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La notion de rapport à l’écrit a suscité nombre de débats sociétaux et politiques dès qu’elle se focalisait sur l’apprentissage de personnes migrantes ou faiblement qualifiées. En France, la notion d’illettrisme a même été inventée (Lahire, 2005) pour catégoriser des publics (faiblement lecteurs et non migrants), renforçant ainsi les effets de catégorisations et de marginalisation des personnes et les renvoyant constamment à leurs manques supposés. Pour autant, le courant des News Literacy Studies (Street, 2003) a démontré depuis longtemps que les personnes, même faiblement lettrées, sont immergées dans une société de l’écrit et y agissent. Afin de percevoir ce qui pouvait distinguer et rapprocher des personnes migrantes lettrées avec d’autres qui l’étaient moins, dans leurs perceptions réciproques de l’écrit, une collecte de récits de vie[1] et d’autobiographies a été menée entre 2008 et 2014 en France[2].

Au-delà de ces questionnements, le texte interrogera les effets d’une recherche de type ethnographique, qui ne se donnait a priori pas l’ambition d’intervenir socialement autrement que par la production ou plutôt la mise en lumière de savoirs. Il pose la question des conditions d’auteurisation pour les personnes impliquées dans la relation d’enquête, des accidents qui l’ont émaillée, de certains effets d’une mise en récit de soi.

Il ne s’agira pas ici de démontrer l’intérêt d’une pratique d’intervention narrative ou biographique et de dérouler une démarche aboutie, mais au contraire d’exposer ces effets imprévus. Illusions de chercheure et élan vital des « enquêtées »… le premier savoir produit est, en effet, celui des transformations à l’oeuvre des personnes interrogées et de leurs proches par le dévoilement de leurs pratiques personnelles de l’écriture. Observer la vie quotidienne, demander l’explicitation de gestes usuels, susciter la narration de l’ordinaire des personnes, de récits intimes ne se font pas sans intrusions ni sans altérations, que ce soit pour les narratrices, leurs proches ou la chercheure engagée dans une telle démarche. Comme nous le verrons dans cet article, l’intervention de la chercheure – par sa simple présence et son questionnement sur des usages sociaux incorporés – alors même qu’elle n’est ni prescrite ni pensée en tant que telle, bouleverse, parfois de manière maladroite et imprévisible, le tissu social qui sillonne son objet et s’ancre indéniablement dans la relation entretenue avec les personnes qui la composent.

Histoires de vie de femmes migrantes et Écritures

« Il/elle ne sait même pas écrire ! » Cette phrase banale, qui ne l’a jamais entendue au coeur d’une discussion animée où la personne mentionnée est mise en cause ?

Cette petite phrase ordinaire contient tout le mépris pour un savoir que l’on qualifie de base, voire d’élémentaire, et qui ne serait « même pas » assimilé par la personne en question, la déqualifiant instantanément, d’autant plus si elle est adulte.

Très souvent, dans nos sociétés contemporaines, un stigmate (Goffman, 1975) est attaché à la personne qui peine à lire ou à écrire. Cette compétence est régulièrement reliée par le sens commun – appuyé par des chercheurs qui s’en sont heureusement par la suite détachés – à une forme d’intelligence, qui ferait défaut à celles et ceux qui ne maîtriseraient pas l’écriture. Cette disqualification est souvent renforcée lorsqu’on croise des facteurs discriminants (genre, classe et ethnisation notamment) ; certaines personnes rencontrées préfèrent ne pas braver le (piètre) sens commun et ne pas révéler leurs (in)compétences[3] scripturales à des tiers[4].

Retours sur une démarche de recherche

Partant de ce constat, et souhaitant dépasser les catégorisations entre personnes lettrées et personnes non lettrées et les assignations dévalorisantes qui sont associées à ces dernières, la recherche (Leroy, 2014) dont il sera question dans ce texte s’appuyait sur une mise en regard de récits d’apprenantes en alphabétisation à Paris avec ceux d’écrivaines hispanophones, interrogeant les rapports à l’écriture de femmes migrantes aux statuts différents face aux codes.

Il s’agissait, par le recueil de récits biographiques, d’interroger leurs modalités spécifiques d’expression et leurs pratiques d’écritures en migration. Des femmes exposaient – à l’écrit ou oralement – leur histoire à l’écriture au prisme de leurs trajectoires personnelles. Une ethnographie de quelques-unes de leurs pratiques ordinaires d’écritures venait, en contrepoint, alimenter ou contredire leurs narrations (cahier, ouvrage d’apprentissage, journal intime). La question posée était celle de l’existence de points communs ou alors de divergences fondamentales entre les rapports à l’écrit de migrantes inscrites à des cours d’alphabétisation et ceux de migrantes écrivaines.

Le corpus se fondait à la fois sur des transcriptions d’entretiens, journaux d’enquête, documents scripturaux photographiés[5] auprès des femmes durant une période allant de 2009 à 2014 mais également d’ouvrages autobiographiques – publiés ou non – traitant du rapport à l’écriture et dont l’auteure était migrante hispanophone[6] en France[7]. Pour les publications inédites, c’est le fonds de l’APA[8] qui a servi de principale ressource.

