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Ce dossier trouve son origine dans un projet de recherche réunissant des spécialistes s’intéressant à l’écriture des femmes à l’époque moderne (XVe-XVIIIe siècles) et, plus largement, aux prises de parole féminines, réelles ou fictives, dans des textes appartenant à des formes diverses durant cette période[1]. Si les travaux sur l’écriture des femmes, dans l’Ancien Régime, se sont multipliés au cours des dernières années[2], de même que les études sur la représentation des femmes dans la littérature[3], ce projet de recherche s’intéresse plus spécifiquement aux discours féminins tels qu’ils se déploient dans les textes littéraires de l’Ancien Régime afin d’observer « les caractères accordés à la voix féminine par les auteurs masculins, féminins ou anonymes » (Desrosiers et Roy, 2020 : 6). À partir du concept de « mise en scène de soi », selon lequel tout locuteur ou toute locutrice effectue, par son discours, « une mise en scène de sa personne plus ou moins programmée » (Amossy, 2010 : 6), les collaboratrices de ce dossier se sont demandé, de manière plus spécifique, comment on fait parler les femmes au théâtre et dans quelle mesure la parole féminine y relève d’un ethos discursif – c’est-à-dire de l’« image que l’orateur construit de lui-même dans son discours » (ibid. : 25) – qui s’avère en conformité ou non avec certains stéréotypes sur le « féminin » (la douceur, la faiblesse et la passivité, par exemple). Il s’est donc agi de cerner de quelle manière, au théâtre, les locutrices se forgent une identité par leurs discours, négocient leur rapport à l’autre et se positionnent dans l’espace social, et d’interroger l’expression de ces paroles féminines dans le dispositif énonciatif théâtral en explorant tout particulièrement la question suivante : jusqu’à quel point les contraintes formelles propres au théâtre – et plus spécifiquement à la tragédie – configurent-elles et déterminent-elles la parole des femmes ainsi que la teneur de leurs discours?

Le genre de la tragédie s’est en effet rapidement imposé comme objet d’étude à privilégier dans cette exploration, tant en raison de son importance (au niveau quantitatif) dans la production théâtrale de la période que de sa supériorité dans la hiérarchie esthétique des genres, la tragédie étant devenue, au cours du XVIIe siècle, le vecteur privilégié par lequel plusieurs écrivain·es ont pu acquérir un capital symbolique considérable[4]. Dès sa renaissance en France, vers 1550, dans la foulée de la redécouverte et de la valorisation des formes antiques qui marquera la seconde moitié du XVIe siècle, la tragédie bénéficiera en effet d’un intérêt qui ne fera que s’amplifier au cours du siècle suivant, jusqu’à la consécration de cette forme au panthéon des genres littéraires par lesquels tout·e écrivain·e ambitieux·euse pouvait aspirer à la gloire. Les articles de ce dossier s’inscrivent ainsi dans la foulée des travaux de Vincent Dupuis (2015) et de Nina Hugot (2021) – laquelle signe d’ailleurs l’une des contributions du numéro – sur les liens particuliers que le genre tragique a entretenus, depuis le XVIe siècle, avec le « féminin ».

Les articles regroupés dans ce dossier couvrent la longue période des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, avec la volonté nette d’embrasser le développement du théâtre tragique à l’antique, depuis la renaissance du genre au milieu du XVIe siècle jusqu’à son déclin progressif au profit de formes plus modernes, vers la fin du XVIIIe siècle. Ce faisant, les autrices se sont penchées sur des textes dont l’importance, au moment où ils ont été créés mais aussi dans l’histoire du théâtre français, est indéniable, qu’il s’agisse de la première tragédie en langue française traitant du mythe de Médée, écrite dans les années 1550 par Jean Bastier de La Péruse, des rares tragédies de la période reposant sur un événement majeur de l’actualité politique française (l’assassinat du duc de Guise sur ordre du roi Henri III, dans La Guisiade [1589] de Pierre Matthieu) ou anglaise (la condamnation à mort du comte d’Essex, en 1601, par la reine Élisabeth Ière), ou encore de l’oeuvre de la première autrice de tragédie à avoir été jouée à la Comédie-Française (Catherine Bernard). Au coeur de ces textes, des personnages de femmes à la fonction diverse dans l’économie des intrigues, tantôt épouses ou amantes bafouées, tantôt souveraines contestées, mais dont la parole est puissante, souvent convaincante et toujours éloquente.

