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INTRODUCTION : articuler le subjectif et le social

S’intéresser aux significations du silence articulé à la question des micro-agressions comme dynamique contemporaine du racisme impose d’examiner le phénomène dans la double dimension du subjectif et du social. En effet, le silence des personnes subissant du racisme[1] nous questionne sur la part subjective du phénomène et la part de la problématique sociale qui l’encadre. Par ailleurs, ces deux dimensions nécessitent également une approche théorique interdisciplinaire pouvant expliquer les processus psychosociaux dans lesquels se situe le sujet.

Dans le cadre d’interventions en contexte d’interculturalité, on doit rester à l’écoute parfois d’un silence des personnes racisées. Que signifie ce silence ?

Le présent article propose une réflexion analytique ciblant la question du racisme en s’appuyant sur des résultats de deux recherches qualitatives antérieures[2] réalisées au Québec portant sur des personnes descendantes de migrants[3] (PDM) racisées. Ces personnes bien que socialisées et nées au Canada continuent souvent d’être perçues comme étrangères au sens de Simmel (1908), c’est-à-dire au niveau relationnel dans un groupe. Ces perceptions se traduisant parfois par des micro-agressions racistes banalisées, par exemple de type « d’où tu viens […] où es-tu né ? » (Sue et al., 2007, p. 276). Face à ces dernières, les PDM racisées de nos recherches préfèrent parfois garder le silence. C’est ce silence que nous interrogeons ici comme forme de résistance qui conduit à la fois à renforcer des liens d’appartenance et à fragiliser un lien social global, cela dans un contexte macrosocial inscrit dans un processus sociohistorique.

Contexte actuel

Depuis quelque temps, on voit des personnes racisées témoigner dans les médias canadiens et québécois, du racisme vécu en milieu de travail (Radio-Canada, mars 2019 ; LaPresse.ca, 17 janvier 2019), mais peinant à le faire reconnaître comme harcèlement nuisant à leur santé mentale. Par ailleurs, dans le contexte de pandémie dû à la Covid-19, un racisme spécifique envers les personnes perçues comme « asiatiques » s’est répandu (Radio-Canada, 29 janvier 2020 ; 1er février 2020 ; Nguyen, 2020). En réaction, des PDM racisées se sont fédérées en groupe par le biais des réseaux sociaux numériques, et en signant des pétitions, pour dénoncer le racisme qu’elles vivaient en Occident (Europe et Amérique). En effet, on constate l’accroissement, dans les réseaux sociaux numériques, de nombreux groupes se fédérant autour de formes d’exclusion (Groupe d’Entraide contre le racisme envers les Asiatiques au Québec, Experiences of Discrimination in Quebec, Canadians against racism, Femmes noires musulmanes du Québec) dans le but faire face au mépris de reconnaissance (Honneth, 2000).

Par ailleurs, des recherches, dont nous ne citerons que quelques exemples, montrent que les PDM racisées rencontrent de nombreux obstacles dans leur socialisation et vivent des formes d’exclusion, notamment de la discrimination dans leur parcours éducatif (Mc Andrew et al., 2012 ; Potvin, 2007 ; Lafortune et Kanouté, 2007), dans leur insertion sur le marché du travail (Belhadj, 2006). En effet, une étude (Block et al., 2019), se basant sur le recensement canadien de 2016, dévoile que les salaires des PDM racisées de 2e et 3e génération peuvent être inférieurs jusqu’à 26% à ceux des PDM non racisées.

Elles font également l’objet de profilage racial (Bellot, 2017 ; CDPDJ, 2011) et sont surreprésentées dans les services sociaux et la protection de la jeunesse (Tardif, Grenier et al., 2016 ; Bernard et McAll, 2008) ; enfin elles peuvent vivre de multiples barrières lorsque leur identité n’est pas, de surcroît, hétéronormée (El Hage et Lee, 2015). Ces recherches ont un point commun : elles témoignent que l’ensemble de ces obstacles dus à la discrimination et au racisme fragilise le lien social global.

