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I. De l’esprit, de l’âme et de leur description

1. Personnes, sujets, âmes et mondes

Le Tractatus est dominé par le rapport entre le sujet métaphysique et le monde. Nous y apprenons que « le moi philosophique est […] le sujet métaphysique, la limite du monde, pas une partie du monde[2] ».

L’Éthique de Max Scheler — sans doute un bon candidat pour le rôle de ce que Wittgenstein visait en parlant du « bavardage » au sujet de « l’éthique »[3] — et dont la dernière partie paraît en 1916, est dominée par le rapport entre la personne et le monde. À ce sujet, Scheler écrit : « La personne n’est jamais une partie d’un monde, mais toujours le corrélat d’un monde[4]. »

Le sujet métaphysique de Wittgenstein n’est pas une partie du monde ; la personne de Scheler n’est pas une partie d’un monde quelconque. L’argument que donne Scheler en faveur de cette affirmation semble être la thèse (plus ou moins (néo-)kantienne) selon laquelle « une personne […] n’est jamais un objet [Gegenstand] » ; « être un objet » semble signifier être directement connaissable ; les personnes peuvent être décrites, mais il n’y a pas de « knowledge by acquaintance », pas de perception, des personnes ; tout ce qui est dans le monde est un objet[5]. La même année, Wittgenstein note :

Le moi [Ich] n’est pas un objet[6].

Je (me) confronte objectivement (à) chaque objet. Mais pas le (au) moi[7].

Scheler et Wittgenstein distinguent entre le monde et les mondes, mais leurs thèses au sujet du rapport entre ces deux catégories ne sont pas les mêmes. Scheler se demande :

Si à chaque personne correspond un monde, et à chaque monde une personne, […] qu’en est-il du seul monde réel[8] ?

Chaque personne a son monde, et ce monde n’est pas le monde. Selon Wittgenstein « le monde [est] mon monde[9] ». Les deux philosophes utilisent, comme Schopenhauer et Weininger, la catégorie du microcosme pour parler des mondes. Scheler écrit :

Appelons cette idée du seul monde réel l’idée du macrocosme […] S’il y a un tel macrocosme, […] tous les microcosmes, tous les mondes individuels, personnels, sont des parties du macrocosme[10].

Wittgenstein, en revanche, suit Weininger :

Je suis mon monde (le microcosme)[11].

C’est vrai : l’homme est le microcosme[12].

Selon le personnalisme réaliste et anti-solipsiste de Scheler, chaque personne a son monde, et ces différents mondes font partie du monde. Le rapport qu’a chaque personne à son monde et donc au monde est décrit par Scheler à l’aide de sa version de la distinction entre dire et montrer, entre ce qui peut être dit et ce qui se montre : « le contenu [Gehalt] de l’être du monde est différent pour chaque personne » et chacune de ces différences révèle la contingence du monde réel[13].

Ce monde, le monde, ne peut pas être l’objet de « déterminations » dans lesquelles figurent des « concepts généraux, des propositions »[14]. C’est pourquoi « la vérité au sujet du monde est dans un sens une vérité personnelle[15] ». Wittgenstein estime aussi que sa version du rapport entre le monde et un monde, le mien, ne peut pas être dite :

Ce que le solipsisme veut dire [que le monde est mon monde] est parfaitement juste, sauf que cela ne se peut dire, mais se montre[16].

Les avis très étranges de Scheler et de Wittgenstein au sujet des rapports entre le(s) monde(s) et les personnes ou le moi philosophique sont employés par nos deux philosophes dans leurs déclarations au sujet de Dieu, de la valeur et des sanctions. Si à chaque personne correspond un monde, et si chacun de ces mondes fait partie du monde — du macrocosme — alors, suggère Scheler, la contrepartie personnelle du macrocosme serait l’idée d’une personne parfaite, infinie et spirituelle[17].

Une telle personne pourrait-elle se révéler ? Scheler répond :

Chaque réalité de « Dieu » […] a son seul fondement dans une révélation possible et personnelle de Dieu dans une personne[18].

Mais comme aucune personne ne fait partie d’un monde quelconque, cette révélation ne pourrait pas avoir lieu dans un monde quelconque, ni dans le monde ni dans un monde d’une personne. Comme le dit Wittgenstein, « Dieu ne se révèle pas dans le monde[19] », et selon lui, comme le monde est son monde, Dieu ne pourrait pas s’y révéler non plus.

Quel est le porteur des propriétés éthiques ? Selon Scheler « ce qui est originairement bon et mauvais [böse] […] c’est la personne[20] ». Et selon Wittgenstein en 1916, « ce qui est bon et mauvais [böse], c’est le moi [das Ich], pas le monde[21] ». La valeur (éthique) est-elle dans le monde ? Nos philosophes donnent des réponses opposées à cette question. Selon Scheler, « le domaine des valeurs […] devient pleinement concret seulement comme une partie du monde, du monde d’une personne »[22].

Mais Wittgenstein nous dit que « dans [le monde] il n’y a pas de valeur » et conclut à l’impossibilité des propositions éthiques[23]. » Cela explique sans doute pourquoi Wittgenstein ne se croit pas coupable de bavardage au sujet de l’éthique. Il avance néanmoins une proposition qui est selon Scheler une proposition éthique, et d’ailleurs vraie :

La première pensée qui vient à l’esprit lors de l’institution d’une loi éthique de la forme de : « Tu dois… » est celle-ci : Et qu’arriverait-il si je ne le faisais point ? Il est cependant clair que l’éthique n’a rien à voir avec la punition ou la récompense au sens ordinaire. Ainsi, la question relative aux conséquences d’un acte doit être sans intérêt. Tout au moins ces conséquences ne sauraient-elles être des événements. Car il faut bien qu’il y ait quelque chose de vrai dans cette interrogation. Il doit y avoir sans doute une sorte de récompense éthique et de punition éthique, mais celles-ci doivent résider dans l’acte même. (Et il est clair que la récompense doit être quelque chose d’agréable, et la punition quelque chose de désagréable)[24].

Il y a une différence entre la récompense agréable qui réside dans l’acte de celui qui fait ce qu’il doit faire, et la récompense au sens ordinaire. Scheler explique :

Qu’il y ait un lien entre le bonheur [Glückseligkeit] et la valeur positive éthique de la personne, […] un lien qui est plus qu’une association fortuite et empirique, cela est l’avis de tous ceux qui ont réfléchi sérieusement au sujet de ce lien[25].

« Seul le bon est le bienheureux » et « seul l’heureux se conduit bien »[26]. Ce lien non contingent est distingué par Scheler de tout lien contingent entre un acte et ses conséquences positives — une récompense —, ou négatives — une sanction :

Pourquoi avons-nous besoin d’une prétendue « sanction » ? Quels que puissent être les graves dommages qu’une bonne action entraîne pour son auteur, quels que puissent être les états de malheur dans lesquels elle le place, jamais le déplaisir produit par son acte ne peut atteindre le niveau de profondeur du plaisir qu’il éprouve en agissant bien, ni a fortiori celui du plaisir plus profond encore qui, à titre de source, a rendu possible la bonne action, et qui ne saurait être aucunement détruit par le déplaisir des couches périphériques, quelle qu’en soit l’importance quantitative. Il est absolument impossible, par définition même, qu’aucun bien accordé en récompense d’une action moralement bonne produise jamais un bonheur aussi profond que celui-là même qui est à la source de la bonne volonté et qui accompagne cette bonne volonté ; il est impossible qu’aucun mal imposé à titre de châtiment produise jamais une peine aussi profonde que cette absence de béatitude qui est la source de la mauvaise action et que le sentiment de déplaisir qui l’accompagne[27].

Les affirmations de Scheler et de Wittgenstein au sujet de la personne ou du sujet métaphysique, des mondes et de la valeur sont hautement contestables et souvent obscures[28]. On se demande par exemple pourquoi Scheler a cru bon d’utiliser une thèse épistémologique — les personnes ne sont pas des objets de connaissance — pour défendre une thèse ontologique — aucune personne ne fait partie d’un monde. C’est pourtant dans ces affirmations et dans leurs développements que l’on trouve les racines d’une approche des phénomènes mentaux et psychologiques que Wittgenstein va développer bien après le Tractatus.

2. Les prédicats des personnes, des sujets et des âmes

Considérons d’abord les prédicats de ce que Wittgenstein appelle le sujet métaphysique et Scheler la personne, ainsi que les prédicats de ce qu’ils appellent respectivement l’âme et le moi. Entre 1911 et 1916, Scheler change d’avis à ce sujet. Mais, selon une de ses réponses, la personne veut, perçoit, sait, intuitionne [schaut an], veut dire [meint], se souvient, s’attend à […],

le moi, par contre, juge, croit, affirme, pense, voit, entend, se représente [stellt vor], éprouve […].

La première série est la série d’« actes », qui sont mentaux (geistig), la seconde la série de « fonctions », qui sont psychiques (seelisch, psychisch) ou psychologiques[29]. Le moi ou l’âme n’est rien d’autre qu’une unité de fonctions psychologiques, d’expériences :

Un moi n’est qu’un objet entre d’autres objets, une unité d’objets, d’expériences psychologiques[30].

La personne aussi n’est qu’une unité mais une unité de ses prédicats mentaux :

Une personne n’est pas un objet [mais] une unité d’« actes » mentaux[31].

La terminologie schelerienne (« geistig » vs « psychique »), qui fait écho à une terminologie beaucoup plus ancienne, semble avoir comme conséquence que si un homme juge que p, et si qui juge que p veut dire que p, alors c’est la personne qui veut dire que p, et c’est le moi de cet homme qui juge.

Le seul prédicat mental du sujet philosophique tractarien semble être la volonté. Plus exactement, ce sujet veut dans la mesure où il est sujet d’attributs éthiques[32]. Mais certaines interprétations du Tractatus attribuent au sujet philosophique d’autres prédicats encore :

[I]n a certain sense, [the metaphysical subject] has knowledge, because to compare propositions with reality and decide whether they are true or false is to receive knowledge[33].

The ontological picture theory presupposes the existence of a subject which does not think but takes in the logic of the world by an act of seeing[34].

L’âme humaine tractarienne pense, veut dire (meint), croit, se représente (stellt vor) et veut (« en tant que phénomène »). Selon une interprétation scandinave du Tractatus, l’« âme humaine dont parle la psychologie[35] » est un moi empirique[36], une unité de pensées, c.-à-d. de faits qui sont des images (5.631, 5.542), de « Vorstellungen » (5.631) et de croyances (5.542). L’âme humaine, dont parle la psychologie, comme le moi schelerien, l’objet de la psychologie, est complexe. Le sujet philosophique tractarien en revanche, selon une interprétation populaire mais contestable, est simple, alors que la personne schelerienne est complexe[37].

3. Objets — publics vs privés — vs non-objets

Trois catégories dominent la réflexion de Wittgenstein au sujet de ces prédicats qu’il appelle de façon indifférente mentaux ou psychologiques : la catégorie d’objets privés, la catégorie — que nous avons déjà rencontrée — d’objets publics, et la catégorie de non-objets. Ces trois catégories sont aussi centrales dans les publications de Scheler — entre 1911 et 1916 et en 1933 — au sujet des prédicats mentaux et psychologiques, deux types de prédicats qui, nous l’avons vu, sont clairement distingués par le philosophe allemand.

Comment nos philosophes comprennent-ils ces trois catégories ? Quelle extension leur donnent-ils ?

Objets privés vs objets publics

Le scepticisme du philosophe autrichien à l’égard des objets privés s’annonce tôt : « Lexpérience “privée” est une construction dégénérée de notre grammaire […] » :

Mais que puis-je faire de plus que de distinguer le cas où je dis « j’ai mal aux dents » quand j’ai vraiment mal aux dents, et le cas où l’on dit les mots sans avoir mal aux dents. Je suis aussi (en outre) prêt à parler d’un x quelconque derrière mes mots pourvu qu’il garde son identité[38].

Est « privé » dans le sens épistémologique du terme ce qui ne peut pas être réidentifé. Or, selon Scheler en 1913, tout ce qui est psychologique est essentiellement réidentifiable :

Rien — me semble-t-il — n’est plus certain que la proposition selon laquelle il ne peut pas y avoir une science d’objets non identifiables. […] Non seulement tout ce qui est psychologique et donné à un individu doit être identifiable dans différents actes de cet individu, mais il doit aussi être identifiable par des personnes différentes[39].

« L’identifiabilité suit de l’essence d’un objet », dit-il dans un texte publié en 1933[40]. Un argument qui peut être avancé en faveur de l’existence d’objets privés dit qu’il y a des objets pour lesquels la distinction entre l’apparence et la réalité n’a pas d’application. Scheler répond :

Les expériences qui sont l’objet de la recherche psychologique sont des processus réels qui peuvent être visés par différents actes de différents individus. […] Tout comme il y a une distinction dans la sphère physique entre la réalité et l’apparence, […] il y a la même distinction dans la sphère psychologique […] entre une douleur réelle et une douleur apparente, entre un sentiment réel et un sentiment apparent […][41].

Scheler répond ici à Husserl qui, après avoir anticipé la position schelerienne en 1901, est revenu à une position plus traditionnelle en 1911 :

L’être psychologique en tant que phénomène n’est pas en principe une unité qui peut être expérimentée comme étant individuellement identique dans des perceptions différentes, pas même dans des perceptions du même sujet. Dans la sphère psychologique, en d’autres termes, il n’y a pas de différence entre l’apparence et la réalité[42].

