Corps de l’article

La diversité ethnoculturelle se vit au quotidien

D’entrée de jeu, mon objectif est d’illustrer comment la diversité ethnoculturelle fait partie de notre quotidien d’une manière ou d’une autre. Dans un deuxième temps, j’en analyse le sens sous l’angle de l’éthique. Troisièmement, je discute de la dynamique des différences dites ethnoculturelles dans la confrontation entre la fascination et la peur. Quatrièmement, je propose un regard critique sur l’importance des déterminants systémiques dans la considération des différences qui, à la fois, fascinent et font peur.

En ce qui me concerne, j’ai pris conscience très tôt de la diversité culturelle dans ma vie par la « confrontation » avec la différence. Je souligne la confrontation comme une action révélatrice du choc que représente souvent l’interaction vécue entre des êtres, des institutions, des organisations, des groupes, des classes sociales, des ethnies, des religions, etc. En quittant ma famille et l’école de rang pour devenir pensionnaire dans un séminaire en milieu urbain à l’âge de 12 ans, j’ai vite pris conscience de ma situation de minoritaire dans cette institution. Comme jeune issu d’une famille paysanne, je me retrouvais, avec d’autres jeunes de la même origine que moi, confronté à d’autres jeunes de mon âge, mais majoritairement issus de la petite bourgeoisie (fils de notaires, de médecins, d’avocats, etc.) et à des curés qui portaient les valeurs d’une classe sociale qui se définissait comme élitiste et supérieure. Plusieurs dimensions de notre identité respective nous distinguaient : le langage, les manières, le niveau de connaissances, la culture, l’habillement, etc. Et on ne se gênait pas pour nous le faire sentir. Il fallait apprendre à parler comme les curés, porter l’uniforme, comprendre cette nouvelle culture et surtout survivre en réclusion dans ce nouvel environnement. Inutile de dire que nombre de jeunes de milieux ouvriers et ruraux ne résistaient pas et abandonnaient (dans ces institutions, le décrochage était élevé). Le mot d’ordre des curés consistait à dire que ces jeunes portaient tous la responsabilité de leur abandon de cette démarche de formation élitiste ; ils n’avaient pas la vocation (le but ultime étant de former de futurs curés ou « l’élite de demain », disait-on), ou n’agissaient pas selon les normes du bon comportement d’un séminariste soumis, etc. Pour autant que je me rappelle, on ne posait jamais les questions en termes de difficulté d’intégration à un nouveau milieu ni en termes de confrontation interculturelle. Pourtant, à mon sens et avec le recul du temps, j’ose affirmer qu’il s’agissait d’une dynamique de confrontation.

Passons à une autre étape de ma vie ! Ma deuxième expérience marquante diffère, mais elle avait sensiblement le même sens. À 18 ans, j’arrive à l’Université d’Ottawa pour y faire une licence en philosophie. Passer du « petit séminaire » où la philosophie thomiste était la seule admise à une faculté universitaire sous le contrôle des curés, mais avec une ouverture d’esprit extraordinaire pour l’époque fut un autre choc significatif. On nous faisait découvrir les philosophies contemporaines comme l’existentialisme, le marxisme, etc. Ce choc culturel s’avéra salutaire. Je découvrais un nouveau monde. Je rencontrais des étudiants et des étudiantes de divers pays, de croyances et de cultures diversifiées par rapport à ce que j’avais connu dans le Québec d’avant la Révolution tranquille. Quelle démarche de changement ! Le monde s’ouvrait à moi avec le plaisir d’apprendre de nouvelles langues, de découvrir de nouvelles difficultés dans le processus d’intégration, mais surtout la richesse de la confrontation interculturelle. Ce parcours riche m’a conduit à vouloir aller encore plus loin et, à 23 ans, je suis débarqué au Chili où j’allais vivre une autre année de découvertes et comprendre encore plus en profondeur la signification du processus d’intégration sociale et culturelle en travaillant dans un bidonville. Encore là, j’étais fasciné par la diversité et sa richesse même si j’étais parfois déboussolé par tout ce que je ne comprenais pas, mais que je cherchais à comprendre sans nécessairement avoir les outils intellectuels pour le faire. J’étais plongé en eau profonde sans boussole et sans réflecteur pour m’éclairer. Peu à peu, j’ai apprivoisé cet univers au point de m’y sentir chez moi. J’avais l’impression de me découvrir une nouvelle identité. Je me sentais un peu Chilien, sentiment que je porte encore aujourd’hui.

Par la suite, j’ai eu maintes fois l’occasion de revivre les mêmes scénarios dans d’autres lieux, d’autres pays, avec d’autres gens, mais toujours avec la même curiosité et la même fascination malgré les chocs inévitables. Je connais beaucoup d’immigrants et d’immigrantes qui vivent sensiblement la même démarche en arrivant ici. Se confronter à la différence déclenche presque naturellement le désir de connaître, de s’approprier des outils pour comprendre les gens et se situer dans le monde qui nous entoure. La confrontation constitue le fondement même de la source du désir d’intégration et du « refaçonnage » d’une identité. Personne ne veut rester dans cette espèce de sentiment d’obscurité face à une situation nouvelle et à des gens différents ; on veut comprendre, s’inscrire dans une interaction dynamique et participer à la vie avec les autres. L’intégration, c’est justement développer ses habiletés à participer à la vie sociale, culturelle, économique et politique.

La diversité ethnoculturelle au coeur de la société

Parlant de la « crise des accommodements raisonnables », Gérard Bouchard et Charles Taylor ont affirmé que « le facteur le plus important est certainement lié à l’insécurité du minoritaire. Il s’agit d’un invariant dans l’histoire du Québec francophone. Il s’active ou se met en veille suivant les conjonctures, mais il demeure (et va toujours le demeurer sans doute) au coeur du devenir québécois. On le voit présentement avec la résurgence du débat sur la langue, le nouveau questionnement sur l’identité et l’intégration des immigrants, la crainte de la ghettoïsation du territoire montréalais et les appréhensions suscitées par la mondialisation » (Bouchard et Taylor, 2008 : 185).

Cette affirmation a suscité de vives réactions. Malgré les démonstrations de leur raisonnement, les conclusions paraissaient inacceptables à nombre de défenseurs de la nation, de l’autodétermination et de la langue française. En substance, nombre de messagers semblaient dire : « Non, c’est faux, nous, les Québécois, nous ne constituons pas un peuple de peureux. Bien au contraire, nous nous situons dans une dynamique d’affirmation de notre identité et de nos droits », pouvait-on entendre. Pourtant, la confrontation avec l’autre nous ramène à nos propres peurs et, en même temps, nous force à jeter un regard neuf sur notre perception de l’Autre.