Comme on peut le constater, ici le récit de vie n’était pas d’emblée utilisé dans une visée formatrice vis-à-vis de la personne narratrice, ni comme démonstration des capacités d’autoformation dans la vie quotidienne des personnes pour « produire leur vie » (Pineau et Michèle, 1983). En revanche, il s’appuyait de manière manifeste sur ces éléments, déjà démontrés, et sur les enseignements dont ils sont porteurs, notamment en ce qui concerne la vie sociale d’un groupe (Catani et Mazé, 1982) en explicitant un fait social particulier : les pratiques d’écritures en contexte migratoire.

Les résultats – puisqu’il ne s’agit pas ici de restituer le continium de ce travail, mais de proposer une discussion à partir de ces données – ont mis en lumière la spécificité des écritures de migrantes du fait d’un rapport à la langue traversé par la migration, d’une part, et d’un rapport biographique et intime aux pratiques d’écritures, d’autre part.

Cette recherche a également été porteuse d’enseignement sur l’incidence de la démarche mise en oeuvre. Elle a conduit à interroger la manière de faire la recherche et celle de produire des connaissances est questionnée. Le fil de l’enquête ethnographique a, en effet, été émaillé par des épisodes imprévisibles avec les personnes. La relation ethnographique produit, impacte les données récoltées et oriente les résultats. C’est ce qui sera débattu ici, avec la volonté d’inscrire le mouvement de la recherche comme étant un processus constamment inachevé.

Auteurisation, s’auteuriser ?

Le terme « auteurisation » est un néologisme de plus en plus courant dont plusieurs personnes, de disciplines variées (psychanalyse, littérature, didactique des langues, sciences de l’éducation), se pensent les initiatrices[9]. Il est aujourd’hui entré dans les dictionnaires en ligne « grand public » et désigne à la fois le fait de reconnaître quelqu’un comme auteur.e à part entière, mais également, dans un sens plus réduit, par le fait d’attribuer un.e auteur.e à une oeuvre. Ces deux premières définitions invitent à prêter attention aux rapports de pouvoir qui peuvent s’articuler à ces pratiques de « reconnaissance ». Les recherches effectuées dans un dictionnaire académique[10] invitent à complexifier cette première approche. Le terme « auteurisation » n’est pas seulement un néologisme pris dans des conflits en « invention » mais aussi (surtout ?) une réappropriation : le terme « auteuriser » est apparu dès 1773, sous la plume de Restif de La Bretonne, et signifait alors tout simplement « être auteur[11] ».

L’une des réappropriations qui fonde ce propos est issue d’un texte de Jacques Ardoino (2002), intitulé « L’écriture : s’autoriser entre soi et autres » dans lequel il évoque la difficulté d’écrire liée au pouvoir de l’écriture. Pouvoir symbolique, social mais aussi pouvoir de classe qui enferme le « savoir écrire » dans un système de normes dont il est difficile de s’extraire. Il est parfois complexe de transcender les assignations de classe, les modèles de reconnaissances culturelles et éducatives liées à l’écrit qui, bien souvent, définissent et délimitent les groupes entre eux, par des usages langagiers et des pratiques culturelles.

L’auteurisation est ici posée comme moment précis, ou signe visible, où la personne, jusque-là empêchée, s’autorise à devenir autrice d’elle-même. Elle prend acte et agit, non pas nécessairement contre quelque chose mais indéniablement pour elle-même. Elle se constitue en tant que sujet à travers un acte (ici l’écriture) qu’elle endosse ou signe. En agissant, elle se donne à la fois la liberté et le pouvoir de l’action. C’est donc bien en termes de pouvoir d’agir que cette notion est appréhendée.

Il convient de souligner la proximité des notions d’agency[12] et d’auteurisation. En effet, parler d’auteurisation pour des femmes migrantes pose à la fois l’acte[13], la personne agissante qui se transforme à travers le langage et sa dimension de sujet par le libre exercice du pouvoir qu’elle s’octroie.

Le rapport à l’écrit est étudié dans ces pages comme mode de subjectivisation des personnes.

En ce sens, rendre compte des tensions dans les rapports sociaux de sexe, tels qu’elles les décrivent, est aussi répondre à la question des mobilités identitaires, des phénomènes et des espaces d’auteurisations à conquérir.

« Au niveau sociétal, changer le rapport à l’écrit participe au changement des rapports sociaux » (Goffinet, 2015, p. 7). En cela on pourrait dire que l’auteurisation est une manifestation d’intervention sociale, réalisée par les scripteur.trice.s, bien souvent accompagné.e.s dans leur démarche par des tiers qui ne se revendiquent pas du domaine de l’intervention. Les personnes faiblement lettrées lorsqu’elles s’auteurisent ont fréquemment l’impression d’accéder à un domaine qui leur était jusqu’ici interdit.

Ainsi pour Maria Isabel Gille, la personne qui va servir de « déclencheur » à sa production écrite est la première personne qui va l’accueillir pour des cours d’alphabétisation, en l’écoutant, recueillant et reconnaissant son parcours de vie. Les paroles de cette jeune femme vont résonner en Maria Isabel des années durant :

C’est en lisant, dans le journal, la date d’inscription à ces cours, qui ne tenaient compte, ni de la race ni de la religion, de la nationalité ou de la connaissance du français des élèves, que je décidai, bien qu’étant française, de m’inscrire. La jeune femme, charmante qui me reçut me répondit quand je lui dis mon désir d’apprendre le français : « Nous sommes là pour ça. » Après m’avoir questionnée sur les causes de mon départ d’Espagne, sur l’accueil reçu en France, touchée par mon histoire, elle me dit : « Écrivez donc cela quand vous saurez le français, ça vaudra la peine d’être lu. »

Gille, 2017, p. 311-312

Ce qui est intéressant est que cette difficulté, très présente chez les personnes peu lettrées, est loin d’être absente de celles qui le sont plus, parfois jusqu’à empêcher l’acte scriptural. C’est le franchissement de cet empêchement – « s’autoriser » à écrire – qui va éventuellement permettre de se considérer comme auteur.e du texte produit.

