Corps de l’article

Introduction

Basé sur des résultats tirés d’une étude menée au Québec en 2016 auprès de 26 répondantes reconnaissant avoir exercé différentes formes de violence dans des contextes variés, cet article vise à comprendre leurs expériences dans une perspective féministe intersectionnelle en proposant une lecture croisée de leur socialisation et de leur rapport à la maternité. Des pistes pour approfondir des recherches et adapter des interventions auprès de ces femmes sont également proposées. Si les trajectoires de violence ne sont pas explicitement analysées ici, car elles l’ont été ailleurs (Damant et al., 2019), nous les avons considérées de manière complémentaire pour étayer l’analyse.

ProblÉmatique 

La violence est souvent comprise comme une stratégie utilisée par une personne ou un groupe à des fins de coercition et de domination sur autrui. Les féministes ont surtout étudié la violence des hommes envers les femmes, alors que la violence de ces dernières est longtemps restée impensée pour ensuite devenir l’objet de forts débats (Tutty et al., 2017). Pour certain.e.s, la violence des femmes serait à penser dans un rapport semblable à celle des hommes (Dutton et al., 2010). S’appuyant surtout sur des cadres d’analyse positivistes (Cicchetti et Cohen, 2006), ces recherches ne permettent pas d’observer de différences significatives entre les hommes et les femmes.

Les chercheuses féministes, quant à elles, suggèrent de tenir compte des contraintes structurelles et de la socialisation pour comprendre cette violence (Johnson, 2011 ; Dragiewicz et Dekeseredy, 2012). Le genre, fondé sur les rapports sociaux de sexe inégaux (Kergoat, 2010 ; Bereni et al., 2012), est l’un des marqueurs forts de cette socialisation. Pour Béreni et al. (2012), la socialisation genrée résulte des « processus par lesquels les individus assignés depuis leur naissance à une classe de sexe apprennent à se comporter, à sentir et à penser selon les formes socialement associées à leur sexe et à “voir” le monde au prisme de la différence des sexes » (p. 107). Toutefois, cette socialisation est située dans des contextes socioculturels et économiques donnés. Aussi, traditionnellement, il est convenu que devenir une femme, c’est aussi devenir une mère, si bien que l’infécondité volontaire demeure un comportement hors norme, souvent stigmatisé et tabou (Joubert, 2012). Érigée comme un idéal à atteindre, il en découle un ensemble de règles et de normes auxquelles les femmes devraient se conformer pour être perçues et donc traitées comme de « bonnes mères » (Damant et Lapierre, 2012 ; Cardi et Quagliariello, 2016 ; Chbat, 2019).

Ainsi présentée, la problématique, où s’entrecroisent la question de la violence exercée par les femmes, celle de la socialisation genrée et de la maternité comme institution, réunit un ensemble de tensions sociales et interpersonnelles qui nous éloignent des référents habituellement mobilisés et nous proposent de nouvelles pistes de réflexion.

Cadre thÉorique 

La perspective féministe accorde une place importante à l’impact des rapports sociaux de sexe et insiste parallèlement sur la reconnaissance de la valeur et de la pertinence des expériences et savoirs des femmes (Dorlin, 2008 ; Ollivier et Tremblay, 2000). Elle adopte un regard critique sur les différentes injonctions et institutions qui marquent leur vie. Or, toutes les femmes ne vivent pas dans les mêmes conditions, lesquelles peuvent varier selon les contextes sociaux (Collins et Bilge, 2016). L’intersectionnalité, cadre privilégiée ici, encourage justement l’étude de l’imbrication des divers axes de différenciation sociale qui contribuent à marquer les expériences individuelles et collectives des femmes (ex. sexisme, racisme, colonialisme, classisme) (Bilge, 2009 ; Collins et Bilge, 2016). Dans le cadre de cet article, nous serons attentives aux effets du sexisme, désavantageant historiquement le groupe des femmes au profit de celui des hommes et qui traverse de toutes parts l’institution de la maternité en conférant aux femmes le devoir de procréer. Nous serons attentives aux effets du racisme et du colonialisme sur la trajectoire de celles qui sont racialisées ou qui appartiennent à des communautés ou des peuples autochtones, c’est-à-dire des femmes n’appartenant pas au groupe des blanc.he.s. Les effets du classisme sur les populations économiquement défavorisées seront également pris en considération.