Se confronter à l’étrange pour se connaître

Dans un ouvrage éclairant sur le sujet, Daniel Innerarity aborde la question sous l’angle de l’éthique de l’hospitalité : « Quiconque réfléchit à l’étrange comprendra mieux ce qui lui est propre. Si on réussissait à découvrir ce qui nous semble étrange et pourquoi il en est ainsi, on en saurait davantage sur ce qui nous constitue, ce qui fait partie de nous, ou ce qui nous est plus familier » (Innerarity, 2009 : 130). En d’autres termes, se confronter à l’étrange permet de mieux se connaître soi-même. La confrontation interculturelle va donc bien au-delà du caractère étrange des autres et commence plutôt à l’intérieur de soi. On est souvent l’étranger de soi-même… Le « connais-toi toi-même » de Socrate reste d’actualité. On ne termine jamais de se connaître, même par rapport à notre entourage immédiat ; on se sent parfois étrange dans notre propre famille. Par exemple, un enfant peut se confronter à ses parents parce qu’il les trouve « étrange » ; un frère entre dans une relation conflictuelle avec sa soeur parce que leurs positions politiques divergent. En regardant en dehors de soi, on ne cherche pas nécessairement l’étrangeté chez l’autre que l’on considère « exotique », elle se trouve aussi en nous.

Se connaître par rapport à l’étrange, c’est aussi se questionner sur notre perception de l’autre personne avec laquelle nous entrons en relation. Parfois, on entend quelqu’un se dire ouvert, tolérant, non raciste par rapport à l’étranger. Par contre, de telles affirmations s’avèrent souvent fausses, car elles ne découlent pas nécessairement de raisonnements en lien direct avec la connaissance de l’autre. Dans ces assertions, on trouve souvent des sophismes qui n’ont rien à voir avec notre rapport avec des personnes. On évoque des arguments qui se traduisent à peu près ainsi pour illustrer notre ouverture d’esprit : nous faisons du commerce avec le monde entier ; nous nous sommes libérés de la religion et des costumes cléricaux ; pourquoi accepterions-nous que des femmes musulmanes portent un foulard ; nos enfants chantent maintenant en anglais ; nous gobons tous les produits culturels américains sans sourciller ; nous achetons nos biens de consommation en Chine ou ailleurs ; nous accueillons une main-d’oeuvre immigrante relativement nombreuse, etc. En fait, les discours s’étiolent ainsi sur toutes les places passant d’affirmations sans fondements à des conclusions contradictoires. Tous les moyens sont bons pour dire haut et fort que l’on accepte ce qui est étrange même si on craint l’étranger sans oser l’avouer explicitement, la plupart du temps à cause du masque de nos peurs inconscientes de l’Autre. Personne n’aime admettre ses peurs, c’est dans l’ordre des choses. Reprenons le fil de cette idée en compagnie d’Innerarity :

Tout ce qu’on ne connaît pas de l’autre fait peur. La présence exotique de l’étranger, son comportement inhabituel, son langage inintelligible et son origine inconnue font en sorte qu’il est impossible de le classifier dans les catégories de notre culture comme étant un phénomène familier. En même temps, l’inconnu est aussi une source de fascination à la fois attirante et répulsive. C’est pourquoi ce qui est inconnu chez l’étranger est, dans de nombreuses cultures, relié au sacré. L’étrange doit son caractère menaçant et sacré à sa participation au monde extraordinaire. L’expérience originelle du sentiment d’étrangeté fait partie de la condition humaine et demeure imbue d’ambivalence : elle semble menaçante et fascinante en même temps. Menaçante, en tant qu’elle entre en compétition avec ce qui nous est propre ; fascinante, en tant qu’elle éveille des possibilités qui sont plus ou moins exclues de l’ordre de notre propre vie.

Innerarity, 2009 : 131

La diversité ethnoculturelle dans tous les sens

Devant un tel dilemme, est-il possible de cerner la question de la diversité ethnoculturelle ? Existe-t-il des critères pour l’identifier ? Disons d’abord que l’étrange n’existe qu’en comparaison avec ce que d’aucuns considèrent comme la norme qui devient la mesure de l’étrangeté. Alors, en vertu de quoi peut-on vivre le sentiment d’étrangeté ? Pour répondre à ces questions, il faut pouvoir identifier si l’on perçoit la norme de notre côté ou du côté de l’étrange. Par exemple, quand un Montréalais s’installe dans une communauté rurale, les habitants du village observent souvent le nouvel arrivant en le considérant de prime abord comme un « étrange » par rapport à leur mesure de ce qu’ils jugent la normalité dans les façons de penser, de communiquer et d’agir sur leur territoire. Pourquoi ? D’abord parce que l’étrange apparaît en dehors du domaine de la connaissance que l’on a de l’urbain. L’inverse est vrai ; l’urbain ne comprend pas toujours le rural. Deuxièmement, cet étrange provient d’une réalité peu familière qui questionne. D’autres exemples banals permettent de percevoir la dynamique de la confrontation au quotidien ; par exemple, le jeune qui comprend mal ses parents ou vice-versa. Troisièmement, est étrange ce qui existe d’une manière inconnue ou incompréhensible, voire insolite et hétérogène, en raison de l’habillement, des façons d’être et de faire, du langage, des croyances, des goûts, des codes de communication, etc.

La perception de l’étrange repose donc sur trois dimensions qui distinguent l’étrange de ce qui m’est propre, soit le lieu, la possession et la manière d’être. Il y a une dimension spatiale à proprement parler. Le moujik de la Mongolie ne m’apparaît pas comme véritablement étranger puisqu’il se situe loin dans l’espace et il ne m’interpelle pas directement dans mon identité. Prendre conscience de la différence, c’est se situer dans une relation à plusieurs volets, proche ou distante, mais relation, intercommunication réelle, personnelle ou anonyme. D’autre part, l’étrangeté repose aussi sur une dimension temporelle comme dans les relations intergénérationnelles (le vieillard par rapport à l’enfant et vice-versa). Qui n’a pas entendu quelqu’un dire : « Je ne comprends pas les jeunes d’aujourd’hui. » Ou encore, face à ce que l’on considère comme des coutumes d’un autre âge. Le discours est assez révélateur de cet ordre d’idée : « L’habillement des femmes musulmanes ressemble aux bures des moniales médiévales ; autrefois, les Québécoises portaient des voilettes et elles s’en sont débarrassées, pourquoi aujourd’hui, accepterions-nous que des femmes musulmanes portent un foulard ? C’est une négation de l’identité de la femme. » En somme, la perception de l’étranger ne s’explique pas seulement par la différence culturelle, mais par l’ensemble des dimensions déjà mentionnées (proximité, espace, méconnaissance, etc.). Les exemples tirés de discours révèlent clairement les perceptions de l’espace culturel et social basées sur la méconnaissance. Cela soulève une question de fond : de quoi parle-t-on à propos de la diversité ?

Les différences face à la culture

La différence ethnoculturelle est souvent évoquée pour référer à l’étrangeté. Ne parle-t-on pas de « communautés culturelles » ? de rapports interculturels ? de communication interculturelle ? d’intervention interculturelle ? On parle même de vie culturelle, d’expression culturelle. En fait, nous sommes devant un des concepts aux signes les plus polysémiques des sciences sociales. Une culture se manifeste ou se révèle d’abord par l’entremise de ses textes (écrits, paroles, chants, contes, etc.) qui constituent les artefacts visibles et audibles des dimensions invisibles que nous pouvons qualifier de sens collectif (Parent, 2009 : 32). « La culture représente alors un système qui permet au corps social de traiter et d’organiser l’information qui lui parvient du monde extérieur », estime Parent dans son ouvrage sur la résolution des conflits de culture (Ibid. : 33).