Or malgré de nombreuses études sur le sujet démontrant les obstacles que rencontrent ces PDM racisées, on a peu d’informations sur les formes que prennent les dynamiques racistes et discriminatoires au Québec, souvent nommées comme systémiques, et les effets psychosociaux sur ces personnes. Il semble que la transformation des manifestations et des comportements racistes dans la modernité démocratique sont difficilement reconnaissables par les institutions (Bataille, Andrew, Potvin, 1998) qui se sentent aussi parfois démunies face aux situations interculturelles. En effet, l’idéologie égalitaire des droits et des libertés instituée par la modernité masque la réalité sociale des rapports interethniques. Or les interactions intersubjectives participent de l’ancrage systémique de la discrimination. Comme le concède Dhume : « est-ce le système qui est discriminatoire ?, la discrimination qui est systémique ?, ou enfin le regard sociologique qui aborde l’objet à la manière d’une configuration ? » (2016, p. 39). Nous nous intéresserons alors à regarder ce qui fait système et comment s’instituent des dynamiques racistes et discriminatoires et leurs enjeux subjectifs et sociaux.

Il s’agira, dans un premier temps, de présenter les ancrages épistémologiques et méthodologiques empruntés dans le cadre des deux recherches antérieures considérées ici, puis le cadre théorique utilisé pour notre réflexion sur l’articulation du plan macrosocial et du plan subjectif. Ensuite, à travers des exemples, notre discussion ouvrira sur l’expression du silence comme forme de résistance en regard de la formation d’une communauté imaginaire d’appartenance, notamment en utilisant le concept de force des liens faibles (Granovetter, 2008).

Ancrages épistÉmologique et mÉthodologique

Articuler les versants macrosociaux et subjectifs pour comprendre le silence des personnes subissant le racisme face aux micro-agressions nécessite une approche épistémologique et méthodologique spécifique pour appréhender les significations données à entendre par les participants et participantes. Les deux recherches qui soutiennent notre propos s’appuient sur une démarche clinique en sciences sociales (Fortier et al., 2018 ; Hamisultane, 2017a ; Giust-Desprairies et al., 2014 ; Rhéaume, 2009). L’approche clinique conduit à la coconstruction de sens avec l’interlocuteur. « L’épistémologie clinique tient précisément sa spécificité de la non-séparation à priori du sujet connaissant et de l’objet à connaître » (Giust-Desprairies, 2004, p. 61). Dans cette démarche, nous nous attelons à analyser les processus producteurs de ce qui fait événement dans le discours des participants et participantes pour en apporter des significations. Car « remonter le cours d’un évènement pour en toucher l’épaisseur qualifie la démarche clinique. Raconter son expérience, explorer son monde, bouscule, remodèle, reconfigure leur construction » (Giust-Desprairies, 2006, p. 177). L’approche clinique permet « d’éclairer comment le sujet met en scène une problématique personnelle dans une situation sociale sollicitante, telle qu’il nous les donne à voir dans l’usage qu’il fait des représentations à partir desquelles il pense et parle son expérience » (Giust-Desprairies, 2004, p. 96). Par ailleurs, la clinique nécessite la prise en considération de l’objectivation d’une posture impliquée (Hamisultane, 2014). Le fait d’être, pour ma part, chercheure issue de l’immigration conduit à une résonance (Hamisultane, 2018). Il y a en effet un « nous » du silence et d’une souffrance commune qui a nécessité d’être objectivé dans le processus de recherche et d’analyse.

Associée à cette démarche, la méthodologie employée, s’inscrivant dans le courant des récits de vie, est celle du Roman familial et trajectoire sociale (de Gaulejac, 1999 ; Hamisultane, 2017a ; b). Le roman permet de faire émerger les contraintes par lesquelles l’individu se construit et en quoi il cherche une voie de subjectivation dans sa trajectoire. En effet, le sujet est le produit d’une histoire et d’une époque ; et le récit donne à entendre des sens, des contradictions, des situations de détresse psychologique (Chouinard et Couturier, 2006), mettant en jeu l’estime de soi (Couturier et Legault, 2002). Car le récit n’est pas innocent (Ricoeur, 1996). Il est impliqué et subjectif. Cette méthode se justifie par le fait que la recherche ne s’intéresse pas à la généralité mais au cas individuel pour en tirer une connaissance approfondie en utilisant une théorisation sur le sens. Ce n’est pas la quantité des données mais le processus même, analysable à travers le roman familial, qui va nous apporter une connaissance. Nous insistons donc sur le fait que ces données ne s’inscrivent pas dans la représentativité mais témoignent de subjectivités et des processus psychosociaux en jeu.

