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Introduction

Cet article est issu d’une réflexion qui a évolué au fil des ans à la suite de la réalisation d’un certain nombre de recherches participatives. Il est alimenté tant par mon travail de terrain que par des lectures et des échanges avec différents acteurs qui expérimentent la recherche participative dans l’intervention sociale. Je propose de réfléchir à la question de la proximité dans de tels cadres, que je mettrai en relation avec trois autres attributs qui se sont révélés centraux dans mes travaux des dernières années. Ces attributs ne sont pas analysés ici comme des conditions à la réalisation de ce type de recherche, mais plus comme des dimensions intrinsèques, qui distinguent ces recherches de modèles plus classiques. On pense à :

  • Une prise en compte des émotions, qui renvoie aux affects et aux ressentis ; des états souvent présents et parfois exprimés tant par les sujets participants que par les chercheur.e.s ; des affects qui peuvent influencer la production des connaissances.

  • Une reconnaissance des différents acteurs présents dans la démarche, et plus essentiellement des premiers concernés, soit les personnes et communautés en quête d’une place dans la société.

  • Une posture de réciprocité, qui reflète une quête d’équité dans le processus même de recherche ; on parle ici de réciprocité entre acteurs qui partagent mutuellement expériences et expertises.

Cet article comprend trois parties : la première se veut une mise en contexte, plus particulièrement par rapport à ce qui s’écrit sur les attributs que je viens d’identifier ; la seconde présentera deux études terrain, qui sont revisitées à la lumière de ces quatre attributs ; la troisième partie donnera lieu à une réflexion synthèse qui découle de ces terrains[1].

Mise en contexte

La posture épistémologique de cet article est marquée par deux approches : la Recherche-action participative (RAP) et le Croisement des Savoirs (Longtin, 2010). Dans l’univers très vaste des recherches communautaires (Bekelynck, 2011), la recherche-action participative (RAP) représente l’une des grandes traditions. La RAP peut être conçue comme étant soit de nature plus collaborative, soit ayant des visées plus radicales (Bekelynck, 2011, p. 12). La perspective qui m’intéresse, et qui oriente mes travaux, relève de la seconde tradition, avec ses visées plus sociopolitiques et ses racines latino-américaines (Anadón et Savoie-Zajc, 2007, p. 14 et suiv.). Il y a alors clairement une filiation avec l’approche de la conscientisation de Paulo Freire, et les travaux du sociologue Fals Borda (Anadón et Savoie-Zajc, 2007, p. 19 et suiv). Cette forme de RAP « prend parti pour les personnes, groupes et communautés exclus des lieux de décision » (Morissette et al., 2014, p 15). Dans cette tradition ou courant, « les non-expertEs scientifiques sont considéréEs comme des chercheur.e.s à part entière, aptes à produire rigoureusement des connaissances “scientifiques”, afin d’agir, dans une perspective de droit et de justice sociale » (Gélineau et al., 2012, p. 37).

Pour sa part, l’approche du croisement des savoirs a été développée par le mouvement ATD Quart Monde, afin de combattre la pauvreté par « une dynamique permettant de créer les conditions pour que le savoir issu de l’expérience de vie des personnes qui connaissent la pauvreté puisse dialoguer avec les savoirs scientifiques et professionnels » (ATD Quart Monde, 2020). Le croisement des savoirs s’intéresse donc à l’expression des différents savoirs, et plus précisément aux savoirs souvent occultés des personnes en situation de pauvreté et d’exclusion. Comme le souligne Brun, « la mise en mots de l’expérience est en effet une dimension fondamentale » (2017, p. 47) du croisement des savoirs. Et cette mise en mots doit être relayée vers les décideurs, afin que la voix des plus pauvres soit entendue, et que cela génère une société plus juste pour tous.

Ces deux approches souscrivent donc à l’idée « qu’il existe d’autres savoirs, profanes certes, mais des savoirs tout de même », qui sont souvent peu documentés, voire difficiles à documenter, par des méthodes dites classiques (Paturel, 2014, p. 105). Tant au Québec qu’ailleurs dans le monde, l’intérêt pour ces savoirs occupe une place grandissante ; et cette quête s’inscrit à l’intérieur d’une mouvance qui prône une science plus ouverte, plus centrée sur les contextes locaux, dans une perspective qui prend en compte les enjeux sociohistoriques (Piron, Regulus et Dibounje Madiba, 2016).

Le 1er attribut, la proximité, participe de ce qui est poursuivi par cette mouvance : des sujets et des dispositifs de recherche qui s’intéressent aux communautés, à « leurs besoins et [à] leurs préoccupations et non [à] ceux des chercheurs ou des décideurs en santé publique » (Loignon etal., 2018, p. 7). La proximité porte d’abord sur ce que l’on cherche. Les intérêts des chercheur.e.s rejoignent-ils ceux des individus, groupes et communautés qui sont concernés par ces questions ? Lorsqu’on réfère à la recherche participative en général, les dernières décennies témoignent d’avancées sur le plan de la proximité des intérêts entre chercheur.e.s et personnes concernées (Bekelynck, 2011).

Cette posture de proximité face aux demandes des acteurs et populations concernés peut toutefois difficilement être réalisée sans ébranler la manière de faire de la recherche. Sur ce plan, l’appel de proposition de ce numéro sur la proximité fait état de recherches, entre autres qualitatives, qui sont de plus en plus sensibles aux formes de proximité qui se développent entre les chercheur.e.s et les sujets d’étude. Ici, clairement, l’on s’éloigne d’une lecture « coloniale et impériale » des objets d’étude (Parent etal., 2021, p. 4). La proximité, « soit s’exposer, toucher et se laisser toucher, s’oppose à une certaine idée de l’objectivité et de la prise de distance » (Moriceau, 2019, p. 89).