L’expression de soi traduit donc la culture. S’exprimer signifie bouger, agir, s’inscrire dans une dynamique et, par le fait même, dans une évolution. La culture n’est pas figée dans le temps et l’espace. Au contraire, le sujet établit un rapport au réel et aux conditions dans lesquelles il se trouve pour s’adapter et modifier ses perceptions du contexte dans lequel il vit. Chaque sujet traduit une réalité donnée, mais il intègre aussi une conception globale et s’inscrit dans une dynamique systémique. Comme le note Parent : « Le système culturel représente un modèle de la réalité, un filtre lui permettant de composer avec les stimuli de l’environnement » (Ibid. : 33-34). Dans cette perspective, la culture se situe d’abord au niveau de la manière de construire le sens de l’existence en société, tant dans la conception des rapports sociaux que dans les modes d’expression. C’est le sens même de la définition de la culture fourni par Ivanov : la culture est « une hiérarchie de systèmes signifiants couplés dans la corrélation qui se réalise dans une large mesure par l’intermédiaire de leur rapport au système de la langue naturelle » (1974 : 147).

Trois fonctions de la culture

En ce sens, la culture présente trois grandes fonctions : la mémoire collective, le programme organisationnel et l’autocommunication (signes de soi). La culture représente donc un univers de sens qui sert de fondement à l’expression de soi à partir d’une mémoire collective partagée (la parole, les signes, par exemple, le signe de croix en entrant dans une église et la prostration dans une mosquée sont des signes qui traduisent la référence à une croyance comme base d’un sens de la vie qui inspire des comportements et des modèles d’organisation). Dans une deuxième dimension, cet univers de sens joue aussi dans la lutte pour la survie dans un contexte culturel différent en marquant l’opposition entre le nous et les autres. Cela se traduit par diverses façons d’exprimer l’identité : la manière d’occuper l’espace, l’architecture, l’habitat, les coutumes vestimentaires, les habitudes alimentaires, l’expression artistique, etc. Enfin, l’autocommunication fait référence aux prescriptions et aux règlements qui encadrent les comportements et indiquent une manière d’être en société.

Cette dernière définition illustre bien qu’en définissant la culture on n’explicite pas comment elle se forge. Définir la culture ainsi part d’abord de son inscription dans la réalité ou, en d’autres termes, part des signes qui l’expriment pour dire que la culture d’un sujet ne peut être une abstraction en soi, mais la construction d’un ensemble de références qui inspirent l’expression et l’agir. Il y a donc implicitement un rapport avec la dynamique des rapports sociaux, mais cette conception-là de la culture ne l’explicite pas ; il faut donc ajouter une autre dimension qui fait référence à la structure de développement de la culture. La culture se traduit dans les arts, et l’étrangeté fait souvent partie de la signification artistique.

En fait, la présence de l’étranger fait partie de nos vies. Le rapport à l’Autre constitue une partie de la dynamique de chaque culture. Le monde des arts a travaillé ce thème à plusieurs reprises au fil du temps. Pourquoi des oeuvres artistiques ? Tout simplement parce que certaines oeuvres marient très bien les faits, le sens et les émotions. Les oeuvres d’art s’avèrent souvent des révélateurs incomparables de réalités fondamentales. Pensons, par exemple, au film de Fellini, La strada (La route), un extraordinaire road-movie sorti en 1954, qui présentait une sorte de clochard qui parcourait les routes et provoquait le monde par l’accent mis sur les différences de classes sociales et la misère. Zorba le Grec (1964), ce film fétiche de Mihalis Kakogiannis aussi avec Anthony Quinn, présentait un sexagénaire exubérant qui envoûtait, fascinait et faisait danser. La différence entre deux personnages fascine ; Basil (Alan Bates), un jeune écrivain britannique, retourne en Crète pour prendre possession de l’héritage paternel et il y rencontre Zorba (Anthony Quinn), un Grec exubérant qui insiste pour lui servir de guide. Les deux hommes sont différents en tous points : Zorba aime boire, rire, chanter et danser, il vit à sa guise alors que Basil reste empêtré dans sa bonne éducation. Ils deviennent cependant amis et s’associent pour exploiter une mine, projet qui n’aboutira pas, mais l’amitié tiendra le coup. Nous pourrions aussi analyser Chocolat (2000), ce magnifique film de Lasse Hallström avec Juliette Binoche. Nous pourrions discuter du dernier roman de Marie-Claire Blais, Mai au bal des prédateurs, paru en 2010. Elle y aborde abondamment la gestion des différences. Regardons, à grands traits, deux classiques de la littérature dont la trame dramatique a été construite autour du rapport à l’étranger : Le grand Meaulnes de l’écrivain français Alain Fournier et Le Survenant de la Québécoise Germaine Guèvremont.

Le Survenant se définit comme un roman charnière de la littérature traditionnelle et la réalité de la présence de l’étranger dans nos vies. Le Survenant représente la nouveauté, ce personnage qui fascine et qui fait peur à la fois. D’entrée de jeu, dès la première phrase du roman, Germaine Guèvremont ouvre la porte à l’étranger : « Un soir d’automne, au Chenal du Moine, comme les Beauchemin s’apprêtaient à souper, des coups à la porte les firent redresser. C’était un étranger de bonne taille, jeune d’âge, paqueton au dos, qui demandait à manger.

– Approche de la table. Approche sans gêne, Survenant, lui cria le père Didace.
D’un simple signe de la tête, sans même un mot de gratitude, l’Étranger accepta. Il dit seulement :
– Je vas toujours commencer par nettoyer le cochon.

Guèvremont, 1974 : 21

Si on y regarde un peu, on voit l’étranger avec quelques qualités et certains défauts accepté aussitôt comme il est par le père Didace. On parle ici d’acceptation inconditionnelle. Tout de suite, dès la deuxième page, elle note la nouveauté par son arrivée : « De ses mains extraordinairement vivantes, l’étranger s’y baigna le visage, s’inonda le cou, aspergea sa chevelure, tandis que les regards s’acharnaient à suivre le moindre de ses mouvements. On eût dit qu’il apportait une vertu nouvelle à un geste pourtant familier à tous » (Ibid. : 22). Remarquez que l’étranger suscite la curiosité ! On l’observe. On le scrute. On veut le connaître, car on sent confusément qu’il apporte, dit Guèvremont, « une vertu nouvelle », c’est-à-dire une sorte de force différente par « ses mains extraordinairement vivantes ». Et dans la même foulée d’un premier jour avec le Survenant, on veut en savoir un peu plus sur l’étranger :

Didace finit par lui demander :
– Resteras-tu longtemps avec nous autres ?
– Quoi ! Je resterai le temps qu’il faut.
– D’abord, dis-nous qu’est ton nom ? d’où que tu sors ?
– Mon nom ? Vous m’en avez donné un : vous m’avez appelé Venant.
– On t’a pas appelé Venant, corrigea Didace. On a dit : le Survenant.
– Je vous questionne pas, reprit l’étranger. Faites comme moi. J’aime la place. Si vous voulez me donner à coucher, à manger et un tant soit peu de tabac par-dessus le marché, je resterai. Je vous demande rien de plus. Pas même une taule. Je vous servirai d’engagé et appelez-moi comme vous voudrez.