Issue de la rhétorique antique, la notion d’ethos qui est convoquée dans les analyses proposées réfère, pour Aristote, au caractère que laisse paraître un orateur lorsqu’il prend la parole et cherche à convaincre un auditoire. Les travaux des linguistes sur cette même notion mettent l’accent, aujourd’hui, sur la nature changeante, au gré des situations d’énonciation, de l’identité telle que forgée par le discours d’un locuteur ou d’une locutrice (Amossy, 2014). Or, la notion d’ethos, lorsqu’appliquée au genre théâtral, soulève des enjeux particuliers, comme le souligne Diane Desrosiers dans son article sur « L’ethos dramaturgique de Catherine de Médicis dans La Guisiade de Pierre Matthieu », qui ouvre ce dossier : « Si cette présentation de soi suppose la présence d’un sujet parlant dans son discours, la question de l’ethos se modalise différemment dans une pièce de théâtre, parce que l’ethos du personnage n’est pas un ethos auctorial ». Pour Dominique Maingueneau (que cite Diane Desrosiers), il est en effet nécessaire, au théâtre, « de distinguer l’èthos de l’“archiénonciateur”, […] et les èthè des divers personnages. […] Le metteur en scène, à travers les choix qu’il fait en matière de décor et de jeu des acteurs, fait en outre interagir son propos èthos avec celui du dramaturge et avec ceux des personnages » (Maingueneau, 2013 : 30). Dans l’impossibilité de tenir compte, dans l’analyse de l’ethos de Catherine de Médicis, des modalités de représentation du personnage sur scène (faute de documents décrivant la représentation du texte au moment de sa création), Desrosiers concentre ainsi son analyse sur « la construction textuelle de l’ethos discursif de Catherine de Médicis » à travers ses prises de parole dans La Guisiade, tragédie qui déplore l’assassinat, ordonné par le roi Henri III, d’Henri de Lorraine, troisième duc de Guise et chef rebelle de la Sainte Ligue catholique, pendant la huitième guerre de Religion. Cet événement historique se prêtait bien, en effet, à une adaptation tragique, ce genre devant traiter, pour les théoriciens de la période, « de piteuses ruines des grands Seigneurs, […] des inconstances de Fortune, [des] bannissements, guerres, pestes, famines, captivitez, execrables cruautez des Tyrans, et bref, [des] larmes et miseres extremes » (La Taille, 1968 [1572] : 3-4). Dans cette pièce de propagande, Matthieu brosse un portrait diabolique du roi Henri III, alors que la figure de Catherine de Médicis, mise au service de l’idéologie politique du dramaturge, est au contraire présentée sous un jour nettement positif, à contre-courant de l’image très noire du personnage que la tradition littéraire nous a léguée[5] : sage conseillère auprès du roi, la reine mère y fait office de « médiatrice de la paix entre les partis pour le bénéfice de la France ». L’article de Desrosiers montre ainsi comment le dramaturge se fait « ventriloque » en instrumentalisant le personnage de Catherine de Médicis au profit de sa cause politique.

Pour sa part, l’article de Nina Hugot, « “J’apran mon sexe à se pouvoir vanger” : les leçons de Médée (La Péruse, s.d.) », se penche sur la première adaptation théâtrale en langue française du mythe de Médée. Cette pièce fut créée dans les années 1550 par un jeune poète, Jean Bastier de La Péruse, membre de la Pléiade aux côtés de Pierre de Ronsard et de Joachim Du Bellay. Les dernières paroles prononcées par Médée dans la pièce sont le point de départ d’une réflexion fine sur les leçons distinctes que le public pouvait tirer de l’action de la pièce en fonction du genre auquel il appartenait : si Médée met en garde les spectateurs masculins contre la fureur des femmes trompées (qu’il faut dès lors craindre), elle semble plutôt vouloir attiser la colère du public féminin, qu’elle encourage à la vengeance. Il s’agit donc de donner un spectacle qui « serve d’avertissement aux hommes et d’apprentissage pratique aux femmes » : cet apprentissage est celui de l’éloquence, de la maîtrise d’une parole féminine forte qui confère pouvoir et puissance, ce que Médée incarne parfaitement. Non seulement elle « domine ses adversaires sur le plan rhétorique » dans la pièce de La Péruse, mais sa parole magique est au coeur de son action. Peut-être Médée a-t-elle pu ainsi offrir aux lectrices et aux spectatrices de La Péruse un exemple saisissant des possibilités émancipatrices de la parole pour les femmes.