Cette proximité engendre une exigence : l’élaboration de nouveaux rapports entre les chercheur.e.s et les acteurs concernés dans la construction des dispositifs de recherche, dans leur réalisation et dans le transfert des résultats. La proximité se traduit donc aussi dans la manière d’être-ensemble, d’interagir, d’être en relation. J’y reviendrai plus loin en présentant le 4e attribut. Au final, comme le mentionnent Bellot et Rivard, c’est grâce à ce travail de proximité que l’on arrive à la « production d’une connaissance enracinée dans l’expérience subjective des acteurs » (2013, p. 107).

Découlant de ces changements épistémologiques, et de l’importance de la proximité en recherche, on ne sera guère surpris que le 2e attribut, présent dans les RAP, porte sur les émotions, les affects. Difficile dans une RAP, ou dans une approche de croisement des savoirs, de mettre de côté les affects qui émergent et influencent la démarche. La subjectivité est omniprésente. Or, trop souvent encore les dimensions émotionnelles sont traitées de façon instrumentale, et ne sont donc guère discutées dans les rapports de recherche (Wright et al., 2021). En fait, les émotions sont encore souvent exclues, ou non prises en compte, car elles ne sont guère objectivables. Sur ce plan, la réflexion de Fisher (2011), sur la prépondérance de la raison face aux émotions dans les dispositifs participatifs et délibératifs, rejoint précisément l’enjeu que cela soulève dans les recherches participatives. L’auteur suggère au contraire de les prendre en compte :

Il s’avère essentiel de prendre conscience des processus émotionnels en jeu. Sans cette sensibilisation, comme l’illustrent les innombrables tentatives ratées de tenir des débats, un élément fondamental du processus n’est pas considéré. Si elles ne sont pas prises de front, les tensions émotionnelles resteront généralement en état de latence et ressurgiront de façon problématique dans une étape ultérieure. Elles ne s’envoleront tout simplement pas

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Les émotions sont donc incontournables lorsqu’on travaille entre autres avec des pratiques de conscientisation en recherche-action participative, et dans des dispositifs de croisement des savoirs. Le travail de conscientisation génère parfois des affects forts, comme la rage, la colère, la souffrance : « The collective critical reflection process of PAR provided a space for expressing and releasing emotions and working through the pain and confusion of personal and shared experiences » (Cahill, 2007, p. 279). L’expression des émotions est souvent vue comme un passage obligé, qui peut contribuer à augmenter l’inclusion des participant.e.s en tant que co-chercheur.e.s, et la co-production de connaissances (Phillips etal., 2021). Comme souligné par Moriceau, ce sont les émotions qui, à la suite de leur émergence, « nous signalent que quelque chose se passe » (2019, p. 86).

Le 3e attribut touche à la nécessaire reconnaissance de ceux et celles qui sont concernés. Les personnes et les collectivités avec qui l’on cherche vivent des exclusions, des traumatismes et des souffrances ; et elles demandent non seulement de pouvoir s’exprimer, mais que leur expérience, leur histoire soient reconnues ainsi que les actions pour changer ces conditions. Dans leur étude sur les utilisateurs de sites d’échange de seringues, Bellot et Rivard (2013) en appellent à lier recherche participative et théorie de la reconnaissance, considérant que la construction et la réalisation de leur démarche de recherche n’auraient pu se faire sans la participation des premiers acteurs concernés.

Comme le soulignent ces auteurs, en référant aux travaux majeurs d’Alex Honneth, la reconnaissance touche à trois sphères : relationnel, social et juridique (Belleau et Rivard, 2013, p. 110) : et « c’est par l’amour, le droit et la solidarité que s’expriment les modalités de reconnaissance ». Chez Nancy Fraser (2011), la reconnaissance est une dimension fondamentale d’une théorie de la justice, au même titre que la redistribution (et, ultimement, la représentation). La reconnaissance passe par l’accès à un statut social, à un statut de personne. C’est aspirer à sortir du mépris. Dans la tradition de la RAP et du Croisement des savoirs qui balise cet article, les personnes concernées sont en quête d’une reconnaissance qui leur a été refusée. Une démarche de recherche-action participative, avec ses visées de justice et d’égalité, contribue alors à cette quête de reconnaissance.

D’ailleurs, la démarche de recherche en elle-même peut alimenter plus concrètement cette reconnaissance. Par exemple, par le biais des rôles et des tâches qui sont leur, la démarche peut générer une réelle fierté chez les chercheur.e.s non universitaires. On peut prendre l’exemple courant de la réalisation d’entretiens auprès de leur communauté (Bignante et al., 2016 ; Kennedy, 2018 ; Matheson et Weightman, 2021). Ce travail, à la fois personnel et collectif, a bien sûr ses exigences. Pour les chercheur.e.s « de la communauté », cela peut par exemple être confrontant, dans la mesure où ils ont parfois vécu des situations similaires à celles des personnes interviewées (Matheson et Weightman, 2021). Mais le processus, avec le soutien des chercheur.e.s et partenaires, permet de dépasser l’anxiété générée par la participation, et d’accéder à plus de confiance, par le biais de la reconnaissance de leur expérience et expertise (Kennedy, 2018).