Ibid. : 24

Connaître l’étranger reste toujours la condition première de l’acceptation. Je ne veux pas faire une analyse exhaustive de l’oeuvre de Germaine Guèvremont et je termine avec un dernier extrait qui révèle bien l’importance d’aller au fond du coeur de l’étranger avant de savoir qui il est par mille détails. Poursuivons la conversation qui précède :

– Ouais, réfléchit tout haut Didace, avant d’acquiescer, à cette saison icitte, il est grandement tard pour prendre un engagé. La terre commence à être déguenillée.
Son regard de chasseur qui portait loin, bien au-delà de la vision ordinaire, pénétra au plus profond du coeur de l’étranger comme pour en arracher le secret. Sous l’assaut, le Survenant ne broncha pas d’un cil, ce qui plut infiniment à Didace. Pour tout signe de consentement, la main du vieux s’appesantit sur l’épaule du jeune homme :
– T’es gros et grand. T’es presquement pris comme une île et t’as pas l’air trop, trop ravagnard.

Ibid. : 24

Germaine Guèvremont caractérise son héros comme un « bon compagnon et volontiers causeur avec les hommes, Venant se montrait distant avec les femmes. Quand il ne se moquait pas de leur inutilité dans le monde, il les ignorait… […] » Et elle fait dire au maire du Chenal-du-Moine, Pierre-Côme Provençal, une phrase assassine au sujet du Survenant qui montre la peur : « Méfie-toi de lui, c’est un sauvage… […] Tu l’as donc pas regardé comme il faut ? T’aurais vu qu’il a le regard d’un ingrat… » (Guèvremont, 1974 : 54-55).

Fournier annonce l’arrivée d’Augustin Meaulnes dans la maison de François dès le début de son roman et le lancement de l’action s’installe aussitôt :

L’arrivée d’Augustin Meaulnes, qui coïncida avec ma guérison, fut le commencement d’une vie nouvelle. […] Mais quelqu’un est venu qui m’a enlevé à tous ces plaisirs d’enfant paisible. Quelqu’un a soufflé la bougie qui éclai- rait pour moi le doux visage maternel penché sur le repas du soir. Quelqu’un a éteint la lampe autour de laquelle nous étions une famille heureuse, à la nuit, lorsque mon père avait accroché les volets de bois aux portes vitrées. Et celui-là, ce fut Augustin Meaulnes, que les autres élèves appelèrent bientôt le grand Meaulnes. […]
Meaulnes ne disait rien […]
Assis sur un pupitre, en balançant les jambes, Meaulnes réfléchissait. Aux bons moments, il riait aussi, mais doucement, comme s’il eût réservé ses éclats de rire pour quelque meilleure histoire, connue de lui seul. Puis, à la nuit tombante, lorsque la lueur des carreaux de la classe n’éclairait plus le groupe confus des jeunes gens, Meaulnes se levait soudain et, traversant le cercle pressé :
« Allons, en route ! », criait-il.
Alors tous les suivaient et l’on entendait leurs cris jusqu’à la nuit noire, dans le haut du bourg.

Fournier, 1971 : 20-21

Que nous dit l’arrivée de l’étranger ? Il évoque un changement. Une vie nouvelle s’installe. La curiosité l’emporte (histoire, connue de lui seul). L’étranger reçoit une nouvelle identité ; il devient « le grand Meaulnes ». Il porte un mystère en lui, car il parle peu, mais il fascine quand même à tel point qu’on le suit. L’étranger révèle aux jeunes étudiants qui l’accueillent leur désir de découvrir ou de dépasser leur vie quotidienne pour le suivre dans une sorte d’aventure ou de recherche de nouveaux sentiers inconnus auparavant. Par contre, des rivalités s’installent, et « Le grand Meaulnes » doit faire face à des gens qui le confrontent en raison du mystère qui entoure sa vie. En fait, nous sommes tout à fait dans une histoire de confrontation faite de luttes de pouvoir, de méconnaissances, d’incompréhensions, de stéréotypes et, finalement, d’intégration. Nous nageons pleinement dans la dynamique des rapports sociaux.

La culture inscrite dans les références idéologiques des classes dominantes

Dans un ouvrage magistral sur les grands penseurs du monde occidental, Jean-Marc Piotte résume bien les fondements de la culture et sa synthèse mérite d’être citée in extenso :

Ce que les hommes pensent – leur morale, leur religion, leur idéologie et leur culture – est produit par des hommes concrets, conditionnés par un développement précis des forces productives, auquel correspondent des rapports de production déterminés. La culture humaine n’a pas une histoire indépendante de celle des rapports économiques qui lient l’homme à la nature et aux autres hommes. De fait, la classe économiquement dominante est généralement aussi la classe spirituellement dominante : la classe qui possède les moyens de production matérielle contrôle aussi les moyens de production et de diffusion des idées. Les classes économiquement dominées sont donc, du même coup, soumises à l’influence et au conditionnement de l’idéologie de la classe dominante. L’individu qui les reçoit, par la famille, le milieu culturel ambiant ou l’éducation, peut s’imaginer penser librement, peut imaginer que ses idées sont les véritables motifs de ses actions alors qu’elles sont le fruit de la classe dominante.

Piotte, 1997 : 449

Concrètement, comment une telle approche se traduit-elle dans la réalité quotidienne des gens ? Comment s’applique-t-elle à la question de nos rapports à l’étranger ? Prenons une seule dimension : la construction de l’image de l’étranger, du différent. L’histoire de l’humanité se montre très prodigue de situations qui ont conduit à la fabrication de l’image de l’Autre. À l’époque des guerres de religion, à l’époque des Croisades médiévales, les Sarrasins, ces musulmans d’Orient, d’Afrique ou d’Espagne étaient perçus comme les plus cruels combattants de l’univers. L’Église catholique et les rois d’Europe galvanisaient les troupes de croisés, particulièrement les chevaliers, ces kamikazes de l’époque, en qualifiant les musulmans de caractéristiques révoltantes afin de convaincre les combattants pour le Christ et la foi catholique de les convertir ou de les éliminer. Plus tard, au xvie siècle, le protestant est devenu l’ennemi à abattre parce qu’on le considérait dangereux pour la foi catholique, mais aussi pour les intérêts économiques de la noblesse. On réussissait à convaincre la masse populaire que les protestants allaient accumuler des richesses et prendre le contrôle des pays catholiques. On se rappelle la nuit du massacre de la Saint-Barthélemy, à Paris, le 24 août 1572. Ce massacre horrible dura des jours et s’étendit à plusieurs villes de France. Au xxe siècle, on a connu les horreurs du discours antisémite véhiculé par une élite économique et des fanatiques comme Hitler qui ont contribué à l’image du Juif comme ennemi du peuple. À la fin de la Deuxième Guerre, les Japonais étaient considérés aussi comme des fanatiques dangereux ; l’attaque de Pearl Harbor par les kamikazes japonais a justifié l’utilisation de la bombe atomique sur Hiroshima et Nagasaki, tout cela avec l’appui du bon peuple qui, dans sa culture, avait intégré l’image de l’ennemi qui remplit d’effroi. Enfin, plus récemment, l’attaque du World Trade Center fournit un autre exemple de l’importance du discours dominant pour construire l’image de l’Autre, l’ennemi qui menace nos intérêts. Dans cet événement tragique, on trouve des similitudes avec d’autres faits historiques de guerre des époques antérieures. Le fameux discours du président Bush, le 20 septembre 2001, regorge de phrases clés pour montrer la supériorité de l’Occident qui horripile tant de pays pauvres :

