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec (FIQ) — Centre de santé et de services sociaux Ahuntsic–Montréal-Nord (CSSSAMN), 2012 ; Khadir et al., 2013 ; Labrie 2011 ; Montpetit 2012). Ce sont des services complexes. Les méthodes d’industrialisation et les dispositifs de gestion qu’ils produisent ne sont généralement pas adaptés aux services humains complexes (Gadrey, 1996). Champy (2011) souligne que le résultat de la division et de la fragmentation du travail n’est pas uniquement un transfert de responsabilité des intervenants vers les gestionnaires. Elles provoquent aussi une perte nette en ce sens qu’il n’y a plus toujours quelqu’un en position de juger globalement chaque situation avec toutes ses particularités. Il y a affaiblissement de la portée du jugement « prudentiel » et de la sagesse pratique (Champy 2011), du jugement professionnel.

Désengagement des personnes

Les écrits scientifiques ont mis en évidence les particularités et la nature relationnelle des « technologies de production » des organisations de services humains complexes (Lipsky, 1980 ; Hasenfeld, 1983). Le personnel directement en contact avec les clients a une grande responsabilité dans la valeur des services offerts, dans leur bon déroulement, dans leur adéquation avec les besoins particuliers des personnes à servir. L’efficacité des services dépend largement du niveau d’engagement du personnel (Hasenfeld 1983 p.142-143). C’est pourquoi Mintzberg (2010) rappelle que les services de santé sont à leur meilleur quand ils sont compris comme une vocation. Un problème majeur des dispositifs de gestion industriels a toujours été le risque de provoquer le désengagement des personnes, de détruire le sens du travail et de réduire la volonté du personnel en contact avec les clients d’assurer le meilleur service souhaitable. On détruit la vocation, qu’on remplace par des standards de production. Médecins québécois pour le régime public (2013) est l’un des acteurs qui expriment cette position et s’inquiètent que le dispositif Proaction ne décourage les gens dévoués (voir également APTS-FIQ-CSSSAMN 2012).

Évaluer le succès des projets d’optimisation à l’aide d’indicateurs ? Un troisième enjeu

L’AQESSS (2012) affirme que la démarche donne des « résultats remarquables ». Les directeurs d’établissement ont fourni des données pour appuyer leur affirmation (AQESSS, 2012) :

  • Augmentation significative du nombre d’heures de services rendus directement à domicile en présence de l’usager ;

  • Augmentation du nombre d’usagers différents desservis ;

  • Augmentation importante du nombre d’usagers différents vus avec le même nombre d’heures travaillées ;

  • Augmentation du nombre de visites par jour pour l’ensemble des professionnels ;

  • Nette diminution du nombre de personnes sur les listes d’attente.

Les opposants soutiennent de leur côté que ces « chiffres » ne sont que de la poudre aux yeux. Selon eux, les résultats sont très négatifs. Il n’y a pas d’amélioration visible (Fortin, 2011). Au contraire, on a créé de toute pièce de nouveaux problèmes (FIQ, 2013 ; Médecins québécois pour le régime public, 2013). Il s’agit d’un troisième enjeu important qu’on peut repérer dans la controverse publique. L’un des principaux arguments de Rayside et Bourdeaux (2013) contre les critiques est de dire que l’« objectif » n’est pas de déshumaniser les établissements. C’est pourtant l’effet de ces projets qui est critiqué, et non leur objectif. Si tel n’est pas l’objectif, raison de plus d’être attentifs et vigilants aux effets « pervers » non souhaités de ces démarches. Or ça ne semble généralement pas le cas et beaucoup de critiques dénoncent le fait que les dirigeants soient « déconnectés du terrain » et ne reconnaissent pas les problèmes créés (APTS, 2012 ; APTS-FIQ-CSSSAMN 2012 ; Corriveau, 2012b ; Myre, 2012).

Démontrer les résultats à l’aide d’indicateurs

Examinons les indicateurs que les directeurs d’établissements proposent, et que des opposants critiquent. Le premier indicateur vise à rendre compte de l’augmentation des activités à valeur ajoutée. La critique faite à cet indicateur est que si l’augmentation du nombre d’heures de services rendus à domicile se fait aux dépens de tâches aussi importantes, mais qui doivent se faire en dehors de la présence des usagers, il n’y a pas de gain, il peut même y avoir détérioration de la qualité des services (CSN, 2013). Dans ce contexte, il est impossible de dire si l’augmentation évoquée est une chose positive ou négative, d’autant plus que Montpetit (2012) décrit une pratique qui consiste à accomplir les tâches administratives en présence des usagers de façon à augmenter artificiellement le nombre d’heures passées en leur présence sans négliger les tâches administratives.