Mais la reconnaissance des personnes et communautés participantes engendre-t-elle nécessairement une plus grande parité de participation ? Hénaff (2009), qui s’intéresse aux travaux de Mauss sur le don, fait remarquer que dans les sociétés étatiques modernes, la reconnaissance est garantie par la loi et les institutions. Mais ce n’est pas suffisant selon l’auteur, « parce que nous ne pouvons pas ignorer l’exigence fondamentale de réciprocité » (p. 885), qui sera notre 4e attribut. Il souligne que c’est « une chose en effet […] d’obtenir publiquement des droits et une autre de les traduire en forme de respect réciproque » (p. 886). Dans le même sens, pour Nancy Fraser, il est possible de reconnaître des droits, tout en bloquant/limitant la participation aux changements collectifs, qui ne sont donc pas réalisés « sur un pied d’égalité » (2011. p. 49). Pour elle, la reconnaissance n’est pas qu’une réalisation personnelle, mais bien une avancée collective, un principe de justice.

S’intéressant à la réciprocité dans un contexte d’économie sociale et solidaire, Servet (2007) avance que la réciprocité est « fondée sur des principes d’égalité, de complémentarité et d’interdépendance volontaire » (p. 265). Dans un processus participatif, la réciprocité s’impose donc comme une dimension incontournable. Elle prend appui sur la posture épistémologique avancée précédemment, dans la mesure où cette aspiration à une « réciprocité des relations récuse d’emblée toute prétention des chercheurs à une position de surplomb » (Vinatier et Morissette, 2015, p. 144).

En ce sens, Castonguay et ses collègues parlent d’une nécessaire quête d’équité dans le partage des pouvoirs, qui se traduit par la transparence dans les intentions et les attentes de chacun, ce qui aura un impact entre autres sur le « processus de définition des rôles des divers acteurs concernés » (2018, p. 84). Réunir dans une même structure de recherche différents types de partenaires passe par le « développement des confiances mutuelles (compréhension de la culture de l’autre, la capacité à un certain tâtonnement lors des réflexions préliminaires […], le développement d’un sens de la tolérance et un savoir-faire face à l’ambiguïté » (Renaud, 2020, p. 102).

Dès lors, y a-t-il des balises qui permettent de générer une véritable réciprocité ? En fait, selon Maiter etal., la réciprocité en recherche réside dans le fait de prendre continuellement en compte les besoins de la communauté, en amont de la recherche, durant sa mise en oeuvre, et dans sa volonté de soutenir ladite communauté (2008, p. 322).

Deux recherches comme exemples de terrain

Deux recherches, dont j’étais chercheur principal (ou co-chercheur principal), avec un terrain réalisé entre 2012 et 2017, serviront à étayer ma réflexion. Elles seront donc présentées en détail dans les pages qui suivent. Comme je l’ai défini plus haut, ces deux recherches s’inspirent de deux approches qui s’intéressent aux savoirs et à la participation des personnes et communautés exclues et marginalisées : la recherche-action participative et le croisement des savoirs.

Premier exemple : l’Université populaire Quart Monde (UPQM)

ATD Quart Monde est un mouvement international créé en 1957 et reconnu par l’UNESCO. Il vise à bâtir un monde sans misère, un monde où chacun a sa place. Établi dans de nombreux pays, le mouvement est au Canada depuis 1982, avec un local à Montréal. Pour la période 2019-2023, la grande orientation du Mouvement international est de « construire à partir des plus pauvres un monde juste et durable qui ne laisse personne de côté ». Et pour ce faire, il faut « rejoindre les plus isolés pour bâtir des relations de proximité [et] inviter de nouvelles personnes à s’engager contre la misère » (ATD Quart Monde, 2021).

L’Université populaire Quart Monde (UPQM) figure parmi les activités régulières du mouvement au Québec, comme ailleurs dans le monde. Quatre fois par année, l’on y aborde différents thèmes qui touchent la vie des personnes en situation de pauvreté (transport, itinérance, santé, etc.). Ces rencontres « permettent à des citoyens de tous milieux de se rassembler, de s’exprimer et de réfléchir ensemble pour apprendre à mieux combattre la pauvreté ». Plus précisément, l’on vise à ce qu’elles deviennent des lieux « de dialogue entre des personnes en situation de pauvreté et d’autres n’ayant pas cette expérience » ATD Quart Monde, 2019). Dans ce cadre, « les personnes en situation de pauvreté peuvent développer leurs capacités d’analyse et leurs connaissances, bâtir et transmettre leur savoir » (René et al., 2013, p. 7).

Chacune des « Universités » s’amorce par un envoi individuel aux membres du mouvement, avec le thème et les questions qui l’accompagnent. Dans les régions du Québec où il y a des comités locaux, les personnes en situation de pauvreté et celles n’ayant pas cette expérience se réunissent séparément pour une première discussion qui prépare la soirée de mise en commun. Une rencontre nationale se tient par la suite à Montréal, un vendredi soir. On y invite alors une ou des personnes qui ne sont pas en situation de pauvreté, mais qui ont des connaissances par rapport au thème de cette soirée d’université ; partageant leurs savoirs, elles viennent réfléchir et discuter avec les membres sur les savoirs qui doivent être pris en compte afin de créer une société plus juste. Tout ça se passe dans un local où s’entassent parfois quarante à cinquante personnes. Ce n’est pas anodin, car il est difficile de rester entièrement dans sa bulle lors de telles soirées. Tout en respectant le rythme de chaque personne, l’animation amène à échanger avec les voisins, à discuter en grand groupe, à écouter des témoignages, au gré de la rencontre.

En 2011, après cinq années d’existence de l’UPQM au Québec, les volontaires (animateurs) du mouvement sentaient le nécessité d’évaluer cette pratique, entre autres pour s’assurer que cette action permet bien de combattre la pauvreté. À cette fin, une demande a été déposée aux Services aux collectivités de l’UQAM-SAC, afin que l’organisme puisse bénéficier d’un accompagnement et de l’expertise d’un professeur-chercheur. L’équipe du mouvement désirait avoir des résultats à partager et à discuter avec les membres en mai 2012, date du 5e anniversaire de l’activité UPQM.

