Corps de l’article

La proximitÉ : une voie d’intervention alternative avec les jeunes hommes marginalisÉs

La création de liens d’appartenance et de liens de proximité est au coeur des principes officiels qui définissent l’action communautaire autonome au Québec (ACA) (Duval et coll., 2004). Plusieurs organismes, sous l’égide de l’ACA, sont des milieux de vie ouverts pour des personnes marginalisées qui partagent des réalités communes (ex. pauvreté, exclusion, décrochages). Dans ces milieux, on met de l’avant le caractère informel de la relation (Fournier et St-Cerny, 2009) et l’implication des membres dans la détermination des actions engagées (le « par et pour ») (Dufort et Le Bossé, 2001). Ces principes constituent des assises du modèle de l’accompagnement éducatif qui est notamment préconisé dans des organismes communautaires autonomes (OCA) de lutte au décrochage scolaire et d’éducation populaire (Desmarais et coll., 2012). Ces pratiques de proximité se fondent sur la reconnaissance de l’autonomie et des savoirs expérientiels des personnes (Lavoie et Panet-Raymond, 2020).

Le concept de proximité est souvent présenté et documenté comme une caractéristique positive et distinctive des pratiques d’éducation populaire et de milieux de vie. L’intervention de proximité permet de valoriser la participation des communautés locales (Parent et Tourillon-Gingras, 2019), de développer des liens interpersonnels favorisant l’atteinte d’objectifs d’intervention (Duval, René, Cloutier et Pontbriand, 2007) et de favoriser le dialogue avec les communautés plutôt que le contrôle (Haig, Côté et Rousseau, 2009).

Peu de recherches menées en milieu communautaire adoptent une perspective critique à propos du concept de proximité. Fontaine (2013) identifie les risques d’instrumentalisation de la relation de proximité dans un contexte de travail de rue. Haig, Côté et Rousseau (2009) présentent des enjeux éthiques de l’intervention de proximité avec des hommes gais et bisexuels. À l’occasion de ce numéro, je me joins à ces recherches critiques en interrogeant une pratique d’accompagnement éducatif menée en milieu communautaire avec des jeunes hommes marginalisés sur les thèmes de la paternité et de la masculinité.

La masculinité fait l’objet d’une plus grande attention socioculturelle depuis une décennie (Roy et Allen, 2021). Au Québec, ses dimensions toxiques et préjudiciables ont été démontrées, entre autres, par le mouvement #MoiAussi et les mobilisations contre les violences faites aux femmes durant la pandémie de la COVID-19. La démarche communautaire qui fait l’objet de cet article visait à contribuer, par l’accompagnement éducatif de jeunes hommes pères ou futurs pères marginalisés, aux actions pour transformer la masculinité hégémonique.

Impliquer des jeunes pères dans des démarches d’intervention qui portent sur des thématiques liées à la masculinité constitue un défi majeur (Molloy et Pierro, 2020). D’une part, les hommes ont moins recours aux services puisque la masculinité hégémonique induit l’autonomie comme une valeur phare de l’identité masculine (Tremblay et L’Heureux, 2010). D’autre part, les programmes sont élaborés à partir de la préconception selon laquelle les hommes souffrent de déficits d’habiletés parentales. Cette préconception a des effets stigmatisants pour eux (Lacharité, 2001).

L’accompagnement éducatif, tel que planifié par les organismes ayant participé à cette recherche, est une proposition alternative à l’approche déficitaire avec les jeunes hommes ainsi qu’une voie prometteuse pour transformer la masculinité hégémonique. Les stratégies de recrutement, les activités éducatives et la posture d’accompagnement visent à aplanir les rapports inégalitaires inhérents à la relation d’accompagnement, favorisant ainsi l’établissement d’un lien de confiance et l’engagement volontaire des jeunes hommes dans la relation (Fournier et St-Cerny, 2009). Cet article permet de discuter de la pratique élaborée à partir du point de vue des personnes participantes (trois jeunes hommes et deux intervenants hommes).

J’ai analysé cette pratique à titre de chercheur indépendant dans le cadre d’une recherche-action menée avec deux organismes communautaires du Québec[1] en 2016. Cette étude de cas a permis d’identifier trois enjeux éthiques et méthodologiques liés à l’accompagnement des jeunes hommes marginalisés : la séduction des participants, la juste distance dans l’accompagnement et les limites des activités informelles. La conclusion de cet article contient quelques pistes pour penser des pratiques d’accompagnement éducatif avec des jeunes hommes marginalisés.