Il ne s’agit pas là de dénoncer, comme Michel Foucault, la fonction d’auteur[14], mais bien de se situer au niveau du sujet qui produit un écrit et qui, ce faisant, délimite ses marges personnelles d’action. Il s’agit, plus spécifiquement, de s’intéresser à l’« autorisation explicite, “auteurisation” dépendant ensuite du désir du sujet, espace de possibilités ou d’impossibilités que Marguerite Duras n’a de cesse de désigner dans ses romans et textes » (David, 1996, p. 215).

L’auteurisation peut ainsi être définie comme un processus qui interroge les transformations à l’oeuvre dans l’acte scripteur, aussi bien pour leurs auteur.e.s que pour leurs proches. Autrement dit, évoquer l’auteurisation, c’est évoquer à la fois la capacité visible d’écrire (être auteur ou autrice) et celle d’un pouvoir d’agir (s’autoriser), parfois limité par la remise en question du pouvoir écrire.

Ainsi à la question : « peux-tu me montrer des choses que tu as écrites ? », la réponse systématique a été : « je n’écris rien » ou « je n’ai rien d’écrit ». Pourtant toutes, à des degrés différents, avaient des pratiques quotidiennes et personnelles d’écriture, mais qu’elles ne verbalisaient pas comme telles. Un livre d’apprentissage et un cahier dans le sac à main pour celle qui disait détester apprendre (Marisol) ou des journaux intimes systématiquement écrits certains jours de la semaine et détruits après un temps de conservation également systématisé (Mônica). C’est au fur et mesure du temps, parfois en sollicitant ou en provoquant leur dévoilement que ces supports m’étaient montrés et leurs usages explicités.

Si ces pratiques étaient familières, leur statut et leur considération n’étaient pas énoncés à des tiers comme relevant d’une écriture personnelle. Elles ne s’autorisaient pas à déclarer des usages ordinaires – et parfois intimes – comme des écrits.

De manière récurrente dans cette recherche, les femmes interviewées – et qui étaient inscrites dans des cours de français pour adultes[15] – ont toutes été persuadées (malgré mes multiples protestations) qu’un livre serait rédigé à partir de leurs récits de vie. Deux d’entre elles étaient également convaincues que je menais des études pour être écrivaine. On peut y voir là, à la fois un fantasme à l’égard de la chercheure (celle qui étudie pour écrire), mais également une manière de se protéger ou de fuir la possibilité de leur propre auteurisation : puisqu’elles pensaient que leurs récits seraient écrits par procuration, à quoi bon le faire elles-mêmes ? Alors lorsqu’on s’apprête à « être écrite » par une tierce personne, quelles possibles marges de transformation reste-t-il aux narratrices, comment peuvent-elles demeurer sujet de leurs discours ?

Relations ethnographiques

Avec les quatre principales femmes apprenantes en langue française, interrogées à l’oral, ce sont sur de longues périodes (de deux à plus de dix ans) que les échanges se sont déroulés, parfois de manière formelle (entretiens enregistrés avec rendez-vous programmés), parfois informelle (accompagnement à la banque, lors des courses, invitations à des manifestations, soirées), parfois mixtes (ballades urbaines commentées et menées par l’informatrice à la trace des écritures côtoyées quotidiennement). Les relations qui se sont tissées au fil des jours entre l’informatrice et la chercheure se sont transformées en un compagnonnage durable et discret autour du sujet – parfois équivoque et nébuleux – de la recherche en cours. Si l’une et l’autre ont perçu la thématique à peu près de la même manière, les finalités et les modalités sont toutefois apparues assez divergentes. Plus spécifiquement, il est apparu, au fil de la recherche, qu’elles se référaient à des systèmes de croyances et de représentations propres à chacune. À titre d’exemples, j’évoquerai les interrogations de Marisol[16] sur les pratiques : quel intérêt pouvais-je bien avoir à photographier des pages de carnets, y compris les pages blanches ?

Les femmes en formation linguistique avec lesquelles j’étais en contact me pensaient toutes, sans exception, apprenante écrivaine et il était indéniable à leurs yeux (malgré mes multiples dénégations) que j’allais produire un livre sur leurs histoires de vie.

Cependant, au-delà des divergences sur la manière d’aborder le thème ou sa restitution, ce qui présidait à chaque rencontre était une relation sensible et profonde – une relation de « femme à femme », disait Marisol, impliquant ce faisant directement la chercheure en tant que personne. Cette dimension relationnelle forte de ma recherche s’est également traduite, au-delà des qualificatifs que m’adressaient les femmes avec lesquelles je travaillais, par les questionnements qu’elles m’adressaient, comme en contrepartie des récits de vie produits : avais-je des enfants ? Un amoureux ? C’est certainement Marisol qui s’est épanchée le plus directement sur ses rapports conflictuels avec son mari, son nouvel ami et sur les incidences corporelles et psychiques que cela engendrait pour elle. Un jour, alors qu’elle détaillait ses avortements et ses problèmes de contraception, après un long moment d’explications elle interrompit son discours : « Je te raconte ça, parce que… entre femmes ». « Oui, bien sûr », acquiescai-je. « Parce que sinon je ne le raconte à personne[17]. »

Cet échange fait écho aux observations de Camille Lacoste Dujardin (1977), lorsqu’elle évoque des relations d’estime qui la lient avec Me Laali (la narratrice ou informatrice). Il ouvre également un espace de questionnement sur le partage de l’interprétation des données. Dans cette perspective, il s’agit aussi d’interroger comment la chercheure ne se pose pas en spécialiste unique de l’interprétation des récits – en se réservant la faculté de délivrer du sens sur les mots de son interlocutrice – mais partage cette compétence avec elle, voire la lui fait découvrir[18].

