Corps de l’article

Introduction

L’interculturalité, processus interactionnel qui met en relation des personnes, ou des groupes, d’appartenances et d’origines ethnoculturelles différentes, est le lieu de rapports complexes nécessitant une attention particulière (Hamisultane, 2017). Dans la recherche et l’intervention utilisant le récit de soi (Rhéaume, 2019), cette complexité mérite d’être considérée dans l’élaboration même de la réflexion que nous souhaitons ici présenter.

Ce qui rassemble les autrices et auteur[1] de ce texte est l’attention portée à la posture de la personne intervenante[2] dans la relation d’interculturalité en recherche et en intervention dans le cadre de l’utilisation du récit de soi comme outil méthodologique. L’idée de récit de soi s’inscrit dans le courant global des récits de vie qui s’amorce au Québec par l’examen minutieux, ethnographique, d’une société en changement et des premiers récits de vie travaillés, notamment par Gilles Houle et Nicole Gagnon (Rhéaume, 2014).

Pour autant, il s’agit à présent pour les autrices et auteur de se situer dans une approche en sociologie clinique porteuse de changement (Fortier et al., 2018 ; de Gaulejac et al., 2013). C’est-à-dire de regarder au plus près le récit du sujet, pour comprendre ce qu’il signifie et ce qu’il exprime, incluant le mal-être ressenti. Être à l’écoute sans attendre une réponse, en laissant advenir le temps de la réflexivité, de la prise de conscience qu’autorise la parole. Car elle permet de soulever les souvenirs qui « “servent d’écrans” à des «“traces” qu’ils dissimulent et contiennent à la fois » (Augé, 2001, p. 36). En considérant qu’une parole se donne dans la confiance et la résonance (Hamisultane, 2018) et que la personne intervenante est dans une relation intersubjective et émotionnelle (Cifali et al., 2019).

Cependant, en situation d’interculturalité, le récit arrimé aux contextes sociopolitiques et historiques n’est pas uniquement le fait de parler de soi, mais aussi celui de rendre compte de soi (Butler, 2007). C’est l’idée selon laquelle la forme narrative ne dépend pas seulement de la capacité à traduire un événement, une séquence de vie, mais également fait appel à la possibilité d’être entendu, de pouvoir persuader son public, comme le précise Butler (2007).

En effet, l’interculturalité nécessite de rendre compte de soi, car ce rapport inclut des personnes perçues comme migrantes, racisées, non hétéronormées (El-Hage et Lee, 2017), vivant des formes d’exclusion et d’oppression parfois invisibilisées aux yeux de la société, car présentes dans des formes de micro-agressions racistes (Hamisultane, 2021, Sue et al., 2007). Ainsi, la question d’interculturalité nécessite d’admettre « qu’il existe un rapport causal entre le soi et la souffrance des autres » (Butler, 2007, p. 12), d’être conscient que les rapports interculturels sont ancrés dans des héritages de rapports de domination colonialiste, pour que se comprenne le mal-être. Alors comment appréhender la posture professionnelle (et la relation) en contexte interculturel, quelle que soit l’origine ethnoculturelle de la personne intervenante ? 

Avant d’aborder le plan de ce texte, nous soulevons ici une réflexion concernant la posture d’intervention pour en montrer la complexité et comment les méthodes que nous allons exposer pourraient permettre l’accès à cette complexité.

Concernant la posture en tant que relation, pour Cifali (2019), il n’y a pas de transmission d’objet sans que celui-ci soit pris dans la relation. De fait, la relation à l’autre est aussi une relation à soi. Comment comprendre cette relation de la personne intervenante ? Jusqu’où accepte-t-elle cette relation à soi ? Comment est-elle en mesure de bien accueillir la subjectivité de l’autre et de s’engager à soutenir sa parole ? L’engagement est une présence à l’objet mais aussi une présence. L’engagement serait impossible sans une authenticité et une part de responsabilité (Cifali, 2019) ; responsabilité éthique de la relation qui implique le respect des normes professionnelles et des codes de déontologie dans des activités d’accompagnement. La personne intervenante est évidemment confrontée aux aspects émotionnels de la relation dans son activité. Dans le cadre d’une relation d’aide ou d’accompagnement, nous nous accordons, avec Cifali (2019), dans le fait de s’interroger « sans cesse sur ce que nous faisons de la technique, sur la façon dont nous l’utilisons dans notre rapport à un autre, comment elle vient aider ou nier celle ou celui auquel nous nous adressons » (p. 244).