« Il n’y a au fond, écrit Scheler, aucune différence de principe entre la perception de soi et la perception d’autrui[43]. » Ma perception de ma tristesse et votre perception de ma tristesse jouissent de la même dignité épistémique ; dans les deux cas, la tristesse en tant qu’objet psychologique est réidentifiable. Dans la deuxième conférence, nous examinerons le contenu de cette thèse radicale.

Non-objets

Qui lit les longues et patientes descriptions que donne Wittgenstein dans les Investigations philosophiques (et ailleurs) de vouloir dire quelque chose avec une expression (Meinen)[44], de se souvenir, de reconnaître (§595-610), du vouloir et des intentions[45], constate que, selon le philosophe autrichien, il s’agit d’une famille de phénomènes qui partagent plusieurs propriétés négatives. Ce ne sont pas des expériences :

Vouloir dire est aussi peu une expérience qu’avoir l’intention de [Beabsichtigen][46].

Quand je dis : « Il était là il y une demi-heure », c’est-à-dire en me souvenant de cela — ceci n’est pas la description d’une expérience présente.

Les expériences mnésiques sont les accompagnements du souvenir.

Se souvenir n’a pas de contenu expérientiel[47].

« J’ai l’intention de […] » n’est pas l’expression [Äusserung] d’une expérience[48].

L’intention n’est ni une émotion, ni une humeur, ni une sensation, ni une image[49].

Wittgenstein avance plusieurs thèses négatives au sujet du rapport entre le temps et les membres de notre famille :

L’intention […] n’est pas un état de la conscience. Elle n’a pas de durée authentique[50].

Vouloir dire quelque chose avec une expression n’est ni un processus, ni un état, ni donc une activité :

Je me souviens que c’est de lui que je voulais parler [ihn gemeint zu haben]. Est-ce que je me souviens d’un processus ou d’un état ? Quand a-t-il commencé ; comment s’est-il écoulé ; etc.[51]

[I]l n’est rien de plus aberrant que d’appeler « vouloir dire » [meinen] une activité mentale ! À moins qu’on ne veuille créer une confusion[52].

« Je voulais dire [wollte sagen] […] » — Vous vous souvenez de différents détails. Mais tous ensemble, ces détails ne montrent pas cette intention[53].

À un endroit, il propose une lecture déflationniste des affirmations selon lesquelles se souvenir serait un processus :

[Se souvenir] Pourquoi nierais-je qu’il y a ici un processus mental [geistig] ? Mais « il vient juste de se produire en moi un processus mental de me souvenir de » ne saurait dire plus que « je viens de me souvenir de […] »[54].

Quel est notre rapport épistémique au fait que nous voulons dire ceci ou cela, que nous nous souvenons de ceci ou de cela ? Wittgenstein répond :

Mais peux-tu douter que tu aies voulu dire cela ? — Non, mais en être sûr, le savoir, non plus[55].

Il n’y a que vous qui sachiez si vous avez cette intention […] (Et ici « savoir » signifie que l’expression d’incertitude n’a pas de sens)[56].

Nous avons vu que selon Scheler une personne n’est pas un objet. Il affirme la même chose de ce qu’il appelle, dans le jargon ancien mais atroce des phénoménologues, des « actes » : « un “acte” [Akt] n’est jamais un objet[57] » :

Un acte ne peut jamais devenir un objet grâce à un deuxième acte, par exemple un acte rétrospectif[58].

Les actes sont toujours les actes d’une personne, seule une personne peut « accomplir » des actes. À la catégorie des actes appartiennent : vouloir dire (meinen), vouloir, se souvenir, s’attendre à, et vouloir faire (Tunwollen, Intention, Absicht). Dans sa philosophie de la nature des actes, un élément ou moment joue un rôle central : « les actes, dans lesquels quelque chose est visé (gemeint)[59] ». Qui veut, veut faire, se souvient, s’attend à, celui-là vise ou veut dire quelque chose. Dans ce qui semble être sa meilleure caractérisation des actes, il affirme que les termes des relations de justification sont des actes : « les actes, […] entre lesquels il y a des relations de justification […][60] ».

Les personnes et les actes peuvent être décrits ; Scheler croit en avoir fait une philosophie. Mais parler de, décrire, n’est pas quantifier sur des objets. Disons plutôt que l’on peut quantifier sur des entités, et que si ces entités sont des actes, elles ne sont pas ce qui peut être directement connu, ce ne sont pas des objets.

Scheler avance plusieurs thèses négatives au sujet des actes : ils « ne sont pas vécus comme remplissant le temps[61] » :

Un acte ne peut pas plus être un objet qu’un processus ou un évènement psychologique ne peut viser [meinen] quelque chose. […] Tout comme il est incorrect de faire entrer en contrebande l’intentionnalité dans la sphère psychologique, il est incorrect de nier l’intentionnalité. Le premier spiritualise faussement le psychologique et corrompt la psychologie, le deuxième psychologise l’esprit et corrompt la philosophie[62].

Wittgenstein rejette l’idée même d’un vouloir dire qui serait quelque chose de privé :

Et le vouloir dire [Meinen] est quelque chose dans la sphère psychologique [seelisch]. Mais c’est aussi quelque chose de privé [Privates]. C’est l’insaisissable quelque chose ; […].

Comment jugerait-on cela ridicule ? C’est pour ainsi dire un rêve de notre langage[63].

Et dans un passage qui semble pointer une tentation à laquelle le philosophe du vouloir dire, du vouloir, de l’intention peut facilement succomber, il écrit :

La grande difficulté, ici, est de ne pas représenter la chose comme s’il y avait quelque chose que l’on ne pourrait pas faire. Comme s’il y avait vraiment un objet, dont je pouvais tirer une description, mais que je sois incapable de montrer à quelqu’un[64].

Avant de poursuivre la description de ces non-objets que seraient le vouloir dire, le vouloir, etc., il est nécessaire de considérer le projet descriptif en tant que tel.

4. La Description et ses avatars

La famille de phénomènes du vouloir, vouloir faire, se souvenir, etc., est, je l’ai dit, le thème de descriptions longues et patientes données par Wittgenstein et ses prédécesseurs, descriptions qui feront l’objet de la prochaine conférence. Ce qui vaut pour cette famille vaut aussi pour un grand nombre des sujets de prédilection de Wittgenstein. Considérons par exemple le rapport entre les règles et les significations (Bedeutungen), le voir comme et son rapport à la perception visuelle et à l’imagination, le rapport entre le brun et le solide des couleurs, les distinctions entre les concepts formels et matériels, entre les relations internes et externes, entre les causes, les raisons et les motifs, entre les critères et les symptômes, entre le mouvement de mon bras et mon acte de lever mon bras, entre les démonstratifs et les noms propres, entre les certitudes critiques et primitives.

Ces sujets sont loin d’être au centre des réflexions de Frege, Russell et Moore sauf, par exemple, pour la distinction entre les noms propres et les démonstratifs. Ils sont aussi encore plus loin des centres d’intérêt d’un Descartes, d’un Locke ou d’un Mach. Ils sont pourtant au centre des réflexions des héritiers de Brentano — de Marty, Stumpf, Ehrenfels, Meinong, Husserl, Reinach, Scheler, Geiger et Stein à Bühler, Katz, Köhler et Ortega[65].

Wittgenstein, comme les héritiers de Brentano, veut surtout décrire. Tous ces philosophes s’accordent à penser que la description l’emporte sur les théories, les explications et hypothèses causales et génétiques ; que la description est difficile, peu naturelle et doit rencontrer des résistances ; qu’elle amène à des trivialités et révèle des différences essentielles ; que si elle conduit à des découvertes, celles-ci ne sont jamais surprenantes ; qu’elle nécessite des comparaisons, des variations ; que la description oblige à surmonter différentes formes de cécité ; qu’il faut même voir plutôt que penser[66].

Mais la description n’a pas du tout la même fonction chez Wittgenstein et chez ses prédécesseurs austro-allemands. Selon le premier, la description est subordonnée à un but pratique — la thérapie. Selon les héritiers de Bolzano et de Brentano, la description est poursuivie dans un but « rigoureusement » théorique. La place de la thérapie dans les écrits de Wittgenstein, et son rapport à ce qui semble être des contributions théoriques — négatives ou positives — à la philosophie sont méconnus de ceux qui oublient l’une des platitudes concernant la structure de l’activité. Très souvent, on fait une chose en en faisant une autre, en faisant encore autre chose. Wittgenstein fait de la thérapie mais en faisant autre chose, en particulier en donnant et en corrigeant des descriptions.

La différence entre la fonction de la description chez Wittgenstein et ses prédécesseurs va de pair avec une différence concernant ce qui est censé être décrit. Si pour ses prédécesseurs la description est d’abord la description de la complexité des états et des épisodes mentaux et psychologiques ainsi que de leurs objets, ce que décrit Wittgenstein est censé être le langage et la façon dont on emploie les mots. Ainsi, quand Wittgenstein et les phénoménologues décrivent les émotions et leurs objets ou la différence entre l’objet d’une émotion et sa cause, son motif ou sa justification, le premier estime qu’il est en train de décrire la grammaire du langage des émotions : le jeu de langage « J’ai peur » contient déjà l’objet[67].

Malgré ces deux différences, touchant la nature de qui est décrit et la fonction de la description, quelques-unes des pièces maîtresses de la thérapie wittgensteinienne n’étaient pas inconnues des héritiers de Brentano : les tentations que représentent les images (Bilder) qui induisent en erreur, et la distinction entre le traitement d’un problème philosophique et sa résolution ou sa dissolution.

Scheler, par exemple, pointe plusieurs images qui induisent en erreur les philosophes. Il y a celles qui dérivent du monde extérieur et qui sont utilisées pour parler de la conscience comme d’une scène, d’un théâtre ou d’une boîte, ainsi que l’image du psychique comme un flux (Strom) d’évènements dans le temps objectif[68]. Il y a aussi l’image du moi comme « un point simple », « un point qui dure » et domine ou fait face à un « flux mouvant », et cette autre image qui l’« identifie avec ce flux lui-même ». « La fausseté [Schiefheit] de la deuxième image, écrit Scheler, n’est que la réaction contre la fausseté de la première[69]. »

Que le langage engendre sans cesse des images qui induisent en erreur les philosophes est surtout une thèse centrale de la philosophie du langage d’Anton Marty, qui représente sans doute la forme la plus élaborée de la Sprachkritik autrichienne. Le philosophe suisse détruit la thèse philosophique selon laquelle les objets de la pensée seraient des objets immanents, une thèse défendue à la suite d’une longue tradition, par quelques-uns des héritiers de Brentano :

On voulait sonder le secret de la conscience, et ce faisant on a pris plus ou moins au sérieux une image linguistique [sprachliches Bild] que l’on emploie en décrivant ce processus singulier. La locution plus abstraite, qui parle d’une immanence […] de ce qui est pensé dans celui qui pense, ainsi que la locution plus concrète qui met ce qui est pensé dans la tête, ne sont justifiées que comme des fictions de la forme interne figurale du langage [Fiktion der figürlichen inneren Sprachform] qui […] mènent à une falsification [Fälschung] si on les prend au sérieux[70].

La « tentation » à laquelle succombent les philosophes qui considèrent les possibilités et les forces comme des choses « se trouve […] dans le langage »[71]. Prendre au sérieux de telles images est beaucoup plus grave en métaphysique que ce qui arrive quand un scientifique prend une image pour une vérité, car en métaphysique les conséquences des images fictives peuvent être nombreuses[72]. Un élève de Brentano et de Marty souligne :

On n’a pas le droit d’oublier que la tâche de la description [Deskription] consiste surtout dans l’élimination des erreurs qui résultent des […] images de la « forme linguistique intérieure » et de la philosophie qui se laisse orienter d’abord par ces images[73].

Après avoir noté que les problèmes qui naissent d’une « fausse interprétation de nos formes de langage » (Sprachformen) ont le caractère de la profondeur[74], Wittgenstein explicite la genèse de ces interprétations ainsi :

Une similitude [Gleichnis], reçue [aufgenommen] dans les formes de notre langage engendre une apparence fausse […][75].

Il nous arrive d’être « captivés » par une image, une image qui nous empêche de voir comment les mots sont vraiment employés[76].

Dans sa Préface au Tractatus, Wittgenstein écrit de son livre qu’il « traite [behandelt] les problèmes de la philosophie et montre […] que la formulation de ces problèmes repose sur la mauvaise compréhension de la logique de notre langage ».

Les distinctions introduites ici connaîtront un long développement dans sa pensée qui aboutit à une distinction entre la description, les problèmes (paradoxes et apories) philosophiques, leur traitement, leurs solutions et leurs dissolutions.

Dans la tradition brentanienne, la distinction husserlienne entre, d’un côté, la description propre à la phénoménologie et ses problèmes et, de l’autre, la métaphysique et ses problèmes, connaît aussi un développement. Ainsi Nicolai Hartmann écrit en 1921 :

Dans certaines limites chaque problème se laisse traiter [lässt sich behandeln]. Une toute autre question est : jusqu’à quel point un problème peut-il être résolu ? En ce qui concerne le traitement des apories, on peut adresser certaines exigences à la théorie ; on n’a pas le droit de faire cela quand il s’agit de la solution des apories. Seule la théorie peut montrer jusqu’à quel point les apories peuvent être résolues. Affirmer que les questions métaphysiques ne peuvent en aucun sens être résolues, même pas de façon hypothétique, serait affirmer trop. Mais de façon générale, la proposition vaut : on ne les résout pas, on les traite seulement [man löst sie nicht, man behandelt sie nur][77].