Ils [les terroristes] haïssent ce qu’ils voient ici même, dans cette chambre : un gouvernement démocratiquement élu. Leurs chefs sont autoproclamés. Ils haïssent nos libertés, notre liberté de religion, notre liberté de parole, notre liberté de voter et de s’assembler et d’être en désaccord […]. Notre combat n’est pas seulement celui de l’Amérique. Et l’enjeu n’est pas seulement la liberté de l’Amérique. C’est le combat du monde. C’est le combat de la civilisation. C’est le combat de tous ceux qui croient au progrès et au pluralisme, à la tolérance et à la liberté. […] Ce pays va définir notre temps, il ne sera pas défini par lui. […] Les terroristes s’en sont pris à un symbole de la prospérité économique. Ils n’en ont pas atteint la source. L’Amérique a du succès à cause du travail ardu, de la créativité et de l’esprit d’entreprise de son peuple.

Pelletier, 2002 : 52, 53 et 61

Ces extraits du discours du président Bush résument en substance les justifications de la guerre et les phrases-chocs permettent au bon peuple d’assimiler l’image de l’étrange comme ennemi à abattre en raison d’une noble cause à défendre, d’où la nécessité de combattre pour annihiler la menace. Les dirigeants font croire, au sens fort du terme, comme un acte de foi, qu’il y va des intérêts du peuple et ça marche. L’invention d’un ennemi étrange facilite tellement la compréhension du monde divisé entre les bons (nous, les Occidentaux… et les méchants, les musulmans…). Le manichéisme sert de levier idéologique pour justifier l’action culturelle, politique, sociale, économique et… militaire. Aujourd’hui, les appels à la défense de l’Occident font pratiquement partie de conceptions tout à fait acceptables parce qu’ils reposent sur ce que l’on croit des postulats blindés comme la nécessité de défendre notre culture, notre conception de la démocratie, notre vision de la liberté (comprendre libéralisme économique) et notre foi (contre l’Islam), et ce, sans connaître les nuances entre les divers courants au sein du monde musulman. En résumé, on forge l’image du musulman comme un ennemi barbare. Quand tout semble aussi clair, on ne se questionne plus. On ne cherche pas à comprendre quels intérêts servent cette guerre à la fois économique, militaire et idéologique contre l’Islam. D’ailleurs, on pourrait analyser longuement les motifs qui justifient une bonne partie de la population qui répète : appuyons nos troupes ! Ce serait fort intéressant. Mais c’est une autre question.

Les déterminants systémiques de la confrontation à l’identité

La conjoncture internationale détermine les conditions de la perception de l’immigrant. Devant la différence, jouer à l’autruche en refusant de trop regarder en face les problèmes découlant des dynamiques d’intégration sociale des nouveaux arrivants et des nouvelles arrivantes ne règle rien. L’État a l’obligation d’indiquer des lignes de conduite claires pour éviter les dérives xénophobes et racistes et sortir du discours manichéen au sujet des étrangers. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’il s’agit d’une dynamique sociétale ; chaque citoyen, chaque citoyenne doit s’épanouir dans la dignité, dans le respect de ses droits avec des chances égales. Cela, aucun secteur privé ne peut le garantir. En outre, le développement du vivre-ensemble repose sur un projet de société qui implique une responsabilité collective. Pendant que les individus s’emprisonnent dans leur individualisme sur la scène du quotidien (je m’occupe de mes affaires, peut-on entendre partout) et que le cynisme s’enracine dans les esprits pour refuser de regarder en face la dynamique sociale, culturelle, économique et politique de l’intégration, se développe une sorte de laisser-faire. Pourtant, l’intégration n’est pas une question qui ne concerne que les gens qui arrivent d’autres pays. Elle interpelle tout le monde. Chaque citoyen, chaque citoyenne participe, à des degrés divers, à la vie en société ; certaines personnes nées ici sont loin de se percevoir comme des participants ou des participantes. D’autres individus vivent leur citoyenneté comme des schizophrènes coupés de la réalité des déterminants sociaux et politiques pourtant bien réels qui contribuent à leur propre épanouissement… ou à leur asservissement idéologique. Ils se croient seuls dans leur bulle du boulot-dodo ou encore dans une situation de décrochage complet (isolement social, surconsommation, abus de drogues ou d’alcool, confiscation de sa vie au profit d’une secte, etc.). De telles dynamiques résultent souvent de la peur de soi d’abord causée par la perte de repères pour comprendre et participer à une vision d’avenir de la société. Si on ne peut se projeter d’une façon positive dans un futur accessible, il y a fort à parier que l’on développe le goût de décrocher au sens fort du terme. Cette peur de soi s’accompagne souvent de la peur de l’Autre, celui qui dérange par sa différence qui insécurise. Le conformisme social et idéologique s’avère tellement commode pour se rassurer qu’on nie sa propre capacité à découvrir la richesse de la nouveauté dans la diversité.

Comme le souligne Luce Des Aulniers avec justesse : « La peur est maillée à la fascination » (2009 : 28). Mais revenons à l’accueil d’une main-d’oeuvre immigrante puisque c’est là que le bât blesse dans les sociétés dites d’accueil que sont les pays d’immigration comme le Canada, les États-Unis, l’Australie, le Japon, l’Angleterre, la France et tous les autres pays européens. Il semble y avoir unanimité sur les besoins d’une main-d’oeuvre étrangère qualifiée et nombreuse pour combler l’appétit abyssal des industries, de l’agriculture industrielle et des commerces. Mais il se trouve toujours des gens qui voudraient bien que toutes ces personnes se mettent au boulot et laissent leurs coutumes, leurs croyances, leur langue, leurs costumes et toutes leurs caractéristiques, en somme leur passé, dans leur pays d’origine. On aimerait bien « commander » des immigrants et des immigrantes faits sur mesure ; ce serait tellement plus simple de définir le portrait type de l’immigrant ou de l’immigrante, un peu comme une automobile à importer ; on choisirait le modèle, la couleur, les équipements et le produit arrive tel que choisi. Mais ces étranges ne ressemblent guère à un bien de consommation. Il s’agit d’êtres humains riches de croyances, de coutumes, d’habitudes de vie, de divers types de formation, d’expériences variées, de langues et de valeurs parfois surprenantes, avec une couleur de peau aussi belle que la diversité dans la nature, avec des costumes adaptés à des contextes différents du nôtre. La liste des caractéristiques différentes s’allonge d’une façon remarquable et crée la diversité culturelle et sociale dans notre entourage, à la fois avec fascination ou appréhension selon qu’on accepte de se questionner par rapport à ce kaléidoscope humain ou non.

