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La participation démocratique représente un enjeu majeur pour les groupes communautaires. Elle constitue l’une des valeurs de base de l’action communautaire autonome alors qu’elle semble menacée tant par la professionnalisation des groupes que par leur perte d’autonomie face à l’État. Dans les groupes populaires en alphabétisation, le défi est d’autant plus grand que les personnes concernées ne maîtrisent pas la lecture et l’écriture, qu’elles souffrent d’un fort sentiment d’infériorité et qu’elles s’engagent d’abord dans un processus d’apprentissage en fréquentant l’organisme.

Cet article[1] analyse des pratiques démocratiques de quelques groupes populaires en alphabétisation montréalais en utilisant le prisme des différences culturelles entre participants et animateurs. Après une mise en contexte des questions liées à la démocratie et à la culture dans les groupes, la définition de ces concepts permettra de soulever la question de la domination culturelle des animatrices. La présentation des résultats de recherche mènera ensuite au constat que les différences culturelles peuvent effectivement être source de domination dans les interventions. L’article se termine par des pistes de solutions concrètes qui visent à améliorer les pratiques démocratiques en respectant davantage la culture des membres.

L’alphabétisation populaire

En principe : démocratie et respect de la culture des membres

Les groupes populaires en alphabétisation se sont développés dans l’optique d’offrir une formation alternative à celle des commissions scolaires. Ils favorisent une approche collective et offrent la formation au moyen d’ateliers (Deshaies, Rajaonina et Richard, 1995 : 61-62). L’alphabétisation populaire poursuit des objectifs d’apprentissage orientés vers la réflexion critique et la transformation du milieu (Ibid. : 11-12) et se caractérise notamment « par le pouvoir que possèdent les participantes et participants à l’intérieur des groupes et par leur participation aux prises de décisions » (RGPAQ, 2004 : 2-3). En effet, « un groupe populaire d’alphabétisation a une approche et des structures démocratiques qui favorisent la participation de l’ensemble de ses membres » (Ibid.).

À la source de l’alphabétisation populaire se trouve l’approche de conscientisation : « Le développement d’une analyse critique et politique, le passage à l’action dans un objectif de transformation sociale » (Ibid. : 3). Selon Paulo Freire, la relation entre éducateur et éduqués est centrale, tout comme celle des profondes différences culturelles entre intellectuels et opprimés, différences qu’il faut reconnaître. Il mentionne à ce sujet que même s’ils ont le souci de rester accessibles, « les éducateurs parlent sans être compris. Leur langage n’est pas adapté à la situation concrète des hommes auxquels ils parlent. Et leur parole est un discours de plus, aliéné et aliénant » (Freire, 1978 : 81). Il souligne par ailleurs que l’« éducateur qui projette l’ignorance sur ses élèves […] sera toujours celui qui sait, alors que ses élèves seront toujours ceux qui ne savent pas » (Ibid. : 51-52). Les opprimés doivent donc notamment se réapproprier leurs mots et leur vision du monde : « Si la conscientisation appelle à la prise de parole, elle ne peut se produire dans l’utilisation pure et simple du langage imposé par le dominant… Il n’y a pas de groupe social, de peuple en dehors de sa langue et de son langage propre » (Humbert, 1976 : 84). La conscientisation est orientée vers la démocratie authentique (Freire, 1978 : 93-95) et insiste sur le fait que la relation entre milieux populaires et leaders doit être guidée par « les décisions qu’ils ont prises eux-mêmes et non celles que nous prenons à leur place » (Humbert, 1987 : 300).

Les difficultés liées aux pratiques démocratiques

Qu’il s’agisse des instances officielles (le conseil d’administration, par exemple), de comités, de projets d’action collective et même des ateliers, les groupes d’alphabétisation offrent plusieurs possibilités de participation à des processus démocratiques. Cependant, cela ne semble pas se faire sans difficulté. Une recherche (axée sur les instances officielles) menée auprès des groupes populaires en alphabétisation met en évidence une certaine incohérence entre, d’une part, l’intégration et la perception par les participants du fonctionnement et des enjeux liés à la démocratie et, d’autre part, les intentions et perceptions des animateurs. Par exemple, les animateurs démontrent une grande satisfaction concernant les mesures d’accompagnement et de soutien qu’ils offrent aux participants, alors que ceux-ci relèvent le manque de soutien comme un obstacle majeur à la participation (Filion, 2003 : 73). Aussi, plusieurs difficultés sont associées aux participants eux-mêmes : limites au niveau des capacités, manque d’intérêt, difficultés de compréhension, peur et manque de confiance (Ibid. : 46-54). N’est-ce pas pourtant une contradiction fondamentale de justifier une faible participation démocratique par les particularités des participants justement visés par cette démocratie ?