On a pu dire du point-virgule dans la phrase célèbre de Wittgenstein, « le philosophe traite une question ; comme une maladie[78] », qu’il s’agissait du point-virgule le plus profond que connaît la littérature[79]. Quoi qu’il en soit de la littérature, le sens du deux-points dans la dernière phrase de la citation de Hartmann est clair. Comme tous les héritiers de Brentano, Hartmann défend une conception théorique de la philosophie, mais admet qu’en dernière analyse on est souvent réduit au simple traitement d’un problème ou d’une aporie[80].

Dans la description d’un phénomène et dans le traitement d’un problème philosophique on risque de s’égarer dès le début. Comme le dit Wittgenstein :

Comment en vient-on au problème philosophique des processus et des états psychiques et du comportement ? — Le premier pas dans ce sens échappe tout à fait à l’attention[…][81].

Cela est l’avis de Brentano[82] et de ses héritiers. Comme le dit Hartmann :

En philosophie la plus lourde responsabilité concerne le choix des premiers points de départ, la sélection de ce qui est donné[83].

L’étroitesse du point de vue est le cancer de la philosophie […]. Partout la multiplicité des phénomènes est méconnue et se trouve à tort uniformément nivelée[84].

Les problèmes, paradoxes et apories que Wittgenstein veut dissoudre et traiter — et non pas résoudre — sur la base de descriptions patientes sont nombreux.

Considérons ses Investigations. Il y a la question philosophique : une image visuelle est-elle complexe (§47) ? Il y a « le problème philosophique des processus et états psychologiques et du behaviorisme » (§ 308), « le problème philosophique des sensations » (§ 314). Il y a le paradoxe de Moore (§ 301, § 303), le paradoxe que l’on peut exprimer ainsi : « On peut penser ce qui n’est pas le cas » (§ 95) ; le paradoxe selon lequel « aucune manière d’agir ne pourrait être déterminée par une règle, puisque chaque manière pourrait se conformer à la règle » (§ 201) ; le paradoxe selon lequel la sensation « n’est pas un quelque chose, mais pas non plus un rien » (§ 304) ; le paradoxe qui surgit quand, tout en dirigeant d’une certaine façon mon attention sur ma conscience, je dis : « ceci dut être engendré par un processus cérébral ! » (§ 412). De même il peut « nous sembler paradoxal » que « dans un compte rendu nous mêlions pêle-mêle des états corporels et des états de conscience » (§ 421). Il y a ce qui semble être des apories liées à la nature de la définition et de la définissabilité (§ 69-71, § 75, § 78). Et Wittgenstein suggère qu’il y a de nombreux paradoxes liés à notre emploi de mots tels que « pouvoir » (können), « convenir » et « comprendre » (§ 182).

Plusieurs de ces problèmes, questions, apories et paradoxes font aussi partie de ceux qui fascinaient les héritiers de Brentano[85]. Mais si, selon Wittgenstein, il est nécessaire de comprendre à fond le rôle des mots pour « dissoudre » (auflösen) les paradoxes philosophiques (§ 182, cf. § 304) — pourvu que cette compréhension soit ancrée dans une thérapie réussie —, l’approche des prédécesseurs de Wittgenstein est tout autre. La meilleure thérapie, estiment-ils, est une description vraie et systématique.

Les descriptions données par les héritiers de Brentano sont, comme je l’ai déjà indiqué, présentées comme des descriptions de la complexité mentale et psychologique, comme des analyses des aspects et parties des épisodes et états mentaux et psychologiques, comme des descriptions de structures. Wittgenstein est presque systématiquement sceptique au sujet de toute tentative de ce genre. Si dans ses descriptions de la fonction des mots il comprend par « langage » beaucoup plus que les signes verbaux, et affirme (comme Bühler) que tout ce qui donne un sens aux mots fait partie du langage, il n’admet pas, à quelques exceptions près, le genre de complexité psychologique et mentale dont les brentaniens étaient friands.

Sur ce point, il a un précurseur important — le philosophe et psychologue William James, un auteur admiré à la fois par Wittgenstein et par Husserl, Marty, Stumpf et Scheler. Dans un des premiers comptes rendus de The Principles of Psychology, Marty signale et critique le rejet par James de plusieurs types d’unité psychologique réelle[86]. Nous verrons par la suite que ce rejet est aussi wittgensteinien.

II. Éprouver vs vouloir dire, vouloir, etc.

Pour cerner de plus près vouloir, vouloir dire et se souvenir de, des phénomènes que l’on ne peut pas « montrer », il sera utile de considérer d’abord ce qui semble être un véritable objet public et psychologique, une espèce d’expérience identifiable par plusieurs personnes.

1. Objets publics et psychologiques

Au sujet des états affectifs d’autrui, Wittgenstein écrit :

« Je remarquai qu’il était de mauvaise humeur. » Est-ce là une remarque au sujet d’un comportement ou d’un état d’âme ? […] Des deux : non pas de l’un à côté de l’autre, mais de l’un à travers [durch] l’autre[87].

La même préposition serait aussi la clé pour la compréhension de la perception des émotions d’autrui selon Scheler en 1911 :

Je vois immédiatement dans et à travers [durch sie hindurch] ces qualités, lignes, formes, la joie, la prière[88].

Dans la mesure où l’on voit la mauvaise humeur ou la joie d’autrui à travers leur expression, il n’y a aucune inférence à ces états affectifs. « Nous ne voyons pas des contorsions faciales, écrit Wittgenstein, pour en inférer la joie, l’ennui, la tristesse[89]. » C’est aussi l’avis de Scheler :

Nous avons l’impression d’avoir une conscience directe de la joie d’une personne dans ses rires, de sa souffrance dans ses larmes, de sa honte dans la rougeur de son visage, de sa prière dans ses mains jointes, de son amour dans le tendre regard de ses yeux, de sa colère et de sa rage dans son poing menaçant[90] […].

Si je saisis l’expérience d’autrui, alors objectivement parlant il doit y avoir un geste, un son qui doit exciter mon oeil et mon oreille. Mais c’est une illusion que de penser que je dois d’abord voir un mouvement corporel pour ensuite comprendre, sur la base de cette perception d’un mouvement corporel, la joie d’autrui[91].

Si les émotions d’autrui sont des objets publics, c’est en vertu de leurs liens avec leur expression : « une émotion [Gemütsbewegung] […] a une expression [une mimique] caractéristique [mimischen Ausdruck] », dit Wittgenstein[92], il y a un « comportement expressif caractéristique (expression du visage)[93] ». Mais quelle est la nature de ce lien ? Un visage peut exprimer la tristesse même si ce visage appartient à une personne qui n’est pas triste. Les liens entre les différentes émotions et les différentes expressions sont-ils contingents ? Une émotion s’exprime-t-elle nécessairement ? Selon Scheler, le lien en question est symbolique, non causal et essentiel :

Les qualités des phénomènes expressifs et les qualités des expériences forment des liens essentiels d’une espèce particulière […]. [N]ous avons ici une relation qui est symbolique, qui n’est pas causale et qui n’est pas la relation entre l’indice et ce dont l’indice indique la présence, relation qui se réalise dans une inférence[94].

Scheler affirme aussi la thèse très forte selon laquelle « il n’y a rien dans l’âme qui ne s’exprime pas dans le comportement immédiatement ou médiatement[95] ». Si Wittgenstein n’affirme pas la thèse forte, il est aussi d’avis que le lien en question est essentiel :

Considérez le ton de la voix, les inflexions, les gestes comme des éléments essentiels de l’expérience, non pas comme des accompagnements inessentiels ou comme des moyens de communication[96].

Le chagrin, voudrait-on dire, est personnifié dans le visage. Cela est essentiel à ce que nous appelons une « émotion » [Gemütsbewegung][97].

De façon générale, comme le dit Wittgenstein vers la fin de sa vie, « l’Intérieur est lié à l’Extérieur non seulement de façon expérientielle mais aussi logiquement[98] ». Dans le cas particulier du lien entre les émotions et leurs expressions on peut, disent nos deux philosophes, même parler d’une grammaire. Selon Scheler il y a

[…] un champ d’expression [Ausdrucksfeld] pour les expériences […].

[L]es relations entre les expressions et les expériences sont une grammaire universelle[99].

Selon Wittgenstein,

Je ne pourrais pas comprendre un geste si je ne le voyais pas comme une possibilité à l’intérieur d’un espace spécifique. Il y ainsi une grammaire des gestes (leur géométrie)[100].

L’argument que donne Scheler en faveur de l’existence d’une grammaire des expressions des émotions fait appel à un phénomène qui intéresse aussi Wittgenstein. On peut, dit Scheler, percevoir l’inadéquation entre le geste d’une personne et son expérience, l’inadéquation du geste à l’expérience, l’incompatibilité entre ce que le geste exprime et ce que le geste devrait exprimer[101].

Ce serait la perception d’une telle inadéquation qui rendrait nécessaire l’inférence :

À la suite d’un certain nombre d’actions accomplies par quelqu’un […] et dont j’avais cru percevoir les sentiments et les intentions, je puis être forcé d’arriver à la conclusion que je l’ai mal compris ou qu’il m’a trompé. Dans ce cas donc, je tire des conclusions se rapportant à ses expériences. [On infère] toutes les fois que l’on trouve que des obstacles bloquent la perception des expériences d’autrui ou qu’on est obligé d’admettre […] pour des raisons qui tiennent en dernière instance à la perception elle-même, une inadéquation entre l’expérience et l’expression, une séparation (automatique ou voulue) du lien symbolique[102].

Selon Wittgenstein aussi, on peut saisir directement la simulation : « Je puis reconnaître un authentique regard aimant, le distinguer d’un autre simulé[103] » :

La simulation [Verstellung] a ses propres signes externes. Comment pourrait-on parler de la simulation si cela n’était pas le cas[104] ?

Les signes de la simulation ou d’une autre inadéquation, le manque d’univocité, ce que Scheler appelle « une séparation du lien symbolique », qui sont absents dans le cas normal où l’on remarque la joie à travers l’expression, rendent nécessaire l’inférence et sont à l’origine de l’image d’une intériorité cachée. Comme le dit Wittgenstein :

Quand l’expression, le geste et les circonstances sont univoques, alors l’Intérieur semble être l’Extérieur. C’est seulement quand nous ne pouvons pas lire l’extérieur que l’intérieur semble être caché derrière lui[105].

Si les émotions qui sont des phénomènes psychologiques sont, selon Scheler, les exemples paradigmatiques d’objets publics, il n’en va pas de même pour les « actes » mentaux. Le lien entre l’expression et les émotions n’est pas le lien entre vouloir dire, vouloir, savoir, se souvenir et leurs expressions :

Les modes d’expression automatique suffisent à fonder la connaissance du contenu du moi organique et psychologique ; ils ne fournissent pas la connaissance ou la compréhension des actes d’une personne[106].

Garder le silence est une attitude active qui permet à une personne de cacher son être-ainsi de tout regard : sans que cela implique une expression automatique quelconque[107].

Wittgenstein note que le savoir et l’opinion n’ont pas d’expression faciale[108]. Mais il parle de l’expression naturelle de l’intention :

Quelle est l’expression naturelle d’une intention [Absicht] ? Observez un chat lorsqu’il se glisse près d’un oiseau ; ou un animal lorsqu’il veut fuir[109].

Scheler répondrait sans doute qu’une intention est un vouloir faire et que la volonté ne s’exprime pas comme une émotion ; Wittgenstein confond ici désir et volonté ; le désir, à la différence de la volonté, a une expression naturelle. Le désir n’est pas la volonté : on peut céder à un désir, pas à une volonté.

Notre rapport aux émotions d’autrui est une chose. Qu’en est-il de notre rapport à nos émotions ? La réponse de Scheler, déjà citée dans la première conférence, est celle du réalisme naïf extrême :

Il n’y a au fond aucune différence de principe entre la perception de soi et la perception d’autrui. L’une et l’autre ne se réalisent que pour autant que l’état du corps ait subi des modifications et que l’état psychologique que nous voulons percevoir se soit traduit par une expression ou autre modification du corps[110].

C’est le lien entre une émotion d’un côté et l’expression ou une modification du corps de l’autre côté qui fait de mon émotion un objet public qui peut être l’objet d’une perception par vous ou par moi. Wittgenstein rejette cette dernière possibilité :

On ne peut absolument pas dire (sauf en plaisantant) de moi que je sais que j’ai une douleur […] La vérité est : qu’il y a un sens à dire des autres qu’ils doutent que j’ai une douleur, mais non à le dire quant à moi-même[111].

Mais il n’est pas entièrement satisfait de la formulation selon laquelle les phrases psychologiques à la troisième personne sont caractérisées par leur fonction communicative (Mitteilung) et les mêmes phrases à la première personne et au présent par la fonction d’exprimer ou de manifester quelque chose (Äusserung). Il ajoute à cette caractérisation : « Ce n’est pas tout à fait ça[112]. » Il dit aussi : « Les mots “J’ai peur” peuvent se situer très proche et très loin d’un cri[113]. » (Nous reviendrons sur les descriptions que donne Wittgenstein des phrases psychologiques à la première personne et au présent dans la conférence suivante). Mais même si ces mots sont très loin d’un cri et employés avec la fonction d’affirmer ou de communiquer, une telle affirmation ou communication ne serait sans doute pas, selon Wittgenstein, fondée sur une prise de connaissance « interne » de la peur.

Les remarques citées semblent justifier l’attribution à Wittgenstein de la thèse (ou rappel) selon laquelle la joie d’autrui est un objet public, comme l’est une table. La joie d’autrui peut être remarquée par plusieurs personnes grâce à son expression. Wittgenstein écrit pourtant aussi :

Mais « joie » désigne sans doute quelque chose qui est intérieur [etwas Inneres]. Non. « Joie » ne désigne rien. Ni quelque chose d’intérieur ni quelque chose d’extérieur[114].

