Corps de l’article

Moi j’raconte des histoires

Des histoires que vous m’avez contées

J’les r’conte à ma manière

Mais tout seul, j’peux pas les inventer

Car au fond de mon coeur

C’est vous qui parlez

Paul Piché

Cet article pose une réflexion méthodologique et éthique sur des recherches menées auprès de différents groupes de femmes en utilisant l’approche narrative[1]. En s’inspirant d’études qui veulent mettre en lumière le vécu de femmes qui pratiquent la polygamie (Pelland et Casoni, 2008 ; Pelland et Casoni, 2010) et de femmes en situation de pauvreté (Albert, Savoie, Lanteigne, Savoie et Hinse, 2019 ; Lanteigne, Savoie, Albert et Roy-Comeau, 2019 ; Savoie, Albert et Lanteigne, 2018 ; Savoie, Albert, Lanteigne, 2016 ; Savoie, Lanteigne, Albert et Robichaud, 2016), l’objectif est de questionner de manière réflexive nos expériences de recherche et de voir comment celles-ci peuvent servir à l’intervention sociale. Dans cette perspective, l’intervention sociale vise à « minimiser ou éradiquer les conditions sociales indésirables et à maximiser les conditions idéales au bien-être et à la dignité de ces populations » (Desgagnés et al., 2016, p. 3). En ce sens, c’est à partir du narratif de femmes que leur discours individuel a servi à produire un discours d’intérêt collectif. La recherche devient donc une forme d’intervention sociale qui permet de recadrer les représentations sociales qui sont attribuées à certains phénomènes, ici la pauvreté et la pratique de la polygamie. Il s’agit de ressortir l’expérience de ces femmes en dehors de cadres normatifs (Gilbert et Baldelli, 2011).

Pour Gilbert et Baldelli (2011), une des premières étapes de l’intervention sociale vise à ce que les chercheures interrogent leur positionnement et leur intention de recherche. Maintes fois, des questionnements surviennent dans le cadre de ce processus, notamment en ce qui a trait à la formulation du projet, au recrutement, à la relation qui va s’établir avec les participantes, à l’analyse et à la publication des récits. Ces interrogations soulèvent notamment des enjeux méthodologiques et éthiques plaçant les chercheures devant certains dilemmes. L’un de ceux-ci touche la compréhension de tensions entre le JE du discours de femmes rencontrées dans le cadre de nos recherches et les conditions sociales historiques dans lesquelles ce discours s’inscrit. Par conséquent, comment ces femmes rendent-elles compte de soi dans leur processus narratif ? Comment, comme chercheures, réfléchir au vécu de celles-ci, être à leur écoute et respecter le sens qu’elles donnent à leur histoire, tout en situant leur discours dans un contexte social plus large ? Par exemple, comment faire sens de l’expérience d’une femme qui pratique la polygamie qui a le sentiment d’avoir un pouvoir de décision sur ses choix quotidiens, tout en analysant les contraintes qui structurent ceux-ci (Pelland et Casoni, 2008) ? Est-ce que la chercheure trahit la voix de ces femmes à partir d’une analyse de leur histoire quand elle met en perspective leur vécu, voire quand elle le recadre ? Comment faire ressortir les dimensions structurelles en présence sans nier l’agentivité des femmes en situation de pauvreté (Lanteigne, Savoie, Albert et Roy-Comeau, 2019) ? Ici, l’agentivité signifie notamment « la capacité à faire quelque chose avec ce qu’on fait de moi » (Butler, 2006, p. 15). Ces questionnements invitent à une réflexion sur nos positionnements comme chercheures et sur notre agir méthodologique et éthique. Cet article a pour but d’explorer ces questionnements que soulève la recherche narrative.

