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TraversÉes introductives

La réflexion sur l’autosoin renvoie à des compréhensions diverses, selon la singularité des histoires de vie tissées par les relations et les liens qui s’établissent avec les autres et le monde. Nous partons du principe que la bonne mise en place du soin dans la relation avec l’autre et le monde passe, dans un premier temps, par l’expérience de l’autosoin, c’est-à-dire de la pratique en soi-même, du bon traitement, de la sollicitude et de l’attention au bien-être (Boff, 2014 ; Heidegger, 2005).

Le présent texte est le résultat d’une recherche plus vaste dont l’objectif était la compréhension des significations données par des enseignantes à l’autosoin, au soin de l’autre, au soin de l’environnement ainsi qu’à la manière dont le soin apparaît dans la pratique enseignante, et ce, à partir de la médiation d’un processus formatif avec un groupe d’enseignantes de l’école maternelle. Les résultats ici présentés sont centrés sur les histoires de vie produites au cours de cinq rencontres d’une recherche-formation sur le soin, au cours desquelles les participantes ont présenté leurs expériences d’autosoin. Cette recherche-formation visait à connaître le processus de formation concerné au autosoin. Les rencontres ont eu lieu au sein de l’espace scolaire en septembre et octobre 2017, et on y discutait des questions suivantes : Qu’entendez-vous par autosoin ? À partir de vos perceptions du soin personnel, quelles en sont les implications pour vos histoires de vie, qu’elles soient personnelles ou professionnelles ?

Le fait d’appréhender la formation des enseignants comme espace de prise de conscience nous rapproche de la recherche-formation, ce qui favorise des élaborations dans les sphères conceptuelle et pratique de la recherche et de la formation. La recherche-formation a pour objectif une formation continue qui pose l’enseignant comme sujet du processus, ce qui suscite le dialogue avec des approches privilégiant les histoires de vie. Il s’agit, donc, dans notre recherche, d’une approche qualitative, dans laquelle le chercheur s’implique de manière participative avec les autres sujets, dans les processus de narrativité. Elle s’appuie également sur les conceptions de formation participative, dialogique et l’expérience de consensus à travers les problématiques envisagées (Josso, 2007 ;1999 ; Longarezi et Silva, 2008).

La formation, rendant possibles l’implication et l’engagement des personnes dans l’auto-compréhension, intègre et établit une connexion entre un dénudement de significations sur soi-même et l’acceptation de l’autre. L’expérience d’une formation, qui met en relation l’écoute, l’expérience, le contexte et les histoires de vie, nous la fait appréhender comme lieu d’autosoin, où l’on se cultive et se transforme soi-même dans la réflexion avec les autres.

Des études (Barbosa, 2020 ; Silva, Miranda, Bordas, 2019) indiquent que les enseignants, en particulier ceux du préscolaire, primaire et secondaire, vivent des difficultés telles que des conditions de travail précaires et une surcharge relationnelle qui peuvent provoquer des problèmes liés à la détresse psychologique ainsi que des troubles musculo-squelettiques et vocaux (Araújo, Pinho et Masson, 2019). Pour maintenir minimalement un équilibre dans sa pratique pédagogique, chaque enseignant développe des stratégies d’autosoin visant à améliorer sa qualité de vie, stratégies qui sont également influencées par leur histoire de vie.

Cet article est organisé en cinq parties. La première introduit l’étude que nous avons menée avec des enseignantes d’école maternelle. La seconde traite des apports théoriques dans une dimension multiréférentielle. Suit une troisième partie qui présente la méthode utilisée afin de comprendre le phénomène au centre de la recherche. La quatrième expose des compréhensions autour des histoires de vie d’enseignantes de l’école maternelle concernant l’autosoin. Enfin, la cinquième partie apporte des réflexions générales sur l’expérience qu’a été, avec ces enseignantes, la recherche sur leurs histoires de vie et leur compréhension de l’autosoin.

Autosoin et histoires de vie : une comprÉhension multirÉfÉrentielle

Notre recherche-formation, de caractère multiréférentiel, met en valeur les histoires de vie et les significations de l’autosoin chez des enseignantes d’école maternelle. Nous nous appuyons, ainsi, sur les conceptions d’Heidegger (2005) et de Boff (2014) relatives au soin, et sur la relation entre éducation et psychologie dans une perspective humaniste (Freire, 2015 ; Rogers, 2002). Nous faisons appel à la perspective de la multiréférentialité (Macedo, 2000), qui permet de dialoguer avec plusieurs regards épistémologiques, tout en intégrant des études liées aux histoires de vie basées sur les travaux de Josso (1999 ; 2007 ; 2020) et de Delory-Momberger (2004 ; 2009 ; 2016). Le choix de cette perspective repose sur l’idée que les significations liées à l’auto-prise en charge dans les récits de vie des enseignants de la petite enfance permettent de percevoir les singularités qui entourent ces enseignants et qu’il n’est pas possible de comprendre à partir d’un seul point de vue.

La multiréférentialité est d’une aide importante lorsqu’on souhaite réfléchir sur l’autosoin et les histoires de vie. En effet, elle considère qu’une vision unique n’est pas à même de saisir la complexité impliquée dans « l’acte de penser » lié à cet aspect de la subjectivité qu’est la rencontre avec soi-même par le soin.

