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Depuis plusieurs années, les groupes de défense de droits des locataires et des mal-logé.e.s luttent contre la crise du logement qui sévit actuellement au Québec. La pénurie de logements locatifs abordables et sécuritaires, l’explosion du coût des loyers, le manque de logements sociaux, l’augmentation des « rénovictions » et la spéculation immobilière fragilisent le droit au logement et contribuent au mal-logement d’un grand nombre de locataires (Front d’action populaire en réaménagement urbain, 2021). La crise sanitaire a accentué les effets de la crise du logement et les mesures gouvernementales mises en place semblent insuffisantes pour s’attaquer à ce problème social complexe qui relève des enjeux liés aux inégalités sociales et à l’appauvrissement du filet social (Front d’action populaire en réaménagement urbain, 2021). Dans le cadre de cette entrevue, la revue Nouvelles pratiques sociales a souhaité se pencher sur les effets de cette crise sur les pratiques et les luttes des organismes communautaires dont la mission est la défense collective des droits des mal-logé.e.s. L’entrevue a été réalisée avec Geneviève Vaillancourt, organisatrice communautaire dans un comité logement, qui se trouve aux premières loges de cette crise.

NPS – Quelle est la mission du Comité BAILS [Comité de base pour l’action et l’information sur le logement social d’Hochelaga-Maisonneuve] et quels services offrez-vous ?

La principale mission du comité BAILS est de soulager la pauvreté en offrant de l’information sur le logement social. Comme le logement peut être une source de paupérisation, notre organisme milite pour offrir des alternatives dans le logement, que ce soit par le logement social en coopérative, en OBNL[1] ou en HLM[2]. Notre mission est d’en faire la promotion, puis de s’assurer que collectivement ces besoins-là soient entendus puis dirigés vers les bonnes instances.

Concrètement, pour ce qui est du volet information, on fait des ateliers d’éducation populaire auprès des locataires du quartier ou auprès de personnes qui souhaitent s’investir ou s’inscrire dans le quartier. On fait des animations de groupe où on parle des différentes formes de logement social qui existent et des procédures pour y accéder. On offre aussi du soutien individuel pour accompagner les personnes dans leurs démarches, parce qu’on a conscience que la bureaucratie est lourde et que ce n’est pas tout le monde qui peut remplir des papiers de HLM ou rédiger une belle lettre de coop. On s’assure donc que les locataires ne soient pas trop discriminés dans ce processus-là, soit en les accompagnant dans la rédaction de lettres ou en les aidant à aller chercher des papiers manquants. On fait aussi des ateliers d’éducation populaire et de mobilisations, dans une perspective plus collective, pour pouvoir se mobiliser en faveur ou contre des projets qui peuvent s’installer dans le quartier au niveau du logement ou au niveau de la gentrification.

Par exemple, en 2019-2020, on s’est mobilisés contre le projet OSHA Condos, des tours à condos qui allaient s’installer et être construites juste à côté du plan HLM le plus vétuste et le moins bien rénové du quartier. Pour nous, c’était horrifiant de voir que des tours à condos allaient s’installer dans la partie sud-ouest d’Hochelaga, qui est probablement la plus durement touchée par la pauvreté et l’exclusion. On a donc mis en place un comité de mobilisation pour essayer de bloquer ce projet-là, mais aussi pour l’analyser en termes de violences de classe, puis en termes de tous les facteurs d’exclusions ou les conséquences que ça pourrait avoir pour les personnes marginalisées du quartier.

Aussi, dans Hochelaga, on a des organismes comme Dopamine, le centre de femmes La Marie debout et l’OPDS[3]. Une partie de notre mission consiste à faire des liens avec ces allié.e.s-là. Par exemple, on a travaillé avec La Marie debout pour faire une phase d’idéation, qui avait pour but de réfléchir au bâtiment féministe de nos rêves. Sur un autre point, dans le quartier, il y a encore des espaces vacants, de moins en moins, mais il en reste beaucoup, puis au BAILS on milite pour que la Ville puisse en faire une mise en réserve, c’est-à-dire qu’elle puisse mettre la main dessus, puis s’assurer qu’il y ait du logement social qui y soit construit. Plus récemment, on a le PRO-GYM en face du poste de quartier qui a été détruit pour faire des tours à condos. Le projet qui est proposé comporte 10 étages, ce qui dépasse largement une certaine norme qui se situe autour de 4 étages. Donc on est en train de se mobiliser dans un premier temps pour dénoncer la violence autour de ça et également pour offrir une alternative à ce projet immobilier-là, soit le logement social. Au BAILS, tout ce qui est le 20-20-20[4] ne nous intéresse pas, nous on revendique 100 % de logements sociaux.

