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Le livre de François Duchesneau, Leibniz, le vivant et l’organisme, repose sur une intention explicite dont les ouvrages antérieurs, La physiologie des Lumières, Les modèles du vivant de Descartes à Leibniz, ont été autant d’illustrations : proposer une véritable épistémologie des modèles médicaux adoptés à l’âge classique, au-delà de l’étude ponctuelle des découvertes et des expériences ; démontrer la complexité, la diversité et la fécondité des hypothèses mécanistes en enquêtant à la frontière de la science et de la philosophie.

En effet, ce que l’on peut regrouper sous le terme anachronique de biologie à l’âge classique a parfois été perçu comme le parent pauvre d’une Révolution scientifique promouvant une physique mécaniste dont les applications médicales et physiologiques sont jugées peu fécondes[2]. Cela a notamment contribué à masquer le caractère téléologique d’une division tranchée entre la science physique et les sciences de la vie : c’est parfois dans des discours relevant de la philosophie naturelle, voire de la métaphysique, que se trouvent des indications méthodologiques qu’interrogent ou déclinent ensuite les traités de physiologie, d’anatomie ou de thérapeutique.

En contribuant à combler une telle lacune, les ouvrages de François Duchesneau ont de fait construit un nouveau domaine de recherche, qui est désormais investi par les nombreux lecteurs de la Physiologie des Lumières[3]. Au sein de cette série, Leibniz, le vivant et l’organisme prend Leibniz pour « modèle de référence » (p. 11). Une telle expression signifie d’une part que la compréhension des enjeux de la philosophie leibnizienne éclaire les contributions médicales de bien d’autres savants, en les inscrivant dans des alternatives méthodologiques qui échappent en partie si l’on s’en tient à une stricte perspective monographique. Elle signifie d’autre part, réciproquement, que les positions de Leibniz elles-mêmes ne peuvent être comprises qu’à la lumière des différents choix, tentatives et résultats de ses contemporains. C’est donc une approche doublement comparatiste qui structure tout l’ouvrage, lequel accorde une place significative à Malpighi, Hartsoeker, Stahl, Bernoulli, Conti, Vallisneri et Bourguet.

Nous voudrions ici appréhender les différents enjeux d’une telle approche comparatiste, qui éclaire non seulement les études leibniziennes, mais bien au-delà, tout un pan de recherches sur les courants médicaux de l’âge classique. L’ouvrage se propose en effet très généralement de mettre en lumière des découvertes et méthodes propres au xviie siècle, souvent sous-estimées au prétexte que la biologie proprement dite n’est pas alors encore constituée comme discipline. Il se divise en six « projets d’analyse[4] » qui examinent dans des chapitres successifs 1/ le modèle de référence qui domine les sciences médicales (autour de Marcello Malpighi et du concept de petites machines), 2/ la conception leibnizienne d’une science de la nature qui se dessine très tôt chez le philosophe allemand, 3/ le concept de « machine de la nature » chez Leibniz, et, enfin, 4/ les ressorts d’une physiologie proprement leibnizienne conçue comme une « physique spéciale », grâce à la confrontation avec les correspondants de Leibniz (Hartsoeker, Stahl, Hoffmann, Michelotti ou Bernoulli). Les deux chapitres finaux étudient quant à eux la réception des thèses et recommandations leibniziennes spécifiquement pour le problème de la génération : le chapitre IV se concentre sur Conti et Vallisneri, et le chapitre VI sur Bourguet.