C’est ce bricolage subjectif pratiqué par la personne intervenante que nous interrogeons en contexte d’interculturalité et à travers les méthodes biographiques que nous présentons dans cet article. En considérant la complexité, d’une part, du rapport d’interculturalité et, d’autre part, de la posture de la personne intervenante dont nous venons de donner certains aspects, notre article exposera deux méthodes biographiques. Si ces deux méthodes proviennent de deux expériences d’intervention et de recherche différentes, elles s’appuient néanmoins sur un cadre conceptuel interculturel et sur une approche en sociologie clinique communs pour réfléchir à la posture professionnelle. Le but de cet article est donc de mettre l’accent sur les visées de ces deux méthodes biographiques qui permettent d’interroger la posture de la personne intervenante.

Dans un premier temps, Jacques Rhéaume posera comment s’est constitué un cadre conceptuel interculturel pour appréhender la posture professionnelle. Dans un deuxième temps, Sophie Hamisultane montrera en quoi la méthode du photolangage donne accès à l’imaginaire lors d’atelier de formation interculturelle. Puis, Marie-Josée Lorrain et Cécile Nicolas rendront compte du récit d’expérience dans le cadre de leur recherche comme outil méthodologique pour comprendre l’engagement d’intervenants syndicaux en contexte d’interculturalité. Puis, les autrices et auteur termineront par une discussion-conclusion sur les méthodologies employées.

Un cadre conceptuel pour penser la posture en contexte d’interculturalitÉ – Jacques RhÉaume

Diverses expériences de recherche et d’intervention au sein d’un CLSC, devenu ensuite CSSS[3], se sont appuyées sur un cadre conceptuel de sociologie clinique pour guider les recherches sur la dimension ethnoculturelle dans des récits de pratique d’intervention professionnelle dans les services sociaux et de santé.

Robert Sévigny et ses collaborateurs (1983) ont développé un cadre conceptuel propre au champ de l’intervention en santé mentale, soit la sociologie implicite des intervenants en santé mentale. Ils ont ensuite guidé une autre recherche, portant sur les intervenants et intervenantes en CLSC. Ce cadre comprenait six dimensions clés :

  1. La conception des problèmes ou difficultés de la population desservies et les types d’explications proposés.

  2. La conception de l’intervention, ce qui réfère à une dimension pragmatique de la pratique.

  3. L’encadrement organisationnel et professionnel de l’intervention.

  4. Les systèmes sociaux d’appartenance, qui désignent le contexte macrosocial d’insertion aussi bien des intervenants que des personnes aidées. 

  5. La mise en rapport de l’intervention avec la société globale, les liens entre l’intervention comme pratique de changement et les changements ou mouvements sociaux plus larges.

  6. L’identité personnelle, ce qui inclut les diverses références spécifiques au parcours de vie des personnes intervenantes, leurs valeurs, les expériences de vie qui ont pu influencer leur engagement professionnel.

Les deux premières dimensions sont reliées à la pratique plus immédiate de l’intervention : 1. son objet et la population visée ; 2. le modèle d’action auprès des individus ou de groupes restreints ; les dimensions 3 et 4 sont relatives au contexte social examiné suivant une vision systémique, allant du microsystème individuel au macrosystème social. La dimension 5 est transversale et s’enracine dans l’expérience interpersonnelle du changement en lien avec les autres dimensions du système social. Enfin, la dimension 6 est aussi transversale, centrée sur le parcours de vie, l’expérience de la personne intervenante.

D’autres recherches ont porté plus spécifiquement sur une démarche d’histoire de vie, dont les travaux de Rhéaume et al. (2007) en histoire de vie collective, auprès de groupes communautaires en milieu pluriethnique ou de familles immigrantes.

Cet ensemble de recherches, centrées sur les récits de pratiques professionnelles à partir d’entretiens individuels ou en groupe, nous a conduit à élaborer un cadre conceptuel permettant de situer les diverses postures professionnelles (et cela inclut les chercheur.e.s) qui oeuvrent dans des milieux offrant une diversité ethnoculturelle plus ou moins forte. Dans le prolongement de la sociologie implicite de la pratique, l’agir professionnel se définit en fonction de quatre logiques de représentations majeures : la vision professionnelle d’appartenance ou de référence, la vision du cadre organisationnel de la pratique et sa gestion, la vision du milieu de vie, du quartier et, enfin, la vision du cadre sociopolitique relatif à la question de la diversité culturelle. Ces représentations relatives aux divers niveaux « systémiques » sont en étroites interrelations et contribuent à définir diverses postures face à l’ethnicité, que nous avons précisées en nous inspirant des travaux classiques d’auteurs comme Bennet et Bennet (2004) et Kymlicka (2001). Nous avons pu ainsi dégager trois postures types, au sens webérien d’un idéal-type, exprimant les orientations de la pratique.