Posons un regard général sur le sens de la fascination. Par analogie, les voyages fascinent nombre de touristes curieux de découvrir d’autres horizons avec le désir de se sentir un peu dépaysés, loin de leur routine quotidienne. Sous le prétexte de connaître le monde et l’étranger, le touriste risque un pas en dehors de son territoire connu, mais, la plupart du temps, en visitant plus des boutiques, des magasins et quelques musées que des gens. D’ailleurs, la principale gamme de types de voyage en croissance exponentielle est l’organisation de voyages dits justement « organisés » (croisières, séjours tout compris dans des endroits connus pour leurs plages, etc.). Oui, le voyage fascine, mais le voyage plus que sécuritaire, loin des gens du pays, loin des véritables contacts qui peuvent heurter nos convictions et remettre en question nos perceptions du monde, n’apporte pas une véritable expérience de la diversité. Nous recherchons le monde connu fabriqué à notre image et selon nos canons culturels (Christin, 2010 : 28). Luce Des Aulniers résume ce phénomène par l’inconscience du pouvoir de la personne fascinée sur celle qui se trouve à être la fascinante :

Dans la fusion fascinatoire comme mode de vie, il n’y a pas de place pour l’autre comme entité ; il n’y a de place pour l’autre qu’à la condition qu’il adhère à soi comme fascinant, avec prétexte du nous, par exemple de la rencontre. Ainsi, ce qui fascine, sui generis, le fascinans ou le fascinatoire, ne peut tenir compte du sujet qu’il attire, mais simplement de ce qui, en cet être « subjugué » participe de sa propre super-différenciation. Et son insatiable appétit de pouvoir. Insatiable parce qu’impensé, impensable.

Des Aulniers, 2009 : 21

Le phénomène n’est pas nouveau. La sécurité que l’on cherche par la fascination à l’égard de l’Autre sans véritablement le considérer pour ce qu’il est, sans forcer l’adhésion à soi, devient le levier pour combattre nos peurs de l’Autre malgré la fascination que ses différences réveillent. Au-delà de la fascination, la séduction joue aussi un rôle déterminant dans la recherche de la connaissance et de la sécurité. Qui n’a pas remarqué ce qui se passe quand on rencontre une personne étrangère, soit l’ignorance ou le faire-semblant de ne pas la voir ou la dynamique de séduction qui s’installe pour tenter de communiquer. Malgré l’hyperindividualisme érigé en culte, le « moi » cherche à se définir par le regard de l’Autre en tentant de le séduire en lui faisant signe, pour lui signifier le « je » suis. La séduction est irrationnelle et repose sur des trucs pour se sentir en communication avec l’Autre. Ça marche souvent, mais par essence, la séduction reste souvent passagère et se situe au niveau des impressions qui risquent de tenir lieu de connaissances. Combien de fois peut-on entendre des touristes dire à leur retour d’un voyage : « J’ai parlé à des gens ; j’ai rencontré des gens aimables ; je me sentais en confiance… » et tout autre commentaire général. Mais ne demandez pas ce qu’elle a vraiment appris des personnes rencontrées ! La séduction de la nouveauté reste souvent à un plan superficiel. La connaissance et l’acceptation de l’Autre naissent avec le dépassement de soi et de ses propres limites.

Rejeter la nouveauté et l’ouverture à l’Autre comme principe de vie donne lieu à la fermeture sur soi, à l’intolérance et au racisme. La peur de l’Autre crée les conditions du repli sur soi. Pour se couper de l’Autre, pour éviter d’entrer dans la dynamique de la découverte de l’Autre par la séduction et finalement par le dépassement de soi pour le comprendre, plusieurs stratégies servent de paravent. On se masque, au sens propre comme au sens figuré par le port d’un niqab, par exemple, ou bien on justifie notre fermeture à l’Autre par un filtre idéologique la plupart du temps construit sur des perceptions générales tronquées de l’interlocuteur ou de l’interlocutrice. Il faut chercher le phénomène de la peur de l’Autre dans la pensée raciale et religieuse.

La peur génératrice

L’étrange provoque l’inquiétude, car il se trouve particulièrement présent dans des vecteurs fondamentaux de l’être humain comme les divers modes d’expression qui traduisent l’identité, notamment la religion, l’art, les modes et les codes de communication, l’expression de l’amour, les rapports entre les hommes et les femmes, les rapports entre femmes et ceux entre hommes, la sexualité, etc. Dans ces domaines qui dessinent profondément le sens de l’appartenance à une culture plutôt qu’à une autre, l’étrange montre son caractère imprévisible et inépuisable comme source de fascination et de peur. Ces champs dans lesquels se définit l’être humain diffèrent quant à l’interprétation que l’on en donne ; en d’autres termes, chaque individu se perçoit dans un contexte socioculturel donné par rapport à divers modes d’expression, s’y conforme ou s’y oppose, et agit selon ce qu’il croit être la norme qui détermine son agir en société. Sa rencontre avec l’étrange vient le confronter dans ses convictions ; il se voit forcer de questionner ses concepts, ses valeurs, ses projets et son agir. C’est donc dire que l’étrange engendre une nouvelle façon de se percevoir. Comme le souligne Inneraty : « La construction de l’identité culturelle génère sa propre ombre d’altérité et d’étrangeté. Les cultures développent aussi des techniques pour traiter et comprendre ce qui est différent. […] notre dire et notre agir ne s’adressent pas à l’étrange, mais plutôt, au contraire, ils en découlent » (2009 : 139).

Devant l’étrange donc, se construit un univers de sens soit positif, soit négatif. Pourquoi ? D’abord parce qu’il y a une forme de confrontation dans le contact avec l’étrange. S’établit aussitôt un mode d’échange sous divers modèles : coopération, compétition, rivalité, etc. En fait, les communications se développent et peuvent conduire autant à la fraternité qu’à la guerre, selon qu’on perçoit l’étrange comme un apport positif dans notre vie ou comme une menace, selon notre volonté de partage ou celle de domination ou d’appropriation. La rencontre de l’autre peut donner lieu à des manifestations d’ignorance, par exemple détourner le regard, se sentir gêné, ne pas répondre à une salutation ; pourtant, la découverte de l’autre n’est pas toujours compliquée. Tenter d’entrer en communication par des signes, avec une totale incompréhension linguistique, représente déjà un premier niveau de communication qui ouvre la porte de l’attention à l’autre. C’est une forme de réponse positive à l’étrangeté.

