Corps de l’article

L’influence qu’a exercée le commentaire de Porphyre aux Catégories d’Aristote sur la philosophie de la fin de l’Antiquité et du Moyen Âge est, de l’aveu général, considérable. Il a en effet servi de référence pour l’enseignement de la philosophie durant des siècles, tant dans la tradition platonicienne que dans la tradition aristotélicienne. En outre, comme le signale d’emblée Richard Bodéüs dans son introduction, ce traité est le rescapé d’un double naufrage, celui des commentaires anciens aux Catégories, et celui de l’oeuvre exégétique de Porphyre. Malgré cette importance historique, le texte du traité n’avait plus été revu depuis l’édition réalisée par Adolph Busse en 1887 pour la série des Commentaria ad Aristotelem Graeca. Or cette édition, qui avait amélioré le texte « de façon spectaculaire » par rapport à l’editio princeps de Jacques Bogard en 1543, n’en comportait pas moins encore de nombreuses lacunes, résultant des passages illisibles dans les manuscrits, et quelques erreurs de lecture, dues notamment à une fidélité parfois excessive à l’editio princeps.

Richard Bodéüs a donc repris l’examen de tous les manuscrits disponibles pour établir un nouvel état du texte, non dépourvu de nombreuses conjectures quant aux leçons à privilégier et surtout quant à la meilleure manière de combler les espaces lacunaires. On peut se rendre compte de l’ampleur de la tâche éditoriale ainsi fournie en consultant les tableaux comparatifs entre les manuscrits et les éditions antérieures, ainsi qu’en parcourant les très nombreuses notes de bas de page dans lesquelles l’auteur justifie ses interventions et choix textuels. Ce n’est d’ailleurs pas seulement en ce qui concerne le texte que les notes apportent un éclairage précieux, mais aussi quant au contenu : Bodéüs fournit des explications très approfondies de l’interprétation porphyrienne, complète les références au traité des Catégories ainsi qu’à d’autres traités aristotéliciens, et évalue l’influence qu’ont exercée les courants et controverses philosophiques contemporains de Porphyre sur le traitement de certaines questions. Ce faisant, s’il fait montre d’une érudition et d’une subtilité philosophique considérables, le traducteur ne se départit jamais d’une extrême prudence, se refusant à conclure de manière tranchée lorsque nous ne disposons que de conjectures.

La position de Porphyre, comme le rappelle et le montre Bodéüs, consiste à considérer les Catégories comme le premier des traités logiques, c’est-à-dire comme une propédeutique à la philosophie, qui devait contenir la théorie des termes simples, à laquelle le traité De l’interprétation ajoutait la théorie des propositions, et les Analytiques celle du raisonnement. Écartant ainsi toute perspective ontologique de son contenu, Porphyre considère les dix catégories comme des genres de mots et non des genres d’êtres, position par rapport à laquelle tous les interprètes postérieurs devront se prononcer, soit en la suivant soit en s’y opposant, pour revendiquer le caractère ontologique et non seulement linguistique de l’étude. Ce fait est bien connu ; ce qui l’est moins, c’est l’élément d’explication qu’avance Bodéüs pour ce choix, à savoir qu’il permettait à Porphyre d’éviter d’opposer Aristote à Platon, puisqu’une série de catégories sémantiques ne risquait pas de venir contredire la série des genres de l’être exposée dans le Sophiste. Le souci de Porphyre de rester fidèle à Platon et à Plotin, malgré le doute que certains spécialistes ont élevé à ce sujet, apparaît encore ponctuellement au détour d’une interprétation, par exemple en 138, 30-32, lorsque l’exégète affirme que les qualités immatérielles, c’est-à-dire les formes de qualités, sont en réalité des substances, ce qu’il est bien entendu impossible de trouver chez Aristote. On sait également que Porphyre est l’auteur de la théorie de la double imposition des noms, la première imposition servant à signifier les natures des choses, la seconde à signifier les natures des mots. Selon cette distinction, les Catégories se limiteraient à exposer la première imposition, de telle sorte que le classement des mots s’y ferait uniquement selon leur fonction signifiante et aucunement selon leur fonction grammaticale — en dépit de certaines évidences textuelles qui donneront lieu, plus tard, à l’interprétation opposée. De cette manière aussi est évité l’écueil d’un affrontement avec Platon, puisque les notions couplées de substance et d’accident, de particulier et d’universel, qui structurent l’ensemble du traité, ne sont pas utilisées pour décider du statut ontologique des différentes catégories (auquel cas il apparaîtrait que les idées platoniciennes ne peuvent toutes être substances, ni être à la fois particulières et universelles), mais seulement pour déterminer des types de significations. On esquive toute « querelle des universaux » en se contentant d’interroger l’extension et la compréhension des concepts. Il ne faut par conséquent pas s’étonner, poursuit Bodéüs, de ne trouver dans le commentaire aucun renvoi à l’Ennéade VI, dans laquelle Plotin attaquait les catégories aristotéliciennes pour des raisons ontologiques ; il ne s’agit ni d’un embarras ni a fortiori d’une rupture de Porphyre vis-à-vis de son maître, mais d’une différence radicale d’approche qui rend la confrontation inutile.

Quant à la forme du commentaire, lequel se présente comme un échange de questions et de réponses, Bodéüs se prononce en faveur de la thèse selon laquelle, des deux interlocuteurs purement fictifs, le questionneur est un débutant cherchant à recevoir un enseignement, et non un examinateur sondant les connaissances d’un élève, comme on l’a parfois suggéré. La disproportion manifeste entre la part du commentaire consacrée aux « antéprédicaments » et celle consacrée aux catégories elles-mêmes s’explique, selon le traducteur, par une tendance que devaient probablement partager de nombreux commentaires antérieurs, si du moins on en croit les tentatives de reconstitution du contenu de ces commentaires perdus. Il faut cependant ajouter que l’attention portée à ces premières définitions, qui concernent la synonymie, l’homonymie et la paronymie, est manifestement motivée par la question de la polysémie de l’être qu’Aristote examine dans sa Métaphysique, et ce sont les exemples donnés à cette occasion qui sont repris ici par Porphyre pour présenter des types intermédiaires d’unité des significations multiples. Ce rapprochement et cette familiarité de Porphyre avec la Métaphysique ne sont pas sans importance pour l’interprétation du statut philosophique des Catégories. En revanche, nous avons perdu la partie du commentaire consacrée aux « postprédicaments », le traité s’arrêtant subitement au milieu d’une phrase, alors que plusieurs indices permettent de vérifier que cette partie avait bien été écrite et que Boèce la lisait encore.

La traduction de Bodéüs réussit ce tour de force d’être à la fois très proche du grec et remarquablement claire et fluide. Certes, cela tient en partie au style de Porphyre, dont le souci avant tout didactique ne pouvait répéter les ellipses et les sous-entendus du traité aristotélicien. Mais il faut saluer, dans une bien plus grande mesure, le souci du traducteur de choisir le terme le plus évocateur, en faisant la part de la langue courante et de la langue technique et en jugeant pour cette dernière, de manière très pertinente, s’il faut conserver le terme transmis par la tradition ou s’il faut innover pour rendre le sens intelligible. L’ouvrage constitue donc, par son érudition, sa clarté et l’abondance des explications fournies, un outil incomparable pour tous les spécialistes de la tradition aristotélicienne et du commentaire ancien.