RÉflÉchir À la masculinitÉ dominante avec des jeunes hommes marginalisÉs

Les OCA partenaires de cette recherche ont tous les deux une mission axée sur l’éducation populaire et les transformations sociales avec les jeunes marginalisés âgés entre 14 et 25 ans. Ils sont situés dans la grande région de Montréal. Un des organismes a un volet d’intervention spécifique avec les jeunes pères, articulé à des principes d’intervention féministe.

Les jeunes qui fréquentent ces organismes sont qualifiés de marginalisés par les intervenants. Ils ont subi, dans leurs histoires de vie, plusieurs formes de violences, d’exclusion sociale et de discrimination dont le racisme, l’exclusion scolaire et la pauvreté. À l’entrée dans l’âge adulte, ces hommes sont nouvellement pères ou s’identifient comme futurs pères et composent avec de nombreuses difficultés (précarité financière, consommation, décrochage scolaire). Les intervenants analysent que les jeunes adhèrent à une forme de masculinité dominante imbriquée à leur conception du rôle de père. Cette socialisation masculine a des conséquences négatives importantes dans leur vie personnelle, familiale et sociale.

Ces analyses ont amené les intervenants à élaborer l’objectif d’accompagnement suivant : soutenir les jeunes hommes dans leur passage à la paternité et dans une réflexion sur les formes de masculinité dominantes et stéréotypées. Pour ce faire, ils ont recruté des jeunes hommes et les ont invités à réfléchir avec eux à leur propre histoire familiale et aux pères qu’ils veulent devenir. L’objectif était de favoriser une construction masculine alternative chez les jeunes participants et de transformer la masculinité dominante. En cohérence avec leurs principes d’éducation populaire, les intervenants ont élaboré une démarche visant à ne pas reproduire les violences que ces jeunes ont vécues à l’école et au sein des services sociaux.

La pratique développée, et qui fera l’objet d’une discussion critique dans les prochaines sections, s’inspire de la démarche autobiographique. Le projet prévoyait cinq phases d’action avec les jeunes : 1. construire une dynamique de confiance au sein du groupe ; 2. produire les récits de vie de chaque jeune à l’oral ; 3. collectiviser et analyser les récits de vie ; 4. diffuser publiquement les récits de vie dans une perspective de transformation sociale ; 5. faire une synthèse des acquis à la fin de la démarche. Le groupe s’est réuni trois heures par semaine durant près de six mois.

RepÈres conceptuels : la masculinitÉ hÉgÉmonique et l’accompagnement Éducatif

Pour interpréter et discuter de cette étude de cas, j’ai choisi deux concepts cohérents avec la pratique élaborée par les organismes. Le concept de masculinité hégémonique permet de comprendre l’objet de l’intervention et le concept d’accompagnement éducatif permet de comprendre le processus.

Le concept de masculinité hégémonique traduit bien les observations des intervenants à l’égard des jeunes hommes de leurs communautés. Définie par Connell, la masculinité hégémonique est une « configuration des pratiques de genre visant à assurer la perpétuation du patriarcat et la domination des hommes sur les femmes » (1995, dans Schlagdenhauffen, 2016, p. 237). La socialisation de genre est le processus par lequel les hommes adoptent le rôle de l’oppresseur (Turcotte, 2010). Ce sont des rapports de pouvoir patriarcaux qui contraignent les hommes et les femmes à se conformer à leur socialisation respective. Les hommes ont intérêt à rester cohésifs afin de protéger leurs privilèges (Lahire, 2001).

La masculinité hégémonique illustre aussi les rapports sociohistoriques de pouvoir entre les différentes formes de masculinité (Connell et Masserschmidt, 1995). Il existe de nombreuses formes de masculinité mais la masculinité hégémonique les subordonne (les hommes gais) ou les marginalise (les hommes en situation de pauvreté) (Connell et Masserschmidt, 1995). La conformité à la masculinité hégémonique a aussi des conséquences négatives sur la santé mentale et physique des hommes (APA, 2018). Or, de nombreux jeunes en milieux défavorisés, bien qu’opprimés par la figure de la masculinité hégémonique, cherchent à la pratiquer, étant donné le pouvoir et les privilèges qu’elle procure (Schmitz, 2016).