Ainsi, l’échantillon de ces deux recherches rassemble 31 récits de PDM. La tranche d’âge des répondants se situe entre 25 et 40 ans. Ces recherches ne portaient pas directement sur la question des micro-agressions racistes. Cependant, étant donné le type de méthodologie utilisée, cette question est advenue dans la plupart des récits. L’une des recherches (Hamisultane, 2017a), avec 20 récits, portait sur le processus psychosocial de la construction de soi de personnes descendantes de migrants vietnamiens. La seconde (Hamisultane, 2017b), avec 11 récits, examinait les trajectoires socioprofessionnelles d’intervenantes descendantes de migrants dans les services sociaux et de santé. Nous avons pris ici le parti de sélectionner certains passages significatifs.

Cadre thÉorique : penser l’individu dans un processus psychosocial

Dans le cadre de ces recherches antérieures, la plupart des récits font état de micro-agressions récurrentes, comme dynamique raciste et discriminatoire, et surtout des manières de les vivre dans les milieux de travail, c'est-à-dire par le silence. Ce silence se situe dans l’intersubjectivité immédiate. Il ne signifie pas que ces réactions sont à généraliser pour toutes les personnes vivant ce type de phénomène. Néanmoins, nous souhaitons rendre compte de ce silence, justement parce qu’il passe souvent « sous silence » et reste cependant porteur de significations que nous avons cherchées à comprendre.

Nous allons questionner ces rapports intersubjectifs en premier lieu sur le plan de leur ancrage macrosocial.

L’environnement macrosocial : le processus sociohistorique des représentations collectives

Le racisme, qu’il soit systémique ou non, est certes vécu pas des individus (comme nous le verrons ci-après) mais demeure un rapport social et, comme le concède Balibar, il n’est « pas un simple délire de sujets racistes » (2007, p. 63). Ce rapport social s’inscrit, en effet, dans un héritage mondial, si l’on peut dire, de l’histoire de l’esclavage et des colonisations qui ne se dément plus. Pour comprendre ce rapport, regardons comment les auteurs suivants comprennent le processus sociohistorique, l’héritage et l’institution des représentations collectives.

Pour Balibar (2007), cet héritage (esclavage et colonialisme) s’explique par le fait que le marché colonial d’hier, où des populations étaient exploitées, est présent aujourd’hui dans un nouvel espace mondial économique et politique où les conditions se sont vues transformées par l’universalisation des droits de l’Homme comme idéologie (non pas comme pratique effective mais par le fait que l’exploitation n’est plus synonyme d’esclavage mais de travail précaire) et où se sont installées de nouvelles formes d’exploitation des travailleurs. En effet, dans le contexte où les populations occidentales sont vieillissantes et, également, ne souhaitent plus effectuer certaines formes de travail pénible, les migrants, des anciens pays colonisés, sont sélectionnés suivant différentes catégories, notamment pour répondre à un manque de main-d’oeuvre[4]. L’ensemble des raisons sont avérées par le mandat des ministères de l’Immigration[5].