Josso (1999) indique que dans la recherche en sciences humaines, les histoires de vie dans le cadre d’une formation professionnelle contribuent à la compréhension des singularités de l’humain car, à partir du moment où la personne fait un retour sur soi, elle se redécouvre et se met au centre du processus d’apprentissage et de formation. Pour Delory-Momberger (2016), lorsque je parle de moi, que je raconte mon histoire, je suis davantage capable de m’écouter et d’établir des relations empathiques avec le monde.

Ainsi, la perspective multiréférentielle soutient, chez les enseignantes en exercice, la compréhension de leurs histoires de vie autour de l’autosoin, par la connaissance de leurs expériences et la production de savoirs. Selon Macedo (2000), la multiréférentialité pose qu’aucune théorie – ou auteur – n’a plus d’importance qu’une autre : c’est l’articulation des idées dans la discussion qui permet de pointer la puissance que constitue l’être humain.

Tout au long de notre démarche de recherche, nous avons pu observer que les enseignants du niveau préscolaire prennent conscience de ce qu’ils ont vécu, qu’ils réfléchissent sur leurs expériences, ce qui leur permet de faire des choix face aux difficultés rencontrées. Il en ressort que chaque personne qui, en contexte de formation, parle de son histoire de vie et expérimente le soin de soi peut se révéler un enquêteur efficace relativement à sa propre expérience de vie (Heidegger, 2005), et ce, à la condition de se remettre en question et de chercher des réponses.

L’autosoin embrasse les attitudes envers sa propre existence, que ce soit l’accueil ou la bienfaisance envers soi-même, de façon à élargir la vie sous toutes ses formes. Lorsqu’il se fait du mal, l’être s’autodétruit et diminue son expérience existentielle. Heidegger (2005), dans son traitement ontologique du souci, met en avant une structure de l’être impliquant l’estime, l’appréciation et l’engagement envers soi-même. Dans son oeuvre célèbre, Être et Temps, le sens de l’être est le facteur primordial de la discussion. Ce qui amène à penser que si l’être se comprend, il finit par prendre soin de lui, par la prise de conscience de ses limites et des transformations qu’il expérimentera.

Boff (2014) a une compréhension cosmologique du soin, en ce sens que le soin englobe les relations avec les autres, avec la vie et avec la planète. À le suivre, il faut comprendre l’autosoin dans son rapport avec les autres dimensions du soin, qu’il s’agisse de l’autre, du monde ou des actions vécues. Sans l’autosoin, les autres dimensions du soin identifiées par Boff (2014) sont affaiblies, ce qui peut conduire l’individu à faire des actions dites automatiques, en se distançant de son essence qui est la recherche du bien-être.

Lorsqu’il prend conscience de l’autosoin, l’être se sent compris dans sa relation avec l’autre par l’écoute. Freire (2015) et Rogers (2002) montrent que lorsque les milieux éducatifs sont imprégnés d’humanisme, ils deviennent des espaces favorables au développement de l’écoute, ce qui mène les gens à se connaître eux-mêmes et à connaître l’autre. Sans l’écoute, il n’y a ni dialogue ni épanouissement personnel. Freire (2015) souligne que lorsqu’on est un facilitateur du processus formatif, on ne peut pas parler du haut vers le bas, comme si on était le détenteur du savoir ; l’attitude de silence est aussi une condition sine qua non, par laquelle on s’achemine dans la parole et l’écoute, ce qui déclenche la communication dialogique. Rogers (2002) indique que dans l’écoute se développent des potentialités humaines qui s’actualisent dans un plus haut degré d’harmonie intérieure, tout en subissant les ajustements nécessaires à leur propre épanouissement.

Ainsi, les histoires de vie d’enseignantes de l’école maternelle, centrées sur leurs actions et leurs sens d’autosoin dans une démarche d’implication, nous montrent qu’avant même d’approfondir l’objet d’étude, il s’agit d’exercer une présence et une écoute sensible. Cela est indispensable pour comprendre « l’Être » et sa trajectoire comme une véritable oeuvre d’art qui se fait et se refait dans le quotidien avec les autres, dans les expériences vécues, dans la formation, dans la vie professionnelle et dans les transformations de soi (Macedo, 2000 ; Josso, 2007 ; 1999 ; Longarezzi et Silva, 2008 ; Barbier, 2004 ; Amatuzzi, 2007 ; Bondia, 2017).

La formation est, croyons-nous, l’un des espaces susceptibles de faire que « l’Être » puisse continuer à connaître sa façon de prendre soin, que ce soit par l’autosoin ou par le soin envers les autres personnes et les autres êtres. En plus de la connaissance du monde, la formation qui se construit suivant une Méthodologie Vivante (Ribeiro, 2016) qui permet à chacun de se comprendre comme artiste de sa vie, et de construire avec les autres de différentes possibilités d’existence par le développement de nouvelles compétences de savoir-faire, savoir-aimer, savoir-vivre et savoir-être (Boff, 2014 ; Heidegger, 2005 ; Ribeiro, 2016 ; Fazenda et Pessoa, 2013 ; Freire, 2015 ; Rogers, 2002).

Une formation visant la compréhension de l’autosoin s’attache à penser l’humain dans sa façon de vivre, dans son expérience et son développement dans le quotidien. Voilà pourquoi une réflexion théorique multiréférentielle est à même d’élargir notre vision sur un groupe de personnes ayant des histoires de vie distinctes qui, à un moment donné de leur existence, se rencontrent pour réfléchir ensemble sur elles-mêmes.