Positionnement des chercheures

Les principes fondateurs de l’approche narrative invitent les chercheures à situer leur positionnement subjectif identitaire et épistémologique (Shaw, 2017). Dans ce contexte, la question se pose à savoir ce qui est à l’origine du choix de s’intéresser à ces populations. D’entrée de jeu, les chercheures se positionnent dans une perspective féministe, faisant en sorte que les conditions de vie des femmes constituent un enjeu central pour chacune d’elles. Par ailleurs, la recherche féministe et la recherche narrative s’articulent bien (Fraser et MacDougall, 2017), puisqu’elles se préoccupent de l’expérience de vie de ces femmes en mettant en lumière leur agentivité et leur voix, voire en considérant l’« ordinaire » comme essentiel (Ollivier et Tremblay, 2000, p. 23). Clair (2016) précise d’ailleurs que « faire du terrain en féministe » renvoie à observer des éléments de vécu personnel des femmes rencontrées (p. 78). La recherche féministe permet d’agir aussi sur les structures de pouvoir, de manière à contrer les systèmes d’oppression (Harding, 2020). De plus, les chercheures provenant de différentes disciplines, soit le travail social et la criminologie, la co-construction de sens au sein de l’expérience de recherche ne peut faire autrement qu’émerger de cette conversation interdisciplinaire. Le choix de ces deux thématiques permet également de soumettre deux cas de figure, l’un qui renvoie à l’étude d’un monde social, celui de la pratique de la polygamie en communauté, et l’autre, à l’étude d’une catégorie de situation, soit celle de la pauvreté de femmes (Bertaux, 2005).

L’analyse d’un monde social permet, à travers le discours de femmes, de comprendre les logiques d’action et les processus collectifs en oeuvre dans l’étude de la polygamie. Or, les catégories de situations qui ne sont pas constituées en monde social favorisent l’étude d’une situation commune de pauvreté telle que vécue par chacune des femmes rencontrées au-delà d’une perspective individuelle (Bertaux, 2005). Nonobstant le fait que la recherche s’insère dans un monde social ou dans des catégories de situations : « elle permet de saisir par quels mécanismes du processus, des sujets en sont venus à se retrouver dans une situation donnée, et comment ils s’efforcent de gérer cette situation, voire s’en sortir » (Bertaux, 2005, p. 21). Comme chercheures, nous sommes interpellées à conjuguer la réalité singulière de l’expérience de chacune de ces femmes aux dynamiques collectives afin que la dimension privée de l’expérience soit transformée en enjeu politique (Hanisch, 2006 ; Harding, 2020).

HistoricitÉ de l’approche narrative

L’approche narrative comme démarche méthodologique a connu plusieurs développements depuis le début du XXe siècle. Jane Addams, dans son livre Twenty Years at Hull House (1912), a été une précurseure de cette approche. Elle a fait ressortir l’importance d’analyser sa propre expérience comme moyen de comprendre le monde social des femmes en situation de pauvreté. En juxtaposant son vécu à des récits de femmes vivant la pauvreté aux États-Unis, elle a rendu visible une réalité sociale. Cette contribution a été utilisée, par la suite, dans le développement de l’aide sociale publique dans ce pays (Ruest-Paquette, 2015, p. 113). À cette époque, l’approche narrative s’impose donc pour les chercheurs en sciences sociales comme un des moyens d’assurer que la voix des populations marginalisées soit entendue. L’École de Chicago et les sociologues américains, à partir des années 1920, ont grandement contribué à faire reconnaître cette démarche méthodologique (Chaxel, Fiorelli et Moity-Maïzi, 2014, p. 4). Vers les années 1940 et 1950, l’utilisation de l’approche narrative a été écartée au profit de l’analyse statistique au fondement de la science dite plus objective, soit la recherche quantitative. C’est en réaction à celle-ci que des chercheurs ravivent l’approche narrative vers les années 1970 et 1980 (Chaxel, Fiorelli et Moity-Maïzi, 2014, p. 4) avec les travaux de Bertaux (1980), Desmarais et Grell (1986), Ferrarotti (1983) et Peneff (1990). En ce sens :

L’intérêt renouvelé pour l’usage des récits de vie dans le champ de la sociologie française au début des années 1970 traduit un changement de posture dans la construction de la connaissance sociologique : en réaccordant une place centrale à l’acteur, en lui reconnaissant une identité et en lui redonnant la parole, une rupture épistémologique s’opère avec les théories structuralistes qui tendaient à envisager les individus comme de simples « unités statistiques » (Passeron, 1989, p. 6), sujets ou agents interchangeables et mobilisables à la seule condition qu’ils répondent à quelques variables jugées pertinentes (Chaxel, Fiorelli et Moity-Maïzi, 2014, p. 2).

Ferrarotti (1981) participe à la réflexion en concevant, selon sa perspective de l’approche narrative, le sujet comme un produit de la culture dans laquelle il vit. Ainsi, lorsque la personne raconte son histoire, celle-ci est marquée par l’espace social dans lequel elle évolue.

