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Introduction

Au Québec, le réseau de la santé et des services sociaux fait l’objet, depuis une quarantaine d’années, d’un passage graduel d’un mode de prise en charge traditionnel en institution à un mode d’intervention en milieu de vie naturel (Ministère de la Santé et des Services sociaux, 2003). Les réorganisations majeures apportées au système sociosanitaire pendant cette période ont contribué à revaloriser les services dits de proximité tels que les services à domicile[1]. Ce virage, certes nouveau dans sa mise en forme actuelle, peut aussi être lu comme un retour à une vieille tradition du travail social, centrée sur le milieu de vie (Morin et al., 2009). Ces changements dans la prestation des services ont conduit à la mise en place de modalités d’intervention se déroulant non plus uniquement au bureau de l’intervenant, mais aussi dans l’univers moins institutionnalisé que représente le domicile de l’usager. Cette focalisation de l’intervention sur le milieu de vie amène une reconfiguration de la relation professionnelle, dès lors marquée par une plus grande proximité (Breviglieri, 2005 ; Gagnon et Saillant, 2000 ; Soulet, 1997).

Dans cet article, nous présentons de quelle façon les intervenants sociaux font usage de la proximité relationnelle en contexte domiciliaire en tant qu’outil d’intervention. Ensuite, nous exposons le cadre théorique dans lequel s’inscrit notre étude, en l’occurrence la théorie des conventions, développée par Boltanski et Thévenot (1991), et notre méthodologie de recherche. En second lieu, nous présentons les résultats de notre étude. Nous verrons d’abord les ouvertures offertes aux deux parties de la relation clinique par la proximité relationnelle lors d’une intervention psychosociale à domicile, puis les risques et tensions découlant de cette situation.

Proximité relationnelle et pluralité des régimes d’action

Les interventions se déroulant au domicile d’un usager engendrent une plus grande proximité entre l’intervenant et l’usager, et cette proximité accentue l’aspect relationnel de l’intervention sociale (Gagnon et Saillant, 2000 ; Soulet, 1997). L’intervention à domicile mobilise chez les intervenants sociaux des compétences professionnelles particulières, moins techniques qu’en contexte institué, mais plus praxéologiques, c’est-à-dire relevant de savoir-faire efficaces (Couturier et Chouinard, 2008 ; Soulet, 1997). Ces savoir-faire – on pense ici à ceux qui doivent être mobilisés par les intervenants pour établir une relation de confiance ou maintenir une distance relationnelle adéquate avec l’usager – guident de façon plus ou moins inconsciente l’intervention à domicile. Bien qu’elles ne soient pas exclusives au contexte domiciliaire, ces compétences y ont sans doute une plus grande importance qu’en contexte institué.

Nous proposons une analyse de ces modalités d’intervention au moyen de l’étude des actions professionnelles posées dans le cadre d’interventions psychosociales à domicile, en examinant les régimes d’action mis en oeuvre tant par les intervenants qui pénètrent dans le chez-soi des usagers que par les usagers recevant des services à domicile dispensés par ces intervenants. Les régimes d’action constituent des systèmes de normes donnant un sens aux actions des uns et des autres. Ces régimes étant pluriels, les acteurs doivent les négocier continuellement afin d’ajuster leur pratique à la complexité des univers de sens dans lesquels se déploie leur action. Ce cadre d’analyse est connu sous le nom de théorie des conventions. Nous proposons de nous inspirer ici d’une analyse qui a été développée par Boltanski et Thévenot dans leur célèbre ouvrage intitulé De la justification : les économies de la grandeur (1991). Ces auteurs ont fondé la théorie des conventions et étudié différents régimes d’actions des acteurs sociaux. Comme ils le mentionnent, l’analyse de ces régimes d’actions s’inspire du « tournant pragmatique » de la sociologie. Le concept des régimes d’actions permet de comprendre comment les acteurs participent à la vie en société. En ce sens, la question du réglage de la distance par rapport à la clientèle constitue, à n’en pas douter, un enjeu majeur pour les travailleurs au contact du public dans lequel des individus agissent et conduit les sociologues à porter leur attention sur la question de ces conventions ou régimes d’actions, et ce, en s’inscrivant dans un paradigme interactionniste.