Ainsi, une « bourgeoisie capitaliste » (Balibar, 2007) a remplacé une hiérarchie intra-nationale. Pour autant, le rapport à l’autre dans le contexte d’une société pluriculturelle reste un rapport entre « vrais nationaux » (c’est-à-dire, dans les sociétés dites occidentales, de populations « blanches » dont l’ethnicité est invisibilisée derrière la blanchité) et « faux nationaux » (Balibar, 2007) (c’est-à-dire à des personnes perçues comme extérieures alors qu’elles ne sont pas forcément migrantes et identifiées par la couleur de leur peau). Ce rapport raciste, s’il n’est plus celui d’une vision caduque de l’anthropologie des races du XIXe siècle basée sur l’eugénisme, comme on le sait, continue de s’inscrire dans une vision de l’Autre où les communautés ethniques racisées sont perçues comme « traditionalistes », incapables de changer et pouvant mettre en danger la culture «  standardisée » ainsi que l’idéologie universelle des droits de l’Homme (Balibar, 2007), démocratique et laïque. Sans compter que certains discours médiatisés de protection de la nation se lient à des ethnicités qui vont être associées à des problématiques sociales ‑ chômage, itinérance, drogue, etc. ‑ et conduire au profilage racial des personnes (Bellot, 2017 ; Bernard, McAll, 2008). Ainsi, les rapports de domination hérités du passé colonial continuent de s’instituer dans les rapports sociaux contemporains, créant les perceptions collectives de l’Autre « extérieur » associé à ces problématiques sociales. Dans ce fait d’instituer, s’inscrivent « aussi bien les usages et les modes, les préjugés et les superstitions que les constitutions politiques ou les organisations juridiques essentielles ; car tous ces phénomènes sont de même nature et ne diffèrent qu’en degré (Mauss et Fauconnet, 1901, p. 12) » (Otero, 2017, p. 228). Ils produisent les représentations collectives, lesquelles participent aux dynamiques racistes et discriminantes que révèlent les micro-agressions dénoncées par les sujets de nos recherches.

Pour autant, l’explication des représentations collectives par un processus linéaire s’avère insuffisante, car ces dernières touchent à la fois le plan social et structurel ainsi que le plan subjectif. Comprendre ce qui anime ces représentations de l’Autre et comment elles se reproduisent de manière systémique et se reconduisent à travers le sujet s’inscrit dans la complexité (Morin, 1977).

La perspective subjective des micro-agressions comme dynamique du racisme contemporain

Les micro-agressions : forme de racisme insaisissable et banal

Revenons sur l’utilisation du terme de micro-agression. Ce terme est davantage utilisé dans la littérature anglophone. Il est souvent attribué à C. Pierce, psychiatre, professeur à Harvard dans les années 1970. Dans la littérature états-unienne, il désigne l’omniprésence des rapports racistes avec les Africans-American (Smith, 1988) ainsi que les types d’agressions, non verbales, que vivent les personnes LGBT (Nadal, 2013 ; Platt et Lenzen, 2013 ; Solorzano, 1998). C’est par le biais des recherches en psychologie que le terme racial micro-aggression est conceptualisé en trois formes non hiérarchisées (Sue et al., 2007). La première forme, microassaults, est définie comme contenant des actions racistes délibérées. La deuxième forme, microinsults, s’inscrit dans du verbal comme du non-verbal. De manières plus insidieuses, ces micro-agressions ont pour objectif de dénigrer presque imperceptiblement les personnes. Enfin, la troisième forme, microinvalidations, est une forme d’exclusion par le biais de la différenciation face à l’égalité d’appartenance à la société. Le fait, par exemple, de renvoyer les personnes racisées à leur héritage ethnique comme nous le citions au début de ce texte (d’où tu viens ? […] où es-tu né ? ») alors qu’elles sont nées dans le pays. À la suite de cette conceptualisation, d’autres études ont mis au jour les effets négatifs des micro-agressions racistes sur les personnes qui les vivent (Yancura, 2016 ; Nadal et al., 2013 ; Steele, 2010).