Un premier type est dit a-culturel.

La vision professionnelle : les personnes ont les mêmes problèmes et ont besoin des mêmes soins, peu importe leur différence culturelle. Le savoir professionnel est universel comme la science qui le fonde.

La vision de l’organisation : celle-ci se fonde sur des règles communes, des indicateurs de performance d’une pratique qui sont valables pour toutes les situations. La différence ethnoculturelle ne doit pas jouer.

La vision du milieu de vie : la collectivité locale est vue comme socialement homogène quant à la clientèle desservie. Les différences ethnoculturelles ne sont pas prises en compte. Les autres conditions sociales (la pauvreté par exemple) peuvent l’être.

La vision politique : les personnes ont les mêmes droits, en toute égalité, et sont des citoyens à part entière. C’est une position républicaine forte, où la différence culturelle est affaire de vie privée.

Ainsi, dans le type a-culturel, la posture professionnelle reposerait sur l’affirmation d’une expertise professionnelle forte, une rationalité organisationnelle dominante, une homogénéité sociale des milieux de vie et une position politique affirmant la citoyenneté d’égalité des droits et devoirs.

Un second type est celui de l’intégration adaptatrice.

La vision professionnelle : il y a des différences ethnoculturelles qui nécessitent des adaptations pour rendre l’intervention efficace, sans la remettre en cause en profondeur.

La vision de l’organisation : les politiques et règles présidant à l’organisation du travail prennent en compte les exceptions pour répondre aux exigences du patient, client dans le respect des règles de base.

La vision du milieu de vie : il y a hétérogénéité culturelle et ethnoculturelle dans la vie locale. Il faut favoriser une insertion sociale harmonieuse des minorités ethnoculturelles (dans la vie de la majorité).  

La vision politique : les différences ethnoculturelles sont source de discrimination sociale. Il faut lutter pour favoriser l’accès aux mêmes droits et services à toutes les minorités, tout en acceptant des règles de souplesse et d’accommodement.

Ainsi, dans le type de l’intégration adaptatrice, la posture professionnelle reposerait sur un ajustement stratégique de la pratique, une souplesse d’exceptions dans l’organisation, une visée d’intégration graduelle à la majorité et une position de défense des droits des minorités.

Un troisième type est celui de l’interculturalité.

La vision professionnelle : les différences culturelles sont décisives. Il faut repenser les référents de l’intervention dans une perspective de dialogue et de synthèse culturelle reliant les diverses conceptions en présence.

La vision de l’organisation : la diversité ethnoculturelle est reconnue et valorisée tant pour la clientèle que pour les employés. Des expériences d’échanges, de réflexion et de changement dans les pratiques et la gestion sont valorisées.

La vision du milieu de vie : la collectivité locale est plurielle et doit favoriser la diversité des modes de vie et les compromis qui soutiennent le vivre ensemble.

La vision politique : la société est pluraliste, et les droits et devoirs sociétaux doivent inclure l’égalité en droit des différences ethnoculturelles en ce qui concerne la religion, la langue, les traditions et en favoriser le développement. En respectant les droits de la personne et la démocratie.

Ainsi, dans le type de l’interculturalité, la posture professionnelle reposerait sur le dialogue et la synthèse culturelle, des politiques organisationnelles pluralistes, un espace public pluraliste, d’échange et de proximité interculturelle, une visée de citoyenneté dite inclusive.

Cet éventail de postures est complété par une vision plus critique des formes sociales et politiques qui peuvent résulter de chacun des types présentés. Ainsi, l’excès d’une posture a-culturelle prête flanc à une vision universaliste et excluant toute différence culturelle. Une posture intégrative trop affirmée conduit à la domination d’une majorité sur des minorités.

Il s’agit alors de développer une dialectique complexe du vivre ensemble, suivant des normes et des valeurs communes, de visée universelle, mais avec leurs modulations particulières, interculturelles, qui traversent la dynamique de cette matrice conceptuelle. Il s’agit de développer, pour reprendre l’expression de Todorov (1989), une posture d’humanisme bien tempéré.

Dans ces cadres complexes de posture professionnelle face à l’interculturalité, Sophie Hamisultane présente dans la prochaine partie le photolangage comme forme d’outil donnant accès au récit de soi, afin de mieux appréhender cette posture parfois difficilement accessible, du fait qu’elle soit transversale aux différents types exposés ci-dessus, et qu’elle n’est pas toujours conscientisée.