Veut-il simplement dire que le compte rendu « Ludwig a remarqué que Skinner se réjouit » est un compte rendu propositionnel, et qu’un compte rendu de la forme « Ludwig a remarqué la joie de Skinner », qui semble attribuer à Ludwig un rapport à un objet, n’est qu’une formulation abrégée d’un compte rendu du premier type ? Ou l’affirmation selon laquelle « joie » ne désigne rien est-elle incompatible avec le point de vue que nous lui avons attribué ?

Selon les héritiers de Brentano, les émotions épisodiques — qu’elles soient comprises comme épistémiquement privées (Brentano, Husserl) ou publiques (Scheler) — possèdent une structure interne. Une émotion qui a la propriété de l’intentionnalité possède un mode — il s’agit de joie, de tristesse, d’admiration — un contenu et un objet. Le contenu d’une émotion est le contenu de la perception, croyance, attente, (re)présentation, fantaisie ou du jugement, du souvenir, etc., dont elle dépend. Sans une telle base ou fondement (Grundlage, Voraussetzung), pas d’émotion[115]. Quand Wittgenstein écrit que « les émotions [Gemütsbewegungen] colorent [färben] les pensées[116] », il est pourtant loin d’accepter toute la description des émotions donnée par les héritiers de Brentano. Il écrit par exemple :

Si je dis : « C’est toujours avec peur que j’ai pensé à cela », la peur a-t-elle accompagné mes pensées ? — Comment se conçoit la séparation [Trennung] de ce qui accompagne et de l’accompagnement ?

On pourrait demander : Comment la peur pénètre-t-elle [durchdringt] la pensée ? Car elle ne semble pas être seulement concomitante [einherzugehen][117] […].

Dans ce passage, Wittgenstein accepte les thèses négatives avancées par Husserl en 1901 :

Si nous nous tournons avec plaisir vers un objet ou si son caractère désagréable nous repousse, un objet est (re)présenté. Mais nous n’avons pas seulement une (re)présentation avec en plus [dazu] une émotion [Gefühl] qui s’y ajoute de façon associative [assoziativ Angeknüpftes].

Mais Wittgenstein ne fait pas sienne la thèse positive qui, selon Husserl, explique la vérité des thèses négatives : « Le plaisir [Gefallen] ou le déplaisir [Missfallen] se dirige vers l’objet (re)présenté, sans une telle direction il ne pourrait pas exister du tout[118]. » Dans la joie qui porte sur un état de choses que l’on a constaté, « la joie n’est pas un […] acte pour soi et le jugement un acte à côté [daneben liegender], le jugement est plutôt l’acte qui fonde la joie[119] ». La relation de dépendance à laquelle Husserl fait appel ici et la distinction entre les modes et les contenus[120] n’ont presqu’aucune place dans les descriptions de Wittgenstein. Comme William James, il rejette le genre de complexité et d’unité psychologique et mentale qui sont au centre des descriptions des héritiers de Brentano. Pourtant Wittgenstein semble penser que les thèses négatives mentionnées suffisent pour montrer que James a tort quand il identifie les émotions et les sensations :

Il y a des pensées lourdes de souci, mais aucune qui serait lourde d’un mal de dents [zahnschmerzvolle][121].

Selon Husserl et compagnie, l’identification jamesienne est erronée parce que les émotions doivent colorer, c’est-à-dire présupposer des pensées, des perceptions, etc., et les sensations ne peuvent pas jouer ce rôle.

Mais sur deux points importants Wittgenstein est d’accord avec ses prédécesseurs phénoménologiques. On pourrait, dit-il, appeler les « émotions dirigées » [gerichtete Gemütsbewegungen] des « prises de position » [Stellungnahmen] : la « surprise et l’effroi sont des prises de position, l’admiration [Bewunderung] et la jouissance [Genuss] aussi[122] ». Von Hildebrand introduit la catégorie de prises de position affectives ainsi :

Si nous considérons la joie au sujet de quelque chose, l’enthousiasme, la nostalgie [Sehnsucht] […] alors toutes ces expériences […] malgré leurs différences qualitatives sont des prises de position miennes à propos du monde des objets.

L’indignation [Empörung] […] est une réponse [Antwort] à certaines qualités, une prise de position. […] Une prise de position est une expérience spontanée, […] dont le contenu a une […] direction [Richtung] vers un objet[123].

Les émotions dirigées seraient donc des expériences spontanées et non pas, comme le prétend une longue tradition, des expériences passives, comme les sensations. Wittgenstein (dans le dernier passage cité) n’explique pas ce que c’est qu’une prise de position. Mais il l’oppose à ce qu’il appelle les « Erfahrungen » (« undergoings » dit Miss Anscombe), par exemple les impressions.

Wittgenstein distingue la cause de la peur de son objet, c’est-à-dire la direction (Richtung) de la peur. La distinction n’exclut pas que la cause d’une émotion puisse être son objet[124]. Wittgenstein veut surtout distinguer les deux relations, la « relation » d’être dirigée, qui relie la peur et son objet, et la relation causale, ou les deux concepts de ces relations :

Je hais Smith n’équivaut pas à : Je hais + Smith est la cause de ma haine[125].

La distinction entre les deux relations fait partie de la vulgate brentanienne. Husserl écrit par exemple :

Nous disons […] que l’objet excite notre plaisir, comme on dit […] qu’un état de choses inspire un doute, nous contraint à donner notre accord, stimule notre désir, etc. Mais le résultat […] de cette causalité apparente, le plaisir, le doute ou l’accord excité possède en lui-même la relation intentionnelle […] C’est une absurdité […] ici et ailleurs de considérer le rapport intentionnel comme un rapport causal […][126].

2. Quel rapport peut-on avoir à un non-objet ?

Nous avons examiné rapidement les propos de Scheler au sujet du rapport que plusieurs personnes peuvent avoir à l’émotion d’autrui et au sujet du rapport qu’une personne peut avoir à ses émotions, ainsi que les relations entre les propos de Scheler et de Wittgenstein à ces deux sujets. Qu’en est-il de mon rapport à votre vouloir dire que p ? Qu’en est-il de mon rapport à mon vouloir dire que p ?

La réponse de Scheler à la première question est simple :

Que signifie donc « comprendre » un mot ? Lorsque quelqu’un dit en indiquant la fenêtre : « le soleil ! » ou « il fait beau dehors », alors « comprendre » signifie ceci et seulement ceci : que la personne à qui l’on s’adresse, tout en suivant l’intention du vouloir dire [Meinungsintention] du locuteur et son discours, co-saisit [miterfasst] l’étatde choses […] « qu’il fait beau dehors »[127].

Plus exactement, il y a un

co-vouloir dire (co-viser, Mitmeinen) de l’état de choses visé dans une expression [Äusserung] qui présuppose une perception des unités expressives [Ausdruckseinheiten] d’une telle expression […] à l’intérieur d’une communauté [Gemeinschaft] humaine[128].

Tout comme, selon Scheler, il y a une perception directe des émotions d’autrui à l’intérieur d’une communauté, il y aurait aussi un co-vouloir dire à l’intérieur d’une communauté. Mais si le premier est une forme de connaissance directe (« knowledge by acquaintance »), la compréhension dans la forme de co-saisir ou de co-vouloir dire n’est pas une connaissance directe d’un objet quelconque. Co-vouloir dire et co-saisir sont des exemples de ce que l’on appelle, depuis Searle, l’intentionnalité collective. Supposons que parler d’ « actes » doués d’ « intentionnalité », voire d’ « intentionnalité collective » relève d’une maladie philosophique. Dans ce cas il ne resterait de la thèse de Scheler que ceci : la compréhension de ce que dit et veut dire autrui présuppose un accord ou une conformité des hommes dans le langage, qui est un accord ou une conformité d’une forme de vie partagée[129].

Nous savons que, selon Scheler, un « acte » — vouloir dire, vouloir, se souvenir — n’est pas un objet. Il estime néanmoins qu’il y a une forme de connaissance, qui n’est ni la connaissance due à la compréhension ni la connaissance directe d’un objet, qui me relie à mes actes :

Même dans la réflexion, qui seule peut rendre un acte connaissable par moi, un acte n’est jamais un objet. Un acte ne peut jamais être donné dans une perception, interne ou externe, ni dans une observation[130].

Une telle connaissance, la « réflexion », a tout l’air d’une invention philosophique ad hoc. Mais sur ce point quelques philosophes ont suivi Scheler. Sartre écrit :

Si je compte les cigarettes qui sont dans cet étui, j’ai l’impression du dévoilement d’une propriété objective de ce groupe de cigarettes : elles sont douze. […] Je puis fort bien n’avoir aucune conscience positionnelle de les compter. […] Et pourtant au moment où ces cigarettes se dévoilent à moi comme douze, j’ai une conscience non thétique de mon activité additive[131].

De façon analogue, un élève de Wittgenstein, Miss Anscombe, parle d’un « savoir ou de connaissance sans observation » (knowledge without observation), et Stuart Hampshire appelle « intentional knowledge » la connaissance que j’ai lorsque je sais ce que je veux maintenant[132]. Wittgenstein pour sa part semble souvent penser que de telles catégories sont vides :

Mais peux-tu douter que tu aies voulu dire cela ? — Non, mais en être sûr, le savoir, non plus[133].

Il n’y a que vous qui sachiez si vous avez cette intention […] (Et ici « savoir » signifie que l’expression d’incertitude n’a pas de sens)[134].

Il n’est pas possible d’évaluer les propos de Scheler et de Wittgenstein au sujet de nos rapports au vouloir dire, au vouloir, etc., sans un examen de quelques-uns des détails des descriptions qu’en donnent Wittgenstein et Scheler. Commençons avec les descriptions de vouloir dire quelque chose avec une expression.

3. Vouloir dire quelque chose

Dans un commentaire de ce que Wittgenstein écrit au sujet de vouloir dire [Meinen], par exemple dans les § 661-693 des Investigations, Peter Hacker demande :

[W]hy should such prominence be given to a topic [meaning something], which has no obvious claim to pre-eminence in the history of philosophy ? [135]

Le sujet en question fut — me semble-t-il — introduit dans la philosophie moderne par Husserl, qui tient souvent des propos tels que : « Nous voulons dire ceci ou cela avec nos signes parlés ou écrits[136]. » Le vouloir dire joue un rôle fondamental dans sa philosophie de la signification et du sens. Ainsi il écrit :

Naturellement, les expressions « un son est faible » et « un son appartient à l’ensemble des objets qui se ressemblent eu égard à la faiblesse » sont sémantiquement équivalentes. Mais l’équivalence n’est pas l’identité. Si quelqu’un dit que l’on ne pourrait pas parler de la faiblesse des sons sans avoir noté des similarités entre les sons faibles, cela peut être juste. Mais qu’est ce que cela a à voir avec le sens de nos mots, avec ce que nous voulons dire [meinen] avec nos mots[137] ?

Marty et Meinong attribuent l’introduction dans la philosophie d’un vouloir dire sui generis à Husserl. Mais ils n’estiment pas que la description qu’en donne Husserl est bonne. Ce genre de réaction se produit souvent dans la tradition brentanienne. Un élève de Brentano annonce une découverte importante — des états de choses, des suppositions, de l’évidence conjecturale, des Gestalten. Et un autre héritier de Brentano répond que la découverte n’en est pas une. Selon Marty et Meinong, « meinen » signifie : opiner, penser, avoir une intention ou une (re)présentation, ou supposer ; dans la tradition de philosophie de langage qui remonte à Grice, ce qu’un locuteur « means » avec une expression est toujours compris comme une intention, comme le suggère très fortement l’expression française « vouloir dire ». (On a traduit « meinen » par viser. Et j’utilise par la suite ici et là cette traduction. Mais on ne peut pas dire de quelqu’un qu’il vise qu’il pleut.) Selon Husserl le mot a aussi un tout autre sens.

Vouloir dire acquiert très tôt une certaine importance dans la philosophie analytique à Cambridge. Susan Stebbing raconte l’anecdote suivante au sujet de G. E. Moore :

At the outset of the discussion, not Russell but a man whom I had never seen and took to be quite young, began to ask me questions with a vehement insistence that considerably alarmed me. “What ON EARTH do you mean by that ?” he exclaimed again and again, thumping the table as he said “on earth” in a manner that clearly showed he believed there was no earthly meaning in what I had said[138].

Comme nous avons indiqué dans la première conférence, le vouloir dire a une importance considérable dans la première pensée de Wittgenstein. Déjà dans les Cahiers il écrit :

Quand je dis « le livre se trouve sur la table », cela a-t-il un sens qui est complètement clair ? (Une question EXTRÊMEMENT importante). Mais le sens doit être clair, car nous voulons dire [meinen] quelque chose avec la phrase, et dans la mesure où nous voulons dire avec certitude, cela doit être clair […].

Il semble être clair que ce que nous voulons dire doit être « scharf » […].

Si quelqu’un m’accule pour me montrer que je ne savais pas ce que je voulais dire, je dirais : « Je sais ce que je veux dire : je veux dire exactement CECI » en indiquant avec mon doigt le complexe approprié[139] […].

Pour Husserl (en 1901) aussi ce qui est visé doit être quelque chose de déterminé :

La matière est donc ce qui dans un acte lui donne une relation à quelque chose d’objectif [un objet ou un état de choses], une relation si complètement déterminée qu’elle détermine fermement, non seulement l’objet que l’acte vise [meint], mais aussi la façon dont l’acte le vise[140].