NPS – De quelle manière votre organisme est-il affecté par la crise du logement qui sévit actuellement et comment composez-vous avec les enjeux qui y sont liés ?

Il faut savoir que dans Hochelaga-Maisonneuve, on est un des seuls quartiers à avoir deux comités logements. On a Entraide Logement, qui fait plus du service aux locataires et qui prend en charge les enjeux qui concernent tous les problèmes qu’on peut avoir avec les propriétaires, comme les évictions par exemple. Au BAILS, on a été fondés autour du principe d’action collective, donc on fait par, pour et avec, mais toujours dans un processus de collectivisation des problèmes et des solutions. Un des principaux impacts de la crise du logement, c’est qu’on est de plus en plus terrassés par les demandes de services. Il y a des personnes qui nous contactent parce qu’elles ont des problèmes avec leurs propriétaires, mais les demandes concernent surtout le fait que les gens n’ont plus de loyer et qu’ils ne savent plus où aller.

Les besoins de recherche de logements, c’est quelque chose qui prend de plus en plus de place. Les gens se font carrément mettre à la rue et il n’y a pas beaucoup d’alternatives, donc ça devient difficile à court terme de collectiviser ces personnes-là. Ce sont des enjeux qui créent des tensions éthiques et on doit se demander à partir de quand on exclut ces choses-là parce que ça nous garde loin de notre mission, qui est de collectiviser les enjeux. Pour nous, c’est ça la crise du logement, on le voit concrètement. Avant, quand j’ai commencé à travailler au début 2019, on commençait à avoir des appels de recherches de logements autour d’avril-mai-juin, puis là on en a toute l’année. L’autre problème ou l’autre facette de la crise du logement qui nous affecte, c’est qu’il n’y a pas de réinvestissement dans les logements sociaux ou pour la création nouveaux logements, ce qui fait en sorte que, d’une part, on a un afflux de demandes, puis, d’autre part, encore moins de solutions que d’habitude. On se voit donc obligés de refléter aux personnes qui nous rejoignent qu’on peut bien les mettre dans une liste de HLM, mais que c’est environ 10 ans d’attente. Même chose pour les coops où il y a de moins en moins de gens qui bougent. C’est vraiment ces deux facettes qui nous préoccupent le plus.

NPS – Avez-vous trouvé des solutions à ces dilemmes éthiques, sentez-vous que vous avez dû modifier votre mission et vos services en fonction des demandes que vous recevez ?

On ne change pas la mission, mais on essaye le plus possible de s’adapter. Par contre, il n’y en a pas de solutions, on le fait vraiment au péril de notre santé physique et mentale, parce qu’on est éthiquement incapables de laisser passer ça. En même temps, on a d’autres obligations qui arrivent, donc on n’arrive pas à surpasser ces enjeux et on est encore dans l’impasse. 

NPS – Est-ce que vous constatez des ressemblances dans les types de demandes des locataires ?

Ce qui revient, c’est, d’une part, que la crise du logement fait en sorte que les logements partent vite. Par exemple, disons sur Kijiji, les logements vont rester affichés seulement une heure. En 2019, en début de journée le 1er juillet, on imprimait la liste des appartements disponibles sur Kijiji pour que les gens qui n’avaient pas Internet puissent passer puis essayer de faire des appels de recherche de logement à partir de nos locaux. On ne peut plus faire ça en 2022 parce que les annonces ne restent pas assez longtemps, donc ce qu’on voit c’est que les personnes qui sont prises avec une fracture numérique sont particulièrement défavorisées dans la recherche de logement. D’autre part, ce qu’on voit de plus en plus, ce n’est même pas que les gens se trouvent des appartements trop chers qu’ils n’arrivent pas à payer ou bien qu’ils doivent se contenter de plus petit, c’est qu’il n’y a littéralement plus rien !