D’autres auteurs se sont penchés sur les pratiques démocratiques dans les groupes communautaires et les groupes de femmes. Ils soutiennent que les difficultés éprouvées sont liées aux contraintes des bailleurs de fonds, au financement insuffisant, au souci d’efficacité issu d’une pression au rendement et à la complexification des enjeux (Beeman, 2004 : 132 ; Duval, 2005 : 86-88 ; Filion, 2003 : 46-54 ; Fournier et al., 1995 : 25, 34 ; Guberman, 2004 : 173 ; Guberman et al., 1997 : 29, 69).

Une explication axée sur les différences culturelles entre les participants et les intervenants permettrait-elle de traduire les limites des participants comme des habiletés différentes de celles des animateurs, leur peur et leur manque d’intérêt comme une conséquence de cette distance culturelle, la complexité des dossiers et structures comme une façon particulière d’aborder la vie du groupe et, enfin, le manque de support et d’information comme un manque d’habileté de la part des animateurs à traiter les sujets de façon à correspondre à la culture des participants ? Serait-il possible de créer des pratiques démocratiques plus proches de la culture des participants ?

Quelques définitions

La démocratie

La démocratie, valeur fondamentale dans les groupes communautaires autonomes au Québec, suppose la participation aux décisions : « Quand on parle des pratiques démocratiques au sein des organismes communautaires, nous référons […] à l’existence de processus de délibération et de mécanismes de prise de décision accessibles aux membres participants » (Guberman, 2003 : 11). Toutefois les pratiques liées à la démocratie sont souvent abordées à travers ses procédures, et les groupes populaires en alphabétisation n’y échappent pas. Ainsi, Mathieu propose, pour agir démocratiquement, divers modèles d’organisation et autres conseils techniques liés aux structures et au fonctionnement légal (Mathieu, 1993). Dans ce cas, la démocratie est d’abord conçue comme une pratique qui nécessite des structures et des procédures particulières (Touraine, 1994 : 165). Ces structures et procédures semblent, quant à elles, requérir des apprentissages. Dans un numéro de la revue Le Monde alphabétique, par exemple, il est mentionné à quelques reprises que la démocratie implique un apprentissage de ses rouages par les participants : « la démocratie ne s’improvise pas, elle s’apprend » (Paquet, 1996 : 33). Elle peut pourtant être davantage considérée dans sa substance, et alors l’importance sera accordée à « donner forme à la souveraineté populaire » (Ibid. : 165), peu importe la façon dont cette souveraineté s’actualisera. En effet, les procédures et structures, bien qu’elles puissent favoriser la démocratie, n’en sont pas garantes. De plus, une conception procédurale restreint les possibilités d’imaginer les pratiques démocratiques autrement que dans leur forme actuelle. La démocratie n’est pas un « […] schéma abstrait apte à fournir des recettes d’organisation politique et sociale universellement valables » (Burdeau, 2002 : 71), mais, plutôt, en tant qu’« invention permanente, elle est élargissement et redéfinition infinie de ses cadres » (Busnel et al., 1995 : 69). Car, comme l’affirme Touraine, « la démocratie n’est pas seulement un ensemble de garanties institutionnelles […]. Elle est la lutte de sujets, dans leur culture et dans leur liberté, contre la logique dominatrice des systèmes » (1994 : 24). Bref, les pratiques associées à la démocratie devraient viser à atteindre le pouvoir ou la souveraineté des membres. Pour y parvenir, elles supposent la mise en place de conditions pratiques qui ne sont pas uniquement liées aux procédures et structures officielles.

Culture populaire et domination culturelle

La culture dite « populaire », selon certains auteurs, renvoie aux populations qui ont moins d’aisance ou moins d’instruction et qui occupent une position dominée ou subalterne dans la société (Imbert, 1979 : 15 ; Lalive d’Epinay et al., 1982 : 87). D’autres sociologues évoquent plutôt l’opposition entre les cultures qu’ils qualifient d’écrite et d’orale. Ces deux cultures vivraient leur rapport au monde de façon différente (Villepontoux, 2001 : 27). On peut ainsi postuler l’existence d’une différence culturelle entre les personnes analphabètes et les intervenants.