Dans le Tractatus, Wittgenstein attribue un rôle important et au vouloir dire (3.315, 4.062) et au penser. Hacker note qu’il est plausible que Wittgenstein les identifie. De la phrase « la méthode de projection est le penser [das Denken] du sens de la proposition » (TLP 3.11), Hacker écrit que

[it] could with some plausibility be interpreted to signify much the same as “to mean that state of affairs” […] So when we use a propositional sign as a projection of a possible situation, i.e. use it “thinkingly”, mean it, then it is a proposition, a sinnvoller Satz. It is acts of meaning, thinking, that links names to their meanings [Bedeutungen], infuse sentences with life, and endow them with intentionality[141].

Ce sont précisément les attributions de tels rôles au vouloir dire et au penser qui vont devenir les cibles de la réflexion wittgensteinienne ultérieure. Ce sont ces mêmes rôles que Husserl en 1900-1901 attribue au vouloir dire et au penser :

[…] signifier [bedeuten] ou vouloir dire quelque chose […] qui donne un sens aux noms et aux autres expressions[142].

« La façon déterminée de viser l’objet pertinent [die bestimmte Weise des den jeweiligen Gegenstand Meinens] » est, selon Husserl, « l’acte de signifier [der Akt des Bedeutens][143] » qui est à son tour souvent identifié avec « l’intention significative [Bedeutungsintention] », « penser » et avec l’« acte qui donne un sens à des mots [bedeutungsverleihende Akte][144] ».

Les descriptions que donne Husserl du vouloir dire sont modifiées et corrigées par Adolf Reinach, en particulier dans un article de 1911 « Sur la théorie du jugement négatif ». La relation entre la description reinachienne et les descriptions données beaucoup plus tard par Wittgenstein est complexe.

Au sens où Husserl, Reinach, d’autres phénoménologues et Wittgenstein emploient très souvent le verbe « meinen », celui-ci peut prendre un complément nominal ou propositionnel : on peut viser ou vouloir dire un objet avec une expression ; on peut aussi vouloir dire que p avec une expression. Husserl distingue aussi viser un objet temporel — une chose, sa rougeur, sa forme spatiale —, et viser un objet idéal — une couleur, un nombre. Dans le premier cas, « le vouloir dire individuel », « nous visons […] ce moment de rougeur dans la maison », dans le second cas, « le vouloir dire général », « nous visons la rougeur »[145]. Dans ses discussions des exemples introduits par Husserl (et discutés aussi par Bühler) Wittgenstein dit que quand nous visons une forme spatiale il se peut que des « expériences caractéristiques » se produisent […]. — Mais cela n’a pas lieu dans tous les cas où je « vise la forme » ni quand nous « “visons la couleur” »[146]. Son affirmation principale au sujet du vouloir dire est qu’il n’est pas un processus ni une activité. Cette affirmation implique une série de thèses négatives. L’affirmation principale de Reinach à ce sujet implique l’affirmation de Wittgenstein, et donc également la série de thèses négatives mentionnée. La voici :

R1

Vouloir dire a une nature qui est temporellement ponctuelle [eine zeitliche punktuelle Natur][147].

Décider (Sichentschliessen), appréhender (Erkennen), prendre une résolution (das Fassen eines Vorsatzes) ainsi que juger ou affirmer sont aussi ponctuels selon Reinach[148]. Reinach a raison si ce que Zeno Vendler appelle le « schéma temporel » de « vouloir dire », « décider », « appréhender », « prendre une résolution » et « juger » (comme par exemple celui de « gagner ») est une indication fiable de la valeur sémantique de ces verbes. La catégorie à laquelle appartiennent vouloir dire, etc., n’est pas la catégorie d’un état, auquel appartiennent, selon Reinach, la conviction, la croyance, la joie, la tristesse et l’état de celui qui est résolu[149], ni la catégorie des processus pour laquelle Reinach donne l’exemple de la délibération. Un processus, à la différence d’un évènement ponctuel, a des parties temporelles. On pourrait appeler les états mentionnés, les processus et les évènements ponctuels des épisodes.

La deuxième thèse reinachienne est :

R2

Vouloir dire est essentiellement lié aux expressions linguistiques[150].

(R1) et (R2) constituent une correction implicite de Husserl. Si ce dernier parle normalement de l’« acte » de vouloir dire quelque chose avec une expression, il n’affirme pas qu’une expression est essentielle au vouloir dire. Et nous verrons par la suite que certaines affirmations de Husserl sont incompatibles avec (R1). Comme nous l’avons déjà noté, Reinach distingue

R3

Vouloir dire x avec « e » vs vouloir dire que p avec « s ».

Il introduit le premier cas ainsi :

Supposons que je sois en train de compter les montagnes allemandes, en train de répéter leurs noms à autrui ou en train de me les réciter […]. En prononçant les mots je veux dire quelque chose avec ces mots, précisément les montagnes que ces noms désignent[151].

Son introduction du vouloir dire propositionnel est aussi une formulation claire d’une version de la distinction déjà rencontrée entre mode, contenu et état de choses :

Si je dis « a est P ? » et puis « a est P », dans les deux cas la même chose est visée, le même état de choses. Mais dans le premier cas cet état de choses est l’objet d’une question, dans le deuxième il est affirmé. On peut distinguer dans le complexe que nous appelons l’affirmation d’un état de choses le moment d’affirmation, et l’autre composante, viser quelque chose [Meinensbestandteil][152].

La thèse principale de Wittgenstein est :

W1

Vouloir dire n’est ni un processus, ni une activité, ni un état.

Il n’est rien de plus aberrant que de nommer « vouloir dire » une activité mentale [geistige Tätigkeit][153] !

Je me souviens que c’était lui que je visais [gemeint]. Est-ce que je me souviens d’un processus ou d’un état ? — Quand a-t-il commencé ; comment s’est-il écoulé[154] ?

Or (W1) est une conséquence directe de (R1). Il est curieux que Wittgenstein ne mentionne pas (R1) (sauf quand il dénonce, dans la Grammaire Philosophique, l’idée que vouloir dire pourrait être une saisie instantanée de la grammaire), puisque (comme Reinach et d’autres phénoménologues) il admet une compréhension ponctuelle, un souvenir ponctuel et une décision ponctuelle :

On peut se souvenir d’une situation à un moment. Le concept de souvenir ressemble aux concepts de la compréhension instantanée et de la décision instantanée[155].

On peut penser que Wittgenstein n’aurait pas accepté (R1) parce qu’il n’y a aucun état ou disposition qui correspond au vouloir dire ponctuel comme il y a un état ou disposition qui correspond à la compréhension (décision) ponctuelle, état ou disposition qui est plus fondamentale que le cas ponctuel.

La thèse selon laquelle vouloir dire est un processus ou activité, thèse rejetée explicitement par Wittgenstein et implicitement par Reinach, semble avoir été affirmée en 1914 par Karelitzki, phénoménologue munichois — comme Reinach. Karelitzki écarte explicitement la thèse reinachienne de la nature ponctuelle du vouloir dire[156] et affirme de quelques exemples du vouloir dire :

Dans tous ces cas on peut constater en soi-même un processus mental [geistiger Vorgang] sui generis […][157].

D’un type de vouloir dire, il dit que c’est une « action mentale »[158].

Comme Reinach Wittgenstein est persuadé que :

W2

C’est seulement dans un langage que je peux vouloir dire quelque chose avec quelque chose[159].

Et il connaît aussi la distinction entre l’emploi propositionnel et l’emploi non propositionnel de « meinen » :

W3

Vouloir dire x avec « e » vs vouloir dire que p avec « s ».

Reinach et Wittgenstein avancent une série de thèses négatives au sujet du vouloir dire. Ces thèses ont toutes la particularité qu’elles sont des conséquences plus ou moins immédiates et de (R1) et de (W1) : vouloir dire n’est pas : (re)présenter (sich etwas vorstellen), penser, s’intéresser à, voir, entendre.

Vouloir dire vs (re)présenter

« Vouloir dire, écrit Reinach, se distingue de Vorstellen puisque vouloir dire est toujours linguistiquement revêtu [sprachlich eingekleidet][160]. » Wittgenstein est d’accord :

C’est seulement dans un langage que je peux vouloir dire quelque chose avec quelque chose. Cela montre que la grammaire de « vouloir dire » n’est pas celle de « sich etwas vorstellen »[161].

La différence découle aussi, selon Reinach, de la différence entre les natures temporelles des deux types d’épisodes. Si vouloir dire est ponctuel, une (re)présentation peut être plus ou moins étendue dans le temps, dure plus ou moins ; le premier est « spontané », le second « réceptif »[162]. Comme Reinach pense aussi que voir et entendre sont des types de présenter, il accepte que voir et entendre n’est pas vouloir dire[163].

Vouloir dire vs penser

S’il arrive à Husserl d’identifier penser et vouloir dire et si, selon l’interprétation plausible de Hacker, le Wittgenstein du Tractatus accepte la même identification, cette identification ne va pas de soi. « “Vouloir dire cela” » ne signifie pas : « penser à cela », leur grammaire n’est pas la même, écrit Wittgenstein dans les Investigations[164]. Nous reviendrons par la suite sur l’argument que donne Wittgenstein en faveur de cette affirmation. Reinach quant à lui affirme que penser, comme voir et entendre, c’est se représenter quelque chose[165] et aussi que :

Le corrélat de vouloir dire n’est en aucun sens présent [vor-stellig][166].

Une conséquence de ces deux affirmations, qui n’est pas, me semble-t-il, tirée par Reinach, est que vouloir dire n’est pas penser. Un autre argument en faveur de cette conclusion serait que penser n’est pas ponctuel.

Vouloir dire vs l’attention, l’intérêt

Husserl avait noté l’importance de la question de « la relation entre l’attention [Aufmerken] et signifier ou vouloir dire[167] ». Reinach suggère que « viser un objet — cela peut aussi signifier s’intéresser à cet objet[168]. Mais :

L’espèce de viser un objet qui implique un intérêt dans l’objet visé présuppose la présence de l’objet. Ce qui nous intéresse ici est l’espèce de viser un objet dont le trait distinctif est que viser l’objet ne nous le présente pas et ne présuppose pas une telle présentation[169].

Wittgenstein ne dit pas que « meinen » peut signifier : s’intéresser à, prêter attention à. Mais il donne deux bons exemples de la différence entre vouloir dire quelque chose et prêter l’attention à quelque chose :

Supposez que quelqu’un simule des douleurs et dise : « Ça va s’atténuer bientôt. » Ne peut-on pas dire qu’il vise la douleur ? Et cependant, ce n’est pas sur des douleurs qu’il concentre son attention[170].

Supposez que vous ayez des douleurs et que dans le même temps vous entendiez à côté un piano qu’on accorde. Vous dites : « Ça va bientôt cesser. » Cela fait pourtant une différence de savoir si ce sont les douleurs ou l’accordement que vous visez [meinen] ! Sans doute […] je reconnais que dans beaucoup de cas une orientation de l’attention correspondra à la visée [Meinung] d’une chose ou l’autre[171].

Enfin on peut aussi penser que l’attention, à la différence de vouloir dire, n’est pas ponctuelle.

4. Vouloir, vouloir faire (intention), se souvenir de, etc.

Meinen occupe une place centrale dans la vie mentale selon les phénoménologues. Qui juge, perçoit, se souvient que p ou s’attend à ce que p, doit viser quelque chose. Qui forme une résolution, qui commence à vouloir ou à souhaiter que p ou commence à vouloir faire quelque chose, doit aussi viser quelque chose. Vouloir dire que p peut donc être qualifié de façon judicative, perceptuelle, mnésique, volitive, etc. Selon Scheler, chaque « acte » est ponctuel. Qu’en est-il donc de l’état de résolution, d’une volonté qui dure plusieurs années ? Ce sont, semble-t-il, des états inauthentiques puisqu’un « acte » ne remplit pas le temps. Nous avons déjà noté dans la première conférence que, selon Scheler, le vouloir dire, la perception, le souvenir, l’attente et la volonté seraient des « actes » mentaux, et non des expériences psychologiques ou des objets directement connaissables. Et que selon le Tractatus, la volonté qui intéresse l’éthique, ainsi peut-être qu’une forme de perception et une forme de savoir sont les prédicats du sujet métaphysique, à la différence du jugement, de la pensée et du vouloir dire.

Quelle forme prennent donc les descriptions austro-allemandes de la volonté, du souhait, du vouloir faire, du souvenir ? En voici quelques échantillons.

On peut souhaiter beaucoup de choses qui ne peuvent pas être l’objet de la volonté. On peut donc être tenté par l’idée d’analyser la volonté en termes de souhait, en disant par exemple que la volonté est un souhait qui porte sur un état de choses en mon pouvoir, ou dont je crois qu’il est en mon pouvoir. Ce n’est pas l’avis de Wittgenstein, ni de Scheler, qui écrit :

C’est un renversement des faits d’essayer de comprendre la volonté en termes de souhait. C’est la volonté, non pas le souhait qui est fondamental[172].

Wittgenstein est d’accord :

Quand je lève mon bras, je n’ai pas souhaité qu’il se lève. L’action volontaire exclut ce souhait[173].

Quand quelqu’un lève son bras, quel rapport y a-t-il entre ses sensations, par exemple ses sensations kinesthésiques, et son intention ou sa volonté ? « Selon la théorie empiriste de la volonté, note Scheler, celle-ci est d’abord la reproduction de l’image d’un mouvement donné dans des sensations de mouvement[174]. » Scheler et Wittgenstein critiquent différentes versions de cette théorie.