De nos jours, afin de situer la contribution de l’approche narrative, il importe de comprendre les positionnements tenus par des chercheurs. Pour certains, à la base, l’approche narrative est surtout liée à une méthode de collecte de données et d’analyse (Callary, 2013). Pour d’autres, elle permet de reconstruire un parcours de vie, de manière à accéder au sens d’une expérience singulière ou encore de transmettre une réalité sociale méconnue (Burrick, 2010 ; Chaxel, Fiorelli et Moity-Maïzi, 2014). Or, la rencontre avec une personne interviewée permet de « saisir la singularité du devenir » (Burrick, 2010, p. 17), afin de retracer une trajectoire, dans le but de comprendre les sphères qui modulent l’expérience et les moments de bifurcations qui parfois mènent la personne vers un changement. Cette reconstruction favorise une analyse temporelle de l’histoire (Chaxel, Fiorelli et Moity-Maïzi, 2014). Par exemple, elle cerne « le temps long de l’histoire des cadres sociétaux, le temps générationnel de la famille et des héritages, le temps plus court de l’individu dans ses interactions quotidiennes et dans divers réseaux » (Bidart, 2006, p. 23, dans Chaxel, Fiorelli et Moity-Maïzi, 2014, p. 4).

L’approche narrative en recherche

Ce qui démarque l’approche narrative, selon Reimer (2017), c’est l’interaction entre deux étrangers intervieweur-interviewé. Cette interaction crée un espace liminal qui constitue, au moment de l’entrevue, un espace privé où la confidentialité est assurée et, au moment où la connaissance est disséminée, une occasion de faire en sorte que le discours quitte la sphère privée pour exister dans la sphère publique. Ruest-Paquette (2015) reconnaît que cette interaction rend possible l’entrecroisement des histoires narratives produites par l’interviewée et la narration scientifique produite par la chercheure. De surcroît, l’entrecroisement des récits multiples colligés par les chercheures rend visible l’expérience de populations spécifiques. Bien que l’approche narrative permette de rendre compte de l’expérience de personnes marginalisées, cette rencontre avec une chercheure peut favoriser la transformation en créant des espaces où la participante a la possibilité d’élucider la perception qu’elle a d’elle-même (Ruest-Paquette, 2015). Chaxel, Fiorelli et Moity-Maïzi (2014) indiquent que cette interaction peut devenir un espace de construction de récit qui permet d’en faire sens en repensant les changements personnels et institutionnels. Cette rencontre avec la chercheure donne l’occasion à la personne interviewée de relier le passé au présent pour envisager le futur (Riessman, 2003). Elle convie à décrire et à interroger les identités assignées et les invisibilités (Doré et al., 2018). Le récit narratif qui émane de la rencontre intervieweure-interviewée porte en lui un potentiel d’empowerment à travers la production de discours contre-hégémoniques (Ruest-Paquette, 2015). Bien que le recours à l’approche narrative ne produise pas toujours le changement, cette approche favorise une prise de conscience qui peut conduire à une transformation sociétale orientée vers des actions concrètes (Ruest-Paquette, 2015 ; White et Epston, 1990). Par ailleurs, les récits narratifs servent aussi d’outils de réflexion pour un lectorat varié dont les chercheures, les intervenantes, les politiciennes et les étudiantes (Moen, 2006). La valeur pédagogique de ces récits est particulièrement appréciée par les étudiantes et les assistantes de recherche, étant donné qu’ils permettent d’accéder à des histoires qui sont souvent peu accessibles (Reimer, 2017).

Les enjeux soulevés par la recherche narrative ne sont pas les mêmes selon la perspective empruntée (Smith et Sparkes, 2008). La perspective psychosociale ouvre une porte sur le monde intérieur des personnes rencontrées et leur histoire. La perspective intersubjective, quant à elle, cherche à comprendre comment le monde de chacune se construit. La perspective des récits-ressources (matrix of cumulative narrative ressources) cerne la culture de la personne interviewée à travers son récit, tout en favorisant la reconnaissance de méta-narratifs utilisés par celle-ci pour s’y identifier ou s’en distancier. Une autre perspective, la dialogique, analyse le récit à deux niveaux : la présentation du vécu et l’usage des pronoms (je, moi, nous). Smith et Sparkes (2008) précisent également que celle-ci permet de comprendre les acteurs mis en scène dans le récit, qui constituent une partie intégrante de l’histoire de la personne rencontrée (Smith et Sparkes, 2008). Enfin, la perspective performative permet d’analyser la personne comme un être social enraciné dans la société et dans ses interactions relationnelles en mouvement plutôt que comme un être détaché de son environnement (Smith et Sparkes, 2008, p. 24).