La généralisation de l’utilisation de l’écriture s’est accompagnée d’une domination culturelle. Aujourd’hui, le pouvoir qui découle de l’écriture « domine, contrôle ou sélectionne selon ses normes tous ceux qui ne possèdent pas cette maîtrise du langage » (Michel de Certeau, cité dans Paquet, 1989 : 83). Plus encore, les savoirs écrits se sont complexifiés et spécialisés au fil du temps, et cette complexité des pratiques d’écriture et des savoirs théoriques entraîne le développement de la figure de l’Expert (Lahire, 1992 : 70).

La différenciation culturelle comporte ainsi des dangers de domination d’une culture sur une autre. Cette situation de domination est reliée au culturocentrisme de la culture dominante. Disons, à l’instar de Lévi-Strauss, qu’il est facile de « rejeter hors de la culture tout ce qui ne se conforme pas à la norme sous laquelle on vit » (Lévi-Strauss, 1961 : 20). Il est difficile de comprendre un mode de pensée différent du sien en utilisant sa propre rationalité ; comme on n’y voit pas la logique, on la considère comme illogique (Brunetière, Metay et Sylvestre, 1990 : 209). La vie des pauvres est basée sur une vision de classe moyenne (Valentine, 1970 : 17) et la culture populaire décrite en termes de manque. C’est ainsi que les participants des groupes d’alphabétisation peuvent être perçus comme des personnes à éduquer et intégrer. En effet, l’intervention en alphabétisation fonde ses actions et revendications sur le droit à l’éducation davantage que sur celui d’avoir un espace dans la société en tant que personne analphabète. Les pratiques démocratiques dans les groupes n’échappent pas à cette logique, étant habituellement définies comme un moyen d’apprentissage des rouages de la démocratie telle que la perçoivent les professionnels.

C’est l’approche du relativisme culturel qui tente de répondre aux visions culturocentriques. Ce concept suppose que chaque culture a ses propres logiques. Le relativisme s’oppose « au misérabilisme, qui ne voit que privation ou aliénation dans la vie des dominés [alors que de] nombreux travaux montrent l’existence de logiques propres aux êtres sociaux dominés là où un regard dominant ne peut voir qu’illogisme, désordre ou incohérence » (Thin, 1998 : 43).

Pour éviter toute hiérarchisation entre groupes culturels, les études symboliques accordent, quant à elles, une importance première à l’interprétation qu’un groupe fait de la vie (Winthrop. 1991 : 50). Le groupe agira selon la signification que les faits ont pour lui, et la signification est elle-même construite à travers les événements et le contexte dans lequel le groupe a évolué. Tout acte reste donc sujet à interprétation. L’intérêt de cette définition de la culture pour l’objet de notre recherche est d’utiliser l’interprétation que font les individus de leurs expériences pour comprendre ces individus et pour voir le monde à travers leurs lunettes, ce qui permettra peut-être de percevoir la démocratie autrement. Ces considérations mènent à définir la culture populaire comme le système de représentation à travers lequel les groupes sociaux subalternes interprètent la vie, groupes dont les personnes analphabètes feraient partie. Ce serait bel et bien une « culture à part entière fondée sur des valeurs et des pratiques originales qui donnent sens à l’existence » (Cuche, 2010 : 82).

Notre recherche a permis d’explorer comment les participants des groupes d’alphabétisation interprètent les pratiques qualifiées de démocratiques dans le cadre d’un rapport avec des personnes d’un autre milieu culturel, les intervenants, qui mettent en place les pratiques.

La collecte de données selon une approche ethnographique

Nous avons choisi de recueillir nos données selon une approche ethnographique. L’ethnographie repose largement sur une approche symbolique de la culture, comme en témoigne cette question générale : « What are the cultural meanings people are using to organize their behavior and interpret their experience ? » (Spradley, 1979 : 93). L’ethnographe se fait lui-même interprète du symbolisme partagé par un groupe (Winthrop, 1991). L’ethnographie (ou les résultats de recherche) se retrouve entre deux pôles culturels : celui de l’ethnographe (et, éventuellement, de ses lecteurs) et celui des membres de la culture étudiée : « They necessarily decode one culture while recoding it for another » (Roland Barthes, cité dans Van Maanen, 1988 : 4). Afin d’arriver à dégager la spécificité et l’originalité de la culture populaire, le chercheur doit d’abord prendre conscience de sa propre appartenance culturelle (Guy Lafleur, cité dans Leboeuf, 1974 : 421) et des effets de celle-ci sur sa perception des autres. En outre, il faut garder en tête que « le chercheur […] se révèle très éloigné de comprendre spontanément les manières de communiquer de l’illettré » (Besse, 2001 : 247). Les difficultés de compréhension mutuelle ont en effet été présentes au cours de nos entrevues et l’analyse des résultats est loin d’être à l’abri d’une surinterprétation.