Les pratiques de masculinité sont construites socio-biographiquement et se reproduisent de façon intergénérationnelle (Roy et Allen, 2021). Les rôles et comportements se construisent dans différents espaces sociaux dont la famille. Les jeunes garçons y apprennent très tôt comment pratiquer la masculinité hégémonique en s’opposant aux caractéristiques dites féminines (créativité, sensibilité, faiblesse, etc.) (Roy et Allen, 2021). Les pères jouent, parmi d’autres membres de la famille, un rôle important dans cette socialisation. La masculinité hégémonique induit des pratiques de paternité spécifiques comme protéger et pourvoir, discipliner, éviter les tâches associées aux soins des enfants (Schmitz, 2016).

Dans le but de prévenir la reproduction de la masculinité hégémonique à l’échelle de leur famille, les intervenants de la pratique à l’étude ont invité les jeunes à réfléchir à leurs propres histoires familiales et à leurs propres pratiques de paternité. Ainsi, dans le cadre de la démarche à l’étude, l’accompagnement vise à favoriser des prises de consciences individuelles chez les participants et des transformations sociales. Pour comprendre les retombées du projet et discuter de ses aspects méthodologiques, en concertation avec les organismes partenaires, j’ai choisi le concept d’accompagnement éducatif. Celui-ci a été développé lors des recherche-actions menées en milieux communautaires par Desmarais et coll. (2012).

On peut schématiser l’accompagnement éducatif sur deux axes : l’axe relationnel et l’axe des contenus de formation (Desmarais et coll., 2012). L’axe relationnel est composé de trois éléments principaux : le désir d’accompagnement (de Villers, 1999), la confiance (Renault, 2005 ; Villemagne, 2011) et la juste distance (Desmarais, 2012). Le désir d’accompagnement est une condition essentielle au déploiement et au maintien de la relation d’accompagnement. Le concept de désir interpelle en particulier le défi de recruter des jeunes hommes désireux d’aborder les thèmes de ce projet. La confiance est une condition préalable à la progression de la relation d’accompagnement (Villemagne, 2011). La confiance mutuelle est source de réciprocité, d’alliance où accompagnateurs et accompagnés se donnent de la légitimité et de la reconnaissance. Selon Turcotte (2010), cette alliance ne peut s’établir si les hommes ressentent qu’ils sont des problèmes et non des personnes. La juste distance à mettre en place dans la relation qui unit les personnes accompagnatrices et les personnes accompagnées est un élément qui fait l’objet d’un discernement éthique continu durant un processus d’accompagnement (Desmarais et coll., 2012). Pour Poirier (2018), la distance ne devrait pas pour autant écarter les émotions ; le côte-à-côte ne pouvant se pratiquer sans émotions. Pour plusieurs auteurs, la distance doit marquer l’asymétrie des positions. Elle permet d’éviter les confusions de rôles et le mirage d’une relation égalitaire (Renault, 2005).

L’axe des contenus de formation croise celui de la relation et c’est à ce carrefour que les personnes en situation d’accompagnement éducatif se développent. Selon Charlot, ces contenus ont des formes différentes : des objets virtuels (des savoirs) qui prennent forme à travers le langage, la maîtrise d’une activité et la régulation des relations interpersonnelles (Charlot, 2002). Ces apprentissages ont des effets transformateurs sur le sujet, alors que celui-ci actualise ses relations à lui-même et aux autres au rythme où des savoirs nouveaux se conjuguent aux savoirs acquis.

Ces repères théoriques m’ont permis d’interpréter le point de vue des participants à propos de l’expérience de la démarche d’accompagnement, puis de mener une discussion critique sur les dimensions éthiques et les limites de ses retombées éducatives.

Comprendre les pratiques avec une mÉthodologie qualitative

L’objectif de la recherche-action menée avec les organismes partenaires était de répondre à une demande de connaissances. Financée par les organismes partenaires, la demande était la suivante « obtenir un regard critique et extérieur sur l’expérience pratique menée avec les jeunes ». Ce travail a été effectué en relation directe avec les personnes impliquées dans la pratique, tout en protégeant mon regard naïf d’étranger (Pirès, 1997) ; un regard qui permet de questionner les pratiques de manière critique. Dans l’esprit de la recherche-action, les objectifs, la question de recherche et les choix méthodologiques ont été élaborés conjointement (Rhéaume, 1982). Durant la phase de restitution de la recherche-action, les interprétations ont été discutées avec les partenaires dans une perspective dialogique de coconstruction des connaissances et de développement de pratique.

Cette recherche qualitative vise donc à comprendre le point de vue des personnes en interprétant leurs récits et leurs actions. J’ai adopté le postulat selon lequel le récit est indispensable pour comprendre les personnes autrices des actions (Ricoeur, 1990). En complément, j’ai aussi adopté une posture d’observation, et ce, afin d’interpréter l’action au moment où elle se déroule (Chapoulie, 2000).