Ces axes de différenciation sociale ne sont pas mutuellement exclusifs, ce qui expose certaines femmes à des discriminations liées à différents systèmes d’oppression. Ces situations dépendent de plusieurs contextes interreliés, à la fois structurels et interrelationnels, macrosociaux et microsociaux, entre institutions et individus (Bilge, 2009 ; Hankivsky et Christoffersen, 2008 dans Chbat et al., 2014). Ici, la matrice de la domination de Collins s’avère très pertinente, comme elle l’a déjà été dans des travaux précédemment proposés par plusieurs autrices du présent article (Chbat, Damant et Flynn, 2014). La trajectoire des femmes rencontrées sera donc analysée au travers de l’influence des lois et des institutions qui produisent des normes et des catégories de population valorisée ou surveillée (domaines structurel et disciplinaire selon Collins, 2000). Elle sera également influencée par la considération des hégémonies qui construisent les attentes (projetées et intégrées) envers les femmes en tant qu’individus genrés et mères potentielles, tout en considérant là encore les effets croisés du sexisme, du racisme, du colonialisme et du classisme. À cela s’ajoute l’axe interpersonnel qui influence la qualité et les conséquences des relations entre les personnes à un niveau plus microsocial ainsi que le sens investi dans ces situations par les personnes qui y participent. Ces quatre niveaux d’analyse permettent ainsi de considérer comment les rapports de pouvoir, présentés parfois comme étant de l’ordre de la nature, sont pourtant bel et bien les effets d’une culture dominante à un moment donné dans un contexte particulier (Collins, 2000 ; Roy, 2013, dans Chbat et al., 2014).

MÉthodologie

Cette recherche s’inscrit dans une visée compréhensive pour rendre compte du sens investi et associé par les répondantes aux différents thèmes. Pour ce faire, nous avons choisi l’étude des trajectoires de vie. Elle permet d’accorder une attention particulière aux différents lieux de production normative tout au long du processus de socialisation pour mieux comprendre comment les conceptions et expériences, dans ce cas-ci, celles de la violence, de la socialisation ou de la maternité, sont modulées (Dumont, 2015). Le protocole de la recherche a été approuvé par les comités éthiques de l’Université de Montréal, de l’Université Laval et du Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal.

Facilité par un partenariat avec le Regroupement (L’R) des Centres de femmes du Québec et la Fédération des maisons d’hébergement pour femmes ainsi que par le soutien d’organismes publics et communautaires, le recrutement a eu lieu dans cinq régions du Québec. Des affiches ont été diffusées dans ces organismes et les femmes intéressées à participer pouvaient communiquer directement avec l’équipe ou en parler à une intervenante qui pouvait alors transmettre leurs coordonnées aux chercheuses. Le principal critère d’inclusion était d’être une femme reconnaissant ayant eu des comportements violents, en dehors des situations de légitime défense. Ce critère était validé au moment d’une première prise de contact. Comme la plupart des intervenantes travaillaient dans des organismes venant en aide aux femmes victimes de violence, elles étaient conscientes de ce qu’impliquait la légitime défense. Afin d’éviter de cristalliser nos analyses à partir des seules trajectoires de femmes appartenant à la majorité (blanche, hétérosexuelle, etc.), nous avons recherché une hétérogénéité au niveau de l’origine ethnoculturelle, de l’âge et du type de violence exercé par les participantes. Au fil de la collecte de données, les critères d’inclusion ont donc été resserrés afin d’assurer une diversité d’expériences et de profils.

Deux entretiens biographiques d’environ 90 minutes ont été menés auprès de chaque participante. Ils commençaient toujours par la même question : « J’aimerais que vous me parliez de votre vie. » Une ligne de temps thématisée et validée au début de la deuxième rencontre a été élaborée afin de retracer les moments significatifs de leur parcours. La deuxième entrevue était centrée sur le sens donné à la violence exercée et les liens avec leur socialisation, la maternité et leurs conditions de vie. En cohérence avec l’approche intersectionnelle, des sous-questions (relances) ont été intégrées en tenant compte de certains axes de différenciation sociale particuliers.

Les trajectoires ont été traitées de manière à restituer au mieux la réalité historico-empirique des répondantes (Bertaux, 2010). L’analyse verticale de chaque entretien a permis de repérer le sens donné par les femmes à leurs expériences (Paillé et Mucchielli, 2016). De manière complémentaire, l’analyse horizontale a fait ressortir les différents segments thématiques transversaux. Parmi les stratégies mises en place afin d’assurer la validité de la recherche, notons que, tout au long de l’analyse, les opinions divergentes ont été recherchées et considérées, afin de nuancer l’interprétation des résultats. Des rencontres régulières ont eu lieu entre les membres de l’équipe de recherche afin d’assurer une cohérence interjuge.