Les informations ont été recueillies dans trois groupes populaires en alphabétisation de Montréal. Ces organismes ont répondu favorablement à l’invitation envoyée à neuf groupes de Montréal et de Laval. Ces groupes ont été choisis parce qu’ils accueillent une population majoritairement francophone et que la majorité des participants ne connaissaient pas la chercheure. Neuf activités démocratiques[2] ont été observées (deux à quatre par groupe), permettant de voir les acteurs interagir dans leur environnement habituel, et ce, sans intervention extérieure : trois assemblées générales, deux réunions de comité de participants, trois réunions de conseil d’administration, une rencontre de réflexion. Des entrevues individuelles semi-structurées à questions ouvertes ont été effectuées auprès de six participants (deux par groupe, dont un par groupe était membre du conseil d’administration). Cet échantillon n’est pas nécessairement représentatif de l’ensemble des participants en alphabétisation populaire au Québec. Nous considérons plutôt que le témoignage de ces personnes offre des pistes pour explorer les interprétations des participants sur les pratiques démocratiques.

Pour préserver l’anonymat des organismes et de leurs membres, des noms fictifs ont été attribués à chacun des groupes et des individus.

Les pratiques démocratiques : quelques écueils

Il est ressorti de l’analyse des résultats trois conclusions majeures quant aux pratiques démocratiques : l’approche éducative utilisée semble entretenir une identité d’apprenants chez les participants ; certaines pratiques des animateurs favorisent peu la participation, car elles ne tiennent pas compte de la réalité des participants ; les animateurs utilisent des pratiques qui ont pour effet de favoriser leurs propres vues au détriment de celles des participants.

Entretenir l’identité d’apprenant

Les participants reconnaissent et valorisent grandement le droit de parole, mais plusieurs disent ne pas l’utiliser beaucoup. Leur discours révèle qu’ils se considèrent responsables de leurs difficultés dans l’organisme. Voici un exemple du type de relation qui s’est établie entre un participant membre d’un conseil d’administration et une animatrice-coordonnatrice :

Question – C’est quoi le genre d’affaires que Danielle peut plus [davantage] décider ?
Réponse – […] on peut faire des erreurs comme tout le monde, on est ici pour apprendre ; […] elle va te le dire si c’est bon ou si c’est pas bon, mettons que tu pousses la machine trop haut, elle va dire : « Écoute, c’est pas trop bon, là. »

Un autre indice concerne cette identité d’apprenant ; il s’agit de la recherche de « la bonne réponse ». Une participante dit regretter de ne pas lever sa main dans les assemblées et de se contenter d’écouter. Elle reconnaît pourtant que parfois, elle a « des bonnes réponses ».

Pour définir le pouvoir, les participants n’utilisent jamais les mots « décider » ou « décision » :

Question – Toi, est-ce que tu sens que tu as du pouvoir ?
Réponse – Je dirais oui. […] Moi, je donne mon opinion, pis je pose des questions, pis c’est ça. […] Moi quand je vas penser quelque chose, je vas en parler avec Yvonne. Je vas lui demander : « Tu penses-tu que c’est bon, Yvonne, ça ? »

Ce participant attribue à l’animatrice le pouvoir de décider de la valeur de sa proposition plutôt que de se reconnaître à lui-même une telle compétence. Par ailleurs, le discours des participants donne l’impression que la transmission d’informations est l’objectif principal des instances démocratiques. Les assemblées, par exemple, sont perçues comme des lieux importants pour « savoir c’est quoi qui se passe » ou pour « les nouveaux participants, pour qu’ils connaissent c’est quoi [l’organisme] ». Les participants interrogés voient très peu que des décisions collectives sont prises dans les différentes activités démocratiques : « On dit notre opinion, mais des décisions, je penserais pas. » L’un d’entre eux constate d’ailleurs que la diminution de la quantité d’informations a amélioré la participation lors des assemblées annuelles de l’organisme : « [Avant, on avait] beaucoup d’informations, à’ place, là, on parlait pas. » Bref, les participants semblent avoir plusieurs occasions d’écouter, d’apprendre, voire de parler, mais peu de décider.

