Corps de l’article

Introduction

L’Association québécoise pour la promotion de la santé des personnes utilisatrices de drogues (AQPSUD) est un organisme provincial regroupant des personnes utilisatrices de drogues (UD) aspirant à faire la promotion de la santé, la prévention des infections transmissibles sexuellement et par le sang et l’amélioration de leurs conditions de vie. Elle travaille selon la philosophie de réduction des méfaits (RM) dans une optique d’empowerment. Cet article a comme point de départ une entrevue qui a eu lieu à l’été 2021 entre le premier auteur et la deuxième autrice, coordonnatrice générale de l’organisme, qui visait à exposer les pratiques de prévention des surdoses de l’AQPSUD. Les éléments de l’entrevue présentés en première partie permettent de survoler l’historique de l’organisme et d’illustrer la diversité des pratiques. L’accent est mis sur les pratiques en première année de pandémie de la COVID-19, alors qu’une augmentation du nombre de surdoses s’observait (ASPC, 2022). Les défis rencontrés et les forces de l’approche de l’organisme sont présentés. En deuxième partie, les auteurs discutent de l’approche par et pour et des dimensions de la proximité traversant les pratiques par un regard théorique ancré dans l’expérience de l’organisme et ses principes fondateurs. Nous formulons une critique des effets du contexte sociopolitique sur l’approche par et pour et exposons certains enjeux éthiques de respects des droits et de care à l’égard des personnes UD que la pandémie est venue exacerber.

RÉsumÉ de l’entrevue

Émergence, principes et historique de l’AQPSUD

En 2005, l’Injecteur, revue gratuite en prévention des ITSS par et pour les personnes utilisatrices de drogues par injection (UDI), est né. Celui-ci a permis d’établir des liens avec de nombreuses personnes utilisatrices de drogues (UD) au Québec, qu’elles soient en liberté comme en prison, fréquentant les organismes ou non. L’Injecteur a permis à un réseau de personnes UD de se réunir pour la première fois en 2007 sous le nom d’Association pour la défense des droits et l’inclusion des personnes qui consomment des drogues du Québec (ADDICQ). C’était la première fois au Québec que des personnes UD se réunissaient pour revendiquer leur droit à la santé, à la vie et au bien-être (AQPSUD, s.d.-a) ! L’AQPSUD est née plus tard comme organisme communautaire autonome indépendant par et pour les personnes UD regroupant l’Injecteur et l’ADDICQ. Par elle, les personnes UD peuvent briser l’isolement en intégrant des réseaux de pairs et bénéficier d’un soutien mutuel favorisant l’empowerment. Être par et pour signifie aussi que les services sont offerts par les personnes à qui ils s’adressent, principe englobant les structures de l’organisme, le conseil d’administration, la direction ou les employés, où sera privilégiée à compétence égale l’embauche d’une personne UD.

L’AQPSUD regroupe des personnes UD de la province pour se prononcer sur ce qui les concerne. Par exemple, des membres de Québec ont permis que leur salle d’injection supervisée (SIS) reflète leur communauté, jusque dans le décor, le nom, le fonctionnement, etc. Ces principes permettent de faire une différence comme en témoignent les utilisateurs de la SIS qui y voient un signe qu’ils peuvent avoir confiance envers le service. C’est essentiel sachant que le lien de confiance entre personnes marginalisées et services de santé est fragilisé par l’accumulation de mauvaises expériences. L’AQPSUD est un partenaire clé pour tout ce qui concerne les personnes UD. Cela commence par exemple par l’utilisation d’un langage qui fait sens pour les personnes UD ou encore en recourant au talent artistique des rédacteurs de l’Injecteur pour des publicités de prévention demandées par le gouvernement québécois. Les membres participent à plusieurs comités en tant que personnes UD : comités carcéraux, de chercheurs, en RM, etc. C’est une fierté pour eux de travailler activement à promouvoir les droits des personnes UD. Sans le militantisme des personnes UD aux côtés des organismes communautaires, nous n’aurions pas vu l’ouverture des premières SIS à Montréal (AQPSUD, s.d.-a). L’AQPSUD permet de valoriser les savoirs expérientiels des personnes UD, ce qui contribue à l’amélioration de leurs conditions de vie.

Avec l’arrivée du Fentanyl, les surdoses ont explosé et l’on observe de plus en plus de mélanges de toutes sortes de substances, licites comme illicites, contribuant au problème (Parent et al., 2020). Cela a grandement changé l’implication d’être un organisme par et pour. Les interventions préventives entre pairs liées aux dépistages du VIH, VHC et des ITSS n’ont pas la même implication que celles visant à ce qu’ils restent en vie. La proximité relationnelle expose aussi à des expériences traumatisantes et à des deuils multiples dans cette crise des surdoses à cause de la charge émotionnelle impliquée.