1. Une approche comparatiste : spécificité du mécanisme leibnizien dans le paysage médical du second XVIIe siècle

En premier lieu, la méthode comparatiste adoptée dans l’ouvrage de François Duchesneau apparaît comme l’unique moyen de ne pas projeter sur les textes une lecture téléologique des différentes positions en jeu. L’étude de la philosophie leibnizienne du vivant a souvent pris pour principal point de comparaison le mécanisme cartésien. On peut penser à l’ouvrage de Marie-Noëlle Dumas[5], ou même, sur un autre plan, à celui de Belaval[6], lesquels, relevant la distance entre Descartes et Leibniz, ont mutatis mutandis défendu la thèse selon laquelle Leibniz aurait adopté pour le vivant un aristotélisme amendé. Selon ces lectures, il semblerait que le choix qui s’offrait aux naturalistes en cette fin du xviie siècle se résumait à l’alternative entre mécanisme cartésien et vitalisme repris d’Aristote. Plus récemment, la volonté de réfuter la lecture idéaliste du Leibniz de la maturité à la lumière de la correspondance avec De Volder a pu conduire Pauline Phemister à insister sur la proximité entre Leibniz et Aristote, en particulier dans les textes où Leibniz ne s’adressait pas à des destinataires français imprégnés des thèses et du vocabulaire cartésiens[7]. Or, à s’en tenir au domaine des sciences médicales, c’est là une lecture partielle de Leibniz, qui peut dénoncer les impasses de la médecine cartésienne tout en professant contre certains de ses contemporains une méthode qu’il identifie lui-même au mécanisme et dont il s’attache à expliciter aussi bien les présupposés que le champ d’application. Il convient donc de montrer de manière plus précise et informée l’allure et les résultats de ce mécanisme pendant la seconde moitié du xviie siècle. C’est ce que fait François Duchesneau dès le premier chapitre, en s’attachant à ce qu’il appelle à la suite de Luigi Belloni le « microstructuralisme » de Malpighi[8]. Cela permet de délimiter l’explanandum des sciences de la vie, c’est-à-dire la manière dont étaient conçus les corps organiques dans les années 1670-1680, et quels étaient les présupposés méthodologiques qui sous-tendaient de telles conceptions. Malpighi appréhende les corps vivants comme des agencements extrêmement complexes de « petites machines », machinulae, que le microscope et les analogies avec des vivants plus simples mettent au jour. Son anatomie promeut une vision décentralisée de l’organisme et signale l’uniformité de composition entre le tout, les parties, et les parties de parties. Comme le note François Duchesneau, « les processus se déploient de façon continue et homogène du plan macroscopique au plan microscopique » (p. 28). Sécrétion, croissance, circulation sanguine s’exercent de façon purement mécanique, mais sans que ne soit imaginée quelle serait la forme dernière des corpuscules permettant l’exercice de ces fonctions. Ce mécanisme s’identifie donc en partie avec la méthode de l’analyse : celle-ci permet, par la voie descriptive ou l’analogie ponctuelle avec les produits de l’art, de rapporter les fonctions manifestes du vivant à l’agencement des moyens extraordinairement simples et économes par lesquels la nature procède. Mais ce microstructuralisme ne s’identifie pas, dans son allure, précisément en raison de la complexité naturelle qu’il souligne, avec le mécanisme proposé par Descartes dans L’Homme. Preuve en est faite lorsqu’il s’agit d’appréhender la génération. La complexité de composition des machinulae manifeste dès l’origine est renvoyée à un artisan sublime : on ne peut qu’appréhender de manière descriptive les séquences de transformation de l’animal, mais sans pouvoir saisir le processus causal de formation des corps. Selon un beau passage traduit par François Duchesneau, « la vie des mortels est enfermée dans des bornes trop incertaines, et également obscures sont ses limites et sa mesure ». Malpighi limite donc l’analogie entre les machines de l’art et les vivants par l’impossibilité de se figurer les matériaux utilisés préalablement à la constitution de la machine (p. 29).

À l’horizon de cette étude minutieuse, on comprend que les « machines de la nature » de Leibniz, autant que ce que l’on a appelé son préformationnisme, devront être confrontées à cette anatomie subtile qui envahit alors le paysage scientifique. On appréhende ensuite mieux les enjeux du caractère exemplaire de l’anatomie du savant italien que Leibniz mentionne à plusieurs reprises, de la fin des années 1680 aux années 1710[9].