Le rÉcit de soi : des mÉthodes pour apprÉhender le contexte d’interculturalitÉ

Le photolangage : accès aux significations imaginaires individuelles et sociales de l’interculturalité – Sophie Hamisultane

Conceptualisé par Alain Baptiste et Claire Bélisle en 1978, le photolangage©[4] est créé en 1965 par un groupe de psychologues intervenant auprès de jeunes adolescents. De manière intuitive, le groupe d’intervention propose d’utiliser des photographies comme support à la parole (Vacheret, 2010). La méthode consiste à répondre à une question posée par l’animatrice et à choisir, suivant certaines consignes, une photographie parmi plusieurs centaines[5] disposées sur une table. Ensuite, l’objectif est que chacun des participant.e.s explique son choix. Néanmoins, un dispositif précis est mis en place. Le choix des photographies se fait en silence et dans un temps limité. Une fois le choix effectué, chaque personne retourne à sa place dans le groupe, disposé généralement en cercle. Les participant.e.s sont invités quand ils le désirent à expliquer leur choix. Puis, les autres participant.e.s sont invités à prendre la parole pour exprimer les résonances ou les différences qui ont émergé.

Avec les autrices et auteur de cet article, nous avons co-organisé[6] un atelier de formation interculturelle dans lequel j’ai proposé l’exercice du photolangage. Les personnes (six) qui se sont présentées étaient principalement des intervenantes en milieu interculturel et également des étudiantes. La question posée était Qu’est-ce que signifie pour vous l’interculturalité ?

Nous ne pourrons pas ici montrer les images et les réponses de chacun des participant.e.s, notamment pour des questions de droits d’image, de confidentialité et d’éthique. En effet, cette expérience ne s’inscrit pas dans une recherche mais dans un atelier de formation. Nous ne disposons donc pas de certificat d’éthique. Nous laisserons par ailleurs la lectrice et le lecteur faire l’exercice d’imaginer les liens entre les représentations et l’interculturalité (dont nous donnons par la suite une interprétation articulée à une théorisation de l’interculturalité). Pour avoir utilisé cette méthode à plusieurs reprises, je peux ici présenter une réflexion de ce que permet cet outil comme accès à l’imaginaire.

Pour répondre à cette question (Qu’est-ce que signifie pour vous l’interculturalité ?), certaines photographies choisies représentaient : des rails de train se croisant, une statue d’un bouddha indien, un homme assis par terre contre un mur où étaient placardées les phrases suivantes « la vie est ailleurs » « l’impossible », « ce n’est qu’un début continuons le combat ».

À l’instar d’un récit d’un.e répondant.e dans un entretien de recherche, le choix d’une photographie est une réponse biographique, dans la mesure où tout récit d’une intériorité est un récit de soi, une façon de rendre compte de soi (Butler, 2007). Selon Butler (2007), le sujet qui s’engage à rendre compte de soi s’engage dans une relation avec l’Autre devant qui il parle. Ce moment transforme le sujet en être réflexif. Or la photographie est une « mobilisation de la pensée en images, qui fait réagir associativement le sujet à partir de ses images intériorisées et des affects qui les accompagnent » (Vacheret, 2010, p. 41). La photographie met à disposition une image qui vient questionner l’imaginaire social et individuel autour de l’objet interrogé, en l’occurrence l’interculturalité. L’imaginaire convoqué est plus qu’une représentation sociale de l’objet.

Pour appréhender la question de l’imaginaire et mieux comprendre les mécanismes à l’oeuvre dans le photolangage, nous utilisons la théorie de Giust-Desprairies (1989 ; 2003). L’autrice distingue le concept d’imaginaire de celui de la représentation sociale, laquelle ne rend pas compte des dynamiques relationnelles et des processus psychiques qui les accompagnent, c’est-à-dire du caractère subjectif et intersubjectif de la représentation. La notion d’imaginaire, quant à elle, permet de penser le sujet dans la représentation, c’est-à-dire qu’elle admet que la représentation sociale est initiée, subie, acceptée ou rejetée par des sujets. Pour Giust-Desprairies (2003), il faut distinguer l’imaginaire individuel de l’imaginaire social. L’imaginaire individuel est « le lieu d’un rapport en partie idéalisant et en partie conflictuel entre une réalité et un sujet » (p. 51). L’imaginaire individuel se constitue donc des utilisations que le sujet fait, subjectivement, des significations sociales issues d’éléments de l’imaginaire social. Ce dernier est à comprendre comme un processus « par lequel la société présente une réalité donnée en l’associant à un système de valeurs » (Giust-Desprairies, 1989, p. 22). En d’autres termes, l’imaginaire social est comme un système de représentations qui régule, suivant une logique interne, les comportements sociaux. Il fonctionne comme un système symbolique en ce qu’il peut être de l’ordre de l’idéologie. L’imaginaire individuel et l’imaginaire social se lient et se confrontent à la fois.