Les deux articles suivants se penchent sur des personnages de reines en situation d’exercice du pouvoir politique. La contribution de Roxanne Roy porte ainsi sur la célèbre reine Élisabeth Ière telle que mise en scène dans la tragédie Le comte d’Essex de La Calprenède, publiée en 1639, alors que celle de Louise Frappier analyse la représentation de la très obscure reine Laodamie dans la tragédie du même nom de Catherine Bernard, créée une cinquantaine d’années plus tard, en 1689. Les deux tragédies problématisent les tensions générées par les exigences opposées de la raison d’État et des passions, obéissant ainsi au modèle de la tragédie « pathétique » qui émerge au cours de la décennie 1630 et qui connaîtra une fortune considérable tout au long du XVIIe siècle. Aux prises avec un dilemme insoluble, l’héroïne de La Calprenède peine à entériner la condamnation à mort du comte d’Essex, qu’elle aime d’un amour passionné mais qui s’est rendu coupable de conspiration contre l’Angleterre. Bien que celui-ci donne son titre à la pièce, c’est bel et bien le personnage d’Élisabeth qui est au coeur de l’intrigue : le dramaturge y révèle, en quelque sorte, le statut problématique de la reine dans l’imaginaire de la période, personnage à la fois adulé et conspué. « [A]mante délaissée » et « reine toute-puissante », Élisabeth exhibe une faiblesse sentimentale qui contrevient au modèle du monarque en plein contrôle de ses émotions : guidée par une passion dont témoignent à la fois ses propos et son langage corporel, elle hésite longuement avant de céder avec rage à son désir de vengeance, révélant ainsi les failles de son ethos de reine jusque-là exemplaire. Par la suite, la reine soumet toutefois les agissements du comte à l’examen des lois de l’État dans le cadre d’un procès, agissant ainsi en conformité avec les lois concernant le crime de lèse-majesté et en accord avec l’action attendue d’un « juste » monarque. Mais cette apparente reprise de contrôle sur des passions violentes s’avère démentie par l’effondrement intérieur de la reine à la suite de l’exécution de son amant.

Si la faiblesse morale semble caractériser la reine Élisabeth telle que dépeinte dans la pièce de La Calprenède, qu’en est-il des reines représentées dans les pièces écrites par des femmes, à la même époque? Louise Frappier s’est ainsi penchée sur la tragédie Laodamie, reine d’Épire (1735), composée par Catherine Bernard, dont l’oeuvre fut récemment redécouverte grâce, entre autres, à l’entreprise d’édition critique du théâtre des femmes de l’Ancien Régime, amorcée il y a quelques années par Aurore Evain, Perry Gethner et Henriette Goldwyn (2014-2022). Autrice de tragédies (Laodamie, reine d’Épire et Brutus) qui furent toutes deux jouées à la Comédie-Française, Bernard détonne dans le paysage théâtral de la fin du XVIIe siècle, marqué par une production très majoritairement masculine. Investissant le genre canonique qu’est devenue, en cette fin de siècle, la tragédie, Bernard crée, à partir d’un personnage historique inconnu du grand public mais dont l’existence est attestée, une figure de reine inédite, certes en proie à une passion interdite, mais soucieuse de résister aux assauts de la déraison : la reine parvient en effet à contenir les effets de sa passion amoureuse pour le prince Gélon, fiancé à sa jeune soeur, et à ne pas céder au désir de vengeance à la suite du dédain avec lequel Gélon refuse la couronne qu’elle lui offre. L’article propose ainsi l’hypothèse que le personnage de Laodamie, en tenant en bride des passions qui entrent en contradiction avec les exigences de la raison d’État, afficherait une exemplarité tout à la fois féminine et royale. Avec cette tragédie, ce serait moins la faiblesse du caractère de la reine qui précipiterait ainsi son destin tragique (comme chez La Calprenède) que la vulnérabilité inhérente à son statut de reine célibataire, statut qui la force à s’adjoindre un époux dans l’exercice du pouvoir afin de consolider un trône fragile : la reine est en effet tuée lors d’un coup d’État fomenté par un ambitieux éconduit, jaloux du prince Gélon.