L’appréhension de l’étrangeté a toujours fait partie des échanges entre les êtres humains. Dans l’histoire de l’humanité, les mouvements migratoires ont permis d’enrichir les cultures, de faire des apprentissages techniques, de modifier les modes de communication, mais ont aussi entraîné des conflits. Chez les primitifs, découvrir que l’étrange voisin possédait le secret du feu ou des techniques de chasse fascinait et a permis d’enrichir des techniques ; par contre, posséder la connaissance signifiait aussi jouir d’un certain pouvoir qui faisait peur. Il fallait communiquer, échanger, négocier et parfois guerroyer. Cette dynamique attisait aussi les désirs de domination afin de s’accaparer les secrets et les richesses du voisin. Tout le monde a entendu parler de ces peuples qui mangeaient le coeur de leur ennemi (l’étranger) pour acquérir son courage, mais surtout pour s’approprier jusqu’à sa vie, la faire sienne, l’assimiler. Les grandes guerres de conquête comme les Croisades, le colonialisme européen au xixe siècle et l’extension du fascisme au xxe  siècle, la Grande Guerre du xixe siècle en Irak et en Afghanistan ont un fil conducteur : soit la perception de la supériorité occidentale dans tous les domaines. Chacun de ces grands phénomènes de l’histoire, dans des termes différents et dans des contextes diversifiés, a repris le discours justificatif de la domination au nom de notre conception du développement, de la démocratie et de la puissance de civilisation occidentale et chrétienne. Convaincus de la suprême valeur de leur culture à travers les siècles, les Occidentaux ont trop souvent cherché à imposer leur suprématie sur tous les continents par la croix et l’épée. Rappelons-nous le discours traditionnel de l’Église catholique qui répétait : l’Église catholique est la seule vraie religion universelle « une, sainte, catholique et apostolique ». L’aspect apostolique signifiait qu’il fallait convertir le monde entier et les missionnaires étaient envoyés sur tous les continents, imposant croyances, langues, coutumes et surtout une forme de gestion du vivre-ensemble fondé sur le pouvoir de l’Occident commerçant. Imaginez un seul instant ce que pouvaient ressentir les Inuits, les Innus, les Attikameks, les Dogons, les Mayas, les Incas, les Sikhs, les Chinois et tous les autres peuples en voyant débarquer les « robes noires » dans leurs villes et villages. Pendant qu’ils prêchaient ce qu’on appelait « la bonne nouvelle » de l’Évangile, les commerçants et les colons pillaient les ressources naturelles, s’installaient pour conquérir le sol, éliminaient les dirigeants locaux pour prendre le contrôle politique et souvent asservir les populations. Et aujourd’hui, je m’étonne d’entendre des gens dire que le pays est envahi par les immigrants… Que notre mémoire est courte !

Permettez-moi de rappeler un autre exemple de la perversion des contacts avec l’étrange. En discutant de la pensée raciale en évolution au xviiie siècle, Hannah Arendt évoque l’enthousiasme pour les « nouveaux spécimens de l’humanité », enthousiasme fondé sur la fascination des colonialistes qui conduit à l’« anthropophagie » culturelle, sociale, économique et politique :

Cet enthousiasme à l’égard des pays étrangers et lointains a culminé dans le message de fraternité, parce que celui-ci était inspiré par le désir de prouver auprès de tous ces nouveaux et surprenants « spécimens de l’humanité » le vieil adage de La Bruyère : « la raison est de tous les climats ». C’est pourtant dans ce siècle créateur de nations et dans le pays de l’amour de l’humanité que nous devons chercher les germes de ce qui devait plus tard devenir la capacité du racisme à détruire les nations et à annihiler l’humanité.

Arendt, 2002 : 420

Arendt ne fait pas référence à l’ensemble d’un peuple, mais à une fraction significative de la noblesse française de l’époque qui ne se considérait pas comme des représentants de la nation, mais comme une classe dirigeante à part, susceptible d’avoir plus en commun avec la noblesse étrangère qu’avec son bon peuple. Dans l’Allemagne du xxe siècle, la pensée raciale et ultranationaliste nazie fut inventée dans la perspective d’unir le peuple contre la menace étrangère ; les auteurs de cette pensée « voulaient éveiller dans le peuple la conscience d’une origine commune. […] dans la mesure où cette origine commune était définie par une langue identique… » (Arendt, 2002 : 424-425). Voilà le levier de multiples dérives identitaires collectives, soit la référence à une origine commune qui serait le ciment de l’identité et la référence ultime pour dire « je suis ce que je suis », « ce que je suis me donne un pouvoir sur l’autre » ! Concrètement, cela signifie, par exemple, qu’un discours très répandu se formule à peu près dans les termes suivants : « Les immigrants n’ont qu’à s’intégrer… À Rome, on fait comme les Romains… Je suis chez moi ici… S’ils ne sont pas contents, ils n’ont qu’à retourner d’où ils viennent… » En d’autres termes, c’est dire à l’Autre : « Étant donné que tu n’as pas la même origine que moi, je te considère étranger, inférieur à moi… » Ce discours s’inscrit dans un certain désordre de conceptions plus ou moins conscientes et plus ou moins explicitées, mais non moins réelles, qui fait référence à une volonté de progrès sans fin, de domination et d’assimilation même si l’on en connaît les limites ; en d’autres termes, derrière ce fatras idéologique se cachent des visions totalisatrices et civilisatrices qui traduisent des idiosyncrasies parées d’universalité.

Pourquoi a-t-on l’impression d’être envahi et confronté à des cultures différenciées ? L’immigration est pourtant moins importante qu’à des époques antérieures. Au Canada, par exemple, dans les années 1950, soit après la Deuxième Guerre mondiale, l’immigration se situait en moyenne à 400 000 personnes alors qu’aujourd’hui elle ne dépasse pas les 250 000. La différence est que les possibilités de rencontrer le nouvel arrivant ont augmenté d’une façon significative en raison des facilités de communication et de transport. Les échanges deviennent plus directs. Le sentiment d’étrangeté se fait toujours plus proche tout en étant distant. Les systèmes de référence culturelle et identitaire sont des éponges qui interagissent constamment avec d’autres systèmes complexes. Ainsi, avec la domination de l’industrie multinationale du divertissement artistique de masse en cinéma, en musique, en littérature et dans toutes les autres formes d’art, une grande partie des populations du globe consomment les mêmes produits de Walt Disney ou d’autres sans sourciller et sans se demander si cela menace leur propre culture. C’est ainsi que tous les jeunes de tous les pays se mettent à chanter en anglais parce que la musique populaire américaine devient un lien entre tous les jeunes du monde même si elle bouscule toutes les références identitaires propres. Répétons-le, le conformisme rassure. La recherche de la ressemblance, la pierre d’assise des mouvements politiques de droite, fait moins peur que l’étrangeté. La masse conforme à des valeurs imposées de toutes pièces par les grandes industries culturelles, porteurs d’une sorte de croisade idéologique continue, pour justement engendrer le sentiment d’appartenance… à la masse.