Sur le chemin des significations de l’autosoin : la mÉthode

La méthodologie adoptée dans ce travail fait appel à une démarche qualitative. Elle s’inscrit dans une recherche-formation réalisée dans une perspective multiréférentielle (Josso, 2007 ; Macedo, 2000 ; Delory-Momberger, 2016 ; Longarezi et Silva, 2008 ; Heidegger, 2005). La recherche-formation se propose d’aller au-delà des modes conventionnels de recherche et de formation une fois intégrées les dimensions de la recherche et de la formation. Longarezi et Silva (2008) indiquent que ce type de recherche émerge du travail de terrain, comme pratique réflexive, critique et transformatrice, partant de soi vers la dimension sociale.

Un groupe de treize enseignantes d’école maternelle a accepté de participer à cinq rencontres. Ces femmes étaient toutes formées en pédagogie et deux d’entre elles avaient en plus une spécialisation en éducation enfantine. L’âge des participantes allait de 20 à 49 ans : 2 de 20 à 29 ans ; 7 de 30 à 39 ans et 4 de 40 à 49 ans. La durée des expériences professionnelles variait; 5 participantes se situaient dans le groupe entre 1 et 5 ans d’expérience ; 3 dans le groupe entre 6 et10 ans ; 2 dans le groupe entre 11 et 15 ans et 3 dans le groupe de 16 ans ou plus.

Les rencontres, d’une durée maximale de deux heures, ont eu lieu tous les quinze jours et se sont déroulées dans une salle de l’école réservée aux professeures pendant les heures de travail. Les jours de rencontre avaient été préalablement identifiés avec la directrice de l’école.

Le journal d’observation directe de terrain, les journaux réflexifs des participantes, les animations de groupe, les registres des dialogues en groupe, l’entrevue collective et les évaluations réalisées à la fin de chaque rencontre ont été utilisés comme moyens de collecte d’informations. Les informations recueillies ont été organisées à partir de l’analytique du Sens développée par Critelli (2006), qui vise à appréhender le vécu à travers le dialogue avec l’autre pour authentifier le sens. Analyse qui propose une compréhension de l’être dans l’émergence de significations et de sens qui favorisent un mouvement de venir-à-être.

Après l’organisation des informations, un consensus s’est dégagé pour que les participantes évaluent les sens produits et valident les récits. La recherche-formation, dans la mesure où elle permet à tous de s’impliquer dans la recherche, se caractérise par le fait que les informations ne sont présentées publiquement qu’après le consentement du groupe participant (Longarezi et Silva, 2008).

Une fois recueilli, le matériel a été organisé en thématiques de sens regroupées selon la compréhension du phénomène étudié. Nous présenterons quelques histoires de vie des participantes qui montrent l’autosoin comme manière de comprendre leur propre existence d’« être-là » pour développer leur pratique enseignante.

Autosoin et histoires de vie d’enseignantes : relations dans la production de sens

Les réflexions qui sont présentées résultent des analyses de sens des histoires de vie produites à partir des cinq rencontres avec les participantes de la recherche-formation en autosoin. Comme identification, les participantes ont choisi des noms qui indiquent leurs modalités d’êtres de soin dans le domaine du vécu. La compréhension s’est faite à partir des trois unités de sens émergeant des récits sur l’autosoin : 1) prendre soin de l’autre, c’est s’oublier ; 2) prendre soin de l’autre, c’est prendre soin de soi ; 3) choisir de prendre soin de soi, c’est améliorer sa pratique enseignante. Nous avons choisi quelques récits d’histoires de vie dans le but d’illustrer les idées pertinentes du groupe au sujet de l’autosoin.

Prendre soin de l’autre, c’est s’oublier

Boff (2014) montre que l’autosoin est l’établissement de liens qui concernent le monde et la place que nous y occupons et aussi les membres de la famille, les amis et tous les êtres. L’autosoin, selon Boff, est engagé dans l’éthique qui traverse la conscience de soi et l’autocritique de soi-même et de ses actions. Il implique une responsabilité envers sa propre existence et une sensibilité à l’existence des autres. Engagés dans cette manière de penser, nous sommes alors marqués par le désir d’agir dans le monde avec conscience, en corrigeant nos erreurs et en embellissant la vie, à partir de l’autosoin (Boff, 2014).

Prendre soin de l’autre engage, selon Boff (2014), à percevoir tout un système qui entoure un être. Quand on est avec l’autre, quand on perçoit ses limitations, on est provoqué et convoqué à faire l’expérience de l’éthique du soin, dans son aspect de coopération pour la guérison de l’autre (Boff, 2014). En accord avec cette idée, la participante Guerrière raconte :

Je m’inquiète plus pour le prochain que pour moi-même. Je pense parfois à la maison de ma mère. On était 11 enfants. Mais, je veux dire, chez nous je n’ai pas beaucoup d’amis. Je n’étais pas très portée aux fêtes et sorties. […] On y allait toujours entre frères et soeurs. […] Et comme ça, parfois il y en a un qui a des problèmes, je m’inquiète. Et mes parents vivent seuls. Mais ma mère résout tout, et mon père aussi, vous comprenez ? ! Je suis toujours inquiète. Ah ! S’il y a un médecin à voir, je me dévoue. Ah ! S’ils vont dormir quelque part, j’y vais. […] Même si je sais que je serai surchargée. Mais je sais que je suis à disposition pour toute éventualité. Si on a besoin de moi, on peut compter sur moi. Je veux dire, je ne m’inquiète pas pour moi, si je serai bien ce jour-là. Si mes enfants ont besoin de quoi que ce soit, je leur dis d’accord. […] Je suis toujours là pour aider le prochain. Et parfois j’oublie de prendre soin de moi, je sais qu’il faut que je le fasse[1].