En outre, la transmission d’informations sur le fonctionnement ne semble pas favoriser la participation, au contraire. Les participants interrogés se souviennent habituellement d’avoir été informés, mais ils ne peuvent ni transmettre ni utiliser le contenu de ces informations si les animateurs font appel à des univers symboliques trop éloignés des leurs :

Réponse – L’année passée, ils ont voulu que j’embarque [sur le CA], […] c’est pour ça que Sophie […] nous a tout expliqué comment ça marchait, pour m’enlever le stress […] elle nous en a expliqué beaucoup plus.
Question – Ça t’a-tu rassurée, donné le goût, ou pas plus ?
Réponse – Pas plus ; […] c’est parce qu’avec tout ce qu’a nous explique, ça nous donne un peu peur.
Question – Te souviens-tu des informations qu’elle a données sur le CA ?
Réponse – Non parce qu’a n’a pas assez parlé.

Par des pratiques qui mettent l’accent sur la transmission d’informations, les animateurs risquent d’entretenir jusque dans les activités démocratiques cette identité d’apprenants chez les participants qui arrivent dans l’organisme avec cette optique : apprendre la lecture et l’écriture. Cette analyse mène à la délicate question suivante : est-il possible de développer une identité de participant lorsqu’on se perçoit comme apprenant ? Une relation égalitaire est-elle possible quand l’essentiel des interactions entre participants et animatrices est axé vers la transmission d’informations ?

Ne pas tenir compte de la réalité des participants

Les personnes analphabètes sont dévalorisées par la société. L’exemple de ce répondant illustre leur grande souffrance et montre combien ces personnes se perçoivent comme déficientes, notamment au niveau des habiletés et des connaissances :

Si t’es en dehors, tu vas venir pour parler, […] ils te coupent la parole pis ils changent d’à propos, […] tout de suite t’es condamné […] C’est dur dehors, c’est plus dur ton opinion un petit peu. Tsé des fois tu vas aller dans un magasin, tu vas discuter avec quelqu’un, là, c’est toujours des chicanes, […] en voulant dire : « Ferme ta yeule, toi t’es ci, t’es ça … […] comment je te dirais ben… t’es pas assez instruit pour eux pis tu te fais juger. J’aime autant […] fermer ma yeule.

Ce sentiment d’infériorité et de honte influe certainement sur la capacité des participants d’avoir confiance dans leurs opinions et sur leur façon de les exprimer :

Question – Ça arrive-tu que tu te sentes bonne dans les assemblées ?
Réponse – Moi non ! […] Quand je viens dans les assemblées, je suis juste là pour écouter, c’est ben ben rare que je vas lever ma main, là, très très rare.

En deuxième lieu, les participants, quand une discussion en groupe suscite une idée chez eux, ne font pas comme les « lettrés » ; ils ne la notent pas. Ainsi, lorsqu’ils pensent à quelque chose, ils vont soit cesser d’être attentifs à ce que les autres diront – pour se concentrer sur la mémorisation de leur propre idée –, soit oublier leur idée : « Je me sentais capable de le dire, là je lève ma main, là quand ça arrive mon tour, paf !, je l’ai perdu, c’est envolé. » Ils disent avoir toujours peur d’oublier ce qu’ils veulent dire. Pourtant, il faut une rigueur dans l’animation, car « il y a des fois où tout le monde veut parler ensemble, là on vient qu’on se comprend pus ». Une telle rigueur ne devrait toutefois pas entraîner l’exclusion et signifier qu’on ne retient pas une intervention sous prétexte qu’elle est hors d’ordre.

Favoriser ses propres vues

Tous les participants interrogés perçoivent clairement une hiérarchie entre les différents acteurs de l’organisme. Selon eux, ce sont les animateurs ou le coordonnateur qui décident d’enlever ou d’ajouter un atelier, qui « tranchent » une décision au conseil d’administration, qui informent les participants qu’ils sont en train de prendre une mauvaise décision, qui décident des subventions et des projets (et ce, parfois de concert avec le conseil d’administration). Bref, ils perçoivent le pouvoir exclusif des animateurs dans plusieurs domaines.