Vingt-six participantes reconnaissant avoir exercé de la violence ont donc été rencontrées. Cette violence a commencé à l’enfance ou à l’adolescence et s’est maintenue à l’âge adulte. Elle s’est exercée en contexte scolaire, professionnel, conjugal ou familial (voir Damant et al., 2019 pour plus de détails). Âgées de 21 ans à 60 ans (moyenne, 43 ans), la majorité d’entre elles était née au Québec (n=22). Trois étaient nées en Afrique du Nord et une dans les Caraïbes. Un tiers des participantes était noire, racisée, métisse ou autochtone. La plupart étaient célibataires (n=15), neuf en relation, tandis que deux étaient divorcées. La majorité se déclarait hétérosexuelle (n=17), huit bisexuelles et une lesbienne, alors qu’une autre était en questionnement. Plus de la moitié avaient des enfants (n=15), six avaient eu ou en avaient encore la garde et n’avaient jamais vécu d’intervention de la protection de la jeunesse. Sept avaient perdu la garde temporairement ou définitivement, et une la partageait avec le père. Toutes vivaient dans des conditions économiques précaires, souvent en situation d’extrême pauvreté et la majorité bénéficiait de l’aide sociale (n=16). Enfin, onze répondantes avaient été arrêtées ou incarcérées au moins une fois en lien avec un comportement violent.

RÉsultats

Une socialisation genrée

Un conditionnement à la différence

Les répondantes décrivent comment leur socialisation les a conduites à intégrer ou à tenter d’intégrer certains rôles et attitudes associées à la féminité. La moitié évoque explicitement un environnement familial marqué par des différences selon le genre dans lequel elles sont conditionnées à respecter les attentes normatives, notamment en observant la soumission de leur mère face à un père autoritaire.

Plusieurs devaient effectuer des tâches (ex. travaux domestiques ou prendre soin) dont les garçons et les hommes semblaient exemptés. Une répondante, fille d’immigrant.e.s, souligne que : « […] mes parents ont toujours eu comme attente que je sois comme une mère pour eux. Je [ne] suis pas leur fille, je suis leur mère » (P7). Ses parents doivent laisser les enfants seuls régulièrement et lui confient la charge de s’occuper de ses frères. Sa mère l’initiera aussi au vol à l’étalage pour tenter de subvenir aux besoins de la famille. On voit dans cette socialisation genrée les débuts d’une préparation à l’injonction à la maternité pensée comme la responsabilité de prendre en charge, de prendre soin et d’éduquer des enfants (Forcey, 1994, dans Damant, Chartré et Lapierre, 2012).

Une autre participante issue d’une famille mixte (métisse et allochtone) ayant grandi en milieu rural rapporte les paroles de sa mère : « Regarde, la femme doit rester à la maison », […] « il faut que tu fasses à manger, il faut que tu fasses le ménage, il faut que tu t’occupes de ton homme » (P20).

Aussi, plusieurs femmes (n=7) établissent des liens entre leur socialisation genrée et les épisodes de violence subis : « Mon père, pour subvenir aux besoins de la ferme, il travaillait à l’extérieur aussi, fallait lui attacher les bottes. Fallait le servir […]. Lorsqu’il revenait le soir, si ça faisait pas l’affaire à notre maman, j’étais battue » (P12).

Une femme noire, ayant immigré alors qu’elle était enfant, rapporte avoie été placée à la suite de mauvais traitements infligés par sa mère. Elle évoque plusieurs épisodes de cette époque marquée par l’imbrication du sexisme et du racisme dans le traitement qui lui était réservé. Ainsi elle raconte la manière dont la famille d’accueil la violentait et la soumettait à un rôle qu’elle qualifie « d’esclave » : « Ils me traitaient d’estie de n***. Ils avaient une petite fille handicapée, j’étais comme son esclave. Sa bonne […] J’étais là pour m’occuper d’elle » (P21). Plus tard, en centre d’accueil, alors qu’il lui est interdit de parler créole, elle remarque sa position minoritaire :

Ça aussi c’était raciste, parce que tu es dans une unité de 12 personnes, il y avait juste 2 noirs, puis 10 blancs. Ça veut dire que quand tu avais des problèmes avec une blanche, tous les blancs étaient contre toi. Alors le racisme, je le vivais encore en centre d’accueil

P21

On voit dans ces deux épisodes comment le fait d’être une fille, noire, immigrante, issue d’un milieu pauvre et duquel elle était désaffiliée est venu influencer la manière dont elle a été socialisée, la façon dont elle se représentait le monde, mais surtout comment le monde la représentait elle-même.