C’est très certainement le sentiment de compréhension de soi-même à travers le discours qui est l’un des attraits majeurs des personnes pour ce type de rencontres. Il y a de la jubilation à se dire et peut-être à se découvrir ou à se redécouvrir, grâce à l’écoute d’un tiers attentif. Amalia, par exemple, une autre femme de mes récits et que je continue de voir régulièrement, est parfois enthousiaste sur la nature de nos échanges. Ce qui constitue la relation – son récit – lui procure des bienfaits inattendus :

Santé Delfina, au plaisir de dialoguer. C’est vraiment trop bien, hein […] Ah ! Vraiment, cela me fait beaucoup de bien de parler avec toi […]. Parce que, ça tu me comprends, je le sors de mon coeur et donc […] moi aussi je respire. […] Et merci de te connaître, merci[19].

Les remerciements ne s’adressent pas tant à la personne qui écoute qu’à la situation insolite qui permet cette production orale. Cette manière de signaler les bénéfices de la narration est un point commun très frappant avec la production écrite. Il y a de l’affect, des émotions qui transportent l’acte de parole. Il permet d’expurger des souvenirs difficiles, de s’attendrir sur certains autres et de mesurer le chemin parcouru. Ainsi entre l’oralité et l’écriture, le récit de soi peut provoquer des effets identiques. C’est ce que décrit notamment Maria Isabel pour qui cette manière tout à fait inédite de se produire paraît la surprendre également dans l’émoi éprouvé, alimentant son désir de poursuivre : « Plus j’écrivais, plus les souvenirs me revenaient en mémoire, et plus j’y prenais goût. » (Maria Isabel Gille, 2017, p. 316).

Ces éléments invitent, plus largement, à prêter attention aux processus de transformation dont les relations nouées dans le cadre de recherche peuvent être porteuses.

MÉtamorphoses et transformation : « Nommer c’est dÉvoiler et dÉvoiler c’est agir[20] » (Simone de Beauvoir)

Interrogée sur les raisons qui motivaient son désir de me raconter son histoire, Amalia évoquait la volonté de témoigner, de dévoiler aux « autres » – ici, ce sont les « Français »  – de son quotidien et, à travers lui, des particularités et des obstacles qui jalonnent le parcours des femmes migrantes et sont rarement exposées au grand public. Dès le premier entretien (29 décembre 2009), Amalia – qui évoquait les difficultés scolaires de son fils – me demanda de « bien l’écrire » sur mon carnet, afin que si jamais « des Français » lisent ce que je note, ils puissent accéder à sa manière de penser :

Oui. Le problema, c’est que Delfina, vous pouvez peut-être faire un, un… anoter à votre papier c’est très important, pour aider un jour […] Je sais pas qui va lire ce papier que vous va écrire. Et ici, je sais pas, les Français, c’est moi que je pense[21].

Ainsi la chercheure devient médiatrice d’une manière particulière d’envisager un sujet (ici l’éducation de l’enfant dans des conditions de vie précaires, liées à l’habitat dans un hôtel social et le sentiment de nostalgie d’un autre mode de vie précédant la migration) pour un public large et indéfini (« les Français »), qui est représenté par l’institution scolaire.

Cette volonté de témoignage relève d’un sentiment d’absence de considération qui paraît partagé par les femmes rencontrées : ne pas être considérées comme des personnes courageuses et exemplaires aux yeux d’une grande partie de la population française. Femmes migrantes à faible capital économique et linguistique du pays de résidence, parfois dans une situation administrative très aléatoire (certaines dites « sans-papiers » ou d’autres en cours de régularisation), elles ne relèvent pas des modèles sociaux mis en avant dans les médias ou le sens commun et ont toutes une expérience importante du racisme ou du rejet.

Ce sentiment de ne pas être entendues ni reconnues dans l’espace public peut constituer le moteur premier de la mise en récit de soi. Ces narrations ont pour visée de modifier le regard porté sur leur personne et, au-delà, sur leur groupe (femmes migrantes hispanophones, en cours d’apprentissage du français et peu dotées financièrement).

L’expression du mépris et de la disqualification sociale – ressources économiques, usage de la langue, professions à faible reconnaissance (Paugam, 2014) – qui pèsent sur elles peut soudain être renversée par un discours issu de leurs expériences et porté dans une langue qui pourra être audible (et éventuellement lue) par un auditoire auquel elles n’ont pas forcément accès. À travers leurs histoires, elles souhaitent transformer les représentations qui les frappent et vont donc infléchir des récits dans cette perspective.

Ainsi, à un moment de l’enquête, c’est la terminologie de la souffrance qui va peu à peu s’installer dans tous les entretiens – l’expérience de la souffrance devenant à la fois une récurrence et une échelle de valeurs. On me présentera des personnes « car elles ont beaucoup souffert » ou « encore plus souffert que [soi] » (Anna).