Conséquemment, le comité d’encadrement décida que le thème de l’évaluation de l’UPQM serait le sujet de discussion de l’université de mai 2012. Les membres d’ATD ont été invités à réfléchir ensemble à la question suivante : l’UPQM permet-elle de combattre la pauvreté ? La démarche d’évaluation a été calquée sur le processus habituel de l’UPQM : préparation individuelle des membres, rencontres des comités locaux et rencontre de mise en commun à Montréal. Le terrain de recherche s’est déroulé de mars 2012 à septembre 2013. Les rencontres furent enregistrées et traitées par le biais d’une analyse thématique.

Afin d’accompagner la démarche, un comité de recherche (CR) fut constitué en mars 2012. En plus de moi-même, il était composé de quatre membres d’ATD vivant en situation de pauvreté, d’un volontaire (animateur du mouvement au Québec), d’une personne alliée et d’une assistante de recherche. Le comité s’est réuni à une dizaine d’occasions en une année. Dans un premier temps, le comité a travaillé sur les questions d’évaluation à poser aux membres. Nous avons par la suite fait une tournée du Québec pour rencontrer les comités locaux (une dizaine). Des dyades d’animation mixte, soit une personne en situation de pauvreté avec un universitaire ou un volontaire-permanent d’ATD, ont réalisé cette tâche. Le CR a ensuite analysé, de manière préliminaire, les données issues de la tournée auprès des groupes locaux, en vue de préparer la rencontre nationale de mai 2012. Lors de cette journée, l’animation fut aussi confiée à des membres du comité. Une quarantaine de personnes ont assisté à cette rencontre d’une journée. À la suite de celle-ci, le CR s’est réuni pour traiter et analyser les matériaux recueillis, identifier les principaux constats, proposer des modalités de transmission des résultats et participer à certaines de ces transmissions.

En regard des objectifs de l’évaluation, les résultats montrent qu’il a été possible de faire émerger des questions cruciales pour le mouvement sur la place des personnes qui ne vivent pas la pauvreté, considérées comme les « alliés du mouvement » dans la lutte à la pauvreté, ainsi que sur l’importance d’avoir une plus grande présence sur la scène publique, une présence que l’on pourrait qualifier de plus politique (René et al., 2014), deux aspects centraux des résultats de l’évaluation.

Réflexion sur les attributs

Amorçons la réflexion sur les attributs qui, rappelons-le, sont au nombre de quatre : proximité, affects, reconnaissance et réciprocité. Comme identifié dans la première partie, dans une recherche participative le savoir du chercheur.e interagit avec les autres savoirs et expertises présents autour de la table. Ici, les personnes en situation de pauvreté rejointes par ATD font office d’expertes des situations de pauvreté. On peut considérer que la présence de plusieurs personnes en situation de pauvreté au sein du comité a facilité la tâche des chercheur.e.s universitaires, grâce à leur proximité relationnelle avec les autres membres, leur propre expérience intime de la pauvreté et leur expertise en regard du mouvement ATD (McCartan etal., 2012, p. 33).

Ce contexte de proximité a été propice à l’expression d’émotions, comme en témoignent de nombreux moments d’expression d’affects. L’un des temps forts propices à l’expression des affects fut l’une des rencontres du CR qui avait pour objet la lecture d’extraits de verbatims issus de la collecte de données, suivi d’un travail en commun d’interprétation de ces extraits. Dans cette séance collective, « l’analyse individuelle a été confrontée à celle des autres membres, ce qui a mené à des discussions sur le sens accordé aux données » (René, Boyer et Leblanc, 2013, p. 46). Chacun interprétait à sa manière ces extraits. Certains semblaient très collés à leur expérience, et parfois s’y projetaient avec divers ressentis, tels que la colère ; tandis que d’autres y allaient d’une analyse plus rationnelle, comme une mise à distance de la situation. L’on perçoit ici l’impact émotionnel chez les chercheur.e.s en situation de pauvreté membres d’ATD, qui ont vécu et qui vivent encore, une expérience similaire à celle des personnes interviewées durant la démarche (Bignante et al., 2016 ; Kennedy, 2018 ; Matheson et Weightman, 2021).

Pour ces chercheur.e.s, on peut alors parler de l’effet émancipateur de leur participation au comité de recherche. On a reconnu leur apport expérientiel, ce qui a généré chez eux de la confiance, voire un sentiment de reconnaissance (Bignante et al., 2016 ; Kennedy, 2018 ; Matheson et Weightman, 2021). Ce sentiment, il s’est par ailleurs manifesté dans la diffusion des résultats. Ce fut entre autres le cas lors de la soirée de rétroaction à l’UQAM, visant à partager les résultats de l’évaluation avec d’autres membres, amis et sympathisants du mouvement. Un moment symbolique fort pour les membres du comité de recherche en situation de pauvreté. Ils ont pu présenter à tous les résultats de l’étude, soit l’apport de l’UPQM à la lutte à la pauvreté. Ils l’ont fait dans une université, un lieu qui véhicule prioritairement un savoir expert, tel que souligné par de nombreuses personnes présentes.

Plus largement, en prenant appui sur le processus habituel de l’Université populaire pour déployer notre étude, en se moulant à cette pratique d’ATD, l’expertise du mouvement fut elle aussi reconnue. Les membres d’ATD actifs au sein du comité de recherche ont pu éclairer la démarche entre autres sur comment rejoindre les gens, sur quoi les interroger, de quelle manière structurer les échanges, etc. L’on peut parler d’une posture que nous pourrions qualifier d’émique, dans la mesure où le point de vue de l’intérieur, du mouvement, était continuellement représenté dans les différentes phases de l’étude. Cette reconnaissance de la manière de faire a définitivement facilité l’appropriation de la démarche par l’ensemble des membres, qui se sont sentis respectés et rejoints par une démarche qui avait comme atout de leur être « familière » (Makosky Daley etal., 2010, p. 700).