Les pratiques de l’organisme en temps de pandémie

La pandémie a fait bondir le nombre de surdoses mortelles (ASPC, 2022) et plusieurs explications pointent les effets des restrictions sanitaires ayant pour conséquences la circulation de substances dangereuses et l’isolement des personnes UD. Bien que les gouvernements aient dû agir en urgence pour le bien-être global, cela a vulnérabilisé les personnes plus démunies. On remarque que les vies ne possèdent pas toutes les mêmes valeurs, la tragédie de certaines vies perdues, notamment celles par surdose, n’ayant pas fait l’objet d’une reconnaissance publique (Butler et Kraus, 2003). Les pairs ont perdu beaucoup de proches par surdose et ils avaient besoin de partager autour de multiples sujets dans un espace sécuritaire, entre eux, dans l’esprit du par et pour. L’organisme a donc mis sur pied des espaces de discussions virtuelles, où les personnes pouvaient s’exprimer librement sur leurs deuils et autres expériences, mais aussi sur leur consommation sans craindre de perdre un privilège lié à leur traitement de substitution aux opioïdes puisque leur médecin aurait lui aussi eu accès à cet espace. Ces groupes par et pour garantissant la confidentialité ont été érigés parce que d’autres espaces virtuels de discussions entre personnes UD étaient également fréquentés par des intervenants.

Pour ses pratiques durant la pandémie, l’organisme a dû préconiser les médias sociaux. Il y avait là un paradoxe majeur puisqu’un message phare de prévention des surdoses est de ne pas consommer seul et qu’il était désormais impossible, voire illégal, de se rencontrer pour consommer sécuritairement. Face aux dangers de l’isolement, une avenue originale développée par les personnes UD a été l’utilisation de la technologie, par exemple en consommant virtuellement à plusieurs. Cela permet une forme de sécurité, mais pour l’AQPSUD ce n’est pas sans soulever des interrogations juridiques liées au respect des droits des personnes UD. La question de la confidentialité et du respect de leur vie privée reste entièrement ouverte en lien avec une telle utilisation des médias comme Facebook, Twitter et autres. Le virage technologique a permis de joindre plus de personnes UD en régions désirant s’impliquer et a favorisé la démocratie à l’organisme. Mais il a aussi généré de nouvelles inégalités, des services essentiels comme l’accès aux soins de santé ayant aussi pris ce virage. La fracture technologique fait partie de la réalité d’être une personne marginalisée ou vulnérable ne possédant peut-être pas les ressources nécessaires pour en bénéficier. Pour l’organisme, un enjeu important pour le futur est de s’assurer que tous ses membres ont le soutien nécessaire pour bénéficier des mêmes chances et avoir accès aux mêmes services. En pandémie, beaucoup de stratégies ont été basées sur la répression des comportements individuels. Sa gestion a donc été un contre-exemple de la RM. L’AQPSUD reconnaît tout le travail de RM accompli avec le temps et qui a permis de sauver des vies. Il subsiste toutefois des résistances liées à l’acceptabilité sociale et à l’idéologie politique envers des mesures comme l’accessibilité à du safe supply, des drogues de qualités pharmaceutiques dont l’accès contrôlé permet de réduire les risques de surdose liés aux substances de qualités non contrôlées du marché illégal (CAPUD, 2019).

La pandémie a été particulièrement néfaste sur les processus de collaboration et de consultation des groupes comme l’AQPSUD, ce qui a eu des conséquences bien réelles dans la vie des personnes UD. Les membres ont développé des actions de sensibilisation du politique et de défense des droits. L’AQPSUD a depuis le début de la pandémie appuyé les mesures sanitaires et sociales qui combattent la transmission du virus tout en maintenant le filet social, mais le couvre-feu est venu violer les droits protégés par la charte canadienne en empêchant les personnes UD d’accéder aux soins de santé dont elles avaient besoin. Les surdoses qui étaient déjà en hausse depuis le début de la pandémie ont empiré après l’instauration du couvre-feu en janvier 2021. La possession de drogue étant toujours criminalisée, les personnes UD ont été plus que jamais stigmatisées et l’expérience a démontré les limites importantes du système d’exemption et d’attestation basé sur le discernement des policiers pour maintenir l’accès aux soins de santé pour les personnes marginalisées. Pour l’AQPSUD, le préjudice causé par le couvre-feu aux personnes UD a été sans aucun doute plus important que les bénéfices escomptés sur l’ensemble de la population (AQPSUD, s.d.-b). Les membres se sont réunis pour rédiger une lettre, adressée au gouvernement du Québec, sur les impacts néfastes du couvre-feu et les conséquences humanitaires en découlant. Cette lettre a été relayée et signée par plus de 500 organismes, partenaires, alliés, etc. Le virage technologique a facilité le contact avec tous ces partenaires se sentant interpellés par la question, en plus de permettre aux membres de se rassembler pour formuler les revendications. Dans la prochaine section, nous proposons une discussion théorique de l’approche par et pour et des formes de la proximité qui traversent les différentes pratiques présentées.