Dans ces propos, la participante Guerrière, outre l’exposition de son autoévaluation sur cet aspect du soin, a apporté au groupe des particularités telles que des histoires de sa famille et sa façon d’exercer le rôle de fille, de mère et d’épouse. Elle entame son discours en indiquant qu’elle s’inquiète plus pour l’autre que pour elle-même. Et elle revient sur la place importante qu’occupe sa famille dans son expérience du soin. Il est question d’un immense souci, dans tous les sens du terme, à l’égard de ses enfants. Heidegger (2005) montre que lorsque l’être substitue l’autre, il finit par faire l’expérience du souci inauthentique, puisqu’il conduit l’existence de l’autre. Selon le philosophe, il ne faut pas y voir du négatif, mais quelque chose qui peut être expliqué par la structure de son être mobilisé tout au long de sa vie. Nous sommes d’avis que le soin inauthentique apparaît comme la possibilité trouvée par la participante d’« être-là », présente, impliquée et responsable de sa famille.

Pour sa part, la participante Tendresse, dans son compte rendu des rencontres, dévoile l’état de sa vie professionnelle :

Ces moments me font réfléchir plus. Plus je pense, plus je vois qu’il faut que je m’occupe de moi. Je parle de mon travail. Ah ce que c’est difficile ! Avoir affaire à l’autre à tout moment. Je parle bien du travail. Je me sens comme ça, au milieu de relations que je dois médier, parce qu’il faut que tout se passe de la meilleure manière possible. Et je ne sais pas faire semblant. Quand je suis ici je suis bien, parce que c’est ce que j’aime faire. […] Je veux faire pour le mieux et, si je ne le fais pas, alors je me sens en dette, ou alors je fais quelque chose pour l’autre. […] Et alors je m’inquiète : est-ce que c’est vraiment ça que je veux faire ? […] Il faut que je travaille le conflit en moi. Je parle de la vie professionnelle. J’ai même parfois une ouverture, je suis prête à parler, mais souvent je me tais pour ne pas déplaire et ça ne me fait pas de bien. Alors, personne ne voit les choses comme moi. Et là il y a beaucoup de méchanceté. Tu trouves quelque chose très naturel, et l’autre ne le voit pas. Et je me sens comme ça… dans des situations où je ne sais pas quoi faire, en vérité. Alors, je fais quoi ? Soit je me tais face à ces choses, soit je prends un peu soin de moi. Mais ça m’énerve[2].

La participante Tendresse présente au groupe les traits d’une exigence envers soi-même, qui finit par l’angoisser. Elle commence à prendre conscience de l’autosoin, et se comprend progressivement dans sa relation à l’autre par l’écoute. La recherche-formation apparaît comme un exercice de savoir-écouter, qu’il s’agisse de soi ou de l’autre, car sans écoute il n’y a ni dialogue ni épanouissement personnel (Freire, 2015 ; Rogers, 2002 ; Josso, 2007 ; Longarezi et Silva, 2003 ; Barbier, 2004). Dans la thématique suivante, les récits choisis éveillent notre attention sur un autre sens donné par les participantes et que nous présenterons ainsi : prendre soin de l’autre c’est aussi une façon de s’autosoigner.

Quand il est question d’autosoin, on fait un retour attentif sur son état présent, sur le flux de ses expériences et de ses réalisations. C’est un processus auto-évaluatif, puisque penser sur soi exige un bref moment de réflexion. Boff (2014) explique que l’autosoin implique comme un accueil de soi-même avec ses talents et ses difficultés propres. L’auteur affirme encore que nous sommes tous sapiens et demens, des personnes lucides mais aussi violentes. Nous sommes ainsi des opposés qui se rencontrent constamment dans une même existence.

La participante Sourire rend compte dans son journal réflexif : « Je m’occupe très peu de ma personne. Un soin automatique, sans percevoir l’importance de prendre soin de soi et de l’autre[3].» Le quotidien exige beaucoup de nous, sans qu’il y ait beaucoup d’espace pour sentir la bonne façon de prendre soin de soi, la priorité étant toujours du côté de l’autre. Selon Fazenda et Pessoa (2013), tout commence par le sentiment, devient gentillesse envers soi, dans l’écoute de ce qui connecte à la subjectivité humaine.

La participante Créativité écrit dans son journal :

Ma façon de montrer que j’aime, c’est justement de prendre soin des autres quand ils ont besoin de mon aide. Je cherche à être quelqu’un de poli, de compréhensif. Je pense beaucoup avant de parler, même quand je suis énervée. Je n’aime pas blesser les gens et je sais combien certains mots peuvent blesser. Je suis quelqu’un de très sensible, j’aime traiter les gens comme j’aimerais qu’ils me traitent[4].

