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Cette « terre d’accueil » l’avait réduit à un statut si humiliant qu’il ne participait pas aux décisions de cette nation pourtant multiraciale, mais dirigée par une seule race.

Alain Mabanckou[1]

Introduction

Membre du Conseil interculturel de Montréal (CIM) de 2005 à 2009 et responsable de la coordination des travaux du Comité sur le racisme et exclusion sociale et de la rédaction de l’Avis sur la problématique du profilage racial à Montréal en 2006, je me propose de faire la genèse de sa publication et de le situer dans l’évolution du profilage racial à Montréal.

Une des formes les plus virulentes de discrimination envers les membres des groupes minorisés[2] est la pratique du profilage racial des autorités policières (CPDJQ, 2011). Reliquat d’un passé colonialiste et esclavagiste qui infériorise en particulier les populations noires, le profilage racial est issu d’un mode d’organisation sociale fondé sur une logique différencialiste. Cette logique suggère que la couleur de la peau génère un champ autonome de rapports sociaux qui marginalise les minorités noires en raison de leur non-conformité au groupe majoritaire (Omi, Winant, 1986 ; Xiberras, 1998 ; Coates, 2016 ; Eddo-Lodge, 2017 ; de Montaigne, 2018 ; Ajari, 2019). « La surreprésentation des Noirs dans le système judiciaire, en particulier les jeunes, participe en effet à la construction, objectivée par les statistiques sur le crime, d’une identité noire associée à la criminalité et à la pauvreté » (Arpin-Simonetti, 2013, p. 12). Considéré au départ par les autorités policières comme pouvant faire partie des procédures d’investigation à l’endroit des prévenus, le profilage racial constitue une atteinte aux droits et à la dignité de la personne (Saint-Pierre, Turenne, 2004 ; Turenne, 2006).

Malgré tous les avis juridiques et les énoncés politiques qui dénoncent cette pratique, le profilage racial trouve encore aujourd’hui un terrain fertile de justifications qui se terre derrière les principes abstraits censés protéger la démocratie (Wiewiorka, 1991 ; 1992 ; 2001 ; Myles, 2009 ; Coates, 2016 ; Laurent, 2016 ; Eddo-Lodge, 2017 ; de Montaigne, 2018). Ce sujet est toujours d’actualité[3] pour le Conseil interculturel de Montréal (CIM) qui affirme que « [m]algré toutes les politiques municipales contre le racisme et la discrimination, la lutte contre le racisme en est une de taille. Il faudra veiller à la mise en oeuvre des mesures identifiées et continuer à réfléchir à cette question. » (CIM, 2017, p. 4).

Après avoir présenté le mandat du CIM, nous aborderons le contexte de l’Avis sur le profilage racial à Montréal, ses recommandations et les politiques montréalaises adoptées depuis ce temps pour contrer cette problématique.

Avis du Conseil interculturel de MontrÉal (CIM) sur le profilage racial À MontrÉal

Mandat du Conseil interculturel de Montréal

Le Conseil interculturel de Montréal (CIM) a pour mandat de conseiller et d’offrir :

  • son avis au conseil de la ville et au comité exécutif sur les services et les politiques municipales à mettre en oeuvre afin de favoriser l’intégration et la participation des membres des communautés culturelles à la vie politique, économique, sociale et culturelle de la ville ; 

  • (fournir) de sa propre initiative ou à la demande du conseil de ville ou du comité exécutif, des avis sur toute question d’intérêt pour les communautés culturelles ou sur toute question relative aux relations interculturelles dans le domaine de compétences municipales et soumet ses recommandations au conseil de la ville et au comité exécutif ; 

  • (solliciter) des opinions, (recevoir et entendre) les requêtes et suggestions de toute personne ou groupe sur les questions relatives aux relations interculturelles ;

  • (effectuer ou faire effectuer) des études et des recherches qu’il juge utiles ou nécessaires à l’exercice de ses fonctions (CIM, 2019, p. 3).

Produite dans le cadre de son mandat, la publication l’Avis sur la problématique du profilage racial à Montréal en 2006 fut une étape importante dans la lutte contre le profilage racial à Montréal. Auparavant, les autorités municipales et policières affirmaient que le profilage racial n’existait pas à Montréal et accusaient les militants des groupes minorisés de se faire du capital médiatique en formulant des accusations sans fondement contre les forces de l’ordre.

Origine de l’Avis du CIM sur le profilage racial à Montréal

À la suite des informations et témoignages du Centre de Recherche Action sur les relations raciales (CRARR) et de l’Association des Mères unies contre le racisme sur l’intervention des policiers du Service de police de Montréal (SPVM), le CIM décida de réaliser une enquête exploratoire sur la pratique du profilage racial à Montréal et « de proposer des solutions en vue d’y remédier » (CIM, 2006b, p. 6). Pour documenter le contexte entourant cette problématique et assurer une crédibilité aux recommandations de l’Avis, le CIM a réalisé une revue de la littérature sur le sujet, des groupes de discussion ainsi qu’une vidéo accompagnée d’un recueil de témoignages (CIM, 2006a).