Enjeux mÉthodologiques et Éthiques en lien avec l’approche narrative

Dans un souci d’explorer les enjeux méthodologiques et éthiques des recherches narratives qu’elles ont menées, les auteures du présent article ont choisi d’y réfléchir en s’inspirant du concept de performativité (Butler, 2005 ; 2007) et du concept de performance (Goffman, 1956). La performativité selon Butler (2005, p. 17-18) renvoie à « cette dimension du discours qui a la capacité de produire ce qu’il nomme [à savoir qu’il constitue] le mode discursif par lequel des effets sont créés ». En situation de recherche, l’idée de se raconter est performative, amenant la participante à se situer dans sa vie et à prendre conscience de son histoire, ce qui lui permet de devenir actrice de changement (Dorée et al., 2018). De plus, ces auteurs expliquent que « le “dire” des approches narratives est performatif, il produit des effets sur celles et ceux qui énoncent et se reconnaissent dans les récits/narrations » (Dorée et al., 2018, p. 151). Pour les deux groupes de femmes que les auteures du présent article ont rencontrés dans le cadre de leurs recherches – soit les femmes en situation de pauvreté et celles en contexte de polygamie – si on prend l’idée que l’énoncé produit ce qu’il est (Butler, 2005), le fait qu’elles soient socialement identifiées comme « femmes paresseuses » et « femmes manipulées », comme quoi cette assignation leur est identitaire, renvoie à la conception de performativité de Butler (2005).

Selon Riessman (2003), l’analyse de la performance permet d’aller au-delà du discours. Il s’agit de regarder comment l’histoire est racontée, quels mots sont utilisés et de quelle manière ceux-ci sont présentés à l’autre. Smith et Sparkes (2008) ajoutent que la performance peut être comprise non seulement en fonction de l’intelligibilité du discours, mais aussi en prenant en compte l’environnement physique et le langage corporel, ainsi que la façon dont la personne se met en scène. En contexte de recherche, cette performance peut être observée tant chez la personne qui raconte son histoire que chez celle qui l’écoute, ici la chercheure. Pour Goffman (1956) :

A « performance » may be defined as all the activity of a given participant on a given occasion which serves to influence in any way any of the other participants. Taking a particular participant and his performance as a basic point of reference, we may refer to those who contribute the other performances as the audience, observers, or co-participants

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Dans l’analyse de la dramaturgie, selon Goffman (1956), il est nécessaire de porter attention aux lieux où prend place la performance, ainsi qu’aux actrices et aux rôles qu’elles présentent dans la performance, tant à l’avant-scène, qu’à l’arrière-scène. De ce fait, il faut se questionner sur l’intention de la performance, ses conséquences et la réaction de l’auditoire. Il s’agit également d’explorer la performance de la chercheure et celle de la participante ainsi que leur influence sur la coproduction de connaissances. Par exemple, la performance de la chercheure dans la communauté où les femmes pratiquent la polygamie doit être constante et authentique surtout dans un monde social où toutes et tous se connaissent (Bertaux, 2005). Dans l’expérience de cette chercheure, certaines femmes de la communauté polygame ont soulevé la question de ses croyances religieuses voulant savoir à qui elles s’ouvraient, alors que d’autres, ayant parlé à leurs consoeurs, sont arrivées à l’entrevue connaissant déjà la réponse à cette question. Or, la performance de la chercheure a été analysée par ces femmes qui ont adapté la leur en fonction de celle de la chercheure. Dans le cadre de la recherche portant sur la pauvreté, il s’est révélé important pour les chercheures d’être conscientes de l’impact de leur positionnement sur leur performance et de situer, par leurs paroles et leurs gestes, leur commune humanité, et plus particulièrement leur identité de femmes.

Processus de recherche et enjeux

Dans cette section, les enjeux méthodologiques et éthiques qui apparaissent dans le cadre du processus de recherche seront analysés.