Ce qui est vraiment triste, et qu’on voit particulièrement dans les dernières années, c’est le déracinement de ces personnes-là. Des gens qui ont toujours vécu dans Hochelaga, qui sont nés dans ce quartier, qui ont élevé leur famille ou travaillé dans Hochelaga toute leur vie, qui ne peuvent même plus rien se payer sur l’île de Montréal. Même à Longueuil c’est rendu super cher, donc ces gens-là sont déracinés de leurs lieux d’appartenance. Déracinés aussi de leur réseau de solidarité ; tous les voisins, les familles, les collègues qui peuvent nous aider et toutes les façons plus ou moins alternatives d’arriver à boucler les fins de mois ne sont plus possibles. Cette violence-là est terrible, ce déracinement-là est vraiment sous-estimé : c’est quelque chose de prédominant, puis c’est fulgurant, c’est vraiment fulgurant. 

NPS – Est-ce que ces constats ont influencé la direction de vos luttes et la mise en place d’actions collectives au sein de votre organisme ?

Pour le moment, ces enjeux n’ont pas nécessairement eu d’impacts sur notre direction ou dans nos luttes, mais je pense qu’on est quand même investis par ces questions. Quand on travaille au BAILS, on se sent extrêmement privilégiés que les gens nous fassent confiance pour nous partager leurs récits de vie. Pour nous, c’est vraiment important, que ce soit en représentation ou en concertation, de toujours porter leurs voix, c’est quelque chose qu’on prend extrêmement au sérieux. On veut s’assurer que ces personnes-là soient entendues. Personnellement, dans mon discours, le déracinement et la violence des trajectoires, c’est quelque chose que je mets de plus en plus de l’avant. Même si on parle de plus en plus de la crise du logement, on parle des chiffres, on parle des ménages, mais on ne parle pas, par exemple, de Jean-Marie qui a travaillé au dépanneur à vélo pendant 30 ans, qui a grandi ici, qui connaît un petit quadrilatère et qui se voit obligé de partir. On n’en parle pas de ça et pourtant c’est super souffrant, pas dans le sens de larmoyant auprès des médias, mais vraiment en termes de récits de vie. C’est une souffrance qui est tellement invisible, tout comme l’itinérance cachée, qui est quelque chose qu’on voit de plus en plus. Par exemple, des grands-mères qui habitent chez leur fille, mais que dans le fond elles ont enlevé une garde-robe pour faire une chambre. On ne les voit pas ces souffrances-là, mais elles existent parce que les gens vont faire ce qu’ils peuvent pour s’en sortir.

Ce qui nous a fait le plus revoir nos méthodes ou nos luttes, c’est le campement Notre-Dame[5]. Ça nous a, entre autres, amenés à nous requestionner sur la définition même d’un habitat. Quand on parle du logement, on pense à un appartement, mais qu’est-ce qu’un logement, qu’est-ce qu’habiter la Ville ? Cet événement nous a amenés à nous poser ces questions-là et à adapter nos pratiques.

NPS – En quoi le campement Notre-Dame a-t-il modifié vos actions ?

En fait, le campement, c’est quelque chose qui s’est fait en parallèle, parce que les organismes communautaires ne sont pas des espaces d’émergence pour ça. Au BAILS, on a essayé de se solidariser à travers toutes sortes de façons. On s’est posé beaucoup de questions quand c’est arrivé : par quel angle aborder ça ? Qu’est-ce qu’on pourrait apporter ? Est-ce qu’on peut aller les voir pour leur offrir un soutien sur l’inscription dans les logements d’urgence ? Mais quand la maison est en feu, ce n’est pas ton formulaire de HLM que ça intéresse, donc ça, c’est quelque chose qui a été quand même confrontant.