Pour Boltanski et Thévenot (1991), il existe six régimes d’actions ou mondes : le monde marchand, le monde industriel, le monde domestique, le monde de l’opinion, le monde de l’inspiration et le monde civique. Le fait que l’intervention se déroule à domicile plutôt qu’en milieu institutionnel entraîne une réarticulation des mondes de référence mobilisés pour justifier l’intervention puisque l’usager, qui reçoit l’intervenant sur son terrain symbolique, peut alors davantage faire valoir ses propres mondes. Selon notre analyse, l’intervention à domicile fait principalement appel à trois mondes, que nous définissons sommairement.

Le monde industriel donne la priorité aux méthodes scientifiques et aux objets techniques. Les actions réalisées dans le monde industriel doivent démontrer leur grandeur, au sens où l’entend la théorie des conventions, c’est-à-dire leur valeur dans l’espace social selon leur efficacité technique et opérationnelle et leur capacité à produire des preuves objectives. Ces actions reposent sur l’efficacité et la productivité des individus et leur capacité à composer avec des impératifs de performance. En travail social, le monde industriel occupe une place de plus en plus grande sous forme d’outils ou de processus de travail standardisés.

Dans le monde civique, l’importance n’est pas accordée aux individus, mais bien aux personnes collectives, aux entreprises, aux établissements, en fait à tout système cherchant à définir une forme de bien commun. Les actions et les dispositifs formant le monde civique sont destinés principalement à stabiliser ces personnes collectives dans des systèmes de normes partagées. Notre système de santé et de services sociaux se trouve imprégné du monde civique et l’intervention en travail social s’effectue dans une large mesure en appui sur ce monde. Dans la perspective conventionniste, la conformité à la vision du bien commun véhiculée par les normes partagées du vivre-ensemble constitue le principe de grandeur du monde civique. Mais, comme une relation de proximité s’avère plus susceptible de voir le jour au cours des visites à domicile, les normes définissant le bien commun peuvent être modulées, voire contredites, par celles prévalant à domicile.

Le monde domestique considère d’abord et avant tout les objets relationnels. Selon la théorie des conventions, les principes de grandeur mis de l’avant par le monde domestique sont la tradition, la famille et l’intimité (chaleur, proximité, attachement aux normes familiales, etc.). En analysant le monde domestique, on s’aperçoit que la relation de proximité créée entre l’intervenant social et l’usager à l’occasion des visites à domicile se joue beaucoup dans ce monde, avec une ouverture et une imprévisibilité propres à un espace d’intervention plus proche de l’intimité de l’usager. L’intervenant entre dans le monde domestique de l’usager, dans le chez-soi de ce dernier et, partant, dans son univers de sens. L’usager peut alors faire valoir des dimensions personnelles qui ont moins droit de cité dans le bureau de consultation de l’intervenant.

Cette configuration particulière des mondes convoqués en raison du lieu où s’effectue l’intervention représente l’objet qui nous intéresse ici. Nous avons tenté de situer l’action professionnelle dans cette composition de mondes pour mieux appréhender la pratique de l’intervention à domicile. Intervenir à domicile constitue un volet beaucoup plus important de la pratique professionnelle qu’il n’y paraît à première vue, le domicile n’étant plus seulement le décor d’une intervention professionnelle typique, mais bien la condition d’une reconstruction majeure du sens de l’intervention.

Méthodologie

La présente étude qualitative se veut une analyse secondaire des données recueillies dans une recherche qui fut effectuée par Morin et ses collaborateurs (2009)[2] et qui portait sur la signification du chez-soi et l’intervention à domicile dans trois programmes-clientèles. Afin de couvrir le plus grand nombre possible de situations de pratique, nous avons élaboré un échantillon par choix raisonné misant sur la diversité (Patton, 2002). D’une durée variant de 60 à 120 minutes, les entrevues semi-dirigées retenues pour l’analyse ont été menées auprès de 10 intervenants professionnels (6 hommes et 4 femmes) et de 6 usagers (3 hommes et 3 femmes) qui recevaient des services psychosociaux à domicile. Cinq intervenants possédaient une formation en travail social, deux, en psychologie et trois, en psychoéducation. Trois intervenants oeuvraient dans le secteur Soutien à domicile, cinq, dans le secteur Enfance/Jeunesse/Famille et deux, dans le secteur Santé mentale. Deux usagers recevaient des services du programme Soutien à domicile, trois, du programme Enfance/Jeunesse/Famille et un, du programme Santé mentale. Les 16 participants provenaient des régions de Montréal et de Sherbrooke.