Dans la littérature francophone, si les micro-agressions racistes ne sont pas forcément nommées comme telles mais intégrées à des formes de racisme, elles ont en commun un aspect insaisissable, ordinaire (Cognet 2004) et banal. Néanmoins, ce sont des actes de discrimination dus à la racisation qui ont des effets sur la santé et le comportement de méfiance envers les institutions des personnes qui en font l’objet (CDPDJ, 2019). En réaction, les stratégies de prévention sont variées (Cognet et Eberhard, 2013 ; Eberhard et Rabaud, 2013), comme nous l’avons souligné par exemple à travers des groupes sur les réseaux sociaux. Pour autant, peut-on parler de stratégie lorsqu’il s’agit de l’immédiateté ? Dans l’ici et maintenant de la micro-agression, certaines personnes préfèrent ne pas agir. Car contrairement à une agression physique, visible sur le corps, les micro-agressions touchent le corps psychique, comme le nomme Molinier (2006). Ce corps psychique reste aujourd’hui celui qui est le plus difficile à faire reconnaître comme contraint, souffrant, tant qu’il n’est pas désigné comme problématique de la santé mentale. Face au déni de leur souffrance, des personnes sont conduites à garder le silence. Dans les entretiens que nous avons réalisés, ce silence porte les significations d’une forme de résistance.

Le silence contraint

Le silence signifie-t-il « ne rien dire du désaccord » pour éviter le conflit. Est-ce alors un silence stratégique ? ou un silence contraint ?

Elise Pestre (2014), dont les recherches portent sur la vie psychique des réfugiés, analyse le silence dans un rapport hiérarchisé avec le pays d’accueil, occidental, qui décide du sort de celui qui demande refuge, venant souvent d’un pays autrefois colonisé. Ce rapport s’ancre, comme nous le montrons plus haut avec Balibar, dans un héritage indépassable. Le sujet doit faire face à un système juridico-politique où il est amené «  ‟à n’être personneˮ à demeurer anonyme » (Pestre, 2014, p. 57). Face à cette représentation qu’on a de lui, il doit pourtant se justifier. Le silence le saisit parfois lorsque les mots ne suffisent pas à expliquer. Ce silence est parfois une absence à la conscience, une absence de soi quand on est interpellé et que toute réponse serait inutile, car elle devrait justifier ce que l’on est.

Certes les micro-agressions racistes ne sont pas mesurables aux traumatismes des réfugiés dont Pestre (2014) analyse les réactions. Néanmoins, la violence du racisme a un ancrage sociohistorique, notamment l’esclavage et la colonisation, qui dépasse de loin ces micro-agressions. Ces dernières s’arriment à des rapports de domination qui ne sont pas toujours conscientisés d’emblée, dans l’ici et maintenant, mais qui restent cependant présents dans un réseau symbolique, porteur de significations, de souffrances historiques sur lesquelles se sont construites nos sociétés occidentales pluriculturelles. En reprenant, la dialectique du maître et de l’esclave de Hegel, Pestre affirme que « l’homme soumis est indispensable au groupe dominant puisqu’il participe directement de l’augmentation de la quantité de ses biens. Ce système d’assujettissement ancien se perpétue dans la modernité avec une violence désormais centralisée et canalisée dans le lien social » (2014, p. 53). Or ce lien social institué est de fait fragilisé lorsque le racisme devient banal par le biais des micro-agressions.

L’expression du silence des personnes subissant le racisme

Pour éclairer la compréhension de ce silence et les significations qu’il porte, nous proposons quelques exemples d’épisodes de récits.

Catherine, née au Québec et Vietnamienne d’origine, travaillant dans une institution publique, montre la récurrence de ces micro-agressions. Elle expliquera qu’elle se fait remarquer sa différence ethnique au moins tous les mois. Souvent quand elle est seule. En tant que femme, le rapport de domination est double, ethnicisé et genré. Par ailleurs, elle vit avec le doute de ses compétences professionnelles, car elle a été recrutée par un organisme gouvernemental, où la discrimination positive, comme loi d’accès à l’égalité à l’emploi, permet de favoriser les personnes discriminées et les femmes, entre autres : « je me demande toujours … si mon employeur m’avait engagée… à cause de mes compétences, ou à cause de ma race, ou à cause que je sois une fille. Mais ce qui est plus dur au travail, c’est les relations interpersonnelles [du fait de son ethnicité].» Ces relations, Catherine les vit comme des suspicions de ses collègues vis-à-vis de ses compétences. En rapport à ces formes de communication, souvent non verbales, Catherine garde le silence.