Ce n’est pas pour rien que nous n’avons pas été consultés et que nous avons été mis à part ; les gens veulent aussi être en complète autonomie en dehors des institutions et des organisations. Au campement, il y avait des personnes qui revendiquaient le droit d’être en tente parce que les alternatives qu’on a ne leur conviennent pas, mais il y en avait d’autres dont la présence au campement était plutôt un accident de parcours et qui auraient aimé aller plus loin. Ça a mené à des belles réflexions et grâce à la générosité des campeur.euse.s de parler avec nous, ça nous a permis de nous améliorer et d’affiner nos réflexions. On a vite constaté qu’il y avait déjà plein de services qui s’offraient ; parfois il y avait plus de tentes, de sacs de couchage ou de nourriture que des réels besoins. Donc la manière dont on a pu s’allier et soutenir leurs revendications, ça a plutôt été de réfléchir au fait qu’il y a aussi des problèmes dans les façons dont les refuges et les organismes qui se spécialisent en itinérance abordent le problème. Ça, c’est quelque chose que le comité BAILS peut être à l’aise de porter, et ainsi encourager un débat plus animé. On ne voulait surtout pas adopter une posture de sauveurs et on voulait quand même poursuivre notre mission, mais notre force a été de toujours rester ouverts et d’intégrer d’autres angles à nos analyses, puis de les porter.

NPS – De quelles ressources disposez-vous pour accompagner les personnes qui viennent chercher de l’aide ?

On dispose de très peu de moyens. Au niveau financier et administratif, on est principalement financés par le SACAIS[6] et par des communautés religieuses. Pendant l’été, on engage une personne dans le cadre du programme Emplois d’été Canada, dont la mission est d’écrire un paquet de lettres de demandes de subventions aux communautés religieuses et à des syndicats alliés, comme des syndicats étudiants ou des syndicats de professionnels. Au niveau plus terrain, vu qu’on est deux comités logements dans Hochelaga et qu’on habite, travaille et partage les mêmes locaux, ça permet, par exemple, à un locataire qui a un problème et qu’une des alternatives est le logement social, de littéralement juste marcher dix mètres pour venir nous consulter. C’est des alliances objectives qui sont vraiment intéressantes à exploiter. Une autre de nos ressources, c’est le fait qu’on a la chance d’être un organisme bien ancré dans le quartier. Ça fait plusieurs années qu’on est là, les gens nous connaissent et les gens nous reconnaissent. On est par notre histoire et nos historiques de luttes un pôle quand même fort de mobilisation, donc une de nos forces c’est vraiment d’avoir un réseau communautaire et associatif solide qu’on maintient et qu’on trouve précieux d’alimenter. 

NPS – À votre avis, quel est le rôle du gouvernement et des municipalités dans la gestion de la crise du logement ?

Il y a beaucoup à dire là-dessus, mais au niveau des municipalités, déjà pour ce qui est du campement Notre-Dame, on l’a échappé solide. La Ville a pris des choix stratégiques qui ont augmenté la fracture entre les instances politiques et les citoyens, ça c’est sûr et assuré. En agissant ainsi, la Ville est carrément passée à côté de son rôle de leadership. Au niveau de la gestion de la crise du logement, je pense qu’une des possibilités, c’est la réserve de terrain. La Ville peut acheter en priorité des terrains qui sont en vente et s’assurer de régler la note ou d’aller chercher du financement pour que les terrains soient décontaminés et ensuite les réserver pour la construction de logements sociaux.

D’un autre angle, comme la question du logement est large, il faut que les gouvernements travaillent sur les politiques sociales qui sont périphériques à la marginalité. Si tu travailles sur la marginalité, par exemple à soulager les gens et à ne pas les criminaliser, c’est sûr et assuré que s’ils sont moins marginalisés, ça va déjà être plus facile d’être stables dans leur habitat, peu importe la forme qu’il prend. Au niveau provincial, AccèsLogis[7] c’est la débâcle en ce moment, on parle de plus en plus d’AccèsLogis comme étant un programme du passé : il n’y a aucun financement qui se fait par rapport à ça. C’est la même chose au niveau fédéral, on assiste à un désengagement et les différents paliers gouvernementaux choisissent clairement la voie de la privatisation, d’ailleurs les PSL[8] sont de plus en plus mis de l’avant. Au niveau de la municipalité, il y a l’Office municipal d’habitation, qui offre un service d’aide et de référence en dernier recours, mais leur définition de dernier recours n’est pas représentative de la réalité. Même l’impensable, qui nous suscite l’effroi, n’est pas un dernier recours encore dans leur bureaucratie. Donc là aussi on l’échappe, on assiste à un constant aller-retour entre les instances, ce qui laisse les locataires sans réel soutien, c’est un manque flagrant de leadership qu’on ne peut pas excuser rendu là.