En parallèle, l’identité liée à une appartenance territoriale perd un peu sa faculté déterminante sur les références culturelles. Par contre, on y réfère si l’étrangeté semble empiéter sur un territoire que l’on veut sien. Les groupes comme les néo-nazis, les skinheads, les partis politiques d’extrême droite et les autres organisations de ce type font appel aux intérêts territoriaux et aux privilèges qui seraient menacés pour s’en prendre à l’immigrant considéré comme l’étranger type. Ils bâtissent leurs références idéologiques sur la peur de l’autre. Nous voilà confrontés à un curieux paradoxe ! D’un côté, on se montre sensible à tous les produits culturels à la mode sortant des studios américains ou d’ailleurs dans la veine de la production artistique de masse, assimilatrice et conformiste, et de l’autre, on se formalise et on s’effarouche à cause de la proximité de la personne, trop souvent considérée comme cette chose hétéroclite qu’est l’étranger qui ne correspond pas tout à fait aux normes de référence culturelle. Une personne ne se moule pas à un cadre défini selon son potentiel « d’acceptabilité » comme c’est le cas pour un produit artistique destiné à la consommation de masse. La personne étrangère vit avec des caractéristiques propres et, comme toute personne, ne se réalise pas à la lumière d’une identité figée, définie et définitive. Le simple fait d’émigrer signifie changer. Se confronter à l’étrangeté dans un nouveau pays, donc de ne plus se définir par rapport à une appartenance territoriale, nationale et ethnique, représente un changement fondamental dans la vie d’une personne. Toute personne qui émigre vers un autre pays vit cette espèce de conflit intérieur du partage entre la fidélité à ses origines et son désir de participer à la vie en société sur un territoire à découvrir, à apprivoiser, à connaître et, ultimement, auquel s’identifier. Si elle rencontre la curiosité bien sûr, mais surtout l’ouverture d’esprit, le soutien et la compréhension, son processus d’intégration en sera facilité.

Le discours pragmatique et affairiste

Que dévoile le discours au coeur des débats contemporains sur les enjeux de l’intégration des citoyens et citoyennes de diverses origines ?

Nos dirigeants contemporains aiment bien se qualifier de « décideurs » politiques et économiques. Leur visée fondamentale est trop souvent la recherche continue de profits sans contraintes. Dans leur visée dominatrice, l’immigration ne devrait viser que la satisfaction des besoins en main-d’oeuvre et, en fin de compte, permettre une croissance économique génératrice de profits toujours plus attrayants. Les préoccupations sociales, culturelles et linguistiques relèvent plutôt des bons sentiments, peu rentables lorsqu’on brasse de grosses affaires à travers le monde. Il faut donc laisser ces préoccupations sans intérêt aux différents paliers de gouvernement et aux individus, semblent-ils envoyer comme message. Au Québec, on l’a bien vu lors du dépôt du budget en avril 2010 ; le gouvernement du Québec a décidé de couper les programmes de perfectionnement de la langue française destinés aux immigrants et immigrantes, d’abolir le Conseil des relations interculturelles, de rogner les subventions à des organismes communautaires qui travaillent à leur intégration ou impliqués dans la lutte contre le racisme et les discriminations.

À toutes les époques, l’intégration des citoyens et citoyennes qui arrivent de tous les pays du monde pose un défi de taille tant à l’État qu’aux individus. Rappelons quelques fresques historiques à grands traits ! Depuis les grandes vagues d’immigration européenne des années qui suivirent la Seconde Guerre mondiale et les décennies 1950 et 1960, le portrait a bien changé. À cette époque, beaucoup d’immigrants et d’immigrantes arrivaient des pays jouxtant la Méditerranée comme l’Italie, la France, la Grèce et l’Espagne. Ils confessaient très majoritairement la foi chrétienne, mais d’importants contingents de Juifs ashkénazes d’Allemagne et de l’Europe de l’Est ajoutaient à la diversité de ces importantes vagues d’immigration. Ils occupaient des emplois secondaires dans les industries en développement, devinrent colons, manoeuvres, bûcherons, débardeurs, petits commerçants dans leurs propres réseaux. Ils se retrouvèrent surtout exclus des écoles catholiques aux orientations idéologiques étroites.

Dans les années 1970, le débat a pris une tournure un peu particulière autour de la question nationale, particulièrement aiguisée par l’arrivée au pouvoir du Parti québécois en 1976. Sentant la nécessité de définir le sens de l’intégration de ses nouveaux citoyens et citoyennes, le gouvernement du Québec mettait en place un premier comité de travail qui allait jeter les bases de l’interculturalisme en publiant un rapport intitulé Autant de façons d’être Québécois. Cette nouvelle orientation répondait, en quelque sorte, à la politique du multiculturalisme de Pierre-Elliott Trudeau. D’ores et déjà, la position québécoise allait différer de la politique fédérale. Autant de façons d’être Québécois s’est révélé la pierre d’assise d’une multitude de documents d’orientation qui allaient contribuer à définir la diversité québécoise et à enrichir le débat jusqu’à aujourd’hui.

La conjoncture de la dernière décennie diffère beaucoup de celle des années 1980 et 1990. Les nouveaux arrivants viennent de partout, principalement du Maghreb, d’Afrique, d’Asie et d’Amérique centrale. Porteurs de cultures et d’histoires différentes à plusieurs niveaux, ils vivent sensiblement les mêmes difficultés d’intégration socioéconomiques, mais au plan culturel, ils accèdent aux écoles francophones non confessionnelles. L’apprentissage du français comme levier de l’intégration est devenu plus accessible. Les défis et les questionnements qui découlent des caractéristiques de cette nouvelle immigration portent toujours sur les dimensions socioéconomiques, mais les références aux valeurs, aux croyances et aux modes de vie en société occupent aussi une place importante dans le discours et dans l’imaginaire québécois. La situation actuelle nous ramène à questionner l’interculturalisme. En fait, l’interculturalisme n’est-il qu’un mot ou est-il toujours un paradigme porteur d’orientations déterminantes des politiques de gestion des rapports interculturels ?

En guise de sortie de scène

Les rapports interculturels, qu’ils fascinent ou qu’ils fassent peur, font appel à un haut sens des responsabilités de chaque individu et de l’État. D’une époque à l’autre, d’un pays à l’autre, ils interpellent tout le monde, en premier lieu l’État, à qui incombe la responsabilité de gérer le vivre-ensemble. En vertu du principe de respect de la dignité des personnes et de la responsabilité morale de promouvoir le respect des droits de tous les citoyens et de toutes les citoyennes, un État doit développer des politiques et des plans d’action pour créer les conditions du développement d’une société juste pour toutes les personnes qui choisissent de s’installer sur son territoire. Au fond, que ce soit au regard des politiques ou des pratiques interculturelles et même dans les relations entre les personnes, apprivoiser l’étrangeté représente toujours un défi en raison du premier niveau de difficulté, la barrière linguistique. Les autres dimensions culturelles comme les croyances, les coutumes, les modes d’expression artistique, les habitudes alimentaires, la dynamique familiale et toutes les autres caractéristiques font partie de l’objet de la fascination face à l’étrangeté. Par contre, la barrière langagière doit être surmontée pour bien vivre la fascination et repousser les limites de la peur. Pour ce motif même, il faut remettre en question les coupures des programmes gouvernementaux qui rognent constamment les budgets de soutien à l’apprentissage linguistique des immigrants. Apprendre la langue principale des communications dans un pays constitue le principal levier de la découverte de l’Autre et de l’intégration sociale, culturelle, politique et économique. Communiquer devient aussi le meilleur rempart contre le racisme et les discriminations. C’est élémentaire, pourrait-on dire, mais en pratique, les politiques publiques et les pratiques pour favoriser l’apprentissage d’une ou de plusieurs langues ne brillent pas toujours par leur cohérence et leur consistance.