Ainsi le photolangage, en ce qu’il permet de saisir l’imaginaire des participant.e.s, nous donne aussi à voir la prise de l’imaginaire social sur les perceptions de l’objet, en l’occurrence l’interculturalité. Le photolangage supporte l’articulation entre intrapsychique et intersubjectivité (Vacheret, 2010). Se réalisant en groupe, le photolangage s’inscrit comme espace de transformation de la réalité psychique inconsciente, « qui s’appuient à la fois sur toutes les capacités du groupe, la fonction contenante la fonction conteneur et la fonction de production imaginaire » (Vacheret, 2010, p. 42. Italiques dans l’original).

Le photolangage donne lieu au partage d’une parole laquelle, lorsqu’elle est activée uniquement par la réflexion, n’accorde pas toujours l’accès à des significations qui rendent compte de soi. Par ailleurs, les analyses des échanges qui ont cours en se référant aux contextes sociohistoriques permettent de situer l’imaginaire social autour de la question d’interculturalité. Dans les images présentées ici, nous pouvons de manière interprétative dégager différentes thématiques à relier avec une théorisation des rapports interculturels. Par exemple, la première image (desrails de train se croisant) peut faire référence à la pluriculturalité et à la diversité des ethnicités dans les contextes urbains actuels. La deuxième (une statue d’un bouddha indien) peut être interprétée dans une approche postcoloniale comme un lien à l’imaginaire orientaliste (Saïd, 1978) intégré par les Occidentaux. En d’autres termes, elle pourrait révéler une posture d’intégration adaptatrice ethnocentrée qui ignore les problématiques de rapports de pouvoir et d’inégalité sociale où la culture de l’autre est fantasmée. La dernière photographie (unhomme assis par terre contre un mur où étaient placardées les phrases suivantes « la vie est ailleurs » « l’impossible », « ce n’est qu’un début continuons le combat ») peut, quant à elle, être analysée dans une approche universaliste de l’interculturalité, à savoir être égaux mais dans la différence, ce qui peut sembler être un combat, étant donné le paradoxe (Appiah, 2008). Ce qui révèle la complexité de la posture d’interculturalité soulignée dans le cadre conceptuel interculturel.

Ainsi, les images choisies donnent à voir la transversalité des postures comme le montre le cadre conceptuel posé, en amont, par Rhéaume. Par ailleurs, le fait de participer en groupe à la méthode du photolangage favorise des échanges entre la chercheure et les membres du groupe, permettant à celle-ci de valider ses intuitions et de les articuler aux significations individuelles exprimées par les personnes qui ont choisi les images.

Dans le dernier exemple méthodologique, Lorrain et Nicolas nous montrent, dans le cadre d’une recherche-action, comment le récit d’expérience d’intervenant.e.s syndicaux issus de l’immigration permet de rendre compte des défis du contexte d’interculturalité.

Le récit de l’implication syndicale de travailleurs issus de l’immigration – Marie-Josée Lorrain et Cécile Nicolas

L’accès à l’emploi et à de bonnes conditions de travail est d’une importance cruciale puisque ces deux aspects déterminent autant le bien-être matériel que la reconnaissance et l’estime sociale (Honneth, 2000). Cependant, cet accès à l’emploi au Québec pour les travailleur.euse.s issus de l’immigration engendre aussi des sentiments de discrimination (fondés ou non), d’isolement, des pratiques de « silencing » (mise en silence volontaire), tout comme des processus de (non)-reconnaissance, de respect des droits fondamentaux (Lorrain et Nicolas, 2015).