NPS – Comment le quartier Hochelaga-Maisonneuve s’est-il transformé dans les dernières années et quels effets cela a-t-il eus sur vos actions ?

Au BAILS, la question de la gentrification est vraiment centrale, ça fait longtemps qu’on en parle. On a des luttes qui remontent au début des années 2000, comme à la Place Simon Valois, où il était supposé avoir peut-être du logement social, mais où finalement on retrouve des petits commerçants, des saucissiers, des boulangeries, le restaurant Le Valois et des condos. À la suite de ce projet-là, plusieurs restaurants peu chers ont été remplacés par des commerces qui sont hors de prix. Ça, c’est d’une part quelque chose qui arrive, mais là on est ailleurs, il faut même qu’on repense à ce qu’on entend par gentrification. Un des trucs majeurs qu’on voit particulièrement maintenant, c’est la folie furieuse des compagnies à numéro. Il y a des intérêts étrangers ou pas qui reprennent, pas juste un logement, ce n’est plus juste de jeunes familles qui achètent un duplex et qu’après c’est rendu trop cher pour la classe moyenne d’investir, on parle de gens qui ont 100, 200, 300, 400, 500, 600 logements, mais à qui on ne peut pas adresser de doléances parce qu’ils sont dématérialisés. Nous-mêmes on le voit au Comité BAILS : on a été relocalisés dernièrement dans un immeuble commercial qui appartenait à un monsieur qu’on connaissait. Il avait un nom, il avait un visage, donc s’il y avait quoi que ce soit on pouvait l’appeler, puis lui poser nos questions. Maintenant, ça a été racheté par une compagnie à numéro.

L’action collective, ça part de l’indignation, plein d’indignation pour aller vers le « nous », pour ensuite s’adresser à un acteur, à une instance et viser la transformation, mais quand c’est une compagnie à numéro, à qui tu t’adresses et sur quelles bases ? Au nom de qui tu le fais ? Et même si ce n’est pas à nous à trouver la réponse en tant que travailleuses, on se demande comment on peut s’assurer que les gens aient des gains ? À mon sens, ça pose également la question du pourquoi se mobilise-t-on finalement ? Quelles rétributions ou quels gains dans nos conditions matérielles on peut avoir ? La réponse est de plus en plus complexe et de moins en moins simple. Les alternatives et les gains se réduisent de fois en fois et là on se trouve à être dans une espèce de souvenir des grandes réussites du passé, alors que les modèles d’action collective qu’on a, même le modèle communautaire, sont obsolètes par rapport à la violence qu’on voit. La violence est beaucoup plus forte, beaucoup plus rapide et multiple, et la combattre c’est un réel défi pour le milieu communautaire. Il va falloir qu’on se pose de sérieuses questions sur nos façons de faire et sur nos structures.

NPS – Pour s’attaquer à ces enjeux, quelles pistes de solutions devraient être mises de l’avant par le milieu communautaire selon vous ?

Celle que moi je martèle depuis des années et que j’espère voir un jour arriver, c’est qu’on se doit de se poser ces questions-là, on se doit d’avoir un de ces moments où on s’arrête et on remarque qu’on est dépassés. Parce que parfois, dans nos luttes, on est cristallisés dans d’anciens gains, dans d’anciennes réussites, puis on ritualise l’action collective. On va faire toujours les mêmes choses, à la même année, le même type de manifestation, le même jour et pendant ce temps-là, le monde nous échappe. Le monde brûle et on a de la difficulté à s’en sortir, parce qu’on mise sur des valeurs sûres et on a de la difficulté à sortir de ce carcan-là. Je n’ai pas de solutions, parce que le rapport de force est tellement démesuré qu’on est vraiment affaiblis, mais la première étape, selon moi, c’est qu’il y a urgence que les organismes communautaires aient ce réflexe-là et l’humilité de se poser ces questions-là. Comme quand on planifie une action collective de base, on doit nous aussi se demander si, dans nos luttes, on a le bon moyen et la bonne cible. Il faut aussi, quand on arrive au moment de l’évaluation de nos actions, avoir ces mêmes réflexes-là puis les appliquer à un niveau un peu plus macro. Il faut certainement se demander si on a tout ce qu’il faut et ce qu’on doit faire pour s’améliorer. À mon avis, simplement de vouloir s’ouvrir à ces questions-là, ce serait un bon début, mais on n’en est pas là encore malheureusement, peut-être de manière individuelle, mais il faudrait qu’on collectivise davantage ces espaces de discussion-là. 