Pour comprendre le processus de la démarche d’accompagnement, j’ai recueilli un matériau qualitatif dans le cadre de groupes de discussion et d’activités d’observation participante. J’ai animé deux groupes de discussion (avec les intervenants responsables du groupe et avec les jeunes participants). Les questions visaient à recueillir le point de vue des intervenants et des jeunes sur l’expérience de la démarche d’intervention : l’analyse de la problématique et du besoin, le processus et les retombées. J’ai aussi mené quatre activités d’observation participante lors des activités d’intervention prévues durant les phases de travail et de fin (bilan et suites). La grille d’observation participante visait à recueillir une description dense (Geertz, dans Cefaï, 2003) des interactions, des activités et des contenus de formation qui étaient partagés lors des rencontres. L’analyse thématique a été effectuée de manière abductive (Cicourel, 1979, dans Cefaï, 2003) ; c’est-à-dire que j’ai interprété inductivement les données en m’appuyant sur un corpus théorique pré-existant. Les données ont été thématisées inductivement puis regroupées dans les catégories conceptuelles fournies par le concept d’accompagnement éducatif : axe relationnel et axe des contenus de formation.

Il est important de mentionner que cette recherche, réalisée en milieu de pratique, n’a pas reçu l’approbation d’un comité d’éthique. Néanmoins, les deux intervenants et les trois jeunes participants ont lu et signé un formulaire de consentement. Les participants n’ont pas reçu de compensation pour leur participation.

Le point de vue des jeunes hommes et des intervenants sur le processus d’accompagnement

Les propos des intervenants et des jeunes adultes permettent de comprendre, de leur point de vue, le processus de la démarche d’accompagnement éducatif expérimentée durant les phases de recrutement et de travail.

Phase de recrutement : une approche de séduction

Le recrutement des jeunes hommes dans des projets communautaires étant un défi important de la pratique, les intervenants ont expérimenté une nouvelle approche. Ils ont évité d’utiliser le terme conventionnel de « recrutement » lors de la phase pré-groupe. Ils disent avoir préconisé une approche dite de « séduction ».

Selon un intervenant, l’attitude adoptée pour recruter des participants induit un rapport inégalitaire entre les jeunes et les intervenants. Ces propos font écho à ceux tenus par un des jeunes participants : « moi je ne veux pas faire partie d’un organisme communautaire. Je m’en méfie. Ne vous mêlez pas de ma vie ! » À l’opposé, une approche de séduction consiste, selon un intervenant, à faire adhérer les jeunes de manière informelle à un projet formel. Pour séduire les jeunes hommes, les intervenants ont présenté la démarche comme un espace informel, un « brotherhood », un climat de groupe qui a plu aux jeunes hommes recrutés : « écoute, on va se réunir entre gars pour voir de quoi on peut jaser ».

Puis, les objectifs ont été présentés de façon floue. Selon les intervenants, plusieurs composantes du projet formel auraient effrayé les jeunes si elles leur avaient été présentées intégralement. « On était flou dans le sens qu’on était en mode séduction. » Afin de séduire les jeunes, les intervenants ont évité d’utiliser le concept de « démarche autobiographique » (préférant le terme de témoignage). Les objectifs étaient formulés autour de la vague idée de « réfléchir à c’est quoi être un homme aujourd’hui ». Les intervenants font le constat que les jeunes qui ont été séduits se sont engagés de manière assidue.

Phase de travail : relation et contenus de formation

Les participants (jeunes hommes et intervenants) ont abordé deux thèmes majeurs de la phase de travail du groupe : la relation d’accompagnement et les contenus de formation.

L’axe relationnel : la figure de l’intervenant-participant

L’interprétation des données permet de définir la figure d’accompagnement expérimentée dans le cadre de cette démarche : l’intervenant-participant. Les intervenants et les jeunes abordent deux thèmes en lien avec cette figure : les rapports égalitaires et les tensions inhérentes à cette posture d’accompagnement.

Pour les intervenants, le principe d’égalité signifie d’une part qu’il ne doit pas y avoir de contrôle des présences ou de suivi rigoureux quant à l’assiduité. « C’est volontaire, si t’aimes ça, tu viens. Si t’aimes pas ça, tu ne viens pas. » Les intervenants ont décidé d’adopter une approche « non confrontante », c’est-à-dire de ne pas censurer les jeunes lorsqu’ils tenaient des propos vulgaires ou sexistes. Les jeunes pouvaient être eux-mêmes. Ce faisant, « c’était vulgaire, c’était dur… même violent ». Les intervenants voulaient d’abord et avant tout que les jeunes se sentent en confiance ; qu’ils puissent se présenter dans le groupe en toute intégrité, sans subir de jugements en fonction des attentes des intervenants à leur égard.