Ce manque de considération par autrui de la gravité des violences subies et de leurs conséquences se retrouve dans l’histoire de plusieurs participantes. Certaines ont subi de la violence pour laquelle elles ont été blâmées : « Puis alors mon père et ma mère ont su que j’ai vécu de l’inceste et tout ça, même ma soeur. J’ai pas été plus protégée pour autant. C’est les filles qui étaient pas correctes, c’est les filles qui étaient agace-pissettes […] » (P12). D’autres ont vu la violence être banalisée par l’imposition du silence comme ce fut le cas au moment du dévoilement d’agressions sexuelles vécues. Vivant dans un milieu particulièrement violent et après que sa mère lui eut répondu que l’inceste dévoilé devait rester un « secret de famille », une participante commencera à consommer de l’alcool et à se battre à l’école dès l2 ans. Plus tard, elle attaquera physiquement son père après avoir appris qu’il avait frappé sa soeur.

Plusieurs (n=9) ont clairement identifié leur défiance quant à des standards qui reconnaissent des rôles genrés distincts : « Moi j’ai pas le tempérament qui d’habitude est associé à une femme » (P8). Elles affirment avoir développé des intérêts typiquement masculins (ex. sports associés aux hommes, métiers non traditionnels), des traits de personnalité (ex. colérique), des comportements (ex. sacrer), des caractéristiques physiques ou esthétiques (ex. ne porter aucun maquillage). À ce sujet, une femme métisse propose dans son récit un lien entre ce genre de particularités et son ascendance autochtone :

Moi je disais que j’avais de la testostérone. Parce que j’ai une grosse voix. Je suis grande, je suis assez costaude. J’ai des épaules, j’ai pas une frame de chat. J’ai bien beau me baisser les épaules, mais regarde, ma mère m’a toujours dit « Tiens-toi droite et sois fière ». […] Puis le fait aussi peut-être avoir du sang autochtone me donne peut-être le, le goût de l’aventure, mais le goût de liberté

P20

Cette mention est un levier de remise en cause d’une féminité fragile et douce, de l’intérieur et du quotidien, telle que valorisée traditionnellement dans les milieux allochtones et blancs au Québec. C’est au regard de standards dominants eux-mêmes influencés par le sexisme et le colonialisme que sa voix est qualifiée de « grosse » et son corps de « costaud » et de « grand ». Associée à la fierté encouragée par sa propre mère, elle identifie sa culture dans son besoin de liberté par opposition à la culture allochtone dominante.

Reproduire la violence ou refuser de s’y résigner

Si la majorité des répondantes a identifié avoir vécu une socialisation genrée, le plus souvent influencée par la pauvreté ou la racialisation, certaines affirment qu’elles ont été davantage éduquées « comme des garçons ». Nous verrons que la formule n’échappe pas à une logique de distinction genrée en assimilant la masculinité, ou la non-féminité, à un ensemble de comportements : « Je ne fitte pas dans le moule […] Je suis plus tom boy. Puis j’ai été élevée de même » (P9). Une autre offre un regard critique quant à ce genre d’éducation et mentionne que d’avoir été élevée « en garçon » (ex. se battre) ne l’empêche pas d’être « une fille », puisque « une fille, ça se bat pareil » (P25). Pour elle, il s’agit davantage de remettre en question la féminité traditionnelle en évoquant la possibilité d’une féminité « autre » et de contrer l’idée que les comportements violents ne sont commis que pas des hommes.

Certaines ont intériorisé l’idée que le monde était hostile et qu’elles devaient se préparer à réagir ou à attaquer avant de l’être. Trois femmes rapportent avoir appris à faire usage de violence en s’inspirant des comportements de leur entourage. Face à la violence de son père et pour faire face aux attaques des hommes, l’une d’elles dit avoir commencé elle aussi à être violente. Une autre, dont la mère violente avait mentionné ne jamais vouloir de fille, rapporte que son environnement familial, principalement composé d’hommes, associait souvent des comportements violents à des jeux. Dans ce contexte, ses frères lui ont appris à se battre : « On jouait à la lutte. C’était pas dans le cadre de violences, ben oui, c’est de la violence, on jouait à la lutte. [Rires] Ils m’entraînaient là ! » (P27).

Une autre évoque la nécessité de recourir à la violence par l’influence de son milieu familial, lui-même violent, et du manque de ressources au niveau structurel dont elle souffrait (ex. violence présente dans le quartier, dans les relations avec la police ou encore la Direction de protection de la jeunesse [DPJ], etc.). Dans ce contexte, la violence s’est révélée un moyen de survie :

Je voulais porter plainte que dans le fond, j’étais tannée de manger des volées à tous les jours. Puis euh, je me suis fait répondre que je serais mieux d’apprendre à me défendre que d’aller chialer […] parce qu’ils disaient que de toute façon, les policiers […] rentraient pas à [Quartier où la participante a grandi]

P25

Cette participante va ainsi user de violence une première fois à l’encontre de son frère, puis de son père. Dès lors, elle aura recours à la violence à différents moments, pour défendre ses proches ou plus tard lors d’activités criminelles avant d’être incarcérée.