La chercheure devient alors dépositaire et instrument d’un récit qu’elle a charge de ré-écrire de manière à être lisible, sinon d’un grand nombre, au moins d’un public de spécialistes universitaires. L’enjeu pour les femmes narratrices n’est pas de s’auteuriser à travers leur propre écriture, mais plutôt par une forme de délégation, par le biais de l’écriture interposée d’une personne envisagée comme une professionnelle de l’écriture.

Cette manière d’entrevoir le rôle des chercheur.e.s tient beaucoup à l’insécurité linguistique et scripturale qui accompagne ces femmes. Comme le souligne Desmarais, « les représentations de l’écrit (associées, entre autres à l’intégration au monde des adultes et à la réussite scolaire) […] jouent un rôle majeur dans la représentation de l’écrit. Elles traversent à la fois le sujet acteur et les espaces socioculturels » (2003, p. 179). Il n’est pas du tout certain et même fort peu probable que dans des milieux plus lettrés et en plus grande maîtrise de la langue française, ce souhait « d’être écrite » se soit manifesté de la même façon.

Réside donc là une responsabilité importante du chercheur.e, entre une restitution qui soit fidèle aux propos tenus[22] et un point de vue critique sur la situation d’énonciation, qui puisse signaler aux lecteurs et lectrices les possibles instrumentalisations qu’ils pourraient contenir.

On note que l’intervention est à la fois du fait de la narratrice – qui adapte son discours à une visée particulière – et de celui de la chercheure qui provoque une situation d’énonciation a priori commandée puis qui l’analyse avec ses propres cadres de référence.

De l’intime : entre oral et écrit

Paradoxalement, au cours de la recherche, cette volonté de s’exposer s’est construite dans l’intimité et était l’une de ses conditions d’émergence, au même titre que l’anonymat. Ces va-et-vient entre oral et écrit, intime et extime, anonymisation et publicisation ont construit des discours et permis des formes variées d’enquête. Ainsi, des moments de vie quotidienne ont pu être partagés (rendez-vous au centre médical, pharmacie, lèche-vitrine, balade, repas kébab entre autres). Si, lors de ces rendez-vous à l’extérieur, je n’étais jamais présentée comme chercheure, ces moments n’en ont pas moins constitué l’occasion de collecter des données et, lorsque c’était possible, de les enregistrer.

Ces moments partagés permettent une mise en récit contextualisée, parfois même suscitée par l’environnement traversé. Ils m’ont permis d’approfondir la connaissance que je pouvais avoir de la vie quotidienne et de la manière que chacune avait d’y faire face. En revanche, si l’espace public était un terrain qui pouvait provoquer des mises en récits inédites, face à des situations de la vie quotidienne qui m’échappaient (carte vitale, carte de crédit[23] par exemple), j’observais, dans un même temps, la volonté de protéger la parole délivrée dans l’espace public par le recours à une langue qui, pensaient-elles, ne serait pas comprise des passant.e.s.

Tu veux que je te parle en français mais je ne vais pas te parler en français ici. Je ne veux pas que les gens écoutent. Je n’aime pas bien que les gens écoutent quand je parle de ma vie, tu sais, quelques mots, mais. Écoute, c’est pour ça que je te parle en espagnol. Pour de vrai, pour de vrai. Tu sais quoi ? Pourquoi plus que tout au monde je suis partie du Pérou[24] ?

Entre le désir de se protéger et celui d’être rendues visibles et reconnues en tant que telles (Honett, 2002), le temps de la recherche, pour les personnes interrogées, tisse d’autres manières de se dire au monde, de refigurer leur expérience (Ricoeur, 1985) et peut-être même de s’envisager ici et maintenant. Alors que le projet biographique n’était pas de leur initiative (mais de celui de la chercheure) et qu’aucune intention formative manifeste n’y présidait, l’attention à soi, par la narration est à même de faire apparaître des techniques de soi (Foucault,1988), jusque-là demeurées enfouies.

Au-delà des injonctions au récit qui se sont largement étendues à toute la société :

[…] On peut parler aujourd’hui d’une autre forme de « grand récit » qui ne serait plus un « récit du monde » ou un « récit de la société », mais un « récit de l’individu » en tant qu’il fait société et en tant qu’il fait monde, en tant qu’il lui incombe de reproduire la sphère sociale et de médier le monde

Delory-Momberger, 2018, p. 48

Lorsque je les rencontrais dans leurs espaces intérieurs (maison, cuisine, chambre), nous observions ensemble leurs écrits, quels qu’ils soient. Je les photographiais et les laissais m’expliquer longuement comment elles les avaient produits, à quoi ils servaient, leur fréquence d’inscription, leurs usages. Ces questions permettaient peu à peu de nous rendre compte, elles et moi, comment leurs écrits traversaient leur vie et l’importance qu’ils avaient pour elles, alors même que les usages étaient souvent détournés (agendas d’années antérieures qui servent de support à des écrits divers ; recettes, codes d’immeubles, numéros de téléphone, etc.).

Anna – qui avait suivi des cours de français de manière discontinue et avec une assiduité incertaine – gardait précieusement tous les supports de cours depuis trente ans et savait précisément quel polycopié correspondait au cours (année, organisme, formateur). Malgré des déménagements et un sens du rangement parfois aléatoire, la rangée des cahiers dans l’étagère était ordonnée avec soin et avait à de multiples occasions été réaménagée au fil des consultations et ajouts. Cela mettait en évidence l’importance que cet apprentissage revêtait à ses yeux, alors même que son absentéisme et ses interruptions chroniques pouvaient faire penser le contraire. En me les montrant, en me détaillant les exercices – qu’elle ne réalisait pas chez elle comme entraînement – elle affirmait soudain ce soin et cet intérêt profond.