L’étude de l’échange avec Stahl et Hartsoeker contribue à préciser en creux la façon dont étaient dépeintes dans les sciences médicales les méthodes étiquetées comme mécanistes et quels en étaient les enjeux. La polémique avec Stahl[10], objet du chapitre IV (p. 135 sq.), constitue en effet l’un des seuls textes où Leibniz confronte précisément les principes de sa métaphysique (et notamment le dispositif monadologique) avec l’épistémologie qu’il convient de développer dans les sciences du vivant. Et c’est à cette occasion qu’il précise de quelle façon ses propres postulats mécaniques ne s’identifient pas avec une médecine corpusculaire dont Stahl dénonce la naïveté. Stahl souligne en effet l’impossibilité d’expliquer vraisemblablement les phénomènes manifestes du vivant (conservation, croissance, réactions adaptées aux maladies) en se représentant les corps organiques comme de simples amas de corpuscules définis par leurs figures, grandeurs et mouvements et soumis au hasard des chocs. Il estime nécessaire de concevoir l’âme humaine comme un agent intelligent directement responsable des phénomènes organiques. Contre une telle thèse, Leibniz rappelle alors un point fondamental : si toute explication d’un phénomène vital doit être conforme aux principes du mécanisme, c’est-à-dire, principalement, ne pas déroger à la règle selon laquelle seule l’impulsion d’un corps en mouvement peut être cause d’un autre mouvement, cela ne signifie pas que toute explication se réduise de fait à un mécanisme corpusculaire admettant pour seule cause positive les figures, grandeurs et mouvements. On peut estimer, à partir de l’analyse de F. Duchesneau, qu’il y a un écart entre l’intelligibilité du vivant dessinée en creux à partir de principes architectoniques qui modèlent toute science de la nature, organique ou inorganique, d’une part, et, d’autre part, les explications du vivant, largement empiriques, qu’il nous est possible d’atteindre hic et nunc. C’est là tout le sens d’une méthode que doit respecter telle ou telle hypothèse positive : celle-ci délimite un programme. Cet écart entre les principes du mécanisme que la physiologie devra suivre et les explicantia qu’il est en 1710 déjà possible de proposer est manifeste dans la promotion de la chimie : Leibniz insiste en effet sur les bénéfices futurs du développement de la chimie pour la connaissance des corps organiques, là où Stahl soulignait au contraire qu’elle ne pouvait s’appliquer au vivant. Or la chimie est bien par excellence cette science qui étudie des phénomènes communs aux corps organiques et inorganiques, aux machines naturelles et aux machines artificielles sans pour autant reposer sur une réduction effective des processus complexes à des causes mécaniques simples. Il s’agit là pour Leibniz, selon l’expression de François Duchesneau, de souligner les gains d’une « modélisation provisoire » des phénomènes organiques, selon une position parfaitement pragmatique (p. 303). C’est dans ce cadre méthodologique non réductionniste que Leibniz développe l’analogie entre le corps humain et une machine hydraulique, pneumatique et explosive[11]. L’échange avec Michelotti, en 1715, vient conforter cette analyse : Leibniz y distingue les causes physiques des causes mécaniques, mais pour ajouter que les causes physiques sont celles dont le mécanisme est caché (p. 182). En l’occurrence, on peut donner diverses causes physiques expliquant le fonctionnement des sécrétions à l’intérieur du corps humain. On pourra par exemple estimer que les fluides organiques similaires s’attirent entre eux avant d’être sécrétés. Mais de telles causes physiques (l’attraction) sont pour l’heure irréductibles à des causes mécaniques fondées empiriquement. Le tort des cartésiens n’est donc pas d’identifier les seules causes intelligibles aux causes mécaniques, mais de vouloir réduire trop vite, par saut, les causes physiques aux causes mécaniques. La lecture de cette correspondance méconnue permet de comprendre la façon dont Leibniz a puisé de manière critique dans le cartésianisme des éléments de réflexion sur un problème épistémologique majeur que François Duchesneau formule comme suit : « le problème de la transposition des propriétés observables des corps en propriétés géométriques et mécaniques visant la représentation de leur constitution interne » (p. 68).

Bref, c’est d’abord comme explicitation de ce qui était alors identifié aux grands modèles d’intelligibilité dominants que la structure comparatiste de l’ouvrage de François Duchesneau se justifie, en évitant de projeter une histoire imaginée des courants médicaux sur une période post-cartésienne traitée souvent de manière peu différenciée.