Les jeunes hommes ont apprécié la relation qu’ils ont qualifiée d’égalitaire avec les intervenants. Par exemple, celle-ci se distingue des relations avec les psychologues qu’ils ont été forcés de consulter lorsqu’ils étaient plus jeunes. « Je n’avais pas envie de voir les psys. Ce n’est pas moi qui allais les voir. C’est eux qui venaient me voir. » Dans le cadre de la démarche, les jeunes hommes apprécient d’avoir parlé de leur intimité volontairement et librement, dans un groupe non jugeant où les intervenants n’étaient pas « chiants ».

D’importants débats ont eu lieu entre intervenants pour négocier et définir une figure d’accompagnement cohérente avec le principe d’égalité : celle du participant. Cette figure prend la forme du grand frère et de l’ami. La prémisse de cette figure est que le statut d’un intervenant dans le groupe n’est pas différent de celui d’un jeune. « C’est que… dès le départ, on dit “nous on est égaux comme hommes”. » Le but du groupe est de réfléchir et de construire ensemble. Cela amène l’intervenant, lui aussi, à être en posture d’apprentissage et, dans cette logique, à occuper le même statut de participant que les jeunes. En cohérence avec la figure du participant, les intervenants se sont engagés à participer au groupe en produisant et analysant eux aussi leur histoire de vie. « Des fois nous aussi on va mettre nos tripes sur la table. » Les intervenants voulaient encourager le partage d’intimité et, ce faisant, proposer des pratiques de masculinité alternatives.

Par ailleurs, la figure du participant coexiste en tension avec celle de l’intervenant. Ceux-ci disent, au besoin, faire ponctuellement usage de leur autorité. Un des intervenants dit avoir eu du mal à placer la « barrière éthique » dans le cadre de cette relation, ne se sentant pas « à l’aise avec ce niveau de familiarité ». Toutefois, il reconnaît que cette familiarité permet d’avoir accès au vécu des jeunes hommes. Cet intervenant a ressenti que la figure du grand frère annulait ou du moins se substituait à celle du formateur et de l’accompagnateur qui, selon lui, nécessite une plus grande distance entre les sujets impliqués dans le processus d’accompagnement.

L’axe des contenus de formation : la prise de parole au coeur de l’accompagnement

Deux thématiques ressortent des récits des intervenants et des jeunes à propos du volet formatif de l’accompagnement : les activités et les nouveaux savoirs. Les activités sont pensées pour favoriser la prise de parole des jeunes hommes marginalisés.

La réflexion et la discussion de groupe sont les principales activités de formation préconisées dans le cadre de cette démarche. Les intervenants identifient que ces activités permettent aux jeunes hommes de développer de nouvelles capacités d’introspection. Des activités d’accompagnement (jeux, récits de vie, création d’une pièce de théâtre, etc.) étaient prévues lors de différentes phases du projet. Dans l’esprit des intervenants, celles-ci ne peuvent être imposées avec rigidité dans une démarche d’accompagnement où la relation est égalitaire. Les activités d’accompagnement sont perçues comme un outil de pouvoir. Les intervenants cherchent donc à partager ce pouvoir en planifiant une programmation souple. Les jeunes peuvent proposer eux aussi des activités ou des échanges intéressants selon eux. Par exemple, des activités planifiées par les intervenants sont annulées lorsque des jeunes entament des discussions engageantes. La stratégie des intervenants était de se préparer sur le thème général, mais de laisser le groupe mener dans le choix des « thèmes précis ». Par contre, les intervenants détenaient ultimement davantage de pouvoir sur le processus d’accompagnement : « Des fois on les ramène dans le cadre du projet, dans l’objectif. C’est des contraintes. »

Le caractère informel du travail d’accompagnement est récurrent dans les propos des intervenants. « L’informel », disent-ils, est une activité d’accompagnement qui favorise le déliement de la parole des jeunes hommes. Les intervenants observent que leur besoin d’expression est intense et facilité par l’informel. Ils investissent ce temps avec énergie aussitôt que le groupe se rassemble. Lors de ces activités informelles, les intervenants sont à l’écoute de ce dont les jeunes parlent spontanément. Puis, ils récupèrent le contenu de ces discussions lors des ateliers de discussion. Un jeune exprime que ce sont les invitations des intervenants à établir une relation informelle qui l’ont convaincu d’adhérer à l’organisme communautaire. « Je n’ai toujours pas l’impression d’être dans un organisme », dit-il.