Wittgenstein décrit l’expérience suivante :

Lorsque nous entrelaçons nos doigts d’une manière particulière, il arrive parfois que nous ne soyons pas capables de remuer tel doigt quand on nous donne l’ordre de le remuer et celui qui donne l’ordre ne fait qu’indiquer le doigt — ne fait que nous le montrer. Si par contre il le touche, alors nous pouvons le mouvoir[175].

L’expérience peut suggérer, comme le note Hacker, que la volonté « is a direct (non-causal) bringing about which is dependent on the availability of an idea of a kinaesthetic sensation[176] ». Wittgenstein mentionne un point de vue plus extrême encore : « […] les sensations kinesthésiques sont-elles mon vouloir ? [177] », ainsi que le point de vue selon lequel bouger mon bras est le fait que mon bras bouge + certaines sensations kinesthésiques[178]. L’alternative proposée par Wittgenstein se trouve à la § 625 des Investigations :

« Comment sais-tu que tu as levé ton bras ? » — « Je le sens ». Alors ce que tu reconnais [wiederekennst], c’est la sensation [Empfindung] ? Es-tu sûr que tu reconnais correctement la sensation ? Tu es certain que tu as levé ton bras. Cela n’est-il pas le critère, la mesure de la reconnaissance [de la sensation] ?

Hacker commente :

§ 624 suggests that one cannot detach the sensation of moving one’s arm from one’s knowledge that one is moving it. That implies that one’s ability to say truly that one is moving one’s arm does not rest on any evidence provided by a sensation of its moving. § 625 completes the thought : one knows that one has raised one’s arm. But one does not know it on the evidence of a peculiar feeling[179].

J’ajoute seulement que, selon la § 625, la reconnaissance de la sensation dépend de la certitude — qui n’est peut-être pas une connaissance ou un savoir — que l’on a levé son bras. Scheler donne l’argument suivant en faveur d’une conclusion similaire :

Un enfant normal […] peut copier la forme [Gestalt] d’une lettre que le professeur a tracée pour lui sur le tableau. En voyant la forme de la lettre la série des intentions qui portent sur des mouvements [Bewegungsintentionen] et grâce à laquelle la forme sera créée est donnée à l’enfant […] et cela indépendamment de la suite de soi-disant « sensations de mouvement » [Bewegungsempfindungen]. […] L’enfant connaît ces sensations en réalisant ces intentions et grâce à celles-ci […][180].

Selon Wittgenstein, la certitude que j’ai levé mon bras est le critère de la reconnaissance des sensations kinesthésiques. Selon Scheler, la connaissance de ces sensations présuppose la réalisation d’une intention. Selon l’un et l’autre, l’intention ne se réduit pas à ces sensations.

Les rapports entre la perception, le souvenir et l’attente, ainsi que les rapports entre les membres de ce trio et d’autres « actes » encore ne pourront jamais être compris, estime Scheler, si l’on ne prend pas comme point de départ pour leur description les différentes identités de contenus possibles. Cette erreur serait commune à chacune des tentatives familières d’« expliquer » l’identité de contenu que nous trouvons dans des énoncés tels que :

Je suis en train d’imaginer ce que je viens de percevoir.

J’aime ce à quoi je m’attends.

Je me souviens de la note Do que j’ai entendue avant au lieu « de la regarder comme un Urphänomen originel […] »[181].

Wittgenstein utilise le même terme goethéen quand il affirme son crédo descriptiviste :

Notre erreur est de chercher une explication là ou nous devrions considérer les faits comme des « Urphänomene »[182].

Selon les deux philosophes, la façon la plus répandue de mal entamer la description du souvenir réside dans l’idée que la description du souvenir et de l’attente révèle — et doit tourner autour d’une théorie de — des images. Wittgenstein écrit :

« Je me souviens qu’alors je serais volontiers demeuré plus longtemps » — Quelle image [Bild] de ce désir [Verlangen] se présente à mon esprit ? Aucune[183] […].

Comme Husserl, Scheler répète inlassablement :

Dans la mémoire normale une image [Bild] présente n’est pas donnée du tout. Malgré cela, la théorie dominante de la mémoire fait de cette image son point de départ[184].

Quel est le rapport du souvenir au passé ? Wittgenstein écrit :

Se souvenir : voir dans le passé. On pourrait dire cela du rêve quand il nous présente un évènement passé. Mais pas du souvenir, car il faut le souvenir pour nous enseigner [lehrt] qu’une scène appartient au passé[185].

La théorie de l’image échoue à décrire correctement le rapport entre le souvenir et le passé. Comme le dit Hacker : « No image […] can carry a stamp of the past on its face. It takes memory to tell us that what is thus presented is a representation of the past[186]. » Scheler voit dans une telle théorie une forme de naturalisme :

On parle comme si […] l’on « trouve » d’abord une image mnésique [Erinnerungsbild] présente qui, grâce à différentes manipulations, nous amène dans le passé. Tout cela est la construction vide d’une conception naturaliste de l’âme qui renverse tous les faits[187].

Et il objecte aux psychologues qui acceptent cette conception :

Comment un tel psychologue obtient-il la donnée « est passé » en partant d’une image mnésique [Erinnerungsbild] et d’un jugement ? Comment la « fonction symbolique » de l’image peut-elle symboliser le passé ? Cela pose à son tour la question : pourquoi ce psychologue appelle-t-il une période et pas une autre « passée »[188].

Si Wittgenstein affirme qu’il faut le souvenir pour nous enseigner (lehrt) qu’une scène appartient au passé, que « le concept du passé s’apprend en se souvenant »[189], il dit aussi que

La mémoire ne nous montre [zeigt] pas le passé, tout comme nos sens ne nous montrent pas le présent[190].

Quel est donc le rapport positif entre le souvenir et le passé ? La réponse de Scheler (et d’autres phénoménologues) est la suivante :

À ces qualités d’actes (perception sensorielle, souvenir, attente) correspondent le présent, le passé, le futur — qui ne se trouvent pas dans le temps objectif[191].

Il s’agit d’un cas particulier de la thèse plus générale selon laquelle il y a des rapports systématiques, des corrélations, entre certains modes ou qualités d’actes, d’un côté, et certains objets formels ou corrélats, de l’autre côté — émotion et valeur, volonté et norme déontique, jugement et vérité, souvenir et le passé, perception et le présent, etc. Ces rapports ne sont pas les rapports entre les symptômes ou indices, d’un côté, et ce que les symptômes ou indices indiquent, de l’autre côté. Ce ne sont pas non plus des rapports entre des critères et ce dont les critères sont des critères. Ces rapports présupposent qu’il y a une différence fondamentale entre les modes, les contenus et les objets ou états de choses. Qui nie cette différence ne peut pas admettre les rapports en question.

Une variante de la théorie du souvenir en termes d’images est la théorie, qui se trouve par exemple chez James, en termes de (re)présentations [Vorstellungen] + un caractère (marque, Merkmal). Scheler la résume ainsi :

Ce rejet [de la thèse selon laquelle la perception, le souvenir et l’attente sont des qualités d’actes, des modes] fait partie de chaque théorie qui prétend réduire le souvenir à une (re)présentation, qui est ou liée à un « caractère » [Merkmal] immanent en elle qui renvoie symboliquement au passé ou liée à une fonction symbolique d’un tel contenu. Car de même que la (re)présentation existe sans le souvenir (et la simple adjonction d’un caractère [Merkmalzusatz] au contenu de la (re)présentation ne donne jamais la conscience mnésique de quelque chose), il peut y avoir souvenir, et même reconnaissance [Wiedererkennen] à l’intérieur de la sphère du souvenir sans aucune « (re)présentation » concomitante[192].

Scheler note que la théorie du souvenir en termes de (re)présentations + un caractère ressemble à la théorie du souvenir en termes de « signe temporel » [Zeitzeichentheorie] dont le modèle est la théorie de la perception spatiale qui lui attribue un « signe local » [Lokalzeichentheorie][193]. Quand Wittgenstein mentionne la théorie du souvenir en termes de (re)présentation + un caractère — l’idée que « l’image mnésique [Erinnerungsbild] se distinguerait des autres images (re)présentatives [Vorstellungsbilder] par un caractère [Merkmal] spécial » —, c’est pour suggérer que l’erreur à la base de cette théorie ressemble à l’erreur de ceux qui pensent que la lecture est constituée d’expériences particulières des différents mots :

[Mais] il n’y a pas de caractère local [lokales Merkmal] dans la sensation. Pas plus qu’il n’y a de caractère temporel dans une image mnésique[194].

Une des affirmations les plus controversées qui se trouve dans la philosophie de la psychologie de Wittgenstein est celle-ci :

J’ai vu cet homme il y a des années, je l’ai revu, je le reconnais, je me souviens de son nom. Pourquoi doit-il y avoir une cause de ce souvenir dans mon système nerveux ?

Pourquoi une chose quelconque devrait-elle être stockée ici ? Pourquoi une trace devrait-elle avoir été laissée derrière ? […] Si cela bouleverse nos concepts de causalité il est grand temps qu’ils le soient[195].

Scandaleuse ou pas, cette affirmation est aussi acceptée par Scheler en 1916 :

Tout comme la perception n’est pas une simple « image » d’un objet, il est complètement injustifié de supposer que la perception laisse derrière elle une disposition (psychologique ou physiologique) qui doit être « excitée »[196].

Le souvenir et par exemple la volonté ou la connaissance ne sont pas, selon les phénoménologues réalistes, d’authentiques états, comme l’est un état psychologique de tristesse, une expérience. Mais ce ne sont pas non plus de simples dispositions[197].

5. Vouloir dire — un mythe autrichien ?

Nous avons noté que, selon Marty et Meinong, Meinen, à la Husserl, est un mythe. Si cela est vrai, alors Meinen, à la Husserl/Reinach/Scheler/ Bühler/Wittgenstein, est aussi un mythe. Le fait que Husserl appelle Meinen, comme d’ailleurs juger et Absicht (intention), une Intention, n’est-il pas un symptôme d’une confusion au coeur de la phénoménologie ? « Meinen » peut signifier une intention. Mais quand on dit qu’un locuteur meint quelque chose avec une expression le verbe attribue-t-il toujours une intention, comme semble penser la tradition qui s’inspire de Grice ? Supposons que Sam forme l’intention d’aller à l’aide de Maria. Ne vise-t-il pas Maria avec l’aide d’une expression ou d’un équivalent psychologique d’une telle expression ? Si cela est vrai, son viser Maria ne peut pas à son tour être une intention, une espèce de vouloir, sans qu’un regressus menace. Un regressus vicieux puisque mental. Supposons que Sam dise à Hans que Maria est triste avec l’expression « Maria ist traurig » et avec l’intention d’induire en Hans un jugement ou une croyance ayant ce contenu. Le fait de viser Maria avec « Maria » ne fait-il pas partie du contenu de son intention ? Ce viser est-il à son tour une intention ? Le fait de vouloir dire que Maria est triste ne fait-il pas partie du contenu de l’intention de Sam ? Ce vouloir dire est-il vraiment, comme le suggère l’expression française, une intention ?

Wittgenstein emploie peut-être « meinen » avec la force de : avoir l’intention de à au moins un endroit important Son argument pour la thèse déjà mentionnée selon laquelle meinen n’est pas penser est :

Est-ce juste si quelqu’un dit : Quand je t’ai donné cette règle, j’entendais [meinte] que dans ce cas tu devais […] ? Même si, quand il donnait la règle, il ne pensait pas à ce cas-là. Bien sûr que c’est juste. « Entendre » cela ne signifiait point : « y penser »[198].

« Lorsque j’enseigne à quelqu’un la formation d’une série […] j’entends [meine] bien qu’à la centième place il doit écrire […]. » — C’est parfaitement juste : tu entends cela. Et ce, évidemment, sans même y penser nécessairement. Cela montre combien différente est la grammaire du verbe « meinen » de celle du verbe « penser »[199].

« Meinen » ici, me semble-t-il, signifie ou opiner (croire) que ou avoir une intention. Dans les deux cas il s’agit d’une disposition ou d’un état. Le contraste ici entre penser, un épisode, et une disposition ou un état n’est donc pas le contraste suggéré implicitement par Reinach entre « Meinen » et penser.

III. De la signification

La philosophie de la signification en langue allemande depuis la fin du dix-neuvième siècle jusqu’à 1951 est en grande partie une lutte acharnée pour la possession du terme Bedeutung. Comme il arrive souvent dans les querelles pour la possession de ce qui est de genre féminin, les conceptions de l’objet en question, de son corps et de son âme, diffèrent radicalement, et il arrive même que l’on nie que ce qui est en jeu, soit un objet.

Je propose d’abord un panorama des avatars de la Bedeutung (§ 1) et considère ensuite trois fils rouges qui mènent chacun à la philosophie de la signification du dernier Wittgenstein — le développement de la philosophie de la Darstellung (§ 2), le développement de la philosophie du rapport entre la signification et les règles (§ 3), et la distinction entre signification primaire et signification secondaire (§ 4).

1. Les significations de Bedeutung

Une première opposition sépare ceux qui sont prêts à dire de l’objet d’un mot ou d’une expression qu’il est une signification, de ceux qui rejettent cette affirmation. Dans le Tractatus, Wittgenstein écrit que « le nom signifie [bedeutet] l’objet. L’objet est sa signification [Bedeutung][200]. » En 1892, Frege parle d’un signe qui remplace (vertritt) un nom propre et dont la signification (Bedeutung) est un objet déterminé (ein bestimmter Gegenstand) au sens large du mot[201]. Selon le Meinong de 1902, l’objet que signifie un mot est (ou est constitué par) une signification (der die Bedeutung ausmachende Gegenstand)[202].