Les brèves paroles de la participante montrent le grand intérêt et la grande attention qu’elle porte à l’autre, notamment dans le choix des mots, pour qu’il n’y ait pas de problèmes dans la communication ni d’incompréhension dans la relation avec l’autre. Elle se montre à elle-même comme une personne sensible qui traite bien les gens et qui souhaite que ce soit réciproque. Josso (2007) montre que dans les recherches ayant les histoires de vie comme méthodologie, l’identité existentielle est pensée à travers l’écriture sur soi. La participante parle d’elle-même et de sa relation au groupe avec confiance, en indiquant clairement les chemins qui pourront, selon elle, rendre la relation plus étroite et fraternelle.

Toutes les participantes comprennent qu’en prenant soin de l’autre elles prennent soin d’elles-mêmes et qu’exercer le soin est une façon subjective « d’Être », en montrant dans leurs actions quotidiennes en quoi consiste le fait d’entrer en relation avec les autres. Chacune développe son propre style, donnant forme à ce qu’elle est et à sa façon de prendre soin, dans le souci du bien commun, en créant des valeurs qui exigent de la sensibilité et de la légèreté afin de se lier affectivement avec soi et avec l’autre.

Prendre soin de l’autre, c’est prendre soin de soi-même

L’autosoin implique des attitudes envers l’existence, dans l’accueil et la bienfaisance envers soi, dans l’expansion de la vie sous toutes ses formes. Voici un long et éloquent extrait de l’histoire de vie de la participante Foi :

Ma famille n’est pas de la région, elle est de l’État de Pernambouc. Je suis venue ici quand j’avais cinq ans. Ma mère a eu trois enfants. Je suis l’aînée. Mais toute ma vie j’ai reçu de la tendresse et du soin, aussi bien de la part de mon père que de ma mère. […] Ma famille a toujours vécu loin des autres. Il n’y avait que ma grand-mère paternelle qui s’occupait de nous aussi. Parce que […] elle savait aider les gens. […] Quand on est arrivés ici on ne connaissait personne, et alors, progressivement, on a rencontré des gens qui se sont comportés comme la famille qu’on n’a pas eue. Et nous, après un certain temps, on est allés vivre dans une ferme. Et là-bas il y avait une famille qui nous a témoigné de l’affection, de l’attention, du respect. Et on a même fini par les appeler « tonton » et « tata », parce que c’était les oncles et tantes qu’on n’a pas eus. […] J’ai toujours été comme ça. Les amis, je ne les fais pas facilement. J’analyse, j’observe et tout ça. Je ne suis pas du genre à tout de suite prendre dans les bras, faire des bises. Parce que je n’ai pas l’habitude de ce genre de démonstrations. Mes frères et soeurs sont tout l’inverse. Ils t’ont vu aujourd’hui, ils s’arrêtent et te parlent. Pas moi. Je reste plus dans mon coin. Et je pense que c’est lié à ce manque d’affection dans ma famille. Et à la tendresse à la maison. Parce que je n’étais pas du genre à avoir beaucoup de copains et d’amis. Alors je n’ai jamais eu spontanément ce genre de relations[5].

La participante commence par se remettre en question, réfléchit et se recompose en prenant conscience de sa façon d’être. Ce changement peut suggérer une amélioration dans sa façon de prendre soin d’elle et de l’autre. Pour Amatuzzi (2007), le sens est présent dans « l’Être », et si son extérieur est le stimulus, la réponse est à l’intérieur. La quête de sens a sensiblement touché la participante, et elle a compris que le soin se construisait aussi dans l’être-ensemble et non comme principe séparé.

Selon Heidegger (2005), l’affectivité a le pouvoir de provoquer la rencontre entre « l’Être » et un étant, quelque chose qui le rapproche, qui éveille en lui des sentiments le faisant parvenir jusqu’à l’autre. C’est justement ce qui se produit dans le soin par le biais affectif du toucher et de se laisser toucher, où on ne touche pas seulement le corps, mais toute une histoire et « l’Être » dans sa totalité. Une accolade, par exemple, touche aux passions, aux émotions, peut vaincre des barrières et favoriser la construction de liens.

Selon Boff (2014), accompagner l’autre dans sa maladie, par exemple, c’est lui apporter un soin entouré d’amour, attentif et soucieux des situations. Mais il ne faut jamais oublier de tourner le regard vers soi, en fortifiant ses actions dans les limites des possibilités dont on dispose, sans viser l’impossible dans l’accompagnement de la guérison de l’autre.

La participante Sourire partage son expérience de formation qui a favorisé de nouveaux chemins :

J’ai alors suivi un cursus en pédagogie. Je me demandais : est-ce que je serai vraiment enseignante ? Alors, je me suis inscrite au concours, j’ai réussi et me suis dit : zut, et maintenant? J’y vais ou pas? Oui, après tout je l’ai eu. Je voulais changer aussi. Je voulais expérimenter un autre domaine. […] E je voulais changer, changer. Quand je travaillais en magasin je me disais que j’allais bientôt vieillir et qu’on allait me mettre à la porte. Qu’est-ce que j’allais devenir ? […] Aujourd’hui, je vois que j’aime ce que je fais. […] J’aime travailler avec les enfants. Et j’ai l’intention de le faire jusqu’à la retraite. Je ne sais pas si j’arriverai jusque-là[6].

La recherche-formation a permis de mieux comprendre les inquiétudes vécues, avec le souvenir du parcours formatif et la reconnaissance du rôle de l’enseignant, non pas comme obligation quotidienne, mais bien comme un état de vie ayant du sens. Ribeiro (2016) compare l’enseignant à l’artiste, en ce sens qu’il mobilise la sensibilité, par le contact affectif, inspiré et créatif dans sa capacité de venir-à-être qui prend source dans la réflexion sur soi. L’unité de sens suivante contribue à la compréhension du lien entre la pratique enseignante et l’autosoin.