L’élaboration et la construction du projet

L’élaboration du projet de recherche ne peut s’articuler sans réfléchir aux dimensions méthodologiques et éthiques. Il en va de la faisabilité du projet, surtout quand il est question de populations marginalisées, discriminées ou opprimées. La formulation de projets de recherche exige que la chercheure s’interroge sur sa position à savoir si elle agit dans l’intérêt des personnes qui participent à la recherche, afin d’éviter d’adopter une posture maternaliste. Le processus de recherche dans lequel s’engage la chercheure la convie souvent à choisir l’objet de recherche dans l’optique de rendre visible un phénomène social. Comme Bertaux (2005) l’indique, il importe que la chercheure rende intelligible l’utilité de son projet pour que les personnes rencontrées s’engagent dans celuici. À titre d’exemple, les dimensions soulevées dans les recherches qui portent sur les femmes en situation de pauvreté proviennent de l’intérêt des chercheures de mieux comprendre le lien entre leur situation de pauvreté, la santé, la dimension linguistique et la ruralité (Savoie, Lanteigne, Albert et Robichaud, 2016). Toutefois, les femmes interrogées auraient-elles choisi cet angle de recherche ? Pour certaines, la dimension linguistique ne semblait pas un enjeu important à explorer, notamment pour celles qui vivent dans la Péninsule acadienne, région du Nouveau-Brunswick à forte majorité francophone. En ce qui les concerne, vivre en région rurale avec des problèmes de santé et en situation de pauvreté marquait davantage leur trajectoire que les enjeux linguistiques. Comme les fonds provenaient d’un organisme subventionnant la recherche en contexte francophone minoritaire, comment conjuguer le besoin d’être financées et être fidèles aux questions qui émanent du terrain ? Cela constitue un enjeu éthique et méthodologique fondamental. Pour les femmes pratiquant la polygamie, les enjeux éthiques et méthodologiques se posaient différemment. Les intérêts de la chercheure et des femmes ont convergé, la première voulant comprendre leur réaction devant des allégations d’entorses aux lois, les deuxièmes voulant une reconnaissance de leur mode de vie. Il est donc crucial de se soucier des préoccupations des personnes et des groupes rencontrés, de manière à clarifier le sens de la démarche à savoir au nom de quoi la chercheure fait ce qu’elle fait.

Dès la construction du devis, il importe de comprendre les implications des choix méthodologiques et éthiques quand la chercheure s’engage à parler au nom des autres. Ainsi, de quelle manière doit-on inclure les participantes pour mieux faire valoir leur voix, particulièrement dans une approche narrative, où les personnes se dévoilent par leur récit, où elles partagent leur intimité ? Avant de se pencher sur un sujet de recherche qui porte sur un phénomène social, aller à la rencontre de ces personnes, entendre leur voix et leurs préoccupations constituent une stratégie importante (Bertaux, 2005 ; Grell, 2015).

Park, Caine, McConnell et Minnaker (2016) indiquent l’importance de réfléchir aux enjeux de pouvoir et aux dynamiques relationnelles dans l’élaboration du projet de recherche. Quel rôle est attribué aux participantes ? Sont-elles des objets de recherche sur lesquels nous enquêtons ou occupent-elles plutôt un rôle actif dans l’élaboration du projet ? En ce sens, Smythe et Murray (2000) s’interrogent sur les droits d’auteur du projet : « Who owns the research participant’s narrative ? That is, who wields the final control and authority over its presentation and interpretation ? » (p. 324). À l’instar de ces propos, comment s’assurer que la propriété intellectuelle de la recherche soit partagée et que les personnes rencontrées passent du statut de participantes à celui de co-auteures ? La démarche réflexive dans laquelle nous sommes engagées dans l’écriture du présent article nous force à constater que les participantes n’ont pas été conviées à ce rôle. Bien que cette posture soit difficile à légitimer en contexte de « productivité » de recherche universitaire, il en va du courage éthique et méthodologique que nous devons développer pour être davantage fidèles à notre conception de l’approche narrative et la défendre devant l’Institution.

Participation libre et éclairée

À cette étape, il faut s’interroger sur la participation libre et éclairée. Deux éléments au consentement éclairé sont à considérer, soit la performativité, à savoir quels mots sont utilisés pour amener la personne à participer, notamment le fait de mentionner l’approbation éthique pour affirmer la légitimité du projet ; et la performance, à savoir la manière dont la chercheure met en scène la présentation du projet. Ces deux éléments peuvent affecter le consentement libre et éclairé. Pour consentir réellement, les participantes doivent savoir à quoi elles consentent puisqu’elles ne connaissent pas toujours ce que signifie s’engager dans une recherche. Qui plus est, le fait d’exposer son récit et le retour sur soi que cela implique peuvent ébranler et affecter son bien-être (Smythe et Murray, 2000). Enfin, le consentement n’est pas un simple acte bureaucratique. Il doit être renouvelé à plusieurs moments dans le processus de recherche. En ce sens, bien qu’une participante à la recherche sur la pauvreté ait consenti, elle semblait vivre un malaise à se raconter. Voyant sa détresse, la chercheure lui a proposé de mettre fin à l’entrevue.