En ce sens, on peut parler aussi d’une avancée en termes de réciprocité : on n’a pas juste reconnu leur identité et leur apport à la lutte contre la pauvreté. On a évolué ensemble dans un processus de recherche qui aspirait à ce que chacun soit sur un pied d’égalité au fil des étapes pour arriver à mieux comprendre comment une activité comme l’Université populaire (UPQM) peut être une activité pertinente à la lutte à la pauvreté. Dans cette perspective, le.la chercheur.e universitaire a un rôle à jouer. Il.elle doit faciliter cette réciprocité aux différentes phases du processus. Dans une telle recherche, l’apport de chacun est nécessaire et complémentaire.

Deuxième exemple : l’initiative Rond-Point

C’est à l’automne 2013 qu’ouvre ses portes l’initiative Rond-Point, centre périnatal en toxicomanie (CPFT), sur le territoire de l’actuel Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux du Centre-Sud-de-l’île-de-Montréal. Le Centre est issu d’un partenariat entre différents organismes institutionnels et communautaires[2]. Au départ, le dispositif offre des services intégrés, spécialisés et multidisciplinaires aux femmes enceintes, aux enfants exposés in utero à l’alcool et aux drogues ainsi qu’à leurs parents. La notion d’intervention de proximité est centrale. En offrant des services sous un même toit, « on préviendrait le morcellement des services, favoriserait la création d’un lien de confiance avec les parents […], assurerait un soutien régulier et les supporterait dans leur rôle éducatif auprès des enfants » (Giguère etal., 2017, p. 4).

Ce dispositif visait à rapprocher les familles des différents besoins qu’elles auraient en termes de services et d’intervention. Les différentes organisations partenaires libèrent donc une intervenante pour un certain nombre d’heures par semaine. Au-delà des services, le protocole d’intervention envisageait à plus ou moins long terme l’implantation d’un comité d’usagers.

Intéressée par la question de la participation des parents, une équipe de chercheur.e.s et praticien.ne.s associés au Centre de recherche de Montréal sur les inégalités sociales, les discriminations et les pratiques alternatives de citoyenneté (CREMIS) fut sollicitée en regard de l’implantation d’un tel comité d’usagers. L’équipe était composée de trois chercheurs, dont l’auteur de cet article, de deux praticien.ne.s-chercheur.e.s et d’une agente de recherche. Nous avons d’abord identifié le type de démarche le plus approprié (Giguère etal., 2017) en ce qui avait trait à la participation des usagers au sein du dispositif naissant.

Après deux rencontres de réflexion avec l’équipe d’intervention, un constat est ressorti : compte tenu de leurs contextes de vie difficiles et de leurs conditions précaires, ce serait déjà un défi de taille d’amener les parents à participer à leurs suivis d’intervention et à profiter des services et activités offerts au centre. Les intervenantes de Rond-Point doutaient de l’engagement des parents dans une dimension davantage citoyenne, à l’image d’un comité d’usagers.

Il fut alors proposé par l’équipe de recherche d’accompagner Rond-Point dans une démarche moins formatée, qui visait à générer une plus grande participation des premiers concernés au développement de ce nouveau dispositif d’intervention. Un protocole de recherche-action participative (RAP) fut proposé avec deux objectifs principaux : « accompagner et documenter la mise en place d’un dispositif participatif pour les parents au sein du Rond-Point ; documenter les retombées de cette participation sur le parcours des parents et sur l’intervention planifiée au Rond-Point » (Morissette etal., 2014).

Le terrain de recherche s’est déroulé de novembre 2014 à janvier 2016. Inspirés de l’approche du croisement des savoirs, deux espaces de discussion ont été constitués afin de faciliter l’expression des points de vue : un Espace parent et un Espace intervenant. Un tel processus permet à chaque groupe d’acteurs d’avoir un lieu et des moments d’échange propres, qui facilitent la mise en confiance, tout en permettant la préparation des rencontres conjointes (Giguère etal., 2017).

Les membre de l’Espace parent se sont réunis à huit reprises, de novembre 2014 à mai 2015. Neuf parents fréquentant RP ont accepté au départ de prendre part à l’étude. Compte tenu du petit nombre de parents, il n’y a pas eu de sélection. Il y eut trois rencontres avec les membres de l’Espace intervenant, ouvert à toutes les intervenantes de Rond-Point impliquées dans le projet. Une large majorité a participé aux différentes rencontres. Deux rencontres conjointes, de mise en commun, ont officiellement eu lieu. Elles ont permis d’échanger et de partager des savoirs sur l’expérience vécue à RP, et sur les réalités de chaque groupe d’acteurs[3].

Nous avons enregistré et traité par le biais d’une analyse thématique le contenu de ces différentes rencontres (Giguère et al., 2017, p. 20-21). Celles de l’Espace parent, de l’Espace intervenant et les deux rencontres communes avec les deux espaces. Ces données furent complétées par des entretiens individuels avec cinq parents, ceux qui avaient été les plus assidus aux rencontres, et une rencontre de groupe avec les intervenantes. Nous avons traité ces données de manière similaire, par une analyse thématique.

En ce qui concerne le déroulement dans l’Espace parent, nous avons adopté un mode de fonctionnement où les parents étaient en mesure d’orienter le contenu des séances. Une dyade d’animation, composée d’une praticienne chercheuse et de l’agente de recherche, préparait les rencontres en fonction de l’évolution du groupe, des besoins, intérêts et demandes exprimées. Différents outils souvent utilisés en éducation populaire servirent à l’animation, et permirent d’aborder différents thèmes : leur compréhension de la participation citoyenne, leur expérience de la parentalité, leur vision de la ressource, etc. Du côté de l’Espace intervenant, les rencontres, que j’ai co-animées, ont entre autres permis d’échanger sur leur perception des parents, et sur les différentes formes de participation possibles à un dispositif comme celui de Rond-Point.