Dans le cas de la moitié des femmes rencontrées, ces dynamiques marquées par la violence et des discriminations sexistes, racistes, colonialistes ou encore classistes se poursuivent à l’âge adulte. Les relations avec des hommes de leur entourage (ex. conjoint ou collègues de travail) se caractérisent par des rapports de pouvoir, une dévalorisation de leurs qualités et la négation de leurs propres besoins au profit de ceux des autres (ex. devoir « materner » leur conjoint). Certaines (n=10) précisent que ces rapports engendrent de la frustration, affectent négativement leur perception des hommes en général ou les ont incitées à s’affirmer davantage et à ne plus se soumettre.

À cette méfiance envers les hommes en tant que groupe, mais aussi envers les institutions en tant que lieux de pouvoir, s’ajoutent pour plusieurs femmes noires, autochtones ou racisées, une méfiance envers le groupe des blancs. Le racisme vécu à répétition ainsi qu’une acculturation forcée ont porté par exemple une des femmes rencontrées à ressentir « une haine contre les blancs », laquelle a aussi été alimentée par un grand ressentiment envers les institutions comme la DPJ : « Tu sais, ils m’ont retirée de ma famille pour essayer de me retirer complètement de ma culture, de qui je suis » (P21).

On constate ici qu’au-delà des injonctions et des attentes genrées s’ajoutent des marqueurs racistes ou encore de classe qui alimentent les violences qui caractérisent leur jeunesse. Le genre interagit donc avec d’autres systèmes d’oppression, notamment à l’intérieur des services de protection de la jeunesse où des intervenant.e.s ont des attitudes racistes ou encore ne tiennent pas compte des situations de pauvreté dans lesquelles elles ont grandi. Qu’elles aient tenté de déroger à ces règles, de les dénoncer, de s’y opposer ou qu’elles aient été davantage socialisées selon des référents masculins, plusieurs rapportent avoir subi les conséquences de ces comportements estimés marginaux ou non conformes, notamment en étant à nouveau victimisées. À notre connaissance, aucune autre recherche n’a exploré la question de la socialisation des femmes ayant des comportements violents et de l’interaction avec d’autres systèmes d’oppression, cet élément est novateur et mériterait d’autres recherches pour mieux saisir la complexité de ces relations.

La maternité sous tension : entre idéaux et réalités

Devenir mère : entre pressions et aspirations

Le concept de maternité renvoie à des expériences plurielles individuelles et à une institution (Descarries et Corbeil, 2002). Pour plusieurs, la maternité est un idéal à atteindre pour donner un sens à leur vie. En reproduisant le discours dominant sur la maternité, certaines font une association directe entre le fait d’être une femme et le fait d’être une mère, et plus précisément d’être une « bonne mère ».

Pourtant, certaines ont évoqué les pressions à la maternité subies. Une répondante relate à cet effet la manipulation de son conjoint quant à ses choix reproductifs : « C’était vraiment, un cercle mental. Cercle vicieux, “Si tu les avortes, c’est parce que tu m’aimes pas”. […] “Ouais, mais si tu le gardes, c’est parce que tu m’aimes, puis tu es ma blonde. Tu peux pas jeter mes enfants” » (P21). Pour une autre, une pression sociale semble permanente à l’effet d’avoir des enfants, non pas selon ses aspirations, mais celles des autres : « les messages que moi j’ai reçus c’est faut avoir des enfants ou on fait des enfants pour faire plaisir » (P17).

On voit ici l’entrelacement de la confirmation d’une identité femme par le devenir mère, qui vient alors sanctionner un accomplissement sans lequel la féminité ne pourrait être « vraie » ou « complète ». Elles sont encouragées à se soumettre à l’hégémonie de la « fille », puis de la « mère », quelles que soient les contraintes (violence conjugale, monoparentalité, pauvreté, racisme, etc.) (Damant, Chartré et Lapierre, 2012). Cela dit, au moment des entrevues, quinze répondantes avaient des enfants; sept en avait perdu la garde temporairement ou définitivement.  