Pour procéder à l’analyse de ce corpus d’entrevues, nous avons employé la méthode de l’analyse de contenu (Paillé et Mucchielli, 2005). Cette approche inductive nous a permis de définir des catégories conceptuelles en lien avec la proximité relationnelle. Le présent article concentre son attention sur les catégories permettant de mieux saisir l’impact du contexte d’intervention sur la rencontre clinique.

Intervention à domicile : ouvertures et tensions

Le contenu thématique tiré des entrevues des participants a été classé en deux catégories. La première catégorie a trait aux ouvertures procurées par l’intervention à domicile et aux tensions suscitées par ce type de pratique. Pour nous, le mot ouverture fait référence à la possibilité de renouveler les pratiques offertes par l’intervention à domicile, par exemple l’établissement d’une relation de confiance fondée sur une connaissance fine des objets et des conditions de vie ayant un sens pour l’usager. Le domicile représente un espace habité, c’est-à-dire un lieu portant les marques de la subjectivation de l’espace de vie de l’individu. L’accès au domicile provoque certaines tensions entre ce que permet la plus grande proximité relationnelle et ce que veulent les conventions classiques d’une intervention en contexte institué, en raison de l’écart entre les systèmes de conventions mis en oeuvre dans ces deux contextes. La seconde catégorie concerne les compétences pragmatiques appliquées dans un contexte de pratique à domicile, soit les savoir-faire professionnels mobilisés dans ce contexte particulier d’intervention. Ces thèmes ont été analysés dans le but d’identifier les mondes convoqués par les deux acteurs dans l’intervention.

Ouvertures offertes par l’intervention à domicile

Les intervenants ont relevé différents thèmes témoignant des ouvertures créées par l’intervention psychosociale à domicile. Ainsi, intervenir en contexte domiciliaire facilite l’évaluation psychosociale, favorise la création d’un lien de confiance, brise l’isolement de l’usager, atténue la relation de pouvoir et constitue une source de valorisation pour l’usager. En réalité, tout cela peut aussi être accompli en contexte institué, mais nos interlocuteurs se montrent très explicites sur le caractère intense de ces situations en contexte domiciliaire. La forte intensité de ces ouvertures illustre bien comment la pratique à domicile permet d’optimiser l’efficacité d’une intervention fondée sur une relation professionnelle plus subjective, plus proximale à l’univers de sens de l’usager. L’intensité relationnelle rend l’intervention plus humaine, malgré les problèmes éthiques qui l’accompagnent, en particulier celui de faire intrusion dans l’espace privé de l’usager (Magnusson, Severinsson et Lützén, 2003). En faisant le lien avec notre cadre théorique, on constate que les ouvertures permises par la pratique à domicile articulent des conventions du monde industriel à des conventions du monde domestique que l’accès au domicile impose avec une telle évidence qu’elles modifient le régime d’action qui s’y déploie.

Première ouverture : faciliter l’évaluation psychosociale

Tous les intervenants ont abordé le thème de l’intervention à domicile comme condition privilégiée pour effectuer efficacement l’évaluation psychosociale de l’usager. Il semble que l’accès à l’environnement domiciliaire ait pour effet d’accélérer l’évaluation de la situation des usagers en donnant aux intervenants la possibilité de procéder à des observations plus détaillées et plus justes.

On les voit dans leur environnement immédiat […], ça peut aller jusqu’aux habitudes de vie […] Ça nous amène un autre élément dans notre évaluation de la situation.

Intervenant, Soutien à domicile

Cette efficacité accrue correspond à une logique d’action industrielle, c’est-à-dire à une évaluation efficace, quoique transformée par sa rencontre avec le monde civique.

De leur point de vue, les usagers ont l’impression que l’intervenant peut mieux comprendre leur situation s’il vient les visiter à domicile. D’une certaine façon, les usagers acceptent que l’intervention à domicile s’inscrive, au moins en partie, dans une logique d’efficacité. Comme le dit un usager bénéficiant d’un programme de soutien parental : « Je trouvais ça bien [d’avoir des services à domicile] parce que l’infirmière ou la psycho-éducatrice [pouvaient voir] l’environnement des enfants » (Usagère, Enfance/Jeunesse/Famille).