Parallèlement au travail réalisé dans les espaces respectifs, il y eut deux rencontres formelles réunissant parents et intervenantes, et une bonne partie de l’équipe de recherche. Réalisées à trois mois d’intervalles, à l’hiver et au printemps 2015, ces deux rencontres furent l’occasion de s’exprimer, discuter et débattre sur le présent et le futur de Rond-Point. La première rencontre a permis d’entendre les doléances des parents et de poser certaines questions à l’équipe d’intervention, notamment en regard des critères d’admissibilité au Rond-Point, de l’étiquette de toxicomane, etc. La seconde, quelques mois plus tard, permit de partager certaines contraintes organisationnelles, cliniques et structurelles, qui limitent le pouvoir d’agir des intervenantes, entre autres à répondre aux changements demandés par les parents. Néanmoins, connaissant mieux les obstacles et leviers des deux groupes d’acteurs (parents et intervenantes), les bases d’un plan d’action ont été élaborées.

Au final, par rapport à nos objectifs de recherche, le travail de croisement des savoirs a permis de modifier les rapports entre les groupes d’acteurs, sous au moins deux aspects. Premièrement, l’engagement des parents dans la recherche fut beaucoup plus important que celui envisagé au départ. Les parents participants se sont constitués en acteur collectif ; et les intervenantes ont constaté qu’il est possible de construire l’intervention avec les parents, mais que le processus demande du temps (Giguère et al., 2017, p. 33).

Deuxièmement, l’intervention planifiée a été remises en question durant la démarche. Toutefois, malgré une avancée au moment du terrain, en ce qui a trait à une possible coconstruction de l’intervention avec les parents et l’équipe de RP, les retombées témoignent de certaines limites. On peut parler ici d’enjeux internes de gestion (cliniques, organisationnels, etc.), qui ont mis un frein à ces avancées. Voyons voir de plus près.

Réflexion sur les attributs

La recherche réalisée au Rond-Point se distingue de celle réalisée avec ATD Quart Monde en ce qui a trait aux attributs propres à une recherche-action participative (RAP). C’est le dispositif de croisement des savoirs qui permet de générer des effets sur le plan des attributs propres à une RAP. C’est là que se vivent les échanges de proximité : entre les parents, entre la dyade d’animation et les parents, entre les chercheur.e.s et les intervenantes, et avec l’ensemble de ces acteurs. Comme le soulignent les intervenantes, « l’équipe de recherche et les parents influencent “en temps réel” les pratiques des intervenantes et leurs façons de faire, voire même le devenir de la ressource » (Giguère etal., 2017, p. 28). Nous avions une présence sur le terrain fort significative.

Dans ce contexte, les moments d’expression d’affects, d’émotions, d’états d’âme sont nombreux. Pensons, dans l’Espace parent, aux échanges sur les parcours de vie, l’expérience de consommation et le sentiment général de stigmatisation. Par exemple, certains ont dit ne pas hésiter à s’afficher comme toxicomanes ou « ex-héroïnomanes », alors que d’autres refusent que cette étiquette soit collée à celle de parent. Pensons également aux échanges sur les critères d’admission qui vont occuper le devant de la scène au moment de la première rencontre de mise en commun (croisement), et qui génèrent des émotions telles que la colère, des affects générés par un travail collectif visant à nommer et à expliquer qui l’on est, et ce qui nous dérange (Cahill, 2007a). Ainsi, en préparant la rencontre commune, les parents « réagissent vivement au libellé inscrit sur la carte promotionnelle de Rond-Point “Vous avez envie de consommer”. Ils expliquent que le mot “envie” a une connotation incitative » (Giguère et al., 2017, p. 26). Ce qui les amène, lors de cette rencontre, à suggérer d’utiliser à la place le terme « vulnérabilité à la consommation » (Giguère et al., 2017, p. 28).

L’implication des parents va générer des avancées sur le plan de la reconnaissance. Lors de la seconde rencontre commune, et de la rencontre bilan, les intervenantes nomment combien elles sont reconnaissantes envers les parents en ce qui a trait aux questionnements qu’ils posent sur Rond-Point. Dans la même veine, lors de cette rencontre commune et dans les entretiens individuels, des parents affirment qu’ils se sont sentis reconnus comme « citoyens », qui ont leur mot à dire sur le devenir de la ressource. Dans le rapport final, il est écrit que la démarche de recherche « a généré un sentiment d’accomplissement chez les parents, des effets que l’on peut qualifier de non négligeables considérant leurs conditions de vie difficiles et leurs expériences antécédentes de stigmatisation » (Giguère etal., 2017, p. 47).

En ce qui a trait à la réciprocité, l’avancée est moins évidente. Le protocole de recherche a permis aux parents, en ayant leur espace propre de discussion, de sentir qu’ils pouvaient parler d’eux et de Rond-Point, sans jugements. Il y a aussi des traces de réciprocité dans les rencontres de mise en commun, surtout la seconde. À cette occasion, on amorce même un début de plan d’action, auquel les parents aspirent participer. À ce moment, je l’ai souligné, les parents se voient et sont vus comme des usagers/citoyens, et non comme des clients/patients ; et il y a un lieu pour échanger et croiser sur la base de ce statut. Il y a comme un effet d’inclusion sociale dû à la démarche collective d’action, entre parents d’abord, puis avec l’équipe d’intervention (Matheson et Weighman, 2021, p. 69).