Discussion

Le fonctionnement par et pour jusque dans les structures de l’AQPSUD témoigne d’un besoin d’être des partenaires égaux dans les interactions sociales. Cela sert à contrer les inégalités résultant de modèles institutionnalisés de valeurs culturelles autour des drogues auxquelles n’ont pas participé sur un pied d’égalité à leurs constructions les personnes UD, alors qu’elles contribuent aux injustices sociales dont elles sont victimes (Fraser, 2011). L’organisme est un espace de construction d’une identité sociale pour ses membres, puisqu’ils ont l’opportunité de s’exprimer librement, de débattre de leurs besoins, de leurs buts, etc. Ce type d’espace est essentiel dans nos sociétés libérales où les inégalités sociales empêchent certains de participer de manière égale à l’interaction sociale (Fraser, 2011). La proximité entre pairs y favorise le soutien mutuel essentiel à l’empowerment. Cet espace permet qu’ils participent avec confiance à des espaces publics plus larges où l’on discute et prend des décisions autour d’enjeux qui les concernent, mais qui incluent aussi d’autres acteurs, politiciens, experts, citoyens, etc., se situant en dehors de la communauté de personnes UD (Fraser, 2011). Ainsi, le savoir expérientiel d’être une personne UD y permet de promouvoir d’autres points de vue et savoirs que ceux ancrés par exemple dans les données probantes, ce qui est crucial (Ritter et al., 2018).

La relation entre pairs s’ancre initialement dans une dynamique de « socialité primaire où les relations de solidarité et d’entraide vont pouvoir s’instaurer » (Bellot et Rivard, 2007, p. 5). La capacité de participer à ces relations, où l’on peut donner, rendre et recevoir, permet plus fondamentalement qu’on ait une valeur à nos propres yeux et à ceux des autres (Caillé, 2007). Ainsi, par les personnes UD et pour celles-ci signifie un mouvement fondamental permettant de s’extirper de la paralysie que peut causer le mépris social (Ferrarese, 2009) ; mais aussi des relations valorisantes agissant comme supports sociaux sans lesquels les individus sont plus « vulnérables aux différentes formes de déni de reconnaissance et de violence sociale » (Renault, 2017, p. 198). Les espaces mis sur pied par l’organisme en pandémie ont garanti ce droit à des interactions égalitaires et valorisantes, principe mis à mal par le brouillage des frontières entre le formel et l’informel amené par la dépendance aux médias sociaux pour interagir et qui posait une menace à l’approche par les pairs en ouvrant la voie à une rehiérarchisation des relations. L’enjeu était aussi l’imposition d’une proximité aux pairs non désirée et non consentie pouvant reconduire des normes sociales dominantes avec leurs effets néfastes.

Pour l’AQPSUD, la RM est un mouvement impliquant de mettre fin à la prohibition et à la criminalisation de l’usage des drogues. Ces revendications rejoignent des questions de justice sociale et réfèrent à bien plus que l’usuelle manière de comprendre l’usage de drogues dans un référentiel biomédical considérant peu ou pas les dimensions structurelles économiques et sociales influant sur la santé et la vie des gens (Dasgupta et al., 2018 ; Virani et Haines-Saah, 2020). Contrairement aux politiques prohibitionnistes qui isolent les personnes UD de leurs espaces et culture, la prévention des surdoses s’inscrit dans la RM où les réseaux sociaux des personnes UD sont vus comme des sites et outils d’interventions (Faulkner-Gurstein, 2017). Par exemple, une mesure clé comme la distribution et l’utilisation de la naloxone dépend autant, sinon plus, du savoir expérientiel, des connexions sociales et autres expertises que possèdent les personnes UD, que de ses propriétés chimiques pour sauver des vies (Faulkner-Gurstein, 2017). La prévention des surdoses mobilisant la proximité au monde social des personnes UD soulève donc des enjeux éthiques de care. Ces mesures, implantées alors que l’usage des drogues est criminalisé, peuvent paradoxalement exacerber les vulnérabilités structurelles que vivent les personnes UD. La stigmatisation limite aussi le support disponible pour les personnes UD devant composer avec le stress et le trauma d’avoir été témoins et d’avoir répondu à plusieurs surdoses (Kolla et Strike, 2019). En pandémie, la proscription de principes de RM, permettant habituellement de sauver des vies, de contrer l’exclusion, d’offrir des soutiens variés et d’améliorer la santé de personnes éloignées des infrastructures de santé conventionnelles, a aussi contribué à exacerber la vulnérabilité structurelle de certaines personnes UD.

Conclusion

Le recours à la proximité au monde social des personnes UD pour s’attaquer à des problèmes de santé publique n’est pas sans soulever plusieurs enjeux fondamentaux. Ceux-ci doivent être réfléchis à la lumière des nouvelles réalités amenées par la pandémie, alors que les personnes UD ont été plus que jamais stigmatisées et isolées, qu’un flou juridique subsiste autour de nouvelles pratiques pour prévenir les surdoses et que le virage technologique pris par la société laisse présager de nouvelles iniquités. La notion de proximité, inhérente aux stratégies de RM, doit être constamment inscrite dans une logique de reconnaissance mutuelle et de participation démocratique où les normes de l’existence sociale sont négociées conjointement. La pandémie a mis en lumière ce besoin vital pour que les mesures soient efficaces et ne causent pas davantage de tort à l’endroit des personnes plus vulnérables. Les pratiques de défenses des droits de l’organisme en pandémie sont étroitement liées au manque d’écoute et de reconnaissance qu’il y a eu à la réalité des personnes UD.