Pour finir, l’article de Kim Gladu aborde avec pertinence l’effet des contraintes relatives aux genres de la tragédie, du roman et du dialogue des morts dans la construction de l’ethos du personnage de Tullie, fille de Cicéron, dans trois textes distincts publiés au XVIIIe siècle. L’analyse porte ainsi sur le roman de la marquise de Lassay, Histoire de Tullie, fille de Cicéron (1726), la tragédie Catilina (1754) de Crébillon père et le dialogue des morts de Voltaire intitulé « Les Anciens et les Modernes ou la toilette de Mme de Pompadour » (1761). Si le roman de la marquise de Lassay traite aussi, dans la veine des oeuvres de La Calprenède et de Bernard, de la problématique de l’opposition entre raison et passion, il offre une perspective nouvelle sur l’ethos féminin, en peignant Tullie en honnête femme galante aux qualités intellectuelles manifestes, dont le goût pour le savoir, l’éloquence et la capacité de raisonner triomphent d’un sentiment amoureux haïssable, nuisible au repos de l’âme. La pièce de Crébillon père, à l’inverse, présente une Tullie beaucoup plus tourmentée et impuissante, déchirée entre son devoir de citoyenne envers Rome et son amour pour le conspirateur Catilina, auquel elle cédera en fin de compte. Dans le dialogue de Voltaire, enfin, si Tullie « devient le symbole d’une Antiquité dont on se languit » et le prétexte à une critique acerbe d’une modernité caractérisée par la « déchéance des lettres et […] la perte du savoir rhétorique », son rôle, dans la conduite du dialogue, s’avère plutôt accessoire. Force est de constater que dans les trois textes, la parole du personnage demeure sans véritable effet, à l’exception du roman galant de la marquise de Lassay dans lequel Tullie fait preuve d’une autorité réelle. Le roman galant serait-il alors – davantage que la tragédie – favorable à la construction d’un ethos féminin caractérisé par l’agentivité, en vertu de l’ouverture aux potentialités nouvelles caractéristique de ce nouveau genre littéraire? Le traitement différent accordé à Tullie dans les trois textes étudiés semble le suggérer, de même que d’autres exemples puisés dans la production littéraire et théâtrale de la période.

Ce dossier sur les mises en scène de la parole féminine dans le théâtre de l’Ancien Régime est complété par deux textes apparaissant dans la section « Documents » du présent numéro. Julia Gros de Gasquet s’est intéressée aux paratextes théâtraux (préfaces, épîtres dédicatoires et avis aux lecteurs) dans lesquels se font entendre diverses voix d’autrices de théâtre au XVIIe siècle français, et dont elle présente et commente de larges extraits. Dans ces textes liminaires, Françoise Pascal, Madame de Villedieu, Catherine Bernard et Marie-Anne Barbier révèlent « un ethos singulier, à la fois conforme et non conforme » aux conventions associées à cette pratique fortement codifiée. Usant de l’ironie, de l’humour et du bel esprit, ces dramaturges féminines répondent aux critiques en affirmant avec force leur ethos de créatrices et en exigeant la pleine reconnaissance de la maternité de leurs oeuvres.

Le numéro se clôt sur un beau texte de Florent Siaud, « Être sous alexandrin », qui propose une réflexion personnelle et intime sur le processus de création de sa mise en scène de la tragédie Britannicus de Jean Racine, présentée au Théâtre du Nouveau Monde, en 2019 (et reprise en format radio-théâtre en 2021), et qui mettait en vedette, entre autres interprètes, la grande comédienne québécoise Sylvie Drapeau dans le rôle d’Agrippine. À partir d’un travail sur l’alexandrin envisagé comme « le territoire des oppositions », comme un champ de bataille sur lequel s’affrontent « le même et l’autre », mais aussi comme un espace de « mondes possibles », les comédien·nes – et, au premier chef, Sylvie Drapeau – ont exploré la dimension politique et rhétorique du vers, de même que la plasticité du corps, expression de « la complexité de l’affect au siècle de Racine ». La charge hypnotique de l’alexandrin, telle celle d’un psychotrope, obsède et ensorcelle l’équipe au point de brouiller la frontière entre rêve et réalité... En même temps, le vers permet d’encadrer et de contenir la charge explosive et délétère d’affects exacerbés et se révèle, finalement, une véritable bouée de sauvetage pour qui menace d’être englouti·e par le tragique.