Toutefois, dans les mois qui suivent le retrait de l’équipe de recherche du terrain, le gain de réciprocité s’étiole, et ce, malgré certains moyens mis en place pour assurer une continuité. Dans le rapport final, publié en 2017, nous sommes amenés à écrire qu’au Rond-Point, les parents usagers ne sont pas perçus comme de réels partenaires (Giguère et al., 2017, p. 45). Ils sont mieux reconnus, voire entendus, mais leur participation est limitée. Ils n’ont pas de place dans les instances de décision. Ce constat fait état d’une recherche que je qualifierais de moins aboutie sur le plan de la participation que l’exemple précédent. Oui, nous avons pu générer une dynamique particulière, différente d’une perspective usager souvent très instrumentale. Mais nous n’avions pas avec nous un partenaire institutionnel assez proactif, disposé à prendre le relais. Le projet n’était pas vraiment porté de l’intérieur, et ce que nous avons pu voir au niveau des suites témoigne de ces limites.

RÉflexion synthÈse sur les attributs d’une RAP

À la lumière des exemples qui viennent d’être présentés, cette dernière partie sera l’occasion d’une réflexion plus globale sur la recherche participative en regard de certains attributs qui la traversent. Abordons d’abord la question de la proximité telle qu’elle s’est vécue durant les deux processus de recherche.

L’étude réalisée avec ATD Quart Monde m’a demandé d’être très présent sur le terrain, et de travailler étroitement avec les membres et les volontaires (permanent.e.s) du mouvement. La proximité était tangible : physique, relationnelle, intellectuelle. Dans un tel contexte, j’ai été amené à mobiliser des compétences acquises en tant qu’animateur et organisateur. On ne travaille pas à l’université. On se retrouve sur le terrain, dans un milieu associatif. Les tâches à accomplir étaient multiples, afin de bien préparer et de structurer une telle démarche. En ce qui a trait au Rond-Point, mon travail de chercheur a été de nature plus classique. Les deux membres de l’équipe de recherche, qui animait l’Espace parent, ont côtoyé les parents avec régularité. Au-delà des rencontres formelles, elles ont aussi croisé les parents à quelques reprises dans les locaux de Rond-Point, afin de prendre le pouls de ces derniers, de préparer une rencontre, etc.

À la proximité qui se développe sur le terrain de recherche, on peut jouxter une proximité, disons plus politique, voire épistémologique, en lien avec la manière de concevoir la production de la connaissance. En tant que chercheur, mais aussi comme citoyen, j’ai souligné au début de ce texte que j’adhère aux principes généraux de l’approche du croisement des savoirs et de la RAP plus sociopolitique. Je conçois donc que la connaissance se construit et se produit avec les personnes concernées. Cela rejoint l’idée de proximité des intérêts abordée plus haut. Un intérêt pour un type de recherche plus proche des milieux de pratiques, et plus engagé socialement.

En fait, pour moi, et je sais que c’est aussi le cas pour d’autres membres de l’équipe, ce projet est devenu un engagement « pour les parents » ; on a « pris parti pour eux », pour leur implication dans la ressource. On peut donc être proche, à proximité, de par notre posture. Une posture qui est devenue de plus en plus affirmée au fil des étapes de l’étude, à mesure que l’on voyait les parents s’exprimer et prendre leur place. Comme chercheur, mais aussi comme humain et citoyen, j’ai été touché par ces avancées (Moriceau, 2019). Dans les faits, très tôt sur le terrain, les parents concevaient que participer, ce n’est pas qu’un engagement personnel à cheminer par rapport à leurs enfants et à leur bien-être. Mais bien qu’il y ait eu une dimension sociale et politique à la participation.

Une telle affirmation collective a généré, j’en ai parlé, divers sentiments, voire des moments chargés d’émotions. Les affects, ils étaient là dans les rencontres, entre autres dans les moments conjoints avec l’équipe d’intervention. Sur le terrain, l’équipe d’intervention ne s’attendait pas à une telle prise de parole, qui a donné lieu à une prise de place. Le groupe de parents était « fort » et « confiant » du savoir qu’il avait développé ensemble ; en le partageant à l’équipe d’intervention, cela a généré chez les intervenantes un certain malaise. On était fières d’eux, mais peu habituées à une telle réaction d’affirmation.

La rencontre de l’autre s’inscrit pour chacun dans une histoire, un parcours, une expérience, des moments « sensibles » qui peuvent être très souffrants. Et travailler sur ces questions pour mieux comprendre et agir s’avère parfois très exigeant. Mais cela peut aussi permettre de structurer en mots et en idées, une expérience qui demeurait floue et intangible : que ce soit la douleur des parents face à leur exclusion ; ou le sentiment d’être pauvre dans une société de consommation.

Ce travail de l’acteur, il trouve écho dans la perception que l’on a d’eux dans une telle démarche. Au Rond-Point, il y a reconnaissance de l’engagement des parents. Ce mouvement en commun contribue au développement d’une plus grande confiance en soi, d’une meilleure estime de soi face aux autres participant.e.s et aux diverses personnes impliquées dans la recherche. Se sentir plus accepté pour ce que l’on est, permet à chacun de prendre sa place dans le processus, et trouve une résonance dans d’autres sphères de leur vie. On rejoint ici, tel que souligné dans la première partie, les modalités de la reconnaissance, le 3e attribut, en lien avec la lecture d’Honneth (amour, droit et solidarité).

C’était aussi ce qui se dégageait autour de la table au sein du comité de recherche d’ATD. Une sorte de fierté d’être allé jusqu’au bout, et d’avoir eu une place jusque dans la diffusion des résultats, et les retombées. Des avancées qui haussent la confiance, l’estime de soi, dans la mesure où il y a des apprentissages de nouveaux rôles et de nouvelles compétences (Bignante etal., 2016, p. 8).