Le rejet de cette thèse par le Husserl de 1900 est clair et net : « l’objet et la signification ne coincident jamais » (Niemals fällt aber der Gegenstand mit der Bedeutung zusammen[203]). Ce qu’un nom nomme n’est pas ce qu’il signifie[204]. Cela est, pense Husserl, une conséquence du fait que « aux noms correspondent certaines significations, et nous nous rapportons aux objets à travers celles-ci[205] ». En 1902, Husserl écrit à Meinong :

Je n’ai jamais utilisé le terme signification [Bedeutung] dans votre sens pour l’objet, l’« objectif » [Objektiv] (ni pour un autre analogue d’objet)[206].

Dans les Investigations, Wittgenstein juge incorrect l’emploi du mot « signification » pour désigner ce à quoi un mot « “correspond” ». Cela « revient à confondre la signification d’un nom avec celui qui le porte[207] ». Au début des Investigations, Wittgenstein esquisse une conception de la signification qui sera critiquée par la suite. Voici ce qui semble être la première formulation et le premier rejet de cette conception :

L’ancienne conception s’appuyait essentiellement sur deux suppositions intrinsèquement liées. D’une part on croyait que les fonctions du langage pouvaient être intégralement ramenées à la fonction dénominative [Nennfunktion] des mots : chaque mot est un nom de quelque chose, c’est-à-dire de sa signification (Bedeutung) […]. Et on s’imaginait que la phrase contenait pour l’essentiel une somme [Inbegriff] de nominations [Nennungen]. Et corrélativement à cette première thèse, on se représentait les processus d’apprentissage de la parole comme un apprentissage de la nomination des objets. Ces deux thèses sont fausses ; la fonction de nomination n’est que l’une des multiples fonctions des mots, et l’observation systématique des enfants montre de plus en plus que l’apprentissage du langage n’est pas uniquement basé sur l’acquisition de cette fonction. Les choses apparaissent donc essentiellement plus complexes qu’elles ne semblaient l’être au regard de la théorie élémentaire de départ […].

L’auteur de ce passage, publié en 1909, est Karl Bühler[208]. Ce que Wittgenstein écrit au début des Investigations, après avoir cité Augustin, est :

Ces termes, me semble-t-il, nous donnent une image particulière de l’essence du langage humain. À savoir celle-ci : les mots du langage nomment [benennen] des objets — les phrases sont des liaisons [Verbindungen] de pareilles dénominations. On trouve ici l’origine de l’idée suivante : chaque mot a une signification. Cette signification est coordonnée au mot. Elle est l’objet dont le mot tient lieu.

Quant à une différence des classes de mots, Augustin n’en parle point. Qui décrit ainsi l’apprentissage du language[209] […].

Selon Husserl, au début du vingtième siècle, les significations propositionnelles (Satzbedeutungen) ainsi que leurs parties sont des objets atemporels. En cela elles rappellent les Sätze an sich de Bolzano et les pensées de Frege. Si la signification d’un mot n’est pas une telle « idéalité », peut-on l’identifier à une ou à plusieurs règles ? Une réponse affirmative à cette question est donnée par Ahlman en 1926 et par Wittgenstein au début des années trente.

Quel rapport y a-t-il entre la signification d’un mot et son emploi, son usage ou sa fonction ? Dans les Investigations, Wittgenstein affirme que pour « une large classe des cas où l’on use du mot “signification” on peut expliquer ce mot ainsi : la signification du mot est son usage (Gebrauch)[210] ». Quel serait donc le rapport entre les règles et l’usage selon le dernier Wittgenstein ? Par la suite je présuppose qu’une partie de la réponse est donnée par le principe suivant : là où la signification d’un mot est son usage, les emplois et les applications du mot qui constituent cet usage sont des cas où au moins une règle est suivie ou enfreinte. L’usage que nous faisons d’un mot, dit Wittgenstein, est un usage qui est « étendu dans le temps[211] ». La valeur symbolique d’un mot, écrit Bühler, possède une « genidentité » (Genidentität), une unité à travers le temps[212].

Supposons, avec Frege, Husserl (après 1907) et le Wittgenstein du Tractatus, qu’un mot a besoin d’un contexte pour avoir une signification dans l’un ou l’autre sens de « signification ». Ce contexte est-il toujours une phrase, une proposition ? C’est l’avis des trois philosophes mentionnés. Mais Bühler et le Wittgenstein des années trente ne sont pas d’accord. Dans la terminologie de Bühler, un mot a besoin d’un champ qui peut être ou linguistique — synsémantique — ou sympratique ou symphysique, une thèse abondamment illustrée dès le début des Investigations de Wittgenstein[213].

Les descriptions que donnent Bühler et Wittgenstein de l’emploi des mots, de leurs fonctions, buts (Zwecke) et contextes, divergent sur un point capital. Selon Bühler et le Wittgenstein du Tractatus, une fonction essentielle des expressions verbales est celle de darstellen, de représenter ou de faire partie de ce qui représente. Or le projet de détruire cette thèse est au centre des Investigations de Wittgenstein.

Le rejet de l’idée même que les fonctions et l’usage des mots ou les règles puissent constituer leur signification (ou leur sens) est une conséquence des analyses données par Husserl et ses héritiers immédiats. Il est clairement formulé par Scheler en 1915[214] :

Ce que nous faisons en « utilisant » en « appliquant » les mots, la façon dont on « utilise » ou « applique » un mot dans un groupe — le soi-disant « usage linguistique » [Sprachgebrauch] —, tout cela n’a rien à voir avec l’essence du mot. Le mot lui-même « vise » [meint], « signifie » [bedeutet] quelque chose, « a » son sens, qui, si vague soit-il, prescrit son emploi possible, son usage, ou délimite la sphère de son application. C’est pour cette raison qu’il existe une différence essentielle entre la modification de la signification [Bedeutungswandel] d’un mot et le changement [Wechsel] dans l’usage d’un mot, dans l’usage linguistique[215].

Ce qui vaut pour l’usage vaut pour les règles. En 1926, Scheler attribue au pragmatisme la thèse incriminée :

Penser une signification, selon [la] doctrine pragmatiste, ne consiste en rien d’autre qu’en un comportement uniforme, interne et externe, dans différentes situations […] c.-à-d. formulé objectivement : dans la règle d’application [Anwendungsregel] d’un signe verbal[216].

Si Marty, Bühler et Wittgenstein explicitent souvent l’idée que les mots ont des fonctions en les décrivant comme des outils, Scheler nie que les mots sont essentiellement des outils[217]. Pourquoi l’usage, les règles, sont-elles inessentielles ? Parce qu’elles ne concernent pas les « actes » de signifier (bedeuten) ou de viser (vouloir dire, meinen) qui, selon les Recherches de Husserl, instancient les significations idéales[218] :

Il y a une philosophie qui nie l’existence d’actes autonomes de signification, liés à des mots et vérifiables [erfüllbar] par les objets de l’intuition sensorielle et non sensorielle, même lorsqu’il s’agit des énoncés théoriques les plus simples. Il y a une philosophie qui identifie la signification — objectivement parlant — à une règle d’application [Anwendungsregel] du même signe verbal à des faits sensoriels. Même dans le simple jugement « ceci est rouge » […] le mot « rouge » ne serait lié à aucun acte particulier de signification qui se vérifierait dans la vue ou la représentation de cette couleur ; mais ce qui serait donné ne serait d’abord que ce rouge sensible lui-même et l’expression de complexes acoustiques qui, dans un premier temps, seraient vides de toute signification. Du fait toutefois que ces derniers sont solidement liés au premier et se répètent quand le contenu sensoriel se répète, les complexes acoustiques assument la fonction que nous appelons la signification du mot « rouge »[219].

2. La représentation (Darstellung)

En 1909, Bühler corrige la description que donne Anton Marty, le ministre des Affaires linguistiques de l’école de Brentano, des fonctions des expressions. Elle serait incomplète. Si Marty a bien décrit les formes que peuvent prendre la fonction d’exprimer un état psychologique, et la fonction de guider ou d’influencer un interlocuteur, il a presqu’entièrement négligé la fonction représentative des expressions verbales, laquelle serait « une nouvelle fonction de l’outil linguistique » :

Qui « fixe » linguistiquement une observation qu’il vient de faire n’a nullement besoin d’avoir la moindre intention d’influencer la vie psychique d’autrui. Il veut représenter [darstellen] […] un fait et se sert de la parole dans ce but comme il pourrait aussi utiliser un crayon ou un appareil photographique […] Aux fonctions de la manifestation consciente (« exprimer ») et de l’influence de la vie psychique d’autrui, il faudrait ajouter, du point de vue de Marty, une troisième fonction, celle de représenter. Représenter a trouvé ici un emploi analogue à celui que l’on trouve dans la « darstellende Geometrie » (la géométrie descriptive)[220].

Les phrases, mais aussi les noms, ont la fonction de représenter selon Bühler[221]. La distinction entre l’expression ou la manifestation d’un côté, et la représentation de l’autre, est motivée ainsi :

Supposons qu’il y ait deux locuteurs devant quelque chose d’objectif, par exemple une oeuvre d’art qu’ils voient, et que l’un veuille en donner une représentation aussi fidèle que possible, alors que l’autre veut manifester sa conception de ce qu’il a vu. Leurs discours ne seraient-ils pas très différents ? L’exhaustivité d’une représentation n’équivaut pas à l’exhaustivité d’une expression[222] […].

En 1918, Bühler explique l’analogie entre la fonction de la représentation et la « darstellende Geometrie » à laquelle il avait fait allusion en 1909 :

[I]l y a une tout autre performance du langage [Leistung der Sprache], qui ne peut pas être dérivée des mouvements expressifs, qui ne remonte pas à la relation causale qui relie le son, le locuteur et l’interlocuteur, mais à une relation que les mathématiques appellent la coordination [Zuordnung] : le nom est coordonné à son objet, la phrase indicative à un état de choses [Sachverhalt]. […] Cette autre performance de la phrase est, je crois, capturée de la façon la plus précise par le mot représentation [Darstellung] ; car elle est cela même que des images peuvent accomplir pour certains états de choses, et les cartes géographiques, les graphes ou les formules chimiques ou mathématiques pour d’autres états de choses. Grâce aux images, cartes géographiques, graphes ou formules, l’expert peut « prélever » [entnehmen] les états de choses. Bref, il y a beaucoup de moyens et d’espèces de représentation, parmi lesquels le langage est le plus universel et le plus important. Mais la coordination est une relation idéelle [ideell] qui ne peut jamais être dérivée de rapports réels[223].

La relation de coordination ou de corrélation, qui figure aussi dans les philosophies de la signification de Martinak et de Marty, relie les noms et les objets ainsi que les phrases et les états de choses. Elle est censée nous expliquer en quoi consistent les relations de représentation. La thèse selon laquelle la coordination est une relation idéelle (« ideell » veut dire, je crois, idéale moins toute connotation de normativité), thèse à laquelle Bühler restera attaché, n’est pas expliquée et constitue sans doute une concession à la philosophie husserlienne de la Bedeutung.

En 1909, Bühler estime

[qu’] il pourrait très bien être le cas — et ça l’est probablement — que tous les moyens linguistiques n’exercent pas toutes les [trois] fonctions. Si l’on nous demandait par exemple : « Que représente “quoique” ? », on serait bien en peine de répondre. En revanche, il serait relativement facile de dire ce que ce mot exprime et quel effet il doit avoir sur l’interlocuteur. Et il en irait de même avec plusieurs autres conjonctions, particules et mots : ils n’ont peut-être aucune fonction représentative[224].

Wittgenstein n’hésite pas à affirmer que les constantes logiques ne tiennent lieu (vertreten) de rien. Au coeur de sa philosophie de la proposition se trouve la thèse selon laquelle les phrases ou les propositions représentent, ainsi que la thèse selon laquelle la représentation est à élucider à travers les coordinations ou corrélations. « Cette phrase représente tel ou tel état de choses[225] », écrit-il en 1914. Il y a une corrélation des noms et de ce qui est nommé[226]. Selon le Tractatus la « abbildende » relation est constituée par les corrélations entre les éléments du tableau et les choses (2.1514). Le tableau représente son objet du dehors (2.173). Les propositions représentent les états de choses, mais traitent des objets (4.122). Comme Bühler, Wittgenstein pense que ce qui représente n’est pas forcément linguistique : les notes de musique représentent aussi (4.011). Il y a une corrélation entre les faits qui représentent et les états de choses représentés (5.542)[227].

Qui veut élucider la représentation à travers la coordination (corrélation) se voit confronté à un problème majeur. La coordination n’a pas de direction. Si x est coordonné avec y, y est coordonné avec x. La représentation, en revanche, a une direction. Mais d’où vient-elle[228] ?

Dans une discussion de la description de la représentation donnée par Bühler, Husserl doute que Bühler ait raison de dire que c’était Marty qui l’avait incité à développer sa théorie de la représentation. Husserl explique que c’était ses Recherches à lui qui avaient indiqué le chemin (même si, avoue-t-il, son exposition n’était pas bonne) :

Les « actes » spécifiques de « signifier », les « actes de donation de sens » [sinngebende] atteignent ce qui est juste dans les exigences de Bühler[229].

Nous avons vu, dans la deuxième conférence, que Husserl utilise « signifier », « viser » (Meinen) et « acte qui donne un sens à des mots » comme des expressions plus ou moins synonymes. Le vouloir dire, dont parlent Husserl, Reinach, Bühler et Wittgenstein, est peut-être le meilleur candidat pour le rôle de ce qui donne une direction à la représentation[230].