L’entrevue

Selon nos expériences de recherche, l’entrevue narrative est un espace où l’agentivité (Butler, 2006) des femmes est valorisée. En effet, la narration de soi est une façon pour la personne d’être actrice et productrice de son histoire (Burrick, 2010). En termes d’agentivité, la personne interviewée est libre de choisir les actes de cohérence de son discours (Marty et Gerbeau, 2012). Comme le dit Bertaux (2005), l’interviewée choisit le fil narratif de son histoire lui permettant de se raconter, elle peut bifurquer et changer la trame narrative. Dans la situation des femmes qui pratiquent la polygamie, l’approche narrative a créé l’occasion pour elles de se raconter, de se sentir écoutées et de démontrer qu’elles possèdent un pouvoir d’agir dans leur vie malgré ce qu’on dit d’elles. Comme Desmarais (1986, p. 69) l’explique, « à partir du moment où l’informatrice s’approprie, pour ainsi dire, le déroulement de l’entretien, […] elle construit sa propre logique et tisse ainsi son récit ». Le déroulement de l’entrevue suppose que l’intervieweure place l’interviewée au centre de la conversation (Gusew, 2015).

Dans l’entrevue narrative, la manière dont la personne se raconte est intimement liée à la dynamique relationnelle qui s’établit. Le début de l’entrevue donne le ton aux interactions qui se construisent et où un climat de confiance s’installe. Ferrarotti (1983) mentionne que l’entrevue « est une interaction sociale complexe, un système de rôles, d’attentes, d’injonctions, de normes et de valeurs implicites » où il faut tenir compte de la réciprocité relationnelle (p. 52). En fait, il s’agit d’un espace d’échange, voire de négociation où se créent des rapports de proximité qui sont davantage personnels.

Tout comme en relation d’aide, la performance de la chercheure doit viser l’authenticité. Dans ce dispositif, l’écoute du verbal et du non-verbal est fondamentale. Shaw (2017) parle d’une relation où le caring est nécessaire. Les femmes en situation de pauvreté racontent des événements souvent pénibles qui leur ont causé du tort, notamment le fait d’être jugées comme « mauvaises » mères en raison de leur situation sociale. C’est le cas également pour certaines femmes pratiquant la polygamie qui ont déclaré être étiquetées dans l’espace public comme victimes de leur conjoint. Dans ces contextes, l’écoute doit être particulièrement empathique et surtout sincère. En ce sens, Grell (2015, p. 204) indique, en parlant des participants, que : « C’est en faisant parler l’image-récit […] que le “chercheur” rejoint leur langage caché en quête d’une communication souvent court-circuitée (voire introuvable) par le fait qu’on ne leur demande pour ainsi dire jamais de se comporter en sujet de leur propre existence ». Dans sa performance, la chercheure doit aussi susciter le désir de se raconter (Guay et Thibault, 2012, p. 7), surtout quand il s’agit de femmes en marge qui n’ont pas nécessairement l’espace pour faire valoir leur voix. C’est souvent le cas des femmes que nous avons rencontrées qui ont eu peu d’occasions de se raconter (Burrick, 2010 ; Saldanha et Nybell, 2017).

L’agir éthique de la chercheure exige qu’elle choisisse et pèse bien ses mots face aux participantes, afin de ne pas les brusquer, les offusquer ou encore leur manquer de respect. La chercheure doit être aux aguets des enjeux liés à la performativité afin de ne pas reproduire de relations de pouvoir lors de l’entrevue, dans le sens où les mots utilisés ne doivent pas réifier le phénomène (Butler, 2005), ce qui irait à l’encontre des principes de l’approche narrative. À titre d’exemple, les femmes en situation de pauvreté parlent d’aspects liés à leur réalité sans nécessairement se définir comme « femmes pauvres », malgré leur faible revenu. Cette représentation de soi doit être respectée par la chercheure.