La participante Humble remarque dans son journal réflexif :

C’est très intéressant ce thème, quand on y pense. Est-ce que je prends vraiment soin de moi ? Ou est-ce que je m’occupe plus de l’autre ? S’occuper de soi n’est pas une simple préparation momentanée pour la vie. C’est une manière de vivre. Et ça me fait voir que par le soin de l’autre je prends soin de mon propre être par mon existence et ma coexistence avec les autres[7].

Pour Heidegger (2005), en tant qu’existence, l’Être se place dans le souci par amour pour soi, non pour autre chose. L’amour qui se remplit dans les actes envers l’autre, se montre, dans « l’Être », comme pouvoir-être-soi-même. La possibilité de ce pouvoir-être se meut dans cette bienveillance de la relation de l’être-avec, rendant ainsi possible « d’Être » authentiquement ce qu’on est. Bien que le repli soit constant chez Heidegger, il y a aussi le dévoilement de soi par l’amour, et l’intensité de l’amour envers chaque personne se donne, comme on l’a vu par ailleurs, dans la temporalité. La manière et l’objet de l’amour se constituent à partir de la condition existentielle construite dans l’historicité de l’être-dans-le-monde.

L’autosoin dans la vie professionnelle

L’enseignement est l’oeuvre de la praxis dans l’action même. Pour Freire (2015), l’enseignant se constitue par la présence de l’apprenant et vice versa. Mais pour que cette relation soit harmonieuse, ils doivent être en syntonie. L’enseignant, en tant que facilitateur de l’apprentissage, intègre la relation entre éduquer et prendre soin. Cependant, comme dans le témoignage suivant, le sentiment de dévalorisation professionnelle persiste, ce qui a de l’impact sur le côté personnel et sur les choix que chaque enseignant peut faire afin de resignifier son autosoin. Voilà ce qu’écrit la participante Amour dans son journal réflexif :

En me remémorant ma vie professionnelle, je me suis souvenue d’un fait marquant qui a fait une grande différence dans ma vie professionnelle et personnelle. Pendant un temps, alors que je vivais le « Syndrome de Gabriela », je suis née comme ça, j’ai grandi comme ça… je me suis rendu compte que j’avais besoin de vivre un changement, qui pourrait avoir d’importantes conséquences dans ma vie. Car j’avais besoin de vivre, prendre soin de moi, je me sentais déjà épuisée. Cette année-là, j’ai participé à une sélection en vue d’un poste d’enseignante d’école maternelle publique. Et j’enseignais dans une école privée, depuis dix ans déjà. J’étais partagée entre les deux écoles, entre ces deux réalités. Au second semestre, j’ai décidé de choisir une école. Et, à cause des expériences vécues, des conflits intérieurs, des angoisses, j’ai opté pour l’école publique et j’ai abandonné l’école privée. Dès lors j’ai vécu en prenant davantage soin de moi et de ma famille. Avec cette attitude, j’ai commencé à avoir plus de temps pour étudier, pour me préparer au concours à Juazeiro. Je l’ai eu à une bonne place, mais comme je n’avais pas de diplôme en pédagogie, je n’ai pas pu assumer le poste. Et j’ai tourné la page avec tristesse. Et pendant cette période de quatre ans, j’ai pu commencer le cours de pédagogie avec une équivalence de diplôme. L’année où j’ai terminé le cursus, j’ai été convoquée à nouveau au poste de Juazeiro et comme cette fois-ci j’avais mon diplôme, j’ai pu commencer une nouvelle étape de ma vie professionnelle[8].

Ce témoignage est, selon nous, une véritable réflexion sur l’expérience de l’autosoin. Comme le dit Bondia (2017, p. 69) « l’expérience concerne toujours ce que l’on ne sait pas, ce que l’on ne peut pas, ce que l’on ne veut pas, ce qui ne dépend ni de notre savoir, ni de notre pouvoir, ni de notre volonté ». En accord avec ce témoignage, le récit de la participante Affection apporte aussi quelques aspects liés à de nouveaux choix dans l’expérience professionnelle :

J’ai vécu quelque chose de semblable, j’ai commencé à travailler à 16 ans. Je m’investis dans ce que je fais. J’ai vu que je ne prenais pas soin de moi. À un moment, je suis entrée en dépression. Et alors, j’ai vu que ce n’était plus possible pour moi. Je suis allée le dire à mon gestionnaire, que je n’arrivais plus à travailler dans cet environnement. Ils ont pleuré et tout. Bon, je suis restée chez moi, avec ma famille toujours proche, n’est-ce pas. J’étais déjà mariée, et ma mère devait venir et rester auprès de moi. Il fallait qu’elle dorme avec moi. On dormait ensemble, elle, moi et mon mari. Seulement, je n’étais pas complètement dans la dépression, j’avançais. Il y avait quelque chose qui parlait à l’intérieur de moi. Comme un appel à l’aide, une demande. Et moi, je suppliais toujours ma famille : aidez-moi, je n’y arrive plus. Et puis, à mesure que la famille et les amis se rapprochaient, j’ai commencé à aller mieux. Et là j’ai reçu une nouvelle proposition de l’école. Je n’ai pas accepté parce que je sais qu’il y a beaucoup de pression. À l’école privée, ça exige beaucoup. J’ai vu que ce n’était pas possible pour moi. J’ai passé quelque temps sans… et alors j’ai commencé à prendre soin de moi[9].