Nous voyons que l’accès à l’espace domiciliaire offre des ouvertures privilégiées pour l’intervention, notamment pour l’évaluation psychosociale. Nous verrons plus loin que cette efficacité accrue de l’intervention soulève toutefois certains enjeux éthiques, notamment le risque d’intrusion dans la vie privée de l’usager.

Deuxième ouverture : favoriser la création d’un lien de confiance

La dispensation des services à domicile facilite la création d’un lien de confiance mieux ancré dans la subjectivité de l’usager. Aux dires des intervenants, la proximité relationnelle rendue possible grâce à la visite au domicile contribue au développement de l’alliance professionnelle par la création d’un lien plus chaleureux, découlant d’une meilleure connaissance de l’histoire de vie de l’usager, laquelle s’avère plus visible à domicile. Une alliance plus adéquate accroît la performance et la dimension relationnelle de l’intervention. Ici, le monde industriel est sollicité, car l’intervenant possède plus en profondeur le dossier, mais il se trouve quelque peu altéré par l’intensité du monde domestique mobilisé à domicile puisque, dans ce contexte, il devient possible de laisser de côté certaines normes d’intervention pour mieux s’adapter aux exigences de la situation.

La proximité amenée par l’intervention à domicile permet d’atténuer la peur et la méfiance des usagers devant la menace que peuvent représenter les services sociaux et leur caractère potentiellement intrusif. Parlant des usagers, un intervenant affirme que les visites à domicile permettent « de se rapprocher un peu de leur crainte par rapport aux institutions […] Cela aide à créer un lien avec ces gens-là » (Intervenant, Enfance/Jeunesse/Famille).

Aussi, les visites à domicile permettent d’accommoder les usagers se trouvant en situation de handicap et dont la mobilité est réduite, et, par conséquent, facilitent la continuité de l’intervention. Nous voyons ici à l’oeuvre un souci d’humaniser l’intervention qui se manifeste par la volonté d’aménager les services pour les usagers plus vulnérables.

Troisième ouverture : briser l’isolement de l’usager

Une autre ouverture consiste à briser l’isolement de l’usager qui, pour diverses raisons, reçoit peu ou pas de visite. L’intervenant devient ainsi partie prenante du réseau social de l’usager et développe une connaissance de ce réseau. On peut donner l’exemple d’un usager isolé qui a perdu son père depuis peu et pour qui la visite régulière de l’intervenant représente le seul contact avec autrui : « Je m’étais retrouvé complètement seul ; si je n’avais pas eu de services du CLSC [je pouvais] facilement passer deux semaines sans voir personne » (Usager, Santé mentale). Ici, la proximité relationnelle produite par l’intervention à domicile n’a aucun objectif de performance, mais elle favorise une meilleure intervention au plan strictement humain, lequel n’est que peu ou pas reconnu par le milieu institutionnel. Cependant, l’effet sur la performance d’un lien de confiance de cette nature est observable.

Quatrième ouverture : atténuer la relation de pouvoir

L’intervention à domicile permet d’atténuer la relation de pouvoir entre l’intervenant et l’usager, mais cette relation demeure d’ordre professionnel et marquée par une maîtrise de la distance adéquate à respecter dans la relation. Comme le mentionne un intervenant : « Pour moi, en tant qu’intervenant, me rendre à domicile, bien, c’est un peu aussi me mettre un peu plus à égalité avec les gens […] ; ce n’est pas : “Bien, vous allez venir me voir […] dans nos beaux bureaux.” » (Intervenant, Soutien à domicile.)

L’un des facteurs contribuant à ce rééquilibrage des statuts réside dans le contexte informel caractérisant le domicile. Les usagers, tout comme les intervenants, ont évoqué le caractère convivial et chaleureux de l’intervention à domicile. Comme le dit un usager : « Il entre comme s’il était chez lui. Il rentre ; moi, je suis à l’ordinateur et je lui dis : “Attends un peu, veux-tu un café ?” […] Il n’y a pas de formalités. » (Usager, Soutien à domicile.)