Deux répondantes sentent que la maternité détermine une part de leur valeur sociale en tant qu’individu : « J’ai pas l’impression qu’y a grand monde qui a entendu puis qui s’est soucié de ma détresse durant les 40, 44 premières années de ma vie. Mais à partir du moment où j’ai eu ma fille, c’est comme s’il y avait eu une mobilisation » (P7). Ainsi, pour elle, c’est comme s’il avait fallu attendre d’être mère pour bénéficier de services alors qu’elle en aurait eu besoin avant.

Pour plusieurs, les enfants donnent un sens à leur vie : « Oui, moi si j’avais pas ma fille je mourrais de regrets, je m’en foutrais, j’ai rien qui me retient à la vie » (P7). Pour une, l’investissement envers son fils passe par sa protection absolue, même si cela peut l’amener à commettre un geste qui risquerait de la conduire vers une nouvelle incarcération : « Moi j’ai été une fois à [Centre de détention], j’y retournerai plus jamais. Le seul temps où je vais y retourner c’est si quelqu’un fait quelque chose à mon gars […] parce que lui avec, il va avoir mal » (P25). Une dernière établit un lien entre la sobriété et la nécessité d’être toujours présente : « Je ne voulais pas devenir malade à cause de l’alcool. […] Parce que les enfants dépendent de moi. Si je ne suis pas ici, c’est qui qui va prendre soin de mes garçons ? » (P24). Une telle conception encourage la force et la résistance malgré les difficultés et les possibilités de conflits avec les institutions.

La mère idéale face aux contraintes structurelles

La majorité des répondantes a intériorisé une conception idéalisée de la maternité dans des contextes marqués par l’extrême pauvreté, les violences subies, les problèmes de logement, etc. Alors qu’une femme a eu des comportements violents envers sa fille, elle met en relation ses propres gestes avec son lourd bagage de vie qui rend alors le fonctionnement au quotidien impossible : « Puis de toute façon, c’est pas ma fille qui est de trop, c’est la vie qui est de trop » (P7). C’est la considération pour un ensemble de difficultés qui, selon elle, lui a permis de mieux comprendre ses comportements et l’a encouragée à aller chercher du soutien auprès de groupes communautaires alors qu’elle n’osait pas en parler directement, de peur d’une intervention de la DPJ.

La difficulté à nouer des relations affectives avec leurs enfants dans un contexte où elles ont à assurer seules la réponse à leurs besoins est un élément présent dans plusieurs récits. Une participante qui pense parfois qu’elle est une « mauvaise mère » et qu’il est logique qu’elle n’ait plus de relation avec son enfant déclare : « J’étais pas beaucoup présente, j’avais tout le temps trois/quatre jobs. Je me dis des fois, j’ai peut-être ce que je mérite » (P11). On voit pourtant ici que c’est la contrainte au cumul d’emplois précaires qui l’oblige à s’absenter.

Des répondantes noires, racisées, métisses ou autochtones ont souligné que leurs valeurs ne sont pas nécessairement les mêmes que celles de la majorité blanche, incarnées notamment dans les institutions. Un effet de hiérarchisation entre les cultures, celle d’origine étant presque effacée par celle transmise par les diverses institutions québécoises, se fait ressentir et cause inévitablement des difficultés. L’une d’elles, issue d’une famille immigrante et racisée et dont les enfants ont été placés, rapporte l’écart culturel vécu au niveau de l’éducation qu’elle souhaitait donner à ses enfants et celle qu’ils ont eue en étant pris en charge :

Je peux pas rabaisser mes enfants, mais ils ont une éducation que je ne leur aurais pas donnée. Ils font qu’est-ce qu’ils veulent, […]. Ils t’envoient chier. C’est l’éducation québécoise. C’est pas mon éducation. […] Parce que là le système du gouvernement m’ont enlevé tout droit parental

P21

La mauvaise mère

Toutes les mères rencontrées, sauf une, rapportent avoir usé de violence physique envers leurs enfants ou ceux de leur conjoint.e. En grande partie, leur volonté est de ne pas reproduire les violences subies et que leurs enfants ne deviennent pas violents à leur tour. Pour une répondante, cette préoccupation a motivé sa décision de ne pas avoir d’enfant : « Moi j’ai pas voulu avoir d’enfants aussi à cause de ça. Je voulais pas, tu sais, je me sentais comme je voulais pas reproduire ce que ma mère m’avait fait » (P19). D’autres témoignent aussi des rapports ambigus et complexes soulevés en lien avec leur propre enfance, leurs relations avec leur(s) enfant(s), leur conjoint.e ou avec les institutions.