Il faut être attentif au fait que la recherche-formation a permis aux enseignantes de se comprendre et de connaître un peu plus les sentiments des autres. Parmi les choix possibles, elles ont cherché l’autosoin et la consolidation de leur carrière, laissant de côté les aspects qui continueraient à les faire souffrir.

Josso (2007) considère que les recherches qui produisent des récits croisent des identités, de façon à faire émerger et entrer dans des histoires de vie. Selon l’auteur, ces recherches font accéder à des questions et inquiétudes en lien avec des incertitudes qui se nourrissent d’une réalité toujours en mutation et qui affectent directement les subjectivités.

Dans les propos concernant l’autosoin, les participantes présentaient leurs histoires personnelles comme une façon de reprendre en main leurs actions et leurs projets de vie. Elles ont constaté dans leurs histoires une présence plus marquée du soin de l’autre que de celui d’elles-mêmes, car elles ne disposaient pas de temps pour s’observer. Elles n’étaient donc pas en condition, dans leurs pratiques, de se rendre disponibles pour l’autre d’une manière satisfaisante. Elles ont également reconnu que leurs choix leur ont permis de prendre soin d’elles-mêmes, ce qui a favorisé leur bien-être professionnel, que ce soit sur le plan financier ou sur celui de la liberté dans la pratique enseignante. La construction de pratiques innovantes en éducation qui prennent en compte l’autosoin et les espaces de partage d’histoires est, donc, pertinente comme moyen de se reprendre et de s’améliorer dans le processus éducatif.

Les participantes de la recherche-formation ont signalé que l’autosoin est lié aux défis du quotidien, en particulier aux activités propres à l’école maternelle. Dans son autoévaluation, la participante Amour, du groupe de 16 ans ou plus, témoigne :  

Je peux dire que l’expérience que j’ai eue pendant ces deux années d’école maternelle a demandé beaucoup d’efforts. Et je dois dire que j’ai encore du mal quand il s’agit de prendre soin de moi. Mais quand c’est possible, je me repose, je sors avec les amis, je réunis la famille pour être présente[10].

On voit que la participante donne la priorité à son travail, et c’est seulement quand elle en a le temps qu’elle se permet des moments de repos et de loisir avec ses amis et sa famille. Pour la participante, l’autosoin se comprend comme un être-avec-l’autre. À ce sujet, Heidegger (2005), dans sa discussion sur la présence de l’être-dans-le-monde, s’interroge sur la façon dont « l’Être » sort de la sphère interne pour connaître l’externe. Sur ce point, nous pouvons, quant à nous, nous demander comment l’éducateur en école maternelle peut sortir de l’externe pour connaître l’interne, c’est-à-dire percevoir et comprendre les signaux qui lui indiquent qu’il risque d’atteindre l’extrême du non-soin.

Dans son récit, la participante exprime une faille en matière d’autosoin, mais considère, après réflexion intérieure, qu’il y a quelques indices de stratégie pour y remédier. Selon Josso (2007), « l’Être » qui réfléchit sur soi est engagé dans la recherche de solutions aux émergences intérieures provoquées par son milieu. Dans le travail en équipe, le regard de l’autre sur les actions constitue une stratégie de gestion de l’autosoin. La participante Tendresse, du groupe de 10 à 15 ans, s’exprime ainsi :

J’ai senti alors qu’on prenait bien soin de moi, quand j’ai dit ça à une collègue : Ah! Aujourd’hui je ne suis pas contente! Un cri du coeur. […] Pour que l’autre se rende compte aussi que je suis un être humain, que j’ai des problèmes. J’ai pu compter sur cette écoute de la part de beaucoup de participantes ici. Une écoute sincère. De qui comprend qu’on est sur le même bateau. […] Pour moi ça a été très important[11].

L’écoute sensible est reconnue par l’autre comme acceptation inconditionnelle. La participante exprime dans ses propos le sentiment que son « cri du coeur » a été très bien compris, qu’elle n’a été ni jugée ni comparée. Les éducatrices de l’école maternelle qui vivent constamment ensemble dans l’espace scolaire se renforcent dans leurs pratiques quotidiennes et dans leur relation de confiance qui font ressortir avec netteté le soin dans ses sens de respect, de tendresse et de sécurité d’une relation de confiance (Barbier, 2004).

Toujours dans le second groupe, une participante apporte une autre stratégie d’autosoin, liée à l’apparence, qu’elle comprend comme estime de soi. Déterminée écrit dans son journal réflexif :

Parfois ça me prend et je me dis : non, il faut que je me coiffe, que je me fasse les ongles, etc. et, croyez-le ou pas, ça marche. Je deviens sûre de moi, joyeuse et heureuse. J’oublie un peu les problèmes et on me fait des compliments. C’est là que mon estime grimpe, c’est très bon[12].

L’estime de soi peut être considérée comme l’un des éléments d’affectivité dans l’autosoin. Pour Boff (2014), c’est une construction qui doit être prégnante de sens dans la construction de l’humain. Le mode d’être n’est pas un nouvel « Être », mais une structuration progressive qui refaçonne cette construction. Ainsi, « l’Être » se nourrit, récupère et favorise la guérison en soi, dans la recherche d’autres couleurs, d’autres images, d’autres choix dans sa vie personnelle et professionnelle.