On voit que les visites à domicile, tout en répondant à une volonté de développer une alliance thérapeutique, peuvent aussi s’inscrire dans une logique d’efficacité professionnelle. Si la grande convivialité autorisée par le domicile comporte cette fonction d’intensification du lien, le risque de confusion des rôles professionnels, notamment le danger de basculer dans l’intimité d’autrui, reste très présent, comme nous le verrons plus loin.

Cinquième ouverture : constituer une source de valorisation pour l’usager

Une dernière ouverture tient au fait que les visites régulières d’un intervenant au domicile de l’usager s’avèrent très valorisantes pour ce dernier, qui se sent reconnu parce que l’intervenant se donne la peine de se déplacer pour lui. Ici encore, il s’agit d’un élément important dans la mise en place d’un lien solide :

De reconnaître que la personne finalement est en besoin, ça signifie : « Bien, on se déplace pour toi. » Donc, quand on sait que ces personnes-là sont lourdement handicapées et tout ça, ça signifie leur importance. Puis ça, ça renforce le lien aussi, cette attitude- là

Intervenant, Soutien à domicile

Tensions traversant la proximité relationnelle de l’intervention à domicile

Ainsi, les visites à domicile créent certaines ouvertures qui contribuent à l’efficacité et à l’humanisation de l’intervention. En contrepartie, les intervenants et les usagers vivent un certain nombre de tensions dans leurs expériences respectives de rencontre à domicile. En fait, nous avons relevé deux types de tension : celles reliées au rôle professionnel et celles en lien avec le rapport entre l’intervenant et l’établissement auquel il est rattaché. Pour nous, ces tensions sont inhérentes à l’activité, incessante et complexe, d’articulation des différents mondes d’action. Intervenir à domicile, c’est permettre à ces tensions de se révéler, de prendre de l’ampleur en raison de la force de transformation exercée par la présence du monde domestique dans le contexte d’intervention domiciliaire.

Tensions reliées au rôle professionnel

Parmi les tensions reliées au rôle professionnel de l’intervenant, on remarque la confusion des rôles professionnels, l’introduction dans la vie privée de l’usager, la peur d’engendrer un sentiment de rejet chez l’usager et le risque de basculer de l’empathie à la sympathie, dont la forme ultime consiste à développer des rapports de séduction ou même un sentiment amoureux.

Première tension : confusion des rôles professionnels

Si les intervenants ont mentionné que la proximité engendrée par l’intervention dans le milieu de vie domiciliaire constituait un facteur important dans la création d’un lien de confiance avec l’usager, ils ont aussi évoqué quelques tensions associées à cette proximité, dont celle résultant de la confusion des rôles professionnels. Il semble que les frontières relationnelles soient moins claires dans le contexte des visites à domicile.

À nos yeux, cette confusion potentielle des rôles professionnels révèle une tension plus fondamentale entre, d’une part, les exigences professionnelles et éthiques auxquelles sont confrontés les intervenants dans le monde civique (marqué par des règles générales, dont certaines exigences bureaucratiques) et, d’autre part, la volonté des intervenants dans le monde domestique de se rapprocher de la personne de l’usager dans sa pleine singularité. Cette volonté se trouve affermie du fait que l’intervention prend place dans un contexte qui ne renforce pas le caractère institué de l’intervention, mais plutôt sa dimension intersubjective. La confusion entourant les rôles professionnels peut se traduire chez l’usager par le sentiment qu’il est unique aux yeux de l’intervenant, ce qui provoque parfois des situations équivoques. Dans ce contexte, l’intervenant doit faire preuve de prudence et développer une habileté à contrôler les effets d’illusions que pourrait susciter une proximité de fait en contexte domiciliaire en affirmant, pour lui et pour l’usager, les attributs de sa professionnalité.

Deuxième tension : introduction dans la vie privée

On l’a vu, le travail de proximité dans une sphère intime comme le domicile d’un usager peut entraîner une confusion des rôles professionnels. Ainsi, les intervenants ont parlé du malaise qu’ils ressentent à s’immiscer dans la vie privée de l’usager, car cette situation comporte certains risques au plan éthique (par exemple, crainte que l’accès à l’intimité soit invoqué en preuve lors d’un litige) et au plan de leur sécurité. Ici encore, la tension naît de l’opposition entre une logique d’action domestique (désir de se rapprocher de la personne) et une logique d’action civique (application du code de déontologie). Une intervenante faisait part de sa crainte de susciter un sentiment de rejet ou de blesser l’usager en marquant une trop grande distance professionnelle lors d’une intervention à domicile. Ici, le dilemme oppose la création d’un lien de confiance plus intense à domicile et le respect d’une distance professionnelle judicieuse pour éviter que ce lien soit interprété comme étant de la camaraderie, voire de l’amour. À cet égard, une intervenante exprimait son souci de ne pas envoyer un message flou à l’usager :