En second lieu, la dimension comparatiste du livre de François Duchesneau s’impose en raison de la nature même de la philosophie leibnizienne — et en particulier de ce qui relève en elle de la « physique spéciale » des corps organiques (p. 121). Les textes forment un ensemble disparate, s’échelonnent sur un temps long, et ne peuvent pour ces raisons être l’objet d’une reconstruction systématique : ils ont pour la plupart soit une forme fragmentaire soit une forme épistolaire. En ce qui concerne la forme fragmentaire, on connaît désormais les textes inachevés édités il y a une dizaine d’années par Enrico Pasini[12]. Datés selon les filigranes des années 1670-1680, ils signalent à la fois la culture médicale de Leibniz et ses tentatives personnelles pour comprendre les processus physiques et chimiques qui, dans la machine animale, contribuent à entretenir sans cesse les mouvements de la circulation, de l’alimentation et de la sécrétion. Leibniz imagine par exemple comment le chyle et le sang produisent une effervescence contribuant à relancer la circulation sanguine après passage dans les vaisseaux lymphatiques. Il multiplie alors les analogies artificielles pour montrer de quelle façon les fonctions du vivant doivent être saisies comme procédés physiques. C’est là, selon François Duchesneau, que Leibniz va le plus loin dans le développement de l’idée de « machine » organique. Dans l’appendice de Leibniz, le vivant et de l’organisme sont traduits trois de ces manuscrits édités par Pasini, livrant ainsi au lecteur de langue française un aperçu de la physiologie leibnizienne jusqu’alors tout à fait mésestimée. À ces manuscrits s’ajoutent des textes programmatiques sur la réforme de la médecine où Leibniz cite en exemple un grand nombre de médecins et de techniques. D’où la nécessité de retrouver les sources médicales de Leibniz pour mesurer les enjeux de ces textes qui sont loin d’être transparents.

Quant à la forme épistolaire dans laquelle se présentent le plus souvent les propos physiologiques leibniziens, elle est d’autant plus patente que pour ces objets Leibniz se contente le plus souvent soit de donner à ces correspondants des directives de recherche, soit de produire une brève critique des travaux que ses destinataires lui ont fait parvenir, en y joignant parfois de manière particulièrement elliptique ce qui lui paraît pour tel ou tel cas une hypothèse plus féconde. C’est le cas avec Gakenholtz sur la classification des végétaux (p. 107) ou avec Michelotti sur la sécrétion animale (p. 182). Selon l’expression de François Duchesneau, la « physiologie » dessinée par Leibniz se constitue « par voie d’échanges critiques » à l’opposé d’une présentation systématique et close (p. 15). Cela signifie en retour que les positions de Leibniz ne prennent sens que par rapport aux travaux ou aux lettres de ses correspondants. Quant à l’échange épistolaire avec Johann Bernoulli par exemple (1712), on se trompe parfois sur la position de Leibniz, lequel y affirme à la fois que tout se fait mécaniquement dans les corps vivants et que l’on n’est pas encore en mesure de tout expliquer mécaniquement : on peut comprendre que ce propos ne vise pas la réhabilitation des causes finales seulement si on lit en regard de ces lettres les deux dissertations médicales de Bernoulli sur les muscles (p. 158 sq.).

L’analyse de François Duchesneau montre à quel point Leibniz est pris comme référence par ses correspondants sur des questions physiologiques techniques dont on aurait pu croire qu’elles échappaient à son champ de compétence, au moins tel que se le figuraient ses contemporains. On voit ainsi que Michelotti, professeur de médecine à Venise, estime nécessaire d’insérer la lettre de Leibniz qu’il paraphrase en grande partie dans son ouvrage sur la séparation des fluides dans le corps animal publié en 1721 (De separatione fluidorum in corpore animali dissertatio physico-mechanico-medica). De façon comparable, la lettre à Gakenholtz intitulée « De methodo botanica » est insérée dans un ouvrage de Burckhard sur le sujet, dont le propos consiste pour l’essentiel à commenter la lettre de Leibniz et à y répondre[13]. Aussi les naturalistes, botanistes, médecins ou mathématiciens se servaient-ils des recommandations méthodologiques de Leibniz et des préférences doctrinales qu’il indiquait comme autant de pierres de touche dans leurs propres champs de recherche.