Carl, né en Ontario, travailleur social d’origine chinoise, explique qu’il ne « fittait[6] » pas dans le paysage et qu’on lui faisait régulièrement remarquer : « d’où tu viens ? Non tu n’es pas canadien. » Carl est homosexuel et s’est construit dans cette « intersectionnalité » des micro-agressions, qu’il nomme comme tel, face à ses appartenances plurielles.

Alice, quant à elle, est travailleuse sociale québécoise d’origine haïtienne. Au sein de son travail, elle entend aussi des collègues dénigrer ses compétences, car elle aurait eu son poste parce qu’elle appartient à une minorité visible. Ou bien des usagers demandant à avoir une professionnelle « québécoise », c’est-à-dire blanche. Ce qui s’inscrit dans les trois types de racial microaggression (Sue et al., 2007). Elle ajoute, concernant les micro-agressions racistes : « Les gens sont prêts à l’entendre mais d’un autre côté on n’a pas le droit de le dire. Quand tu es noire faut être cool, mais si tu dis quelque chose, c’est dérangeant. Tu n’as pas le droit de nommer le racisme, c’est toi le problème. »

Elle ne fait donc pas part de ce qu’elle vit dans son milieu de travail. Le racisme est selon elle banalisé par la blague, la moquerie qui dilue, de fait, ces micro-agressions. Il faut donc accepter d’être silencieux, « je suis noire et je l’assume », dit Alice. Pour ses collègues non racisés, la micro-agression n’est pas considérée comme une réalité. L’ancrage des micro-agressions est encore moins conscientisé. Le fait qu’Alice « assume » d’être noire signifie peut-être que, de son côté, elle se soumet à ce rapport sans pour autant l’accepter.

En tant que travailleuse sociale, elle explique : « je suis plus interpellée dans la défense [des Noirs] car ils sont plus démunis. Les Québécois sont plus entendus, plus écoutés. Le Noir est plus discret, il part avec un handicap dans la vie. » Lorsqu’elle désigne « les Québécois », pour elle, il s’agit des personnes blanches non racisées, dont l’appartenance ethnique est invisibilisée par la blanchité, comme nous l’avons souligné avec Balibar (2007), et c’est ce qui ferait qu’ils auraient droit d'être écoutés. Alors que « le Noir plus discret » se tait, car il intégrerait le fait qu’il serait, quant à lui, moins écouté. Cette conscience du silence des autres personnes de phénotype noir se pose comme un lien d’entraide. Alice se sent dès lors concernée lorsqu’elle a affaire à un usager ou à une usagère de phénotype noir.

De son côté, Anne, Camerounaise et Antillaise d’origine, Française de nationalité et Canadienne de citoyenneté, détient une maîtrise en gestion publique et travaille dans le service public. Elle raconte que, régulièrement, on la désigne dans une communauté : « vous ». Elle ne sait pas ce que cela signifie, mais elle comprend que c’est soit « vous les Noirs » soit « vous les migrants ». Elle explique que lorsqu’elle vit des tensions, qu’elle caractérise de racistes avec un collègue, elle ne peut en parler directement à sa hiérarchie :

Dans le milieu du travail on est obligé de trouver des stratégies pour démontrer qu’on a des problèmes avec un collègue, sans faire appel à la couleur ou à la différence parce qu’automatiquement on a perdu d’avance. Ils vont nous dire « ça y est , vous vous prenez pour des victimes ». Alors ce que l’on fait, c’est qu’on le garde dans notre poche, en dernier recours.  Récemment deux professionnels noirs ont été embauchés par un directeur noir. Ça a fait beaucoup de bruit. Évidemment dès que tu es noir les gens croient que c’est ton frère et que tu le connais. Et ils disent on va aller vérifier… peut-être qu’il n’a pas de diplôme. Le racisme, tous les jours je l’entends. Mais, nous, on s’aide.