Raconter son histoire lors d’une entrevue consiste en une performance en soi. La façon dont la personne met en scène son histoire peut être influencée, entre autres, par des expériences narratives antérieures, en fonction de comment elles ont été entendues et écoutées (Saldanha et Nybell, 2017). Dans cette performance, la personne choisit de révéler ou non des fragments de son histoire. Les femmes qui pratiquent la polygamie ont confié certaines dimensions de leur vécu et en ont occulté d’autres selon les enjeux légaux et pour maintenir leur dignité. De la même manière, les femmes en situation de pauvreté ont choisi d’occulter certains fragments de leur histoire par peur de révéler des occasions où elles auraient, par exemple, résisté à des règles étatiques et aussi pour préserver leur dignité. Par ailleurs, dans certaines situations d’entrevue, l’intention peut motiver la performance (Goffman, 1956). Dans les deux contextes de recherche, les femmes ont démontré, à travers leur performance, qu’elles ne correspondaient pas aux stéréotypes socialement véhiculés à leur égard, comme pour s’en distancier.

Analyse

L’analyse est un processus qui doit se faire de manière rigoureuse pour donner tout son sens aux récits recueillis. Pour nous, il existe trois actes interprétatifs dont il faut tenir compte. Le premier acte interprétatif vise à capter l’espace narratif tridimensionnel soit l’espace temporel, social et spatial (Shaw, 2017), le deuxième acte demande de concilier les divergences interprétatives entre la chercheure et la participante, et le troisième acte requiert de considérer la situation de l’entrevue comme donnée d’analyse.

En ce qui a trait au premier acte interprétatif, l’espace narratif temporel est constitué de plusieurs temps (passé, présent, futur), l’histoire étant cependant racontée de manière itérative. Il est donc nécessaire de retisser le fil séquentiel afin de mieux comprendre les liens qui structurent cette histoire. L’espace narratif social permet de saisir certains contextes sociohistoriques à travers le récit de la personne qui se raconte. Enfin, l’espace spatial aide à reconnaître le lieu où les expériences se sont produites. Sans tenir compte de ces trois espaces, il est possible de perdre le sens tel qu’exprimé par les participantes (Park et al., 2016), leur intention (Callary, 2013) ou encore leur unicité (Smythe et Murray, 2000). En ce qui a trait aux femmes en situation de pauvreté, il faut dire que l’espace narratif tridimensionnel a permis de comprendre par exemple que ces femmes, qui vivent en région rurale (spatial) et qui possèdent peu de ressources matérielles, doivent s’investir pour trouver de multiples stratégies afin de subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille (social), comme pour éviter aux leurs l’expérience de stigmatisation qu’elles ont vécue durant leur enfance (temporel) (Savoie, Albert et Lanteigne, 2016). Pour les femmes qui pratiquent la polygamie, l’espace narratif tridimensionnel était important à saisir puisqu’au moment des entrevues, la communauté (spatial) faisant face à des enjeux légaux (social) a choisi de revoir comment les anciens avaient réglé une situation où l’État s’interposait dans leur mode de vie (temporel) (Pelland et Casoni, 2010). Cet espace narratif tridimensionnel permet de saisir plus à fond le sens, l’intention et l’unicité des participantes.

Le deuxième acte renvoie à la prise en compte de la divergence interprétative entre chercheures et participantes. En effet, l’analyse « est grandement influencée par l’idée de faire valoir la parole des participant[e]s » (Guay et Thibault, 2012, p. 12). Or, comment respecter cette parole quand des interprétations divergentes se présentent. Par exemple, les femmes en situation de pauvreté parlent peu de la honte, pourtant certains événements partagés laissaient entrevoir ce genre d’expérience. De plus, les femmes qui pratiquent la polygamie disent se sentir libres et ne pas vivre de contraintes dans leur relation conjugale, mais dans leur récit, l’analyse permet de déceler des rapports de pouvoir, tant entre le mari et les épouses, qu’entre ces dernières. Comment réconcilier l’idée de demeurer fidèles au sens que donnent les participantes à leur expérience, tout en reconnaissant l’importance de contribuer à la compréhension d’un phénomène par la lecture que les chercheures s’en font (Smythe et Murray, 2000)?

Plusieurs stratégies sont offertes par des auteurs pour dénouer ces tensions interprétatives. Chaxel, Fiorelli et Moity-Maïzi (2014) indiquent que pour s’assurer de l’inclusion des interprétations divergentes, il importe d’encourager le dialogue en favorisant « une dialectique interprétative » ou encore des « coopérations conflictuelles » qui peuvent être bénéfiques pour les chercheures et les participantes (p. 10). Pour Shaw (2017), l’analyse doit se faire conjointement entre chercheures et participantes, pour faire sens ensemble. Enfin, Smythe et Murray (2000) mentionnent la nécessité de soulever ces interprétations divergentes dans l’analyse, ce qui a été utilisé comme stratégie pour résoudre ce dilemme dans le cadre des deux recherches.