Mon questionnement, mon intérêt et ma présence agissaient comme une sorte de révélateur de leurs pratiques scripturales. Elles s’autorisaient à décrire leurs usages et donc à se penser – et à se dire – scriptrices.

La présence d’un.e chercheur.e n’est jamais transparente : elle altère et modifie le terrain dans lequel il.elle évolue. C’est d’autant plus important lorsque le sujet fait appel à l’expérience des personnes et à leurs pratiques personnelles, intimes.

Ces moments passés autour de leurs écrits – que parfois je leur demandais de sortir de leurs sacs à main – ont été des moments d’une rare intensité, empreints de fierté et de grande émotion partagée. Mon intervention modifiait le regard porté sur leurs pratiques et installait leur biographisation dans un rapport avec l’écrit qu’elles s’autorisaient soudain à révéler et peut-être même à revendiquer. On peut y voir une forme d’auteurisation par le récit à une tierce personne.

Intervention du-de la chercheur.e

Selon le dictionnaire[25], l’intervention serait l’« action d’intervenir dans une affaire » (où d’autres personnes sont concernées), et « par métonymie le résultat de cette action ». C’est également l’« acte d’un tiers qui se mêle à une instance dans laquelle il n’était pas encore partie ».

Dans ce sens, l’activité des chercheur.e.s en sciences humaines et sociales est une intervention. Les activités des personnes ne dépendent pas de leur venue, elles sont indépendantes de leur activité. En revanche, par l’intérêt manifesté à leur encontre, la recherche « se mêle » d’une manière ou d’une autre aux personnes : les questions, l’observation, éventuellement la participation à l’activité influent sur les personnes, sur leurs activités ou du moins sur le sens qu’elles leur accordent. Dans les enquêtes de type ethnologique (Bensa, Fassin, 2008), la relation « mêle » et démêle le fil de la recherche et c’est cette immersion – toujours au résultat incertain – auprès des personnes qui permet de produire la matière première de l’investigation.

Les acceptions suivantes ne sont pas sans intérêt pour le propos et ne démentent pas cette première indication. En effet, l’intervention est aussi définie comme une « démarche (auprès de quelqu’un) pour obtenir quelque chose. Synonyme : intercession, médiation, piston (familier), recommandation[26] .» Là encore, c’est bien l’une des activités des chercheur.e.s que de solliciter des personnes, des terrains d’enquêtes. D’ailleurs, les personnes concernées peuvent se saisir de la question de recherche. C’est d’autant plus aisément le cas lorsqu’elles se sentent impliquées et concernées – les recherches dites collaboratives en témoignent. Amalia me dira un jour : « Je sais mieux que toi ce que tu cherches », en voulant me présenter l’une de ses amies pour un entretien, alors que j’écartais cette proposition – trop éloignée, pensais-je, du profil des personnes avec lesquelles je voulais m’entretenir. Le déroulement et les événements survenus à l’issue de cette rencontre m’invitent à penser qu’elle avait alors raison[27].

La chercheure que j’étais a donc, par ses questionnements, son intérêt pour des éléments de la vie quotidienne, des souhaits d’explicitations biographiques (« Avant comment faisais-tu ? » ; « As-tu toujours fait comme cela ? » ; « Dans quelles situations écris-tu ? », notamment) modifié le regard des personnes sur leurs pratiques et le sens qu’elles leur conféraient.

Amalia, qui se reproche de ne pas aller en cours ces dernières semaines, exprime le fait que lorsqu’elle fait des études (les cours du soir sont désignés par elle comme des études) elle se sent complète – « Je me sens complet. Tu comprends c’est une chose qui me [re]monte le moral » –, juste après elle poursuit en disant tout le bien que lui procure le fait de l’exprimer[28]. Il y a comme un soulagement – « ouf » dit-elle – à pouvoir verbaliser cet état et le fait d’en rendre compte lui procurent une forme de bien-être. Il est probable que mes questions, mon attention sur ce sujet lui ont permis de mettre à jour une réflexion qu’elle n’avait pas eu l’occasion de partager avec une autre personne.

La narration à l’autre produit une forme d’accouchement de la pensée que l’entretien approfondi, de type ethnographique ou clinique, permet d’élaborer, notamment grâce aux rapports de confiance et de temporalité étendue entre les interlocutrices. En cela le récit de soi produit des effets de subjectivation et sa production n’est pas anodine pour leurs autrices.

L’intérêt d’une chercheure pour des pratiques quotidiennes d’écriture de personnes (extra)ordinaires requalifie leurs propres perceptions de ces pratiques en valorisant soudainement leurs productions. Ce faisant, il permet de leur donner un sens nouveau (la refiguration de Ricoeur, 1985). Par extension, cette refiguration de l’expérience produit des effets dans le réel, et peut amener les personnes à s’affirmer, s’« auteuriser » d’une manière ou d’une autre. Nous y reviendrons.

Mais la recherche a pour objectif de produire des connaissances, non des effets. C’est ce qui distingue l’intervention des chercheur.e.s de l’intervention sociale, qui se situe « du côté de la proximité et de la relation d’aide pour résoudre les problèmes quotidiens » (Aballéa, 2000, p. 77).