Au terme de la démarche d’accompagnement, les jeunes hommes disent avoir acquis de nouveaux savoirs. Un participant a appris qu’un père est une personne qui prend ses responsabilités : « être là pour ton enfant, être présent. Pas tout le temps travailler. » Un autre a appris qu’un homme doit « faire ce qu’il a à faire » pour éviter de se retrouver en prison. Les discussions ont amené un des jeunes à réfléchir à sa consommation de drogues. « J’arrêterais ma consommation si j’avais un enfant. Il ne me verra pas gelé. » En s’appuyant sur sa propre expérience, ce jeune pense pouvoir bien expliquer à son futur enfant les conséquences de la consommation. Un autre pense interdire la consommation à ses enfants parce que la drogue l’a « fucké ». Un autre jeune a appris à être plus patient et pense que cela se traduirait par plus d’écoute. « Maintenant, j’écoute. » Un des jeunes comprend maintenant la somme d’énergie nécessaire à l’éducation des enfants. Il espère avoir des enfants vers 23 ans. « J’ai peur de ne plus avoir assez d’énergie à 35 ans. »

Enjeux de proximitÉ dans l’accompagnement Éducatif

Trois enjeux liés à la proximité de la relation d’accompagnement émergent des thèmes présentés ci-haut et seront discutés dans cette section. Les deux premiers enjeux sont liés à l’axe relationnel et le dernier à l’axe des contenus de formation.

La séduction : un pouvoir clandestin

L’approche de séduction expérimentée par les intervenants visait à obtenir de meilleurs résultats de recrutement et à établir des rapports plus égalitaires avec les jeunes hommes. J’interprète a contrario que la séduction est un pouvoir clandestin qui reproduit des rapports inégalitaires dans l’accompagnement. La séduction est une tromperie, un leurre de connivence (Bourgeault, 2018) et elle contrevient au principe éthique de consentement éclairé (Leclerc, 2015). J’interprète aussi que la séduction telle que pratiquée est un mécanisme de reproduction de la masculinité hégémonique.

Selon Desmarais (2012), la perspective de la relation d’accompagnement est de tendre vers l’égalité en favorisant l’accès à des ressources éducatives. Dans un contexte d’éducation populaire, ces ressources visent le développement du pouvoir d’agir, c’est-à-dire la capacité d’influencer sa réalité selon ses propres aspirations (Le Bossé, 2003). En développant une connivence réelle avec un accompagnateur, les personnes accèdent à une « parenté de désir » (Bourgeault, 2018) en toute autonomie.

À l’inverse, dans une approche de séduction planifiée, la connivence est mise en scène pour détourner les personnes accompagnées vers un programme (Bourgeault, 2018). Du latin « seducere », séduire signifie « conduire à soi », « attirer irrésistiblement, charmer par un pouvoir plus ou moins indéfinissable » (Larousse en ligne, 2021). Éthicien de l’éducation, Bourgeault (2018) défend que la séduction planifiée consiste à chercher la faille chez l’autre qui permet de l’attirer vers soi. Ces définitions sont cohérentes avec certaines des actions posées dans le cadre de cette expérimentation.

Dans le cadre de cette pratique, la séduction consiste à faire usage d’un charisme personnel pour favoriser un engagement volontaire dans la relation d’accompagnement. À l’opposé, le recrutement consisterait à faire usage d’un pouvoir professionnel et expert : utiliser des concepts sophistiqués, présenter un processus et des objectifs de changements psychosociaux en lien avec des besoins. Les intervenants conçoivent la séduction comme une méthode plus égalitaire, informelle et familière pour favoriser l’engagement des jeunes hommes. Cette approche permettrait de ne pas reproduire les violences qu’ils ont vécues en relation avec les professionnels des services sociaux[2].