Le silence est donc le meilleur moyen de se faire accepter dans ce milieu de travail, de ne pas paraître comme un problème dans le collectif, à l’instar d’Alice. Anne précise que jamais elle n’ira en parler à son syndicat. Anne vit donc des micro-agressions que l’on pourrait classer dans les différents types des racial micro-aggressions (Sue et al., 2007). Elle explique que les suspicions de ses collègues dès qu’elle parle à une autre personne de phénotype noir, surtout à l’un des chefs, conduit au fait que leur conversation se fait sous un mode « confidentiel ». Ils ne montrent jamais aux autres leur lien pour ne pas déclencher d’autres micro-agressions. Mais ces démarches clandestines ont pour objectif un soutien respectif entre ces personnes.

Des liens invisibles comme forme de résistance

Ces témoignages nous donnent à voir que les personnes subissant le racisme, participantes à nos recherches, pratiquent le silence face aux micro-agressions qu’elles subissent : Anne dira « on le garde dans notre poche » ou Alice dira « je suis noire et je l’assume », en conséquence toutes deux gardent le silence. Souvent cette forme de racisme se produit lorsque les personnes sont seules. Le silence n’en demeure pas moins une expression plutôt que de répondre quelques mots qui ne pourraient suffire à affronter l’ancrage lointain (l’héritage sociohistorique) de cette forme de rapport de domination et d’oppression que supportent ces micro-agressions. Leurs significations s’arriment à des représentations collectives que le temps a transformées mais néanmoins instituées. Pour ces personnes qui témoignent, il est difficile d’exprimer, en quelques mots l’inexplicable, l’injustifiable et surtout lorsqu’on sait que l’on ne va pas être écoutées (Pestre, 2014), ni comprises. Le silence conduit ainsi ces personnes dans des retranchements, dont l’issue reste l’acceptation, la résignation et aussi la résistance par le partage du vécu avec d’autres, le groupe faisant la force. Le mépris de reconnaissance conduit à la lutte (Honneth, 2000). Mais dans les cas que nous présentons, il ne s’agit pas, contrairement aux formes de luttes sociales, de revendications clairement affichées. Néanmoins, cela ne signifie pas que la lutte est inexistante. Elle se fait dans des formes de résistance. Contraintes par le silence, ces formes de résistance se font ailleurs dans des liens invisibles aux autres, ceux qui ne vivent pas de micro-agressions. Néanmoins ces liens, s’ils permettent de soutenir les personnes vivant ces souffrances psychologiques, demeurent dans une forme conduite par l’oppression. Il s’agit donc d’un choix contraint (de se taire) parce que les formes de micro-agressions racistes ne sont pas reconnues comme réelles dans les représentations collectives et, de fait, la parole des personnes agressées ne l’est pas non plus. Le témoignage d’Alice nous montre que les personnes discriminées ne sont pas crues lorsqu’elles disent subir le racisme. Il faut, en effet, une preuve médicale, relayée par la presse, comme nous le soutenions au début de ce texte.

Comment analyser davantage ces liens invisibles qui se créent et qui ne sont pas des cas isolés ?

Le renforcement d’une communauté imaginaire d’appartenance : un parallèle avec la force des liens faibles