[…] le client va m’attendre avec […] un café […] À chaque fois, ça me trouble parce que jusqu’où que je vais […] pour d’un côté ne pas faire une blessure parce qu’on refuse. En même temps, ne pas envoyer de mauvais message qu’on est en train de socialiser

Intervenante, Enfance/Jeunesse/Famille

En fait, s’il existe certains risques éthiques pour l’usager, dont ceux de « professionnalisation » de son domicile et d’intrusion dans son intimité (Magnusson, Severinsson et Lützén, 2003), il y a aussi un autre risque, moins documenté, qui concerne l’intervenant, celui de la préservation de son intégrité de praticien.

Troisième tension : développement d’un sentiment affectueux ou amoureux

La grande proximité permise par l’accès à l’espace d’intimité que représente le domicile peut provoquer l’émergence, entre l’intervenant et l’usager, de sentiments affectueux, parfois même amoureux, et créer une ambiance de séduction porteuse de tensions :

Je pense à une intervention où je rencontrais une dame plus en fin de journée, où tout était tamisé constamment, puis on dirait qu’on essayait de créer une ambiance, qui n’était pas nécessairement une ambiance d’intervention […], mais je pense que le rapport était beaucoup dans la séduction

Intervenant, Soutien à domicile

À la lecture de ces propos, on constate que, pour l’intervenant, l’activité consistant à rétablir continuellement la bonne distance (Weller, 2002) avec l’usager constitue une charge mentale importante dans l’intervention à domicile. La capacité de conserver une distance professionnelle adéquate, en dépit du caractère convivial prononcé de la pratique à domicile, amène l’intervenant à mettre en oeuvre des compétences professionnelles particulières.

Tensions en lien avec le rapport entre l’intervenant et l’organisation

Les tensions que nous venons d’énumérer se doublent de tensions d’ordre organisationnel impliquant l’intervenant dans son rapport à son organisation, centrée par nature sur les mondes industriel et civique. Ces tensions ont trait au risque d’intrusion de l’institution dans la sphère privée de l’usager. Ainsi, on craint que la visite à domicile serve à compenser les carences de l’offre de services et à dépister des comportements à risques chez des usagers. Or, ce rôle de dépisteur attribué à l’intervenant peut compromettre la création d’un lien de confiance avec l’usager. Étant donné le caractère concrètement intrusif de l’intervention à domicile, l’intervenant peut représenter une menace pour l’usager éprouvant de la méfiance envers les services sociaux : « Tu représentes une institution […] Il y a comme une contamination du lieu durant ta présence […] L’institution, elle rentre dans le dernier retranchement » (Intervenant, Soutien à domicile). La nature éminemment intrusive de l’intervention à domicile fait appel chez l’intervenant à des savoirs-être particuliers ; en fait, pénétrer l’intimité du chez-soi de l’usager « ne se fait pas au hasard et sans précaution » (Gagnon et Saillant, 2000 : 85).

Quelques usagers ont fait part du sentiment d’être envahis dans leur intimité, qui peut faire naître chez eux un fort sentiment de méfiance. L’intervention à domicile apparaît équivoque, car elle crée une relation qui se veut moins institutionnelle, mais qui est vectrice, au moins potentiellement, d’une intrusion plus efficace de la mission de l’institution dans l’espace privé que constitue le domicile. Il n’est donc pas surprenant de penser la confrontation des systèmes de conventions comme une rencontre paradoxale, agitée de nombreuses tensions, dont l’équilibre varie d’un contexte à l’autre et d’un moment à l’autre. Cette dimension paradoxale explique pourquoi nos deux groupes d’acteurs entretiennent un rapport très complexe avec l’intervention à domicile, rapport chargé autant d’espérances que de craintes.