Enfin, ultimement, c’est la capacité de générer une plus grande réciprocité, entre les acteurs concernés au sein de telles démarches, qui doit être posée. Cette réciprocité, le 4e attribut, flirte avec l’idée de proximité, dans la mesure où l’implication dans une recherche participative ne se vit pas dans la distance les uns par rapport aux autres. Aller vers l’autre est un incontournable ici, car l’on doit accomplir un travail en commun. La réciprocité espérée, elle est à la fois liée à la proximité physique, relationnelle, entre tous les participant.e.s.

Mais elle est surtout tributaire des rôles de chacun, donc des rapports de pouvoir entre les acteurs. Or, accéder à une plus grande réciprocité demande aussi de mieux connaître l’autre. Comme le souligne Brun (2017), dans de tels dispositifs, le savoir de chaque partie est souvent méconnu des autres acteurs en présence :

Les acteurs sociaux peuvent-ils, sans formation à la démarche scientifique, s’approprier des critères scientifiques et valider les résultats des chercheurs ? De même, les chercheurs sans connaissance du milieu des acteurs, s’approprier les finalités et les critères de validité de leurs partenaires ? Une co-validation suppose une connaissance par chacun, du milieu et des normes sociales de l’autre. Celle-ci est-elle un préalable à la recherche ou un accompagnement spécifique en cours de recherche ?

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Cela montre l’importance d’un travail d’apprivoisement mutuel, d’une solide préparation, d’un accompagnement constant. Il faut que chacun puisse mieux comprendre l’autre, son langage, autant discursif qu’émotionnel, tel que souligné plus haut (Renaud, 2020, p. 102). C’est ce travail que le mouvement ATD Quart Monde arrive à réaliser lorsqu’il amène des acteurs, positionnés différemment dans la société, à mieux connaître les réalités et les contraintes des personnes en situation de pauvreté. C’est aussi ce que l’on a cherché à faire au Rond-Point : que chacun prenne connaissance de la réalité de l’autre, en dépassant sa lecture initiale et les préjugés que l’on porte. Les parents de RP ne savaient pas les contraintes des intervenantes, et leur limite d’action, avant que l’on n’aborde cette question en rencontre commune. De leur côté, les intervenantes ne pensaient pas que les parents pouvaient agir, se mobiliser !

En regard de la réciprocité, une réflexion à caractère éthique, mais aussi épistémologique et politique, devient importante (Maiter etal., 2008). Car si chercher avec et chercher ensemble sont des réalités de plus en plus communes, ça n’élague pas les questions relatives au poids des savoirs qui sont autour de la table. Si les personnes concernées apportent des savoirs d’expérience, et si elles participent à la recherche, au final, quelle est leur place réelle face aux autres acteurs en présence, dans le dispositif et, plus largement, dans la société ?

On revient à la discussion initiale sur les savoirs en recherche, présentée dans la première section. La critique actuelle est importante par rapport au modèle plus classique de chercher. La science, et plus particulièrement les sciences sociales, est traversée par des interrogations majeures sur le plan de la production des connaissances, et sur la place laissée à d’autres formes et d’autres sources de savoirs (Piron, Regulus et Dibounje Madiba, 2016). Mais cette critique n’efface peut-être pas entièrement le poids historique que les rapports sociaux de domination confèrent aux savoirs experts occidentaux (Parent etal., 2021).

Il importe donc toujours de se demander quelle est la vraie valeur accordée aux savoirs d’expérience, et aux savoirs d’action, issus de démarches participatives, et ce même si ces démarches mettent en place un dispositif de participation (Castonguay etal., 2018) ? Répondent-elles vraiment aux besoins des premiers concernés (Loignon et al., 2018) ? Avec ATD Quart Monde, la structure démocratique du mouvement confère un poids certain aux savoirs produits. C’est un gros atout, car il y a eu un relais, une suite.

Au Rond-Point, il a fallu déhiérarchiser la primauté du savoir expert à l’origine de la RP, et que l’équipe d’intervention représentait. Mais ultimement, l’absence de relais enlève du poids à ce qui a été construit avec les parents, limitant l’impact d’un tel résultat au niveau de l’intervention et des services institutionnels (Maiter, 2008, p. 321). Éthiquement, dans une perspective de quête du bien commun, c’est même un peu désastreux, surtout lorsqu’on pense à tout ce travail pour générer de la reconnaissance et, en réciprocité, coconstruire l’intervention ensemble.

Au final, l’exemple de Rond-Point témoigne de la difficulté à intervenir, et chercher, en dehors des sentiers battus. On a beau mettre de l’avant des modèles plus interactifs et participatifs, les systèmes institutionnels demeurent souvent imperméables à ces nouvelles propositions. Reconnaissance il y a, du moins jusqu’à un certain point. Mais ça va se traduire par la mise en oeuvre d’un dispositif institutionnel, à des lustres d’une perspective réciproque. On reconnaît le droit au service, on institue une intervention de proximité, sans que le dispositif évolue vers une réelle parité de participation ! Est-ce toujours ainsi que les choses se passent dans un contexte institutionnel ?

Difficile de répondre par oui ou par non. Il ne faut pas perdre de vue que l’intervention développée au Rond-Point se déploie au moment où le réseau de la santé et des services sociaux québécois se centralise, ce qui, par nature, est à l’opposé des caractéristiques d’une approche de proximité. Dans un tel contexte, en tant que chercheur, on se sent un peu impuissant. C’est du moins mon ressenti. Et l’on passe à autre chose, avec le sentiment d’un travail pas complètement abouti.