L’expérience de recherche-action, dont nous présentons ici quelques éléments conceptuels et méthodologiques, s’est appuyée sur une démarche de récit de vie (Desmarais, Fortier et Rhéaume, 2012) et plus spécifiquement sur les travaux de Morisse et Lafortune (2014) concernant l’approche épistémologique de la réflexivité et ceux de Nicolas (2011) portant sur le récit d’expérience permettant de rendre compte de soi en situation de rencontre avec des participant.e.s et des chercheuses. Une parole qui soutient une configuration nouvelle et un sens renouvelé des expériences significatives d’une part de son histoire. Le cadre conceptuel interculturel, posé dans cet article, a servi de fil conducteur pour analyser la dimension de l’engagement syndical[7] et l’appartenance ethnoculturelle[8] d’intervenant.e.s syndicaux, travailleur.euse.s issus de l’immigration. Précisons que d’autres cadres de référence sont aussi importants : la problématique du changement sociétal, politique et économique ne prenant pas suffisamment en compte la part du structurel, du contexte social et politique qui défavorise les populations issues de l’immigration ; la critique des conceptions coloniales qui habitent encore notre société est à mener, de façon plus large, afin de remettre en question les privilèges dont bénéficient la majorité dominante par rapport aux travailleur.euse.s issus de l’immigration. Ces éléments ne sont pas examinés dans cet article, car il a fallu faire des choix.

Éléments méthodologiques

La recherche-action, menée de 2013 à 2016, appuyée par la Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec (FTQ), visait l’analyse d’une expérience sociale spécifique, c’est-à-dire celle d’intervenant.e.s, ayant le statut de délégué.e.s syndicaux, aux prises avec des préoccupations quotidiennes liées à la resocialisation et au maintien au travail. Cette recherche a été réalisée auprès de dix intervenant.e.s syndicaux issus de l’immigration, choisis à partir de listes de délégué.e.s syndicaux travaillant dans différents secteurs professionnels. Trois entretiens individuels[9] en petit groupe ont été réalisés avec un retour lors du troisième entretien. Les catégories de la grille d’analyse ont été les suivantes : 1. parcours de vie personnelle et relations primaires, 2. parcours migratoire, 3. problématique de la reconnaissance de soi par autrui, 4. investissement personnel dans le syndicat, 5. respect des droits et libertés humains et l’ensemble sociopolitique immédiat dans lequel les représentant.e.s syndicaux se retrouvent (le Québec, le Canada), 6. engagement collectif, au travers de l’implication syndicale et citoyenne.

Éléments conceptuels

La démarche de récit de vie utilisée pour cette recherche-action nous est apparue appropriée parce qu’en invitant à un retour sur le vécu et une mise en mots de l’expérience d’intervenant.e.s syndicaux, elle invite à porter un regard différent sur des représentations du monde du travail ; sur l’histoire personnelle d’engagement dans la vie syndicale ainsi que sur l’expérience concrète de l’intégration, l’insertion et l’évolution professionnelles. Dans une perspective d’empowerment, cette démarche correspond au développement d’une conscience critique et d’une identité positive. Rappaport (2002) souligne la nécessité d’analyser de façon critique les histoires culturelles dominantes et dominées, afin de favoriser la transformation d’histoires malheureuses en histoires potentiellement positives. Ce qui peut représenter un facteur de changement. 

Afin de mettre au jour le cadre interprétatif personnel de l’engagement syndical, la recherche s’est appuyée sur l’approche épistémologique de la réflexivité (Morisse et Lafortune, 2014) et sur l’observation de quatre dimensions de l’expérience d’implication syndicale : morale, politique, affective, éthique.

La dimension morale correspond à la raison pour laquelle je fais ce que je fais. La dimension politique renvoie à la question du pouvoir (pouvoir d’agir), de l’intérêt, de l’influence que l’on peut exercer. La dimension affective, les émotions jouent un rôle important puisqu’elles influencent de façon constructive ou non l’activité de penser et de réflexion. Elle est transversale aux trois autres dimensions. La dimension éthique amène à poser la question de la valeur accordée au respect de soi.

Ces repères théoriques, identifiés à partir de la littérature scientifique et discutés entre nous (chercheures, partenaire syndical et participant.e.s) correspondaient aux orientations de base du groupe de participant.e.s axées sur la question du « pouvoir d’agir » (Roche, 2016). Dans une perspective de co-construction, les chercheures ont progressé à côté des participant.e.s et c’est à partir de ce chemin parcouru ensemble que nous avons construit de la connaissance dans l’« ici et maintenant », potentiellement utile dans d’autres contextes (Lorrain et Nicolas, 2016).