Les autres indicateurs présentent la même difficulté d’interprétation. Si l’augmentation du nombre d’usagers servis est rendue possible par une diminution du temps total consacré à chaque usager et par une diminution de service, comment juger s’il s’agit d’un progrès réel ? De même, si l’on passe moins de temps avec chacun, il n’est pas surprenant qu’on puisse « voir » plus d’usagers. Mais le risque est très grand que cette augmentation résulte d’une réduction de service ou de la diminution de leur qualité. Les critiques soulignent qu’en limitant le temps passé auprès de chaque usager, il se peut que les intervenants aient à revenir plus souvent, ce qui gonfle artificiellement le nombre de visites (APTS, 2013 ; Thouin, 2013). L’intervenant peut devoir réduire son intervention à sa plus simple expression et sacrifier par exemple les efforts de prévention (Champagne, 2013). Certains usagers courent plus de risque de se retrouver à l’hôpital (Champagne, 2013 ; Rodgers, 2013).

Deux exemples illustrent l’ambiguïté de l’indicateur « nette diminution du nombre de personnes sur les listes d’attente » : la liste d’attente centrale peut être simplement redistribuée à l’ensemble des intervenants (Desjardins, 2012 ; Khadir et al., 2013) ; et on peut évaluer plus de personnes sans offrir plus de services (APTS, 2013 ; Giguère, 2012). La satisfaction de la clientèle et le nombre de plaintes sont d’autres indicateurs utilisés pour défendre les effets du dispositif (Ferland, 2013). Les intervenants et les syndicats contestent aussi ces indicateurs, qui ne seraient pas les bons parce que ce ne sont pas des indicateurs de résultats comme le sont par exemple le nombre de chutes des patients, le nombre de retours à l’urgence, le taux d’hospitalisation, etc. (FSSS-CSN, 2012b ; Khadir et al., 2013). Au total, selon les opposants au dispositif de gestion de la firme Proaction, les statistiques présentées par la firme et les directions d’établissements ne démontrent pas que les démarches d’« optimisation » donnent des « résultats remarquables » et peuvent tout aussi bien correspondre à une détérioration des services.

Le dispositif vise une augmentation de la productivité industrielle mesurable à l’aide d’indicateurs de productivité de type industriel. Or les soins de santé et les services sociaux constituent un secteur d’activités où la notion de productivité industrielle n’est généralement pas applicable (Gadrey 1996 ; Hasenfeld, 1983 ; Lipsky 1980). Comme Gadrey (1996, p. 283) l’explique, dans ce type de service, les transformations ou les traitements « peuvent être effectués selon une infinité de degrés et de modalités qualitatives ». Ils ne peuvent pas être strictement standardisés comme le sont les produits industriels, ils varient naturellement dans le cadre d’une interaction directe avec les usagers et en fonction des problèmes rencontrés. Pour cette raison, on ne peut pas simplement comparer des quantités de ces services. Chaque intervention a un aspect unique qui la rend difficile à comparer à une autre intervention du même type sans porter un jugement complexe sur l’intensité et les modalités de l’intervention. Si l’on oblige les intervenants à faire plus d’interventions par jour ou par semaine, cela peut influencer l’intensité et les modalités de ces services, c’est-à-dire leur « qualité ». De fait, beaucoup de critiques dénoncent les risques que pose le dispositif Proaction pour la qualité des services (APTS 2012 ; 2013 ; Champagne 2013 ; Desjardins 2012 ; FSSS-CSN 2012b ; FIQ 2013a ; Khadir et al., 2013 ; Messier 2012 ; Plourde 2013).

Conclusion

La pensée mécaniste (focalisation sur les processus, standardisation, mesures, recherche de l’efficience) prend de plus en plus de place dans les sociétés occidentales, véhiculée en particulier par le managérialisme. Elle est coeur du génie industriel classique et de la comptabilité de gestion dont sont issus les dispositifs de gestion qui affectent l’organisation d’une variété toujours plus grande d’activités (Boussard, 2008 ; Dujarier, 2015). Entre 2010 et 2014, la firme Proaction a vendu un dispositif de gestion issu du génie industriel classique à plus de 15 établissements de santé et de services sociaux. L’implantation de ce dispositif a soulevé une vague d’opposition. Elle est devenue l’objet d’une dispute publique qui a mis en lumière des enjeux liés à la rhétorique traditionnelle des dispositifs de gestion industriels : élimination du gaspillage, standardisation, contrôle chiffré de la performance des ouvriers. De l’analyse critique qui émerge de la controverse publique, on peut conclure que le dispositif à l’étude accentue la prolétarisation des intervenants en réduisant leur maîtrise des processus d’intervention et contribue à neutraliser le jugement professionnel et le sens de la vocation. Il a le potentiel de réduire la portée de la sagesse pratique des intervenants et des gestionnaires de première ligne et, en conséquence, de détériorer la qualité des services offerts. Il contribue à rendre nos établissements plus formels, plus abstraits, plus impersonnels, vides d’engagements et de jugements éclairés, moins aptes à accomplir réellement leur mission (Dupuis et Farinas, 2009). Les critiques publiques que les opposants font du dispositif et de son implantation remplissent une fonction sociale cruciale en contribuant à enrichir nos représentations collectives trop facilement dominées par le managérialisme et ses dispositifs de gestion.