2. Essai de conciliation : mécanisme phénoménologique et métaphysique monadologique

Dans ce que l’on peut considérer comme le centre de l’ouvrage, et sa part la plus importante, François Duchesneau articule l’épistémologie et l’ontologie leibniziennes qui ont souvent été tenues séparées. Cette articulation renvoie en effet à deux problèmes fondamentaux posés par la philosophie leibnizienne : 1/ Le premier concerne la manière dont l’usage métaphysique des vivants, considérés par Leibniz comme des êtres doués de vraies unités à l’inverse des corps inorganiques, permet ou non de tirer des conséquences quant à leur intelligibilité et la manière dont on doit les appréhender sur le plan phénoménal. 2/ Le second problème renvoie à la façon dont on peut concevoir l’accord des causes efficientes qui s’enchaînent mécaniquement dans les corps vivants avec le développement des causes finales apte à rendre compte du développement des appétits dans les âmes de tous ces vivants.

La difficulté de l’articulation entre l’épistémologie et l’ontologie leibniziennes pour ce qui concerne les thèses sur le vivant s’explique en partie par des raisons philosophiques : pour reprendre l’expression de François Duchesneau, les positions leibniziennes sur le vivant semblent maintenir une « ambivalence » entre la représentation mécaniste des phénomènes d’un côté, et la subordination des corps organiques à des « monades » qui rendent compte des réquisits métaphysiques des phénomènes de l’autre. On a donc par facilité souvent préféré maintenir ces deux dimensions distinctes. Cette distinction s’explique aussi parce que les développements leibniziens positifs sur les phénomènes du vivant, justiciables d’une analyse mécanique, sont moins connus, ou ont été marginalisés. Moins connus, car l’exhumation de manuscrits, leur transcription et leur traduction sur ce sujet sont soit récentes soit encore à faire. D’où le caractère nécessairement inachevé des analyses que l’on en produit, comme le souligne François Duchesneau lui-même (p. 16). Marginalisés, car on a parfois préféré penser que les propos que Leibniz opposait à Hartsoeker, à Cudworth et Grew ou à Stahl étaient déformés par l’intention polémique et l’occasion : il convenait donc de relativiser ce qui ne serait qu’une méthodologie de circonstance. À la suite de la lecture que les Lumières firent de Leibniz, c’est donc sa doctrine des monades qui retint l’intention ; elle donna lieu de penser, à tort et selon un jugement rétrospectif, que c’était dans la Monadologie ou les Principes de la nature et de la grâce qu’était contenue toute entière une véritable « biologie » leibnizienne suffisant à elle-même, ou tout au moins qu’il suffisait de développer. On peut d’abord remarquer qu’une telle position rabat entièrement la doctrine tardive sur la première philosophie là où François Duchesneau périodise nettement l’itinéraire de Leibniz. De fait, une telle hypothèse de départ laisserait entièrement ininterrogées bien des questions auxquelles Leibniz accorde une large part, ne serait-ce que dans les Nouveaux essais sur l’entendement humain, telles que la classification des espèces, la chaîne des êtres, l’ordonnancement harmonique du mouvement des viscères et de l’inquiétude de l’âme, ou la manière dont le principe de continuité doit guider notre compréhension de l’harmonie préétablie. Ensuite, à part au prix de contresens ou de réécritures, telles que celles qui, au xviiie siècle, interprétèrent les monades comme des organismes élémentaires, la Monadologie ne permet pas de déterminer les différentes positions de Leibniz sur l’intelligibilité des corps vivants. Comme l’écrivait déjà François Duchesneau dans la Physiologie des Lumières (cité dans le Vivant et l’organisme, p. 14) :

Rien n’est plus inassignable, serions-nous tenté d’affirmer, que le lien qui unit la métaphysique de Leibniz à sa théorie de l’être vivant. La plupart des commentateurs verraient dans une telle affirmation le plus insoutenable des paradoxes.