L’expérience d’implication syndicale est également traversée par l’appartenance ethnoculturelle qui définit en partie le travailleur issu de l’immigration et ses interlocuteurs (incluant les chercheures). Certaines typologies de postures vis-à-vis de la culture de l’autre sont sollicitées dans cette recherche, notamment celles de Berry (2004), de Bennett et Bennett (2004) reprises par Rhéaume (2017) parce qu’elles sont centrées sur l’interaction permanente de deux tendances qui recoupent en partie celles que nous avons pu cerner chez les intervenant.e.s syndicaux : entretenir des liens avec la société d’accueil et maintenir son identité culturelle. Sur un continuum de degré d’ouverture et de fermeture à la culture de l’autre, l’ethnocentrisme et l’ethnorelativisme représentent les deux formes les plus opposées. L’ethnocentrisme qui mène aux postures de déni, de défense ou de méconnaissance de l’interculturalité représente le plus faible degré d’ouverture. L’ethnorelativisme, qualifié par une posture intégratrice-adaptatrice posée dans le cadre conceptuel interculturel, se définit comme la capacité d’acceptation et d’ajustement stratégique envers les différences culturelles. Loin d’être fixes, ces tendances varient en fonction des contextes de l’implication syndicale des travailleur.euse.s et des moments de leur évolution professionnelle. Les dimensions de l’expérience syndicale sont également travaillées par des valeurs, des normes que nous avons cherché à considérer à partir de l’approche théorique de l’ergologie (Schwartz et Durrive, 2009). Nous avons été attentives à identifier les processus de renormalisation susceptibles de nuire ou de faciliter la re-hiérarchisation des valeurs des travailleur.se.s immigrants syndiqués lors de leurs expériences vécues dans les milieux du travail.

Illustrations

Les quatre dimensions de l’expérience d’implication syndicale d’intervenant.e.s syndicaux sont abordées et jumelées à la notion d’interculturalité (Rhéaume, 2017), dont nous présentons quatre illustrations. En se rapportant à la question de l’implication syndicale, une des valeurs qui apparaît à plusieurs reprises dans les récits a trait à la justice (dimension morale). Frida[10] explique les raisons qui l’ont poussée à s’engager dans l’action syndicale : « Moi je n’accepte pas […] quand je vois quelque chose d’injuste, de pas correct, je prends leur défense […]. » Elle ajoute qu’elle soutient l’ensemble des salarié.e.s et pas seulement les immigrants. Tout en admettant que les différences ethnoculturelles sont sources de discriminations sociales, Frida est néanmoins attentive au fait qu’aucun.e salarié.e, issu de l’immigration ou non, ne puisse être discriminé à cause d’une méconnaissance de ses droits. Une action qui nous semble à rapprocher de la posture intégrative du modèle de Bennett et Bennett (2004) et à la fois d’une position a-culturelle, favorisant l’homogénéité sociale et l’égalité des droits, comme le souligne notre cadre conceptuel interculturel.

Pour ceux qui sont impliqués syndicalement, la dimension politique renvoie à poser la question : dans quel intérêt travaillons-nous ? Voulant être un exemple de résistance et impliquer ses collègues, dont certain.e.s sont à convaincre qu’ils peuvent exercer leurs droits sans crainte, Rachida manifeste une ouverture stratégique visant explication et échange, ce qui peut correspondre à une posture adaptatrice-intégratrice vers celle de l’interculturalité, car elle ouvre à une dialectique des normes communes et à l’affirmation et au maintien de différences culturelles : « Régulièrement les employés viennent me demander conseil. Pourquoi, parce qu’ils voient que j’ai de l’expérience et de l’expérience vécue ici. Parce que l’expérience vécue en Algérie et ici, ce n’est pas du tout la même chose. »

Les émotions et sentiments (dimension affective) jouent un rôle important dans notre compréhension des situations et influencent de façon constructive ou non l’activité de penser. L’extrait du témoignage d’Idriss vaut d’être souligné également, introduisant une nouvelle dimension à la posture d’ouverture et de volonté d’intégration de travailleur.se.s issus de l’immigration : « Les Africains que je connais qui arrivent ici, sont à 90 % très scolarisés, très diplômés. Et donc, quand on arrive ici, on se dit, qu’est-ce qui se passe ? On te demande même si tu sais parler français. C’est quoi cette question-là ? Mais il faut l’accepter parce que tu es dans une nouvelle société […] .»

La dimension éthique réfère à l’agir : est-ce que j’assume la responsabilité de mes actes ? Répondant à une remarque d’un des participants sur ce qui incite une personne à s’impliquer dans un syndicat, Nicole confirme cette posture d’interculturalité : « Je ne pense pas qu’on soit contestataire. Je pense qu’on a un sens de la justice, et qu’on veut qu’elle existe sur terre. » Le syndicat représente pour les intervenant.e.s syndiqués une possibilité de se sentir appartenir à un collectif vu comme défendant une meilleure harmonisation des relations interculturelles.