Morin (2005) traite de la complexité humaine et affirme que nous faisons partie de cette mosaïque infinie qu’est la vie, en participant à un grand nombre d’histoires qui s’entrelacent avec des expériences colorées, parfois douloureuses, mais qui structurent notre façon « d’Être » et de s’engager avec soi et avec l’autre. L’importance de cultiver l’estime de soi dans cet espace de discussion amène à penser que les attitudes de (com)passion encouragent l’engagement affectif quotidien dans l’autosoin.

Une autre façon de percevoir l’autosoin se situe dans les moments passés avec les proches : famille et amis. Dans son journal réflexif, la participante Créativité écrit : « je profite beaucoup des moments où je suis avec ma famille. Ce sont les moments les plus importants et heureux de ma vie, durant lesquels je prends soin et suis prise en soin. » Pour Boff (2014), le soin apporté par nos mères et grands-mères est un soin générateur, puisque nous nous sommes développés sous leur attention directe, à nous réservée. Il s’agit là de la première orientation dans l’être-ensemble-avec-l’autre, comme le dit Heidegger (2005).

Boff (2014) indique qu’être femme-mère implique une dimension où le ventre n’accueille pas seulement les enfants biologiques, mais aussi d’autres personnes proches. Il y a de même chez les éducatrices et éducateurs un dévouement qui accompagne le développement de la personne dans l’expérience de ce que Macedo (2000) appelle « l’apprenance ». Une autre stratégie apparue dans la discussion de ce groupe est le facteur d’attention au soin de l’autre et les moments de pleine coexistence avec ses proches, comme cela a été affirmé par la participante : le soin pour l’autre émerge quand on se sent objet de soin.

L’alimentation apparaît également comme stratégie d’autosoin, comme l’écrit la participante Simplicité, dans son journal :

[…] j’ai toujours aimé me nourrir correctement et je le fais les jours où je me lève avec une bonne estime de moi, généralement pendant le week-end et pendant les vacances. Je pense que les habitudes alimentaires sont liées aussi à l’estime de soi, puisque le corps et l’âme sont inconditionnellement liés[13].

Pour Boff (2014), le soin implique le maintien de la vie dans une prévention persévérante, avant que la maladie ait lieu. En ce qui concerne l’alimentation, une brève observation permet de constater une situation inquiétante dans le quotidien des enseignantes. Étant donné le court intervalle entre les activités, elles tendent à préférer une alimentation rapide, et donc moins saine. Mais cette situation n’est pas irréversible : le groupe peut s’organiser dans la préparation d’une alimentation saine, comme forme d’autosoin.

L’autosoin, comme on le voit dans les histoires de vie des enseignantes de l’école maternelle, est impliqué dans « l’Être » et dans toute sa structure existentielle. Les relations, qu’il s’agisse de la famille, des amis ou des rapports professionnels, interfèrent dans la disposition à tourner le regard vers soi, à se cultiver et à se donner l’espace et le temps de s’améliorer en tant que personne, pour être bien avec les autres.

ConsidÉrations finales

Comprendre l’autosoin d’enseignantes de l’école maternelle implique de l’écoute, du temps et la mise en place d’un espace de confiance et d’empathie. Dans cette expérience de recherche-formation, le principal facteur d’autosoin a été l’ouverture : les participantes se sont impliquées, se sont permis une connaissance plus approfondie des unes et des autres à travers l’écoute et une transformation collective.

La recherche-formation dans une perspective multiréférentielle a contribué à la compréhension du fait que la complexité de l’humain ne peut « Être » perçue par un seul regard. C’est la multiplicité des points de vue qui permet de comprendre la subjectivité dans la pratique enseignante. La compréhension, à travers leurs histoires de vie, des sens de l’autosoin, a indiqué qu’une écoute sensible a le pouvoir de développer des potentialités humaines. En effet, à mesure que « l’Être » se sent impliqué et ouvert aux réflexions sur soi, il y prend davantage d’intérêt et cherche des moyens de se transformer, par la réinvention et la prise en main de la construction de savoirs à partir de l’expérience vécue.

Après avoir mené cette recherche-formation, l’école a intégré dans son projet pédagogique l’aspect « prise en charge » comme étant primordial dans tout enseignement-apprentissage auprès des enfants de l’éducation préscolaire. Les enseignantes ont compris l’importance de prendre conscience de l’autosoin, tout en réfléchissant à des stratégies possibles pour qu’ensemble elles puissent faire en sorte d’être plus compétentes pour surmonter les défis auxquels elles font face dans le cadre de leur enseignement au quotidien.

Les histoires de vie des enseignantes ont été traversées des réflexions concernant les choix, les pratiques, les actes et les questionnements traversent les histoires de vie des enseignants et indiquent que la prise de conscience relative à l’autosoin améliore les conditions de travail dans l’espace scolaire. Par ailleurs les participants qui prennent davantage d’autosoin développent un sens du travail d’équipe et comprennent les nouvelles possibilités de l’agir professionnel.

Ainsi, l’éducation n’a de sens que s’il y a du soin, faute de quoi, c’est le règne du non-soin et dans ce cas, le risque d’une destruction conséquente de l’humain, à commencer par les espaces éducatifs qui devraient pourtant mobiliser la vie.