La façon dont les participants membres de conseil d’administration (CA) ont parlé du fonctionnement du conseil est aussi frappante : « Au CA, on écoute » ; « Ils parlent du budget, ils parlent des ateliers qu’ils vont donner l’année prochaine » ; « Au CA, on s’assit, ils discutent » (nous soulignons). Et même :

Réponse – Ici, que tu sois dans le CA ou pas dans le CA, tout le monde a le droit à des opinions […].
Question – Pis au bout du compte, qui c’est qui prend les décisions ?
Réponse – Évelyne [coordonnatrice].

Comment ce pouvoir des animateurs s’exerce-t-il ? L’observation des activités démocratiques a permis de relever trois formes de pratiques : utiliser ou non les procédures, selon qu’elles favorisent ou non les intérêts des animateurs, argumenter à partir de leur point de vue et enfin rester incompréhensible pour les participants. Ces pratiques, utilisées de façon non préméditée par les animateurs, ont comme impact d’influencer les décisions et d’orienter les actions.

Les procédures

Dans le cadre d’une assemblée générale, les participants manifestent leur insatisfaction quant à un atelier, mais ils doivent attendre la décision finale des animateurs. Plus tard, des participants suggèrent de changer une partie du matériel de l’organisme. Les animateurs rétorquent immédiatement : « Il faudrait prendre l’argent des activités ». Le sujet est clos aussitôt. Ailleurs, en réponse à une participante qui propose une modification à la composition du conseil d’administration, une animatrice répond qu’il faudrait malheureusement un processus très long et complexe, ce qui semble rendre la proposition non recevable. Les animateurs ne demandent pas si quelqu’un appuie la proposition afin qu’elle soit discutée, alors que c’est ce qu’ils font avec leurs propres propositions.

Parfois, les animateurs utiliseront de façon plus ou moins pointilleuse les procédures ou non, qu’ils sont souvent les seuls à maîtriser, selon que leur usage les aide. D’autres fois, ils vont ignorer ou refuser des suggestions de participants. Ainsi, des épisodes auraient pu faire l’objet d’une démarche démocratique, mais souvent cela n’a pas lieu parce que les animateurs ont soit préféré prendre la décision eux-mêmes, soit considéré l’objet comme non pertinent pour une prise de décision démocratique. Les membres sont grandement démunis et impuissants face à ces actions.

Les arguments et explications

Pendant une grande réunion avec les participants, et devant le mécontentement généralisé des participants au sujet de nouveaux ateliers, les animateurs expliquent leurs raisons et demandent enfin : « Vous comprenez pourquoi on les a faits ? » Ils ont répondu au mécontentement par des arguments pour justifier leur choix. Apporter des arguments ou des explications aux participants jusqu’à ce que ceux-ci se rallient à leur décision est une autre façon pour les animateurs d’arriver à leurs fins. Tout comme pour les procédures, les arguments et explications sont utilisés de façon aléatoire en fonction des attentes des animateurs, ce qui affaiblit le pouvoir des participants. Encore une fois, les participants sont maintenus dans une position d’apprenants. Les animateurs semblent juger qu’ils ont la légitimité d’expliquer aux participants qu’ils ne font pas les bons choix. Ceux-ci n’ont alors pas l’occasion de prendre leurs décisions et d’apprendre de leurs expériences.

Le langage inaccessible

Lors des activités que nous avons observées, les termes suivants ont été utilisés (sans être expliqués ou illustrés) : scinder, reconduire, réaffecter, officieux, intelligible, stagnant, nonobstant, impondérables, consensus, utopique, vote universel, immobiliser un montant, amender la structure et le fonctionnement, l’affectation des tâches, défense de droits collectifs et individuels, etc. Lors d’une réunion du conseil d’administration, des administrateurs ont eu une longue discussion concernant le « MEQ » (ministère de l’Éducation du Québec). Lors de cette rencontre, personne n’a vérifié la compréhension des participants analphabètes. Après plus de deux heures et demie de réunion, aucun d’eux n’avait pris la parole. Lors des entrevues subséquentes, ils ne pouvaient pas expliquer ce dont il s’agissait. Utiliser au sein même de l’organisme des notions aussi éloignées de l’univers culturel des participants n’est-il pas une forte entrave à la démocratie ?