Le récit d’expérience comme trace

Dans cette recherche, quatre principaux constats apparaissent[11], dont nous souhaitons ici présenter celui concernant la volonté de laisser une trace de son expérience par le récit de soi pour celles et ceux qui viendront s’installer au Québec, et qui comme eux chercheront à s’insérer professionnellement pour s’intégrer au pays d’accueil. On peut rapprocher cette volonté de laisser une trace de la notion de récursivité (Gaulejac, 2020) qui conduit à considérer que la société produit des individus eux-mêmes producteurs de cette société. Allant dans ce sens, la FTQ a valorisé le récit d’un participant à travers des articles publiés dans un bulletin interne[12] à la Centrale syndicale. Un autre exemple vaut la peine d’être souligné, puisqu’il s’agit d’une proposition de développement de projets de mentorat dans les milieux de travail. Une action que tous les participants ont appelé de leurs voeux lors du Sommet citoyen sur l’harmonisation des relations interculturelles, qui s’est tenu à l’Université du Québec à Montréal en mai 2016 (Tremblay, 2016). Plus globalement, on s’implique pour contribuer à l’égalité des droits entre l’ensemble des travailleur.euse.s, mais surtout pour une justice sociale plus grande vis-à-vis des travailleur.se.s immigrants, afin de soutenir leur intégration dans les milieux professionnels, et de fait, dans la société d’accueil. Considérant les inégalités qui perdurent, la question de la justice sociale ne peut reposer uniquement sur l’intervention individuelle de délégué.e.s syndicaux. Il s’agit d’un enjeu de société qui doit bien entendu être porté par les structures syndicales, mais relève également d’une volonté politique.

Discussion – conclusion

À travers nos expériences et réflexions dans l’utilisation de méthodes biographiques, nous avons voulu montrer que l’interculturalité est complexe et que la compréhension des relations en intervention ne peut être abordée de manière linéaire, mais plutôt dans la transversalité de postures types situées par un cadre conceptuel des relations d’interculturalité. Pour rendre compte de cette transversalité, nous soutenons un complémentarisme des méthodologies (Devereux, 1974 ; Hamisultane, 2013) que nous permet une approche en sociologie clinique. Comme l’expliquait déjà Devereux, « le complémentarisme n’est pas une “théorie”, mais une généralisation méthodologique. Le complémentarisme n’exclut aucune méthode, aucune théorie valable – il les coordonne » (1972, p. 21).

Ainsi, le récit d’expérience, comme l’une des formes possibles de l’approche biographique, permet de relier la posture individuelle d’un.e intervenant.e en lien avec son contexte social plus large et, c’est ce que nous avons voulu montrer ici, face à la réalité de la diversité ethnoculturelle de notre société. Nous avons souligné la nécessaire interaction entre l’écoute compréhensive de ces récits de la part du ou de la chercheur.e, et le cadre conceptuel interculturel qui permet, dans une interaction entre chercheur.e et intervenant.e de mieux situer la posture d’intervention, favorisant du coup ce processus de figuration-reconfiguration du récit, comme le définit Ricoeur, dans Soi-même comme un autre (1990).

Le photolangage, quant à lui, engage à sortir du discours préconstruit et à toucher la dimension inconsciente. Il montre la possibilité d’articuler les données de récits « normatifs » avec d’autres significations pour en tirer une analyse complémentaire, s’adossant sur la transversalité des postures en contexte d’interculturalité. Les récits de la recherche-action ont, quant à eux, donné accès au désir de l’engagement des intervenant.e.s syndicaux qui s’inscrit davantage dans une posture de transmission de l’interculturalité vécue pour soutenir les prochain.e.s travailleur.se.s issus de l’immigration.

Par ailleurs, on voit également que la dynamique de groupe comme lieu de discussion et d’échange associatif, qu’offrent le photolangage et l’accompagnement de la recherche-action, donne aussi cette possibilité de rendre compte de soi, dans un espace collectif donnant à voir peut-être davantage la présence des représentations sociales dans nos significations imaginaires. À cet égard, de Gaulejac (1999) souligne que l’exploration inconsciente et l’exploration sociologique ne peuvent pas suivre les mêmes voies. En effet, les dispositifs cliniques qui donnent accès à ces voies nous permettent

d’interroger la problématique de l’individu tel qu’il intègre, découvre, construit, habite les données sociales (histoire, culture, norme, valeur, milieux…). L’épistémologie clinique tient précisément sa spécificité de la non-séparation à priori du sujet connaissant et de l’objet à connaître

Giust-Desprairies, 2004, p. 61

Pour autant, nous sommes conscients des limites de telles méthodes où la subjectivité doit s’exprimer dans un processus de réflexivité que chacun.e n’est parfois pas prêt à entreprendre.