Fort de l’idée selon laquelle « il ne saurait y avoir de visée de métaphysique pure chez Leibniz », François Duchesneau mesure donc sans cesse la conception leibnizienne de la vie, propriété des substances simples, synonyme de perception et d’appétit, à l’intelligibilité de l’organisme conçu comme un ordre corporel d’une subtilité infinie dont découlent des propriétés seulement mécaniques (p. 20). De cette articulation témoigne le titre même de l’ouvrage, ainsi que la volonté affichée de concevoir selon une « vision unitaire l’ordre des corps et celui de leurs substrats monadiques » (p. 17).

François Duchesneau aborde le problème de cette délicate articulation d’ensemble à partir de deux questions principales, qui nous semblent parcourir tout l’ouvrage, et que nous formulons ici selon les termes de l’auteur.

Le premier problème est d’ordre méthodologique : il est identifié au problème du rehaussement rationnel d’une discipline primordialement empirique. Il touche à la forme de la science et révèle parfaitement, selon l’expression de François Duchesneau, la « dimension prospective » (p. 11) de la physiologie leibnizienne, selon ses deux aspects : la méthode d’invention, pour forger de nouvelles hypothèses et favoriser les découvertes, et l’ordre de l’exposition que doit adopter la médecine afin de conférer plus de rigueur aux premiers « éléments », d’en rendre l’apprentissage plus aisé et de favoriser les succès thérapeutiques de la nouvelle physiologie. Dans la correspondance avec Conring, à la fin des années 1670, par exemple, Leibniz souligne que la médecine est restée pour l’heure trop empirique et qu’il conviendrait d’articuler la recherche des causes entreprise par les modernes avec les observations récurrentes mais purement symptomatiques qui font l’efficacité de l’art de guérir depuis Hippocrate (p. 53-56). Les médecins « empiriques » que Leibniz critique sont en particulier ceux qui refusent d’appliquer aux corps vivants les découvertes et hypothèses que l’anatomie, la chimie ou les processus physiques ont dictées. On comprend d’autant mieux grâce à cette perspective leibnizienne que ce qui conduit à étiqueter alors une médecine comme « empirique » n’est pas l’importance ou la marginalisation des observations comme telles ; c’est plutôt la conviction que les observations qui doivent guider l’art de guérir ne sauraient nous donner accès aux causes des phénomènes. La médecine leibnizienne se signale, selon l’expression de F. Duchesneau, par la prévalence de l’observation sans se restreindre à l’observable (p. 49-50). De ce fait, Leibniz peut à la fois apparaître comme celui qui refuse la limitation des ambitions heuristiques des médecins dits empiriques et comme le philosophe qui encourage la multiplication des expériences sensibles directes et des dissections, aux dépens des spéculations des cartésiens. C’est ainsi qu’il se refuse par exemple à se prononcer fermement en faveur de l’animalculisme (les vivants préformés seraient contenus dans la semence masculine) ou de l’ovisme, et engage par l’intermédiaire de Bourguet Vallisneri à conduire des études expérimentales permettant de trancher le débat.

C’est d’ailleurs dans le dernier tiers de l’ouvrage consacré à la postérité préformationniste des thèses leibniziennes que François Duchesneau montre le plus en détail de quelle manière l’épistémologie leibnizienne a été requise par Vallisneri pour lui permettre d’établir les règles d’acceptation d’une hypothèse fondée sur un grand nombre d’observations. Vallisneri avait à la fois besoin de postuler l’uniformité de la nature, le principe de continuité et le principe du meilleur pour déterminer la légitimité des différentes conjectures sur la génération (p. 210 sq). Le cadre épistémologique leibnizien est ici requis pour compléter par l’analogie, c’est-à-dire par l’anatomie comparée, ce qui reste invisible aux yeux de l’expérimentateur dans le processus de génération.