L’intervention par la recherche est plus une conséquence de l’intérêt porté à une particularité du quotidien, à sa mise en lumière, qu’une démarche pré-établie pour apporter une solution aux personnes.

Réappropriations et auteurisations

Produire un récit consécutivement à l’apprentissage du code écrit relève à la fois d’un défi mais également d’un sens aigu de la finalité de l’acte formateur. Maria Isabel Gille, dont on a évoqué la production du récit de vie un peu plus haut (Gille, 2017), à la manière des pédagogies actives, apprend en faisant, expérimente l’écriture en produisant son récit biographique. L’acte graphique (Bourdier et al., 2019 ) se trouve ici dans une simultanéité déroutante avec son projet. « Dire c’est faire », énonce Austin en 1970. Écrire, c’est s’écrire et se transformer aux yeux des autres, pourrait-elle compléter.

Alors qu’Hervé Breton évoque les acquis de l’expérience comme un continuum :

Les savoirs expérientiels s’acquièrent donc dans le temps dans une dynamique d’intégration qui ne peut être dissociée de la dynamique de formation du sujet. En d’autres termes, l’acquisition d’un savoir procède d’une maturation qui elle-même participe d’une histoire. Cette dynamique d’intégration prend du temps, se déroule dans le temps, et constitue pour le sujet une expérience en soi : celle de la transformation qualitative de la manière de vivre, de comprendre et d’agir en situations, durant les moments du cours de la vie

2017, p. 28

Maria Isabel, dans sa pratique de l’écriture, resserre ces moments, les contracte dans une même production, allant en peu de temps dérouter ses proches sur la représentation qu’ils avaient d’elle.

En effet, une fois le manuscrit finalisé, sa lecture a bouleversé l’ordre institué depuis des années : elle, la migrante non lettrée, devient celle qui, dans cette famille française, a non seulement réussi à produire son histoire (ce que son mari lettré n’a pas été capable de mener à terme) mais aussi à évoquer les difficultés provoquées par le mépris des personnes côtoyées et notamment de ses proches. L’un de ses fils me racontera son désarroi à la lecture des lignes y faisant mention et le changement radical d’attitude de ses grands-parents et de son père vis-à-vis de Maria Isabel.

Le récit de sa vie et sa diffusion auprès de ses proches ont été une manière d’agir et de transformer le quotidien de Maria Isabel Gille. Il me semble que la publication d’un tel récit peut également infléchir sur les représentations de personnes extérieures au cercle familial.

C’est à mon sens l’un des enjeux majeurs des histoires de vie qu’Alice Zeniter, en s’appuyant sur la philosophie de Spinoza puis de Lordon, exprime ainsi

… les idées en tant qu’idées sont sans force ; il n’y a pas de force intrinsèque à des idées vraies. […] Pour qu’une idée puisse nous faire de l’effet, il faut qu’elle soit transformée en idée affectante, c’est-à-dire, qu’elle arrive chargée de mises en récit ou d’images qui nous rendront présentes, urgentes des choses ou des causes, qui jusque-là étaient lointaines voire invisibles

Zeniter, 2021, p. 74

La situation de Maria Isabel est rendue visible par la lecture de son récit, alors même que ses proches la côtoyaient directement et étaient certainement informés de la plupart des faits mentionnés (actes de racisme, situations d’injustice). C’est la manière dont elle les vivait, en était affectée, qui, soudain, les révèle.

Pour Amalia, le chemin est tout autre. Après avoir choisi et utilisé abondamment son pseudonyme, elle m’a demandé de modifier une partie de son récit, même si dans la première version « tout est vrai », m’a-t-elle affirmé. Elle ne souhaitait pas être reconnaissable, ne voulait pas que son fils puisse l’identifier. Il est vrai que beaucoup de passages mentionnaient des éléments très personnels et intimes, comme pour les autres femmes interrogées sur l’écriture[29]. Lors de la publication issue de la thèse (Leroy, 2017), je lui ai remis, comme aux autres, un exemplaire en lui ayant lu son récit à haute voix. À cette occasion, sa soeur était présente et nous nous sommes attablées dans un café. Nous avons pris une série de photos, avec l’ouvrage, les unes et les autres le plaçant devant ou au milieu de nous.

Quelle ne fût pas ma surprise lorsque le soir même je retrouvais ces photographies sur le profil « facebook » d’Amalia, annonçant la parution d’un ouvrage contenant son histoire. Il y avait une grande fierté à mentionner cette publication dont elle devenait l’héroïne ou l’une des protagonistes principales. Elle a d’ailleurs insisté à de multiples reprises pour participer à des événements autour du lancement du livre et je l’ai sollicitée avec plaisir[30]. Elle n’est alors pas seulement venue faire son récit mais a, en outre, fait participer sa famille (son fils, son neveu et son conjoint) en organisant un moment musical où elle-même chantait. Elle s’est ainsi auteurisée à travers le livre qui évoquait son récit. En balayant d’un trait son refus d’être reconnaissable, elle n’a pas résisté à la possibilité d’une reconnaissance.

Intervention et transformation : la restitution, Quelles formes pour quelles rÉappropriations ?

Cependant, il est fort probable qu’Amalia ne lira pas l’ouvrage, pas plus qu’il ne sera lu par les principales concernées. La question des formes de restitution renvoie aux pratiques culturelles et aux légitimations qui y sont, ou non, associées. Si le parler « académique » peut donner du poids et de la respectabilité au propos, il en éloigne, dans un même temps, les publics peu ou pas coutumiers.