Le phénomène d’exclusion ou de sentiment d’exclusion, induit par les micro-agressions racistes des PDM racisées de nos recherches, incite ces personnes à développer des liens entre elles, comme nous le montrent Alice ou Anne. En faisant un parallèle avec la théorie de la force des liens faibles de Granovetter (2008)[7], s’inscrivant dans la théorie des réseaux, nous supposons que ces liens des personnes racisées qui ne se connaissent pas forcément créent ainsi une sous-collectivité vis-à-vis de liens forts que Granovetter caractérise, notamment, par la combinaison, entre autres, de la confiance mutuelle, de la quantité de temps, de la compréhension émotionnelle et de services réciproques. Cette théorie est utilisée également dans une perspective microsociologique de la culture. Dans ce cadre, les liens forts sont posés comme se réalisant dans « un contexte propice pour afficher plus complètement différents goûts, dégoûts et rapports à la culture[8], sans crainte d’être moqué et/ou marginalisé » (Legon, 2001, p. 220) Si l’on fait le parallèle avec les rapports interethniques, les liens forts se créent entre individus ayant les capacités de se lier, et de se comprendre dans un cadre de références ethnocentrique où par exemple la dimension émotionnelle est comprise et la confiance peut s’installer et où le processus historique (vécus par les « vrais nationaux ») a son importance dans ces liens. Dans ce contexte, les liens faibles seraient alors ceux en dehors de ce cadre, de personnes qui n’ont pas la même ethnicité et dans un contexte dominé par les liens forts ethnocentriques. Selon Granovetter (2008), dans certains milieux, on trouve « des structures complexes de liens faibles qui jouent le rôle de pont entre les groupes plus cohérents de réseaux actifs : les idées et les informations circulent alors plus facilement et un ‟sens de la communautéˮ se développe » (p. 65). Si l’on observe cette idée au niveau microsociologique, affaiblis dans un réseau de liens forts, les individus racisés créent d’autres liens (les liens faibles). Les liens faibles apparaissent comme « des instruments indispensables aux individus pour saisir certaines opportunités qui s’offrent à eux, ainsi que pour leur intégration au sein de la communauté ; au contraire, les liens forts, qui engendrent la cohésion sociale, se traduisent par une fragmentation de l’ensemble social » (Granovetter 2008, p.72) s’ils ne communiquent pas avec les personnes tissant ces liens faibles.

En d’autres termes, la formation des liens faibles se lie aux conséquences de ces micro-agressions et du silence comme expression. Étant exclues des liens forts des « vrais nationaux », par exemple en milieu de travail, les personnes subissant le racisme sont solidaires, alors qu’elles ne se connaissent pas forcément et ne sont pas nécessairement de la même communauté ethnique[9]. Le silence dans lequel ces personnes partagent un vécu est une forme de résistance à l’exclusion qui va s’exprimer dans la force des liens faibles.

Dans une articulation psychosociale, ces liens faibles peuvent constituer une communauté imaginaire d’appartenance (Hamisultane, 2017 ; 2018) qui soutient l’idée selon laquelle, les personnes vivant des formes d’exclusion se sentent appartenir à une communauté d’exclus, sans que cette communauté ait une existence réelle. Elle n’a pas de frontière visible, ni sociale ni culturelle, mais s’inscrit dans un sentiment d’exclusion. Elle se pense néanmoins à travers des significations imaginaires collectives (Giust-Desprairies, 2003). Elle est un lieu de résistance face à ces nouvelles formes de racisme contemporain. Néanmoins, l’incitation, par le biais des micro-agressions, à la formation de ces communautés imaginaires fragilise un lien social plus global. On le voit dans l’élargissement, par les réseaux sociaux numériques, de nombreux groupes se constituant autour des formes d’exclusion comme nous l’avons souligné.

En conclusion de notre propos : crÉer des liens avec les communautÉs imaginaires d’appartenance

Comme nous avons voulu le montrer, analyser le silence des personnes subissant des micro-agressions récurrentes nécessite de situer les représentations collectives et imaginaires autour de ce phénomène. En effet, l’expression du silence de ces personnes fait face aux rapports de domination qui s’ancrent dans un imaginaire de l’Autre archaïque qui ne fait pas sens dans le monde actuel, mais qui néanmoins demeure dans le sens commun institué par les représentations. Pour autant, en réponse de ces micro-agressions, les personnes qui les vivent vont se lier dans une communauté imaginaire d’appartenance, comme forme de résistance. À l’instar d’îlots de résistance renforcés par les réseaux sociaux numériques, ces communautés se créent par choix (ou non choix) pour faire face aux rapports d’oppression. Le renforcement de ces communautés ‑ qui ne sont pas composées d’une seule ethnicité mais proviennent de formes d’exclusion dues à l’appartenance ethnique visible ‑ induit une fragilité de la cohésion sociale globale. Cette cohésion dépend alors en partie de la nécessité de se lier davantage à ces communautés imaginaires d’appartenance. En d’autres termes, de la nécessité de continuer à oeuvrer pour le changement des représentations à tous les niveaux du lien social, notamment dans le cadre de l’intervention interculturelle où l’on doit rester à l’écoute parfois d’un silence des personnes subissant le racisme.