Le second problème central abordé de manière constante dans cet ouvrage est un problème de cohérence : comment articuler la description analytique des structures dont les mouvements s’enchaînent selon les lois efficientes avec la saisie synthétique des fonctions du vivant qui impliquent au contraire de tenir compte du principe d’unité des corps, les âmes, dont les perceptions et appétits s’enchaînent téléologiquement ? C’est l’angle d’analyse choisi par François Duchesneau pour aborder le concept de « machine de la nature » qui montre bien que les corps ne sauraient se réduire à de pures représentations phénoménales.

À l’occasion de cette étude, François Duchesneau établit un point important dans l’histoire des idées, pour éviter tout malentendu : l’organisme chez Leibniz n’est qu’une « modalité particulière du mécanisme » (p. 99), c’est-à-dire un mécanisme essentiel à la matière arrangée selon une sagesse souveraine. En vertu de cette préformation harmonieuse des corps, ce mécanisme même implique un ajustement des moyens aux fins, à l’infini. Autrement dit, grâce aux concepts de machines de la nature et d’organisme, Leibniz intègre la téléologie des actions de la monade au fonctionnement parfaitement mécanique des organes.

La question la plus générale que soulève cette conception leibnizienne est la suivante : comment est-il possible d’articuler de manière cohérente d’une part le rapport entre le corps organique et sa monade dominante qui lui confère son unité et, de l’autre, le rapport réciproque des vivants plus « élémentaires ou plus parcellaires » qui sont les réquisits de ce corps organique ? Pour le dire autrement, peut-on donner une lecture biologique ou physiologique unifiée de deux principes centraux dans la métaphysique leibnizienne : le fait que toute partie de la matière requière à son fondement une infinité de vivants et le fait qu’un corps soit constitué comme un corps organique, c’est-à-dire doué d’une vraie unité, par la monade dominante qui en représente les modifications ? François Duchesneau répond affirmativement à cette question, et utilise le concept d’« intégration » et de palier d’intégrations pour montrer comment articuler les deux niveaux (p. 115-116). L’intégration désigne aujourd’hui en biologie le système du corps vivant chargé d’unifier les activités de ses différentes parties constituantes, et qui suppose une forme de rétroaction et de régulation du composé sur ses composants. En l’occurrence, ce concept permet de penser comment, tout en étant justiciables d’une analyse, les organes très composés ne sont pas seulement apposés ou agrégés les uns aux autres, et peuvent eux-mêmes être pensés comme des unités. Cela permettrait donc de concevoir de quelle manière Leibniz se représente le lien entre la grande composition des corps et l’unité assurée par les monades. L’étude de François Duchesneau nous met d’ailleurs en garde contre une représentation commune des « machines de la nature » comme corps organiques emboîtés. Il ne faut pas se représenter l’organisation des corps de manière strictement spatiale : ce ne serait pas seulement comme emboîtement de parties que l’organisme se manifesterait, mais aussi, de manière plus originale, de façon dynamique, comme implication de mouvements conspirant à l’infini. Et il est vrai, comme le rappelle très bien Leibniz, le vivant et l’organisme, que selon Leibniz les vibrations harmoniques des plus fines membranes du corps animal peuvent être à la fois considérées comme le moteur du mouvement organique (ils sont les impetum facientia du corps) et ce dont dépendent le plaisir et la douleur.

C’est donc l’ensemble d’un paysage scientifique entre 1670 et 1750 qui se trouve mis en lumière par le livre de François Duchesneau, indiquant ici, au-delà du seul modèle leibnizien, des débats médicaux alors virulents dont les études ont méconnu l’existence ou sous-estimé l’importance, corrigeant là des thèses bien établies sur Leibniz qui ont souvent escamoté la dimension proprement physiologique de sa philosophie du vivant. La science leibnizienne qui se dessine par là conserve quelques zones d’ombre ou problèmes en suspens — en tout cas assez pour influencer au siècle des Lumières des doctrines sur la génération radicalement distinctes telles que celles de Vallisneri, de Bourguet et même de Needham. Pour autant, la postérité hétérogène mais inventive de l’épistémologie leibnizienne dans les sciences du vivant, pour reprendre l’expression de François Duchesneau, nous informe aussi bien en retour sur sa fécondité. L’histoire de la réception démontre tout l’intérêt du sujet et de la démarche du livre.