Si les animateurs ne reconnaissent pas les différences culturelles, ils développent des pratiques qui ne correspondent pas à la culture des participants, ni dans leurs formes, ni dans leur contenu. Ils peuvent facilement manipuler les participants en les maintenant dans le silence et l’impuissance. Le résultat est un amoindrissement du pouvoir des participants. La différence culturelle est donc source potentielle de domination dans les pratiques démocratiques, qui risquent plutôt de constituer des pratiques d’insertion culturelle par l’apprentissage d’un modèle imposé (structures, mécanismes, procédures, contenu, etc.). Ne pourrait-on pas dire ici que les savoirs sur les pratiques démocratiques sont « une donation de ceux qui jugent qu’ils savent à ceux qu’ils jugent ignorants » (le concept d’éducation bancaire dénoncé par Freire) (1977 : 51) ?

Améliorer les pratiques – des pistes de solution

Afin de mettre en place des pratiques qui visent la souveraineté des membres en tenant compte de la culture des participants (et ainsi se rapprocher des principes de l’alphabétisation populaire), une expérimentation créative de pratiques novatrices est possible. Les pistes qui suivent tentent d’apporter quelques réponses aux écueils soulevés précédemment. Elles ont été pour la plupart expérimentées avec succès et évaluées positivement ; une étude resterait à faire pour démontrer de façon systématique leur efficacité à améliorer la délibération et la prise de décision collective.

Favoriser l’expression et la délibération

Nous avons vu que l’accès à la démocratie ne passerait pas par des compétences à acquérir. Il faudrait plutôt mettre les structures et procédures au service des conditions d’expression.

Une première stratégie, relativement simple, pour éviter d’influencer les participants est de les laisser parler en premier ; ils pourront ainsi dire dans leurs propres mots quel est le problème et présenter leurs critères, opinions, propositions et solutions.

En deuxième lieu, amener les participants à choisir les sujets dont ils veulent débattre ou à s’exprimer sur les situations qui les préoccupent est une démarche qui ne se fera pas simplement en leur posant la question. Il est en effet difficile d’entrevoir toutes les possibilités qui peuvent s’offrir. Il s’agirait d’abord d’écouter davantage les participants dans des contextes non structurés afin d’entendre les sujets sur lesquels ils interviennent. Cela demande aux animateurs une vigilance constante et suppose de développer une habileté à écouter ce que sous-entendent les choix des personnes, leurs réactions spontanées et les sujets de discussion ou affirmations qui reviennent souvent (« Qu’est-ce qu’ils sont en train d’exprimer ? »). Poser des questions qui font appel à l’imaginaire est aussi un moyen efficace pour amener les gens à sortir du discours dominant et à oser parler de ce qui les préoccupe vraiment. Par exemple : « Si vous pouviez changer votre vie avec une baguette magique, quelle est la première chose qui changerait ? »

Nous avons vu que la transmission d’informations sur le fonctionnement ne semble pas favoriser la participation aux processus démocratiques. Éviter d’imposer un apprentissage de toutes les structures et de tous les termes institutionnels pour pouvoir agir ou analyser une situation semble une approche préférable. Sinon, ceux qui ne parviennent pas à les comprendre n’ont pas la même possibilité de participer aux décisions et actions que les autres, soit ceux qui réussissent à apprendre. En outre, un concept, même défini ou simplifié, reste toujours un concept[3]. Prenons par exemple la question financière. L’important, n’est-ce pas les impacts que ces calculs ont sur les participants ? Tous les participants peuvent s’exprimer sur les activités qu’ils souhaitent conserver, ajouter, modifier. Il s’agit donc, à la base, de séparer les démarches d’orientation de celles d’opérationnalisation des décisions. Cela signifie que l’opérationnalisation devient une forme de traduction de la volonté des membres en objectifs, moyens, chiffres, etc. Cela est une façon de faire référence à l’expérience concrète des personnes à la base des délibérations au lieu de faire appel à des informations conceptuelles. Dans l’action collective, elles n’auront pas à connaître tous les rouages du système politique pour s’engager dans une lutte.

Certaines informations sont néanmoins essentielles à l’action. Par exemple, il peut être nécessaire pour un groupe qui souhaite réfléchir sur sa réalité de connaître le pourcentage de personnes analphabètes au Québec ou de logements locatifs disponibles. Comme la question des pourcentages est hermétique pour plusieurs, la création de graphiques facilitera grandement la compréhension. Illustrer des enjeux par des scénarios semble aussi une approche intéressante.