Husserl ne se contente pas de se présenter comme le véritable précurseur de Bühler. Ce dernier serait coupable d’une confusion importante.

Bühler confond donner un sens [Sinngeben] et décrire. Cela se montre non seulement dans la comparaison entre la parole comme moyen de représentation avec le dessin et la photographie, dans l’assimilation même de ces représentations, mais aussi dans l’exemple de l’oeuvre d’art[231] […].

Husserl n’explique pas la nature de la confusion. Mais il pense sans doute, et à juste titre, que si chaque description est aussi une représentation, il n’est pas vrai que chaque représentation est une description. Plus exactement, si une description linguistique est une affirmation au sujet d’un objet sur la base d’une perception (ou d’une intuition, ajouteront les phénoménologues) de cet objet, alors il y a beaucoup d’affirmations qui sont des représentations sans être des descriptions puisqu’elles ne sont pas fondées sur des perceptions (ou des intuitions) — les affirmations qui portent sur le futur ou les affirmations sur la base d’une preuve. L’exemple de Bühler déjà cité est l’exemple de « deux locuteurs devant quelque chose d’objectif, une oeuvre d’art qu’ils voient ». En 1918, Bühler semble éviter la confusion signalée par Husserl. Il écrit :

[La phrase déclarative normale [Aussagesatz] amène un état de choses à la représentation [bringt einen Sachverhalt zur Darstellung] ; c’est sa fonction principale, laquelle devrait aussi déterminer son nom : il faudrait l’appeler non pas phrase déclarative mais phrase représentative [Darstellungssatz][232].

Wittgenstein évite-t-il cette confusion ? Apparemment pas. Selon le Tractatus, « Abbilden » et représenter, c’est décrire. (D’où une nouvelle version du problème déjà rencontré : la description, à la différence des coordinations, a une direction) :

Pour comprendre l’essence de la proposition, considérons l’écriture hiéroglyphique qui représente par image [abbildet, « dépeint »] les faits qu’elle décrit.

4.016

La proposition est la description d’un état de choses.

4.023

Spécifier l’essence de la proposition, c’est spécifier l’essence de toute description […].

5.4711

Les propositions logiques décrivent l’échafaudage du monde, ou plutôt, elles le représentent [darstellen].

6.124

Avant d’accuser Wittgenstein de la confusion bühlerienne détectée par Husserl, notons qu’il y a une interprétation du Tractatus selon laquelle la représentation doit être une description de l’espèce déjà décrite. Selon cette interprétation (due surtout à Hintikka), ce qui est représenté, ce sont, en dernière analyse, des combinaisons, au sein des états de choses, d’objets sensoriels, par exemple visuels.

Si Bühler, de 1909 jusqu’à sa Sprachtheorie de 1934 et au delà, insiste sur l’idée que la fonction de la Darstellung est (avec la fonction d’expression et la fonction de guider) une des trois fonctions linguistiques qui contribuent à déterminer l’essence du langage, Wittgenstein critiquera l’idée même d’une fonction sui generis de représentation (comme il insistera sur la variété énorme de la description et s’efforcera de détruire l’idée même d’une essence du langage). Selon le Tractatus, « la forme générale de la proposition est : il en est ainsi », c’est-à-dire : « es verhält sich so und so » (4.5) ; cette expression appartient à la même famille que « Sachverhalt » et « die Sachen verhalten sich so und so ». Dans les Investigations, Wittgenstein cite cette phase du Tractatus et la commente ainsi :

C’est là une proposition du genre de celles qu’on se répète d’innombrables fois. On croit suivre sans cesse la nature, alors qu’on ne fait que suivre la forme à travers laquelle nous la regardons[233].

Une des nombreuses raisons qui ont amené Wittgenstein à modifier sa première conception de la représentation est sans doute la conviction que « le langage n’est pas issu d’un raisonnement[234] ». Par exemple :

Croire qu’autrui souffre, se demander s’il souffre, ce sont autant de modes naturels de comportement envers autrui, et notre langage n’est qu’un auxiliaire et une extension de ces comportements. Je veux dire : notre jeu de langage est une extension [Ausbau] d’un comportement plus primitif[235].

Bühler lui aussi est persuadé que « la fonction de représentation » s’est développée à partir de « quelque chose de plus primitif[236] » :

Le langage comme moyen de représentation est, à l’instar de nombreux développements naturels, un conglomérat stratifié constitué de manière pour le moins imprévoyante[237].

Mais il ne tire pas de ces affirmations les mêmes conclusions que Wittgenstein. Selon ce dernier, c’est sans doute en partie parce que

[o]n peut considérer notre langage comme une vieille ville : un labyrinthe de ruelles et de petites places, de vieilles et de nouvelles maisons, et de maisons agrandies à différentes époques[238] […].

et que

[c]e qui est appelé « langage » est quelque chose qui consiste en parties hétérogènes[239]

que la place centrale accordée par Bühler à la fonction de représentation, ou par Husserl et Scheler à l’intentionnalité du jugement et du vouloir dire est vide.

Scheler est d’accord avec Bühler :

C’est d’abord avec l’homme que les fonctions de représentation et de nomination des signes se développent sur la base des fonctions d’expression et de manifestation[240].

Mais selon Scheler, la représentation est rendue possible par des significations atemporelles. Dans les philosophies de Bühler et de Wittgenstein en revanche, la signification et le sens deviennent les fonctions et les usages des mots. Les philosophies de la signification de Husserl-Scheler, Bühler et Wittgenstein forment un triangle. Le sommet occupé par Bühler est instable. Si Bühler distingue clairement le vouloir dire et sa direction de la relation sémantique de corrélation et sa direction il dit très peu au sujet de leurs relations et de leur relation à la signification et aux règles.

3. Les règles

Si les significations ne sont pas des « idéalités » atemporelles, sont-elles peut-être des règles linguistiques ? Anton Marty rejette clairement les significations atemporelles[241] et suggère que la Bedeutung d’un mot doit être identifiée avec une règle. La suggestion de Marty — ce n’est qu’une suggestion — trouve son développement le plus élaboré dans la monographie du philosophe et linguiste finlandais Erik Ahlman, Das Normative Moment im Bedeutungsbegriff (Le moment normatif dans le concept de signification) de 1926 :

La constance [Unwandelbarkeit] des significations dérive, je crois, de la constance des normes qui les constituent[242].

La même année, Bühler identifie « le sens linguistique objectif » d’une expression et « ce que l’expression choisie signifie selon les règles de l’usage linguistique [Sprachgebrauch][243] ». Autour de 1932-1933, Wittgenstein écrit :

Les règles grammaticales […] déterminent la signification (la constituent)[244] […].

Ahlman rejette tout atomisme au sujet des règles :

Nous présupposons normalement que le fondement d’une expression individuelle est un système complet de normes[245].

Les significations appartiennent aux mots en vertu des normes de signification du langage en question[246].

Un système de règles n’est aucunement un objet ou une structure mystique qui serait là comme un objet naturel. Il vaut [gilt] de la même façon que les règles d’un jeu, une coutume ou une loi[247].

Si Wittgenstein parle d’« un système de règles d’usage de nos mots », il admet aussi qu’il y a des règles « qui ne forment aucun système[248] ».

Quel rapport y a-t-il entre les règles, l’usage et la pratique ? Selon Ahlman :

Les normes du langage manifestent quelques analogies avec […] les normes éthiques. Mais c’est une particularité du langage (comme système linguistique […]) […] qu’il intègre facilement des éléments de la pratique [Praxis] et d’abord sous la forme de ce qui est permis ou possible, et plus tard sous la forme de ce qui est obligatoire ou dû. Les normes du langage reçoivent leur contenu de l’usage [Usus] mais ne coïncident pas avec l’usage[249].

Selon Wittgenstein, « suivre une règle » est une « habitude », un « usage », une « pratique » (Praxis)[250].

Quels sont les rapports entre un individu et une norme ou règle ? Ahlman distingue quatre cas :

[I]l peut décrire, prescrire ou appliquer une norme, il peut aussi comparer quelque chose avec une norme, la mesurer par rapport à une norme. Dans le premier cas, il constate qu’une norme particulière se produit dans la conscience d’un individu ou d’une communauté. Dans le deuxième cas, il détermine (fixe [bestimmt]) la norme à suivre [befolgen]. Dans le troisième cas, il suit une norme qui est acceptée comme valable [geltend]. Dans le quatrième cas, il évalue le degré auquel un cas individuel correspond ou non à une norme qui est acceptée comme valable. Quelquefois, il est question simultanément de deux de ces cas. Quelqu’un peut par exemple décrire une norme et en outre vérifier [prüfen] jusqu’à quel point un cas concret est en accord ou non avec elle. Quelqu’un peut prescrire une norme et estimer si un cas individuel est correct ou non par rapport à elle[251].

Le troisième cas distingué par Ahlman est celui qui est au centre des parties les plus originales des descriptions que Wittgenstein donne des règles. Wittgenstein distingue trois autres cas :

Qu’est-ce que je nomme « la règle d’après laquelle il procède » ? — L’hypothèse qui décrit de façon satisfaisante son usage des mots, usage que nous observons ; ou la règle qu’il consulte en se servant de signes ; ou la règle qu’il nous donne en réponse à notre question, quand nous lui demandons quelle est sa règle[252] ? […].

La description des rapports entre un individu et les règles qu’il suit ou enfreint est compliquée par le fait que, comme le dit Ahlman, « les normes de l’usage [Usus] […] sont souvent indéterminées[253] ». Il y a, pour employer une expression que Wittgenstein met dans la bouche d’un de ses interlocuteurs, « du vague dans les règles[254] ».

Ahlman et Wittgenstein sont loin de donner au concept de règle la même extension. Un cas central de règle linguistique selon Ahlman est le genre de cas qui était central pour Marty. Selon ce dernier (en 1908), un énoncé « signifie [bedeutet] qu’un interlocuteur est censé [soll] former un jugement d’un certain type[255] ». Marty appelle ce qui est signifié ainsi une signification. Une telle signification est donc une norme. De la même façon, les outils linguistiques autres que les énoncés auraient comme significations des normes qui portent sur des changements affectifs et conatifs chez un interlocuteur. Cette vision du fonctionnement du langage, qui se trouve non seulement chez Marty, mais aussi chez Grice et Searle, est critiquée par Wittgenstein :

[N]ous sommes tellement habitués à la communication par la parole, dans la conversation, qu’il nous semble que toute la pointe [Witz] de la communication réside dans ceci : un autre saisit le sens [Sinn] de mes paroles — quelque chose de psychique —, il le reçoit pour ainsi dire dans son esprit. Si ensuite il en fait lui-même quelque chose, cela n’appartient plus au but immédiat du langage[256].

Le type de norme décrit par Marty occupe une place centrale dans la philosophie des normes d’Ahlman[257]. Mais il admet aussi plusieurs autres types de règles. Il y aurait par exemple les règles syntaxiques[258]. Si, selon Husserl, les règles fondamentales de ce type dérivent de relations de dépendance syntaxique qui n’ont rien de normatif, les règles syntaxiques selon Ahlman sont dépourvues d’un tel fondement. Il y aurait aussi des normes sémantiques :

[L]a relation symbolique entre signe et objet est, du point de vue logique, toujours normative et fondée dans la convention ou dans une règle qui, comme dans les langues naturelles, peut être traditionnelle[259].

L’exégèse des descriptions que Wittgenstein donne des règles, mais aussi la discussion philosophique inspirée par ces descriptions a mis clairement en évidence deux choix philosophiques ou descriptifs de première importance. Le premier choix concerne le rapport entre les communautés linguistiques et les règles. La communauté détermine-t-elle les règles, comme l’affirment les amis du « communautarisme » ? Ou l’ordre explicatif va-t-il dans l’autre sens ? Ou peut-être n’y a-t-il aucun ordre explicatif ? La réponse d’Ahlman est très nette :

La communauté elle-même est constituée par le fait de suivre [Befolgen] des normes communes […].

Le système de normes est premier par rapport à la communauté linguistique. La communauté linguistique ne serait donc pas un fait empirique pur, elle n’existe que dans la mesure où un système linguistique de normes est accepté comme valide et où ce système est suivi de fait, un constat qui ne devient possible que si l’on prend comme point de départ un système de normes particulier[260].

Le deuxième choix concerne le rapport entre les règles et les régularités. Une règle existe-t-elle en vertu d’une régularité, comme l’affirment les amis du « régularisme » ? Ou l’ordre explicatif va-t-il dans l’autre sens ? Ainsi Wittgenstein se demande-t-il : « Mais alors, est-ce que j’explique [erkläre] […] “règle” à travers […] “régularité”[261] ? » Dans le dernier développement de la philosophie des règles qui commence avec Marty, Ortega y Gasset rejette le régularisme :

Quelque chose n’est pas un usage [uso] parce qu’il est fréquent, [mais] nous le faisons fréquemment parce que c’est un usage […].

Un usage ne consiste pas en l’adhésion d’individus ou de nombreux individus […]. Quelque chose est un usage parce qu’il s’impose aux individus […]. Le caractère social et obligatoire des usages ne se présente pas comme quelque chose qui dépend de notre adhésion, il lui est indifférent, il est là, nous devons compter sur lui[262].

« Compter sur » (contar con) est un terme qu’Ortega emprunte à Scheler (qui utilise l’expression « rechnen mit ») et emploie dans les années trente pour décrire notre rapport non théorique à ce qui va de soi, aux différentes certitudes primitives. Selon Scheler et Ortega, il y a de nombreux états de