La relation avec le(s) père(s) des enfants influence leur vécu de mère. Une répondante rapporte avoir le sentiment que son conjoint est resté en relation avec elle à cause de l’enfant qu’elle portait : « Je sais qu’il m’a pris pour le bébé et non pour moi. Je suis convaincue que c’est le bébé qu’il voulait et non moi » (P11). Une autre évoque la distinction dans l’investissement des rôles parentaux entre le sien (ex. assurer la routine quotidienne) et celui de son ancien conjoint (ex. jouer à des jeux vidéo en fin de semaine). Plusieurs assument toutes les responsabilités devant des pères absents, peu présents ou négligents. Cela étant, le fait d’avoir dû subvenir aux besoins des enfants ne va pas systématiquement de pair avec l’établissement d’un lien affectif. À cet effet, le témoignage d’une mère métisse de deux enfants est éloquent : « J’ai vu à ce qu’ils aient un toit sur la tête, trois repas par jour et qu’ils manquent de rien. Mais j’ai pas vu au lien » (P8). Une telle expérience amène certaines femmes à avoir l’impression de tenir le rôle de la « méchante ».

Quand les enfants sont adultes, il arrive qu’ils et elles n’aient pas de bonnes relations avec leur mère. Une répondante commente sa situation en ces termes : « Même aujourd’hui mes enfants sont rendus en âge qu’ils veulent plus rien savoir de moi, qu’ils me détestent. À un moment donné, ils vont se revirer de bord puis ils vont avoir besoin de moi. Seulement que je suis rendue avec un coeur dur surtout, avec eux » (P20).

Disqualifications et sanctions institutionnelles

Neuf femmes rapportent avoir été suivies par la DPJ après un signalement. Dans la majorité des cas, les interventions ont eu lieu en lien avec des gestes violents commis sur leurs enfants. Quelques-unes estiment que l’intervention de la DPJ a été aidante dans la mesure où cela les a encouragées à entreprendre des démarches. D’autres évoquent avoir eu l’impression d’être à la place de leur propre mère qui, quelques années plus tôt, avait elle aussi eu à négocier avec ces services, sous le prisme de différentes injonctions normatives. Une mère aux origines sud-américaines et autochtones rapporte à cet effet avoir tout de suite subi de la discrimination « la première rencontre était très violente. La travailleuse sociale était très agressive contre moi » (P24). Selon elle, ce sont les préjugés racistes et colonialistes qui ont surtout influencé ces interactions et compromis la représentation de ses compétences parentales aux yeux de l’institution.

Dans le même sens, plusieurs parlent de la pression indue par ce genre de contrôle et son impact sur leur capacité à se projeter et à se réaliser comme « bonne mère ». Elles se sentent disqualifiées ou dévalorisées par les commentaires de différent.e.s intervenant.e.s : « J’avais peur que quelqu’un dise que j’étais pas correcte […] » (P29). Pour une autre, son rôle de mère a été ébranlé lorsqu’elle a perdu la garde de ses enfants et qu’elle n’a pas pu les récupérer. Elle s’est retrouvée reléguée à un second rôle et dépendante des décisions prises par d’autres au sujet de sa vie et de celle de ses enfants : « […] je considère pas qu’un parent, une mère qui a porté son enfant pendant 9 mois, devrait demander la permission pour voir son enfant » (P21).

Enfin, une répondante mentionne accepter des relations difficiles et conflictuelles avec la DPJ afin de maintenir le lien avec ses enfants : « Si j’avais le coeur assez fort pour laisser tomber mes enfants, parce que je sais qu’en laissant tomber les enfants, j’aurais la sainte paix de la DPJ parce qu’ils seraient plus dans ma vie. Mais j’ai pas la force. Parce que c’est quand même mes enfants » (P21). Ici, on comprend le poids que peut représenter la gestion des relations avec des intervenant.e.s en position d’autorité, le sentiment d’intrusion dans la vie privée et son impact sur l’investissement maternel.

La matrice de domination

Nous avons pu voir comment les trajectoires des femmes rencontrées sont influencées par des interactions à un niveau personnel mais aussi par des lois, des institutions et des considérations hégémoniques. Ces quatre niveaux d’analyse ont permis de constater la pertinence heuristique et politique de la matrice de pouvoir de Collins. À cela s’ajoutent les axes de différenciation sociale qui permettent de relever les tensions auxquelles les femmes font face.