Toutefois, dissimuler l’intention éducative, les activités et les rapports objectivement inégalitaires de l’accompagnement ne les évacue pas pour autant. Cette cachette permet aux intervenants d’exercer un pouvoir clandestin sur l’accompagnement, un pouvoir dont les jeunes n’ont pas conscience. Il semble que les intervenants décident, consciemment ou non, de donner l’illusion aux jeunes qu’ils ne sont pas objets d’accompagnement éducatif. Un jeune l’exprime ainsi : « Je n’ai toujours pas l’impression d’être dans un organisme. » Cet énoncé est paradoxal, dans la mesure où les jeunes sont bel et bien engagés dans une démarche d’accompagnement qui découle de la mission et des activités financées d’un organisme communautaire. Certes, les jeunes hommes expriment qu’ils ne veulent pas faire l’objet d’une intervention non désirée. Ils veulent être sujets de relations signifiantes. Pourquoi, du point de vue des intervenants, une telle relation est-elle impossible dans un cadre d’accompagnement où les statuts et objectifs sont clairement définis ? La séduction consiste à se positionner devant les jeunes hommes en leur donnant l’illusion d’être à côté, voire derrière eux.

Le consentement éclairé signifie que « les membres éventuels d’un groupe ont reçu toute l’information leur permettant de prendre la décision d’y participer » (Leclerc, 2015, p. 391). Cette information devrait donner des précisions sur un ensemble d’éléments dont les activités ou les modalités de travail, les avantages, les inconvénients et les risques de l’intervention (Leclerc, 2015, p. 391). L’analyse des propos des intervenants révèle deux failles à cet égard.

Premièrement, en amont de la phase d’action, les intervenants ont bel et bien défini un objet d’intervention formel : les jeunes hommes ont été socialisés par le modèle de masculinité hégémonique et ont besoin de réfléchir à la paternité. Pour éviter de faire violence aux jeunes, disent-ils, les intervenants ont choisi de cacher ces désirs-objets d’accompagnement aux jeunes. Ils ont plutôt présenté des objets « flous » et charmants : « on va jaser entre hommes », « on va transformer la masculinité ». Dès lors, les participants ne connaissaient pas pleinement les intentions de formation de leurs accompagnateurs. Deuxièmement, les participants ne connaissaient pas non plus l’ampleur des implications émotionnelles de l’approche autobiographique. Cette activité engageante requiert un authentique désir personnel de travail sur soi (Lainé, 2002). Ne pourrait-on pas aller beaucoup plus loin si les jeunes s’engageaient dans un projet dont ils connaissent toutes les implications ? La séduction est une barrière à la discussion authentique avec les jeunes. Il semble que les intervenants soient pris, comme les jeunes, dans l’engrenage de la masculinité hégémonique. Se sentent-ils forcés d’adopter des stratégies détournées pour aborder ces enjeux intimes ? La puissance de l’hégémonie se révèle ici. Elle se reproduit même dans les actions qui visent sa transformation.

La juste distance dans l’accompagnement

Dans le cadre de l’expérimentation de la démarche autobiographique en petit groupe, les intervenants ont incarné la figure de l’intervenant-participant. Cette posture contrevient aux principes formulés par la charte de l’Association internationale des histoires de vie en formation et de recherche biographique en éducation (ASIHVIF).

Dans la pratique des histoires de vie en formation, le sujet s’émancipe en prenant une distance réflexive avec son vécu (Abels-Eber, 2002). Niewiadomski et de Villers (2002) défendent que le rôle de l’accompagnateur d’une démarche autobiographique est de soutenir ce travail de narration et de production de sens des narrateurs. Pour Pineault et Legrand (2013), les deux interlocuteurs co-investissent volontairement le récit du narrateur dans le but de le comprendre dans une perspective dialogique. La charte de l’ASIHVIF formule un principe fort : la distinction des rôles dans l’accompagnement. Les accompagnateurs ne peuvent soutenir pleinement les narrateurs s’ils sont engagés eux aussi dans la production de leur propre récit. Cette charte exige donc des accompagnateurs d’avoir fait une démarche autobiographique préalable.

Dans le cadre de la pratique en question, les intervenants ont plutôt choisi de produire et de narrer leur histoire de vie en compagnie des jeunes. Cette décision vise à brouiller consciemment les rôles d’accompagnateur et de participant, et ce, disent-ils, afin d’occuper une position plus égalitaire avec les jeunes hommes. En se confiant sur des éléments intimes de leur vie, les intervenants cherchent aussi à insuffler aux jeunes le désir d’expérimenter une nouvelle activité : parler de leur intimité avec d’autres hommes. À cet égard, les jeunes expriment que l’étape la plus significative de la démarche est celle où ils ont produit et partagé leurs histoires de vie aux autres. Cette action leur a permis de faire de nombreuses prises de conscience. Les jeunes ont découvert la singularité de leur vécu et les réalités partagées avec les autres jeunes hommes. Ils disent que cette étape leur a permis d’adopter une attitude plus compréhensive envers eux-mêmes et les autres participants.