Au moment d’achever son essai sur l’écriture – « il écrit qu’il écrit » (2019, p. 58) ironise l’auteur sur son propre travail – Tanguy Viel demande à la littérature – qui est pour lui vitale, existentielle – de ne pas

nous faire oublier le drame souterrain de ceux pour qui écrire nécessite de maintenir à chaque ligne conquise sur le silence et le chaos le fantôme de la crainte et de l’empêchement, de la faute et de la panique, de la paresse et de la nuit, en continuant à laisser infuser, dans la syncope d’une phrase, dans la fragilité d’un narrateur, dans la douceur inquiète d’un style, dans l’inachèvement d’une forme, cette grande fraternité du chuchotement, où ne nous console au fond que de croiser d’autres errances

2019, p. 122

C’est la question de la finalité de la recherche qui est posée à travers ses modalités de restitution et de diffusion. À quoi sert un ouvrage, si bon soit-il, s’il n’est pas lu ou s’il ne peut l’être par le plus grand nombre ? Quelle est sa portée transformatrice ? C’est une question qu’il paraît légitime de se poser lorsqu’on traite de sujets peu lettrés dans un contexte académique qui les exclut.

Le choix de cosigner la thèse ou l’ouvrage avec les femmes interrogées – à l’instar de Pineau et Marie-Michelle (1983) ou Catani et Tante Mazé (1982) – n’a pas été fait et on peut légitimement s’interroger sur son fondement. La première raison et la plus facile à énoncer est certainement l’influence académique – on demande au ou à la doctorant.e de supporter sa thèse et pas de se reposer sur des tiers – mais très vite un détour, avec l’ouvrage, aurait pu être fait (comme il l’a été pour Maria Isabel Gille[31], dont le récit n’était pas mis en lumière dans la version académique).

Ce choix repose peut-être sur le sentiment d’avoir prélevé et provoqué des récits qui m’étaient adressés et d’en avoir restitué uniquement ce que j’en percevais avec mon intention première, comme Alice Zenter l’exprime si bien : « de me voir construire des ponts entre les sous-mondes distincts » (2021, p. 86). La réserve est donc la limite de ma compréhension, celle de mon interprétation et des liens que j’ai tissés ou élaborés entre les différents récits pour produire un sens.

La démarche n’a pas été celle de laisser chacune se raconter de la manière dont elle l’aurait fait seule sans mon intervention, même si chacune a pu se saisir de moments ou d’espaces pour le faire, il n’y avait pas dans mon approche une volonté de provoquer leur auteurisation, ni de provoquer une autobiographie formatrice.

C’est encore en termes d’intervention – ou non – du.de la chercheur.e et de son implication certaine que la question de l’auteurisation des personnes présentes dans sa recherche se déploie ici à nouveau.

Forte de cette interrogation, la recherche suivante (Leroy, 2019) a souhaité au contraire s’adresser directement au public concerné et se placer d’emblée dans une dimension d’intervention dans la ville[32]. Si j’ai choisi, ici, de présenter la recherche qui s’éloignait a priori le plus de l’intervention sociale, c’est afin de questionner, de manière peut-être plus décalée, le sens de mon travail universitaire et des possibilités de transformations qu’il ouvre – parfois de manière inattendue – pour les acteurs et actrices qui la composent. L’auteurisation de ces personnes – si auteurisation il y a dans ce contexte de tiers écrivant – peut éventuellement être possible par l’attention portée à leurs discours et à une reconnaissance publique de leur légitimité. Cette reconnaissance peut, elle, être à même de produire des effets d’auteurisations directes si les personnes s’approprient la production écrite comme étant la leur ou partie de leur construction narrative. Paradoxalement, l’objet livre devient tout à fait symbolique et peu investi car difficile d’accès (en termes de lecture) par les narratrices.

La publication issue de la thèse a d’ailleurs évincé un nombre important de pages théoriques au profit de l’ajout du récit de Maria Isabel Gille, qui représentait pour moi un enjeu majeur. À travers elle, c’est la voix des personnes qui résonne et non pas seulement ma propre traduction. Un peu comme lorsque Foucault (1973) nous donne à lire et à entendre la voix d’un parricide, ce n’est pas l’analyse qui prévaut mais le récit et le choc lié au récit, à sa manière de le produire et sa voix d’écriture.

Chacune des femmes a finalement trouvé sa propre voix – parfois même en chantant – en s’autonomisant à l’égard de la recherche. Adèle Van Reeth, qui observe la vie ordinaire et tente d’y trouver un sens philosophique, convoque la métamorphose d’Emerson « si l’autonomie étymologiquement signifie se donner à soi-même sa propre loi, l’indépendance qu’Emerson appelle de ses voeux consiste à trouver sa propre voix » (2020, p. 27).

Les femmes qui se sont auteurisées l’ont fait au-delà de la recherche et dans une indépendance assurée avec la chercheure. Même si mon intervention a suscité doutes, réflexions, remise en cause et peut-être provoqué une transformation par la mise en lumière et la reconnaissance de certaines pratiques jusque-là minorées, ma seule intervention n’assure aucune auteurisation des personnes. L’écoute attentive, respectueuse et l’espace d’élaboration de la pensée constituent, à n’en pas douter, un éclairage, une ouverture vers une auteurisation, non sa prédiction. C’est un possible qui est en chacun.e de nous et qui relève avant tout du registre existentiel, un espace personnel à conquérir.