Le Conseil interculturel de Montréal : recommandations et bilan

À la suite de ces travaux, le CIM conclut que le profilage racial est une pratique discriminatoire qui existe à Montréal et se manifeste par l’exercice discrétionnaire du pouvoir, en particulier envers les minorités racisées, et formule 22 recommandations pour lutter contre le profilage racial dont certaines furent mises en oeuvre et d’autres tardent à être mise en application[4]. Malgré tous les plans d’action contre le racisme et la discrimination élaborés par la Ville de Montréal et le Service de police de Montréal, le CIM estime que la pratique du profilage racial existe encore et affecte des jeunes qui ont grandi ou qui sont nés ici et qui ne manifestent pas de problèmes d’adaptation (CIM, 2017).

La Ville de MontrÉal

Afin de trouver des solutions aux problématiques vécues par les communautés noires dans leurs relations avec les services municipaux, la Ville de Montréal a proposé un plan d’action pour lutter contre la discrimination raciale et ses effets, mais sans mention explicite des pratiques policières reliées au profilage racial (Ville de Montréal, 2006). Ce n’est qu’en 2010, lors des audiences de la Commission des droits de la personne et de la jeunesse du Québec sur les pratiques de profilage racial, que la Ville de Montréal et le SPVM s’engagent à prévenir, détecter et enrayer le profilage racial dans leurs activités respectives (Ville de Montréal, 2010). Cependant, de l’aveu même des décideurs, il devient difficile d’isoler les activités qui ciblent spécifiquement le profilage racial et de les évaluer correctement en termes d’impact et de résultats (Ville de Montréal, 2017).

Les énoncés de politiques et leurs applications

Rocher (2014) classifie les politiques publiques de gestion de la diversité ethnoculturelle selon trois dimensions complémentaires : instrumentale, humaniste et citoyenne. La dimension instrumentale vise une adaptation fonctionnelle des individus à leur nouvel environnement, la dimension humaniste favorise la rencontre entre les personnes dans un esprit d’ouverture, de reconnaissance et de respect de la diversité, tandis que la dimension citoyenne installe les conditions de la rencontre, un espace commun au sein duquel les interactions prennent place (Rocher, 2014). Les politiques municipales sont associées à la dimension citoyenne, car elles planifient l’utilisation des espaces publics par tous leurs résidents (parcs, bibliothèques, transports en commun…). Paradoxalement, ce sont ces espaces publics que dénoncent les groupes minorisés à Montréal pour les pratiques de profilage racial de la part des policiers à leur endroit (CIM, 2006a ; 2006b).

Germain (2003) distingue également trois types de politiques municipales : les politiques d’immigration et d’établissement des nouveaux arrivants, les politiques de gestion de la diversité (politiques interculturelles municipales) et les politiques urbaines générales. Elle estime que les « politiques interculturelles municipales » servent davantage à rassurer la majorité qu’à guider les immigrants et à soutenir les échanges interculturels (Germain et al, 2003). Dans ce sens, ces politiques semblent assurer un contrôle des minorités par la majorité québécoise essentiellement francophone (Frozzini, 2014). Les politiques interculturelles municipales devraient viser une perspective large qui associerait les enjeux de l’immigration, de la diversité ethnoculturelle et de la planification urbaine (Germain, 2012). Même constat d’une étude présentée à l’UNESCO sur l’évaluation des politiques municipales visant à contrer le racisme et la discrimination voulant que les municipalités doivent répertorier les manifestations de racisme sur leur territoire et identifier l’importance de la lutte au racisme dans leur politique globale de « gestion de la diversité » (Icart et al., 2005). Cette conclusion rejoint une des principales recommandations de l’Avis du CIM sur le profilage racial à Montréal, à savoir la nécessité de répertorier rigoureusement les plaintes de profilage racial au moyen d’un registre des interventions policières. Ce n’est pas ce qu’on observe dans les récents bilans du SPVM qui associent les pratiques de profilage racial à celles du profilage social.

Conclusion : politique interculturelle et profilage racial

Récemment, dans le cadre de la consultation publique sur le racisme et la discrimination systémique de l’Office de consultation publique de Montréal (OCPM), le CIM a invité les groupes minorisés à documenter et à identifier les manifestations et les impacts du racisme et de la discrimination systémique afin de formuler un Avis sur les conditions de réussite d’une politique interculturelle faisant de Montréal une cité interculturelle. Le CIM considère qu’une politique interculturelle peut colmater le clivage entre les efforts de la Ville de Montréal consacrés à contrer le racisme et les discriminations et une stratégie axée sur les rapprochements interculturels. Une approche interculturelle misant sur des relations interculturelles autour de projets communs peut minimiser les tensions sociales, mais surtout enrichir la vie sociale de l’ensemble de la collectivité et ne pas « limiter les relations interculturelles à une simple logique gestionnaire ni à un ‟problèmeˮ à gérer par la seule majorité » (CIM, 2019, p. 18). Cette approche interculturelle préviendrait l’expérience d’un choc discriminatoire, souvent engendré par des pratiques de profilage racial, qui rompt un équilibre nécessaire à la rencontre interculturelle (Drudi, 1997a ; 1997b ; 2002).