La démarche autobiographique en petit groupe représente une voie prometteuse pour accompagner des jeunes hommes dans une réflexion sociohistorique sur la masculinité hégémonique. Les jeunes ont mis leur masculinité en mouvement en s’inscrivant dans un groupe où ils étaient soutenus avec sensibilité dans une prise de parole sur leur intimité. Par ailleurs, les intervenants auraient pu les guider vers des changements d’autant plus significatifs s’ils avaient mené leur propre démarche. La démarche expérimentée reproduit des pratiques de masculinité hégémonique. Le groupe a la forme d’un « brotherhood ». Plusieurs propos exprimés sont violents à l’égard des hommes gais et des femmes. Certains mécanismes de reproduction auraient-ils été évités si les intervenants avaient préalablement fait l’analyse sociohistorique de leur propre rapport à la masculinité hégémonique ? Les jeunes auraient pu bénéficier des prises de conscience préalables, des nouveaux savoirs acquis de leurs accompagnateurs.

Limite des activités informelles

Élaborer une approche où on accueille ces jeunes hommes tels qu’ils sont, tout en leur insufflant un désir d’accompagnement est un véritable défi. Pour favoriser la création de liens de confiance, les intervenants ont maximisé le principe de préjugé favorable où on valorise les savoirs acquis des participants. Or, ce principe comporte un paradoxe dans cette démarche puisque l’objet de changement est précisément leurs savoirs acquis sur la masculinité hégémonique. Comment valoriser ces savoirs sans protéger les privilèges de la socialisation masculine ? Mon hypothèse est qu’une plus grande proportion d’activités d’apprentissage formelles aurait permis de dénouer ce paradoxe.

L’accompagnement éducatif vise un double-mouvement : valoriser les savoirs acquis des participants et proposer de nouveaux savoirs ayant un potentiel transformateur (Charlot, 2002 ; Desmarais, 2012). Bien que les principaux contenus de formation d’une démarche autobiographique puisent à même l’expérience de vie des membres du groupe, la méthode prévoit aussi de consacrer toute une étape à l’acquisition de nouveaux savoirs avant de produire son récit (Desmarais, 2019). Or, les intervenants n’ont pas proposé de nouveaux savoirs au groupe afin d’éviter, disent-ils, de reproduire les situations d’apprentissages formels, voire scolaires qui leur ont fait violence par le passé. Les discussions étaient menées dans un langage familier, sans censure, permettant ainsi d’aborder les thèmes du projet : rapport aux femmes, paternité, orientation sexuelle, etc.

La démarche autobiographique a permis aux jeunes d’explorer leur histoire de vie à partir de leurs savoirs acquis sur la masculinité et la paternité. De nouveaux savoirs, notamment sur la masculinité hégémonique, leur auraient permis d’explorer leur récit de vie par la médiation de nouveaux concepts. Le défi demeure, considérant les demandes des jeunes hommes, de penser des activités éducatives formelles qui ne reproduisent pas les violences qu’ils ont vécues dans les services sociaux et éducatifs.

RetombÉes de la recherche-action

L’objectif de cette recherche-action était d’analyser une expérience d’accompagnement dans une perspective de développement de pratique et de production de connaissances. Les activités de restitution avec les partenaires ont permis de dialoguer à propos des interprétations précédentes et de les réinvestir dans l’action. Pour la recherche, l’interprétation des données a permis de théoriser trois enjeux éthiques et pratiques liés au thème de la proximité dans un contexte d’accompagnement éducatif avec des jeunes hommes marginalisés. Toutefois, cette recherche se limite à une seule étude de cas composée de cinq participants (deux intervenants et trois jeunes). De plus amples recherches permettront de connaître la diversité des tendances à l’égard de ces enjeux.

La démarche d’accompagnement à l’étude est une voie prometteuse pour favoriser l’engagement des jeunes hommes de manière volontaire dans des réflexions transformatrices sur les pratiques de paternité et la masculinité hégémonique. L’expérience a mis en mouvement les pratiques de masculinité et de paternité des jeunes participants. La discussion permet de dégager des pistes à réinvestir dans l’action : penser une approche de recrutement non stigmatisante qui engage les jeunes de façon volontaire et éclairée, établir plus clairement les rôles des accompagnateurs et diversifier les activités d’accompagnement. En ce sens, les modèles théoriques de l’accompagnement éducatif et de la démarche autobiographique pourraient être exploités à leur plein potentiel avec les jeunes hommes marginalisés.