Le troisième acte interprétatif porte sur l’inclusion de la situation de l’entretien (lieu, contexte, conditions sociales, performance, etc.) comme donnée d’analyse (Reimer, 2017). L’interprétation prend en compte, au-delà des mots, la situation singulière de l’entretien, ce qui comporte des enjeux méthodologiques et éthiques, à savoir ce qui doit ou non être inclus. L’inclusion de ces situations dans l’analyse exige des chercheures un profond respect de la dignité des participantes et un souci de ne mettre en lumière que ce qui est porteur de sens. À titre d’exemple, lors des rencontres avec les femmes qui pratiquent la polygamie, une participante définit son rôle comme cuisinière dans la famille et accueille la chercheure dans sa cuisine en lui servant des biscuits ; une autre, qui est la première épouse, a reçu la chercheure là où elle reçoit la famille, comme pour situer son rôle particulier ; et enfin l’infirmière sage-femme a choisi la salle d’examen comme lieu de rencontre avec la chercheure comme pour montrer son statut.

En ce qui a trait à la recherche auprès des femmes en situation de pauvreté, une participante exprime d’une voix forte, en se rapprochant du microphone, comme pour être mieux entendue, sa difficulté à recevoir de l’aide ; une autre participante a montré à la chercheure sa gestion de ses nombreux médicaments comme pour illustrer comment elle prend en main sa situation de santé ; et enfin, une autre participante a fait visiter son appartement, prenant le temps de décrire que le peu de biens qu’elle possédait provenait soit du marché aux puces ou lui avait été offert, comme pour signifier qu’elle n’abusait pas du système.

Notre rôle dans l’analyse comporte des actes performatifs qu’il faut reconnaître. Les femmes que nous avons rencontrées sont conscientes de ce que le social dit d’elles et des attentes à leur égard. Le récit narratif dans lequel elles sont placées leur permet de faire un retour, de résister pour ne pas reproduire ce que le social veut d’elles, conviant les chercheures à en tenir compte.

Les chercheures comme porte-voix dans une visÉe de transformation sociale

En guise de conclusion, la recherche narrative produit une abondance de données, souvent riches, avec lesquelles les chercheures doivent composer. Comme porte-voix, une réflexion s’impose aux chercheures à savoir quelles dimensions des enjeux sociaux doivent être priorisées et dans quelle visée. En soi, la recherche est une forme d’intervention dans laquelle les chercheures s’engagent dans une intention de changement social. La responsabilité des chercheures est de présenter les résultats de manière à provoquer une réflexion personnelle qui peut être transformative (Doré et al., 2018). Pour y arriver, il s’agit de présenter les histoires de manière à toucher les personnes qui s’en saisissent et d’interpeller la commune humanité qui les lie aux réalités des participantes.

Les chercheures, comme porte-voix, peuvent avoir recours à la poésie reconstructive (found poetry), soit un processus de co-construction des mots (Shaw, 2017). Cela permet ainsi de présenter une description riche et évocatrice de l’expérience (Moen, 2006), tout en faisant des liens avec des mondes sociaux (Reimer, 2017, p. 3). Comme le mentionne Shaw (2017, p. 210), « a narrative inquirer seeks to produce a final research text […] as closely aligned with the participants’ subjective understanding of themselves as possible ». Bien que les chercheures possèdent le pouvoir des mots, elles ne doivent pas perdre de vue l’exigence éthique du rôle de porte-voix.

Enfin, la présentation dans l’espace public des résultats de recherche peut devenir un moyen d’intervention sociale. Les questions portant sur la pauvreté ou sur la polygamie étant souvent soulevées par les médias, il s’agit d’une occasion de dépasser la théorie et de discuter des phénomènes à partir de la voix des femmes, de produire des récits alternatifs, et de développer un discours de revendication en tenant compte de leur expérience. En ce sens, il s’agit d’ériger le privé en politique, ramenant le narratif singulier à son sens pluriel, favorisant la diversification des pratiques et la transformation sociale. Somme toute, inspirons-nous de Grell (2015, p. 204-205) qui mentionne qu’en présence de la personne qui raconte son histoire « en détail et en profondeur », cela exige que la chercheure « s’implique et accepte de se transformer par l’expérience de ce qu’[elle] entend, voit et ressent ».