NPS – D’un point de vue organisationnel, quels sont les principaux défis liés à la gestion collective de votre organisme et quelles sont les solutions que vous mettez en place pour y répondre ?

Un de nos défis en termes de pandémie, c’est qu’on a une base militante qui est très forte, ce qui en soit est un atout, mais dont la fracture numérique est vraiment aussi très forte. Donc ce sont des gens qui ont été exclus de plusieurs espaces de concertation, de décisions ou d’actions, parce que ce n’est pas possible pour eux de participer à des réunions Zoom. Dans notre organisme et avec nos membres, ce type d’alternative ne fonctionne pas, et ce, même après deux ans. Je pense qu’au BAILS, on est aussi une population qui est quand même assez vieillissante, on constate une fatigue chez nos militant.e.s qui rend la mobilisation plus difficile. Maintenant, il y a une nébuleuse de possibilités d’actions collectives et je crois qu’il faut juste avoir conscience que le communautaire, c’est rendu un acteur parmi tant d’autres et ce n’est plus nécessairement le pôle d’attraction principal. La pandémie, dans le fond, rend juste plus incontournable ce constat-là parce que les milieux ont été désertés, les membres qu’on avait, qu’on voyait graviter autour du BAILS et qui sont vraiment notre richesse, on ne les voit plus parce qu’on est fermés, c’est difficile, les gens ont peur, leur santé est fragile, puis s’ajoute à toutes ces composantes-là une démobilisation. Les gens sont fatigués, ils sont tannés de perdre : leurs corps vieillissent, leurs limitations changent, ils ne peuvent pas aller dans les nouvelles formes d’actions sur Internet, donc ça, c’est un de nos principaux défis au BAILS.

On n’a pas de solutions à long terme, mais on a quand même adapté notre façon de faire. Par exemple, au début de la pandémie, on a fait une courtepointe dans un parc où on faisait des stations dans lesquelles les gens pouvaient, avec un petit bout de tissu, écrire quelque chose par rapport au logement. À la fin, on a remis tous les bouts de tissus ensemble pour les afficher sur un terrain qu’on revendiquait pour du logement social. Dans une de nos prochaines actions, on reprend cette idée, mais on fait un petit service à domicile, avec un petit sac, de la peinture et des pinceaux. Les gens ont besoin de savoir qu’on les reconnaît, puis qu’ils sont encore légitimes dans leur indignation, même s’ils sont tous chez eux et que peu de gens les écoutent. On fait aussi beaucoup de marches exploratoires dans le quartier pour les faire sortir, et pour nous-mêmes sortir et aller à la rencontre des gens.

Sinon, au BAILS, un projet qui nous tient à coeur, c’est qu’on va faire une série de cafés-causeries dans plusieurs organismes du quartier. Nous, on est un comité logement, mais il y a aussi des personnes assistées sociales, des femmes, des jeunes et pour nous tout ça est intimement lié. À l’heure actuelle, je pense qu’on n’a plus le luxe de travailler en silo. Dans le fond, en créant ces ponts entre les organismes du quartier, on essaye de voir si au lieu de se mobiliser par thème ou par besoin, il serait pertinent d’avoir une lecture peut-être plus transversale des enjeux vécus par les gens du quartier. D’autant plus qu’on n’est plus beaucoup et qu’on n’a pas beaucoup de force. Il faudrait peut-être qu’on revoie la façon de travailler et une des solutions qu’on propose, c’est d’être en contact avec plusieurs organismes dans le quartier pour essayer de redéfinir le « nous », et de se demander qui, dans nos luttes, est le « nous ». Est-ce que ce sont les mal-logé.e.s ou est-ce que c’est le « nous » d’Hochelaga ? Si oui sur quelles bases ? Donc, c’est d’essayer de revoir de quelle manière on peut être uni.e.s à travers ces changements-là, parce que si les choses changent, on n’a pas le choix de changer nous aussi.