Ainsi, les expériences des participantes se caractérisent par une grande pauvreté et nos observations rejoignent celles de plusieurs chercheuses. Les politiques sociales et les pratiques dans le domaine de la protection de la jeunesse engendreraient une surveillance et un contrôle social accrus des femmes et plus spécifiquement des femmes pauvres qui dérogeraient à différentes injonctions relatives à la « bonne mère » (Damant et Lapierre, 2012 ; Cardi et al., 2016). Or, cette vision est construite de l’expérience des femmes blanches, hétérosexuelles, de classe moyenne (Lapierre et Damant, 2012 ; Cardi et al., 2016) et écarte une pluralité de pratiques et d’expériences, influencées par différentes positionnalités. Si la pauvreté des femmes semble influencer la manière dont les institutions agissent avec elles, Maynard (2018) observe que cette même logique de hiérarchisation et d’assignation s’opère auprès des familles noires et autochtones placées sous surveillance et soumises à une individualisation des problèmes sociaux en subissant différents blâmes, plutôt que de bénéficier d’une analyse globale des contraintes structurelles, racistes et colonialistes qui les discriminent à différents niveaux. 

Le manque de nuances, de prise en compte des dualités et de la variété des expériences, notamment selon les cultures, les communautés, les conditions de vie dont les problèmes de logement liés à l’extrême pauvreté et les trajectoires de vie difficiles, participent souvent à dresser un portait dichotomique dans lequel les femmes sont alors enfermées. Si elles ne sont pas de « bonnes mères », elles sont de « mauvaises mères » (Lévine et Estable, 1981 ; Campbell, 1999 dans Damant, Chartré et Lapierre, 2012). Les mères, surtout lorsqu’elles sont pauvres, comme le sont la grande majorité des répondantes de cette recherche, sont davantage stigmatisées aux yeux des tribunaux selon Berheim (2017). À partir de l’analyse de la jurisprudence de la Chambre de la Jeunesse, cette chercheuse souligne les stéréotypes genrés et sexistes qui caractérisent les conceptions de la famille ou de la maternité qui y ont cours. La maternité placée sous surveillance contribue à stigmatiser certaines mères, alors considérées comme inaptes ou défaillantes (Damant, Chartré et Lapierre, 2012). Dans plusieurs situations, ce traitement culpabilisant a été renforcé par le caractère raciste, colonialiste ou classiste des propos ou des mesures mises en place par des intervenant.e.s. Les résultats de la présente recherche illustrent bien l’écart souvent impossible à réduire entre la maternité idéalisée, la maternité vécue et la maternité attendue comme source de tensions et de désagréments.

Conclusion

Afin de documenter et de discuter les expériences de 26 femmes ayant des comportements violents, nous avons privilégié l’exploration de plusieurs éléments marquants de leur socialisation genrée et le questionnement de leur rapport à la maternité sous l’influence de l’imbrication de plusieurs systèmes d’oppression.

L’analyse dégage deux caractéristiques principales. D’une part, les discours des répondantes illustrent qu’elles ont été influencées par une socialisation genrée sous tension marquée par la violence (d’abord subie, puis agie) et différentes formes de discrimination selon les trajectoires (racismes, colonialisme, classisme). D’autre part, les écarts entre leur idéalisation de la maternité et leur expérience vécue sont accentués par des rapports que l’on pourrait qualifier d’oppressifs à plusieurs moments, et ce, avec différentes institutions dont la DPJ.

Aussi, plusieurs pistes peuvent être dessinées pour poursuivre des recherches et adapter des pratiques d’accompagnement et de soutien. Il demeure important de continuer à mieux comprendre les vécus des femmes ayant des comportements violents en tenant compte non seulement de leur socialisation, mais aussi de leur parcours, des obstacles auxquels elles ont fait face et des ressources qu’il leur est possible de mobiliser.

De plus, il semble pertinent d’axer les interventions pour les soutenir sur la collectivisation et l’analyse critique de leurs vécus. Cette considération permettra de mieux comprendre leurs trajectoires et de les sensibiliser aux construits sociaux qui ont contribué à façonner leur comportement. Il serait également pertinent que les intervenant.e.s appelé.e.s à interagir avec ces femmes, notamment dans les institutions, soient sensibilisé.e.s à ces imbrications afin de ne pas reproduire les injonctions auxquelles elles ont déjà été soumises et de ne pas contribuer davantage aux effets discriminants qui limitent leurs possibilités et contreviennent à leur autonomie.

Finalement, nous soulignons la limite de l’analyse intersectionnelle proposée ici. Si les participantes ont été invitées à discuter des effets notamment du racisme ou du colonialisme sur leur vie, il aurait été possible d’approfondir davantage avec elles ces éléments afin de mieux les mobiliser dans l’analyse. Toutefois, cette recherche offre des clés interprétatives pour mieux comprendre comment le sexisme, le classisme, le racisme et le colonialisme ont influencé les interactions des institutions avec ces femmes et les rapports de ces dernières aux normes de genre, à la violence subie et agie ainsi qu’à la maternité, qu’elles aient été mère ou non.