Certains programmes d’intervention sont conçus spécialement pour être appliqués à domicile. En santé mentale, par exemple, l’intervention à domicile est fortement préconisée :

[En] santé mentale, il y a un virage reaching out. Du fait qu’on est beaucoup incité à « aller vers », d’aller à domicile […] présentement avec l’agence, ça prend un nombre x au sein de l’équipe de santé mentale qui faut qu’on aille voir à domicile

Intervenant, Santé mentale

Quelques intervenants affirment que leur travail est jugé non pas selon la qualité de leur intervention auprès de l’usager, mais suivant une logique de reddition de comptes, d’après certains critères quantitatifs (par exemple, le nombre de dossiers traités). Il est vrai que les visites à domicile peuvent nuire à la performance en raison du temps requis pour le déplacement de l’intervenant, de l’éventualité que l’usager soit absent de chez lui et de l’impossibilité de contrôler le temps de la rencontre (par exemple, un voisin peut venir cogner à la porte). Le domicile se présente comme un espace moins contrôlé que le bureau de l’intervenant et laisse une place importante à l’imprévu, que le monde industriel s’emploie de son mieux à réduire. En nous reportant à notre cadre théorique, nous nous apercevons que cette logique d’action se situe davantage dans des mondes industriel et civique négociés in situ, dans le cadre de vie de l’usager. Cette exigence de négociation fait que l’intervenant se retrouve déchiré entre, d’un côté, une logique d’action à travers laquelle transparaît sa volonté d’humaniser les services et de nouer une relation de confiance avec l’usager et, de l’autre côté, une logique d’action suivant laquelle il doit se conformer aux critères imposés par les programmes d’intervention et faire face à la pression imposée par les exigences de productivité.

Une autre tension verbalisée par les intervenants concerne certaines exigences de l’organisation, qui les oblige à remplir plusieurs outils administrativo-cliniques (par exemple, l’Outil d’Évaluation Multiclientèle), une pratique qui détonne en contexte d’intervention à domicile. Selon certains intervenants, l’utilisation de ces instruments entrave la création d’un lien avec l’usager. Pour eux, l’outil incarne l’institution dans son aspect industriel, un peu comme pour rappeler à l’intervenant et à l’usager la vraie nature de leur relation.

Conclusion

Cette étude nous a permis de mieux comprendre la prise en compte de la proximité relationnelle dans le cadre de l’intervention psychosociale à domicile. Notre étude révèle que si la confusion entourant les rôles professionnels semble plus présente en contexte de pratique à domicile qu’en contexte institué, le premier offre une réponse professionnelle plus fine et plus équilibrée que le second, car il se montre plus sensible à l’influence exercée par l’usager dans la conception de l’intervention.

Si la pratique à domicile comporte différentes fonctions apparaissant comme autant d’occasions précieuses pour l’intervenant de prendre en considération l’habitat comme expression de la subjectivité de l’usager, il n’en demeure pas moins que différentes tensions émaillent la pratique professionnelle à domicile. La plupart de ces tensions recoupent ce que les écrits scientifiques ont mis en lumière depuis plusieurs années, à savoir les problèmes éthiques relatifs à l’intrusion du système d’intervention dans le domicile de l’usager (Magnusson, Severinsson et Lützén, 2003 ; Tamm, 1999 ; Twigg, 1999). Mais, dans une perspective dialectique, ces tensions permettent un rééquilibrage des pouvoirs dans la relation clinique puisque, dans le contexte domiciliaire, l’usager peut faire valoir une plus grande portion de sa subjectivité. La théorie des conventions de Boltanski et Thévenot (1991) permet une réflexion sur l’articulation entre ces tensions et ces ouvertures.

Ces tensions et ces ouvertures peuvent être diminuées ou soutenues par une meilleure formation, initiale ou continue, aux savoir-faire particuliers caractérisant l’intervention en contexte non institutionnel. L’impact du contexte domiciliaire sur le déploiement de l’intervention constitue un objet d’étude peu exploré à ce jour. Ainsi, ce regard particulier sur l’intervention se doit d’être complété par d’autres recherches, d’autant plus que ces pratiques, justement parce qu’elles se déroulent à domicile, sont depuis toujours sous-problématisées par les chercheurs. Le fait que, dans leur pratique, les intervenants sociaux tiennent compte davantage de l’« habité » de l’usager permet, au moins potentiellement, une plus grande participation de ce dernier à une intervention qui le concerne au premier chef.