Il est plus facile de commencer à prendre la parole dans un petit groupe que dans un grand : « dans les petits groupes, comme dans mon atelier, moi, je parle. Parce que […] on n’est pas beaucoup ». Surtout si le groupe comprend uniquement des personnes du même milieu que le répondant. En effet, nos observations et entrevues laissent penser qu’un groupe homogène composé de pairs favorise la prise de parole des participants. Multiplier les occasions de prise de parole permettra ensuite aux membres du groupe de développer confiance et habiletés, par exemple en amenant les participants à présenter au grand groupe le résultat des discussions en petits groupes. Les réunions doivent aussi respecter les participants autant dans leur rythme que dans leur durée : tranquillement, mais pas trop longtemps. La pression au rendement ne peut que nuire à la démocratie. Enfin, il peut être pertinent de noter les commentaires jugés hors propos afin d’en tenir compte ultérieurement dans un contexte plus propice.

Modifier les rapports de pouvoir

Les animateurs doivent toujours se demander s’ils ne présentent pas leurs arguments comme des explications et si leurs interventions trahissent leur opinion. Ils peuvent développer l’habitude de se poser des questions sur l’influence qu’ils peuvent exercer et se questionner sur le droit qu’ils se donnent à accorder plus de valeur à leur propre opinion quand ils ne sont pas d’accord avec le choix du groupe (par exemple quand ils considèrent que telle stratégie d’action n’est pas une bonne stratégie). Ces questions peuvent aider à s’auto-observer, surtout avec à un groupe qui n’a eu que peu l’occasion de développer sa capacité à délibérer : est-ce que le groupe peut deviner mon opinion ? Est-ce que le ton de ma voix, mes expressions faciales, mes choix de mots, les idées que je reprends ou que je laisse tomber me trahissent ? Des outils d’animation diminueront cette tendance à influencer. Par exemple, demander au groupe d’établir des critères pour le choix d’une solution (ou pour une évaluation), puis trouver un nombre égal d’avantages et d’inconvénients pour chacune des solutions proposées l’amènera à analyser chaque solution selon ce qui lui importe. Un tableau d’analyse avec des illustrations aidera grandement le groupe de faibles lecteurs à visualiser le contenu de l’analyse qu’il produit.

S’assurer d’une compréhension mutuelle constitue un défi de tous les instants. En plus de prendre l’expérience concrète comme base du dialogue, utiliser davantage les expressions employées par les participants aidera les animateurs à mieux communiquer avec eux. Néanmoins, il est vain de compter sur le fait que les participants affirmeront : « Je ne comprends pas. » Demander « Avez-vous compris ? » ne suffira probablement pas non plus. Les animateurs soucieux des différences culturelles développeront l’habitude de toujours douter de la compréhension des participants ou, dirait-on plutôt, de leur propre capacité à se faire comprendre. Mais attention ! L’inverse arrive aussi fréquemment. Certains commentaires de participants sont jugés hors propos par des animateurs, alors qu’en fait ils sont peut-être mal interprétés par eux. Les animateurs doivent donc aussi douter de leur compréhension des participants.

Conclusion

Les pratiques démocratiques dans les groupes populaires en alphabétisation qui ont fait l’objet de notre recherche semblent correspondre davantage à l’univers symbolique des animateurs qu’à celui des participants. De telles pratiques semblent accorder beaucoup d’importance à la formation et à l’information, ce qui pourrait avoir comme effet d’entretenir l’identité d’apprenants chez les participants. Ajoutées au fort sentiment d’infériorité des participants et à leur faible utilisation de l’écrit, elles permettent de favoriser le point de vue des animateurs. Ces pratiques, si elles ne visent pas à manipuler les participants, ont tout de même pour effet de restreindre leur pouvoir. Cette explication des difficultés liées aux pratiques démocratiques se veut une contribution à la création de pratiques novatrices s’inscrivant dans les principes de l’alphabétisation populaire liés à la démocratie et au respect de la culture des participants. Pour donner forme à la souveraineté ou au pouvoir des membres, les animateurs peuvent remettre en question leur perception des participants, modifier leurs habitudes afin de favoriser les conditions d’expression et enfin se questionner sur leur pouvoir et leurs intérêts en jeu. L’expérience liée à cette recherche met en lumière l’intérêt de développer les connaissances sur la culture des participants des groupes populaires en alphabétisation montréalais, notamment en ce qui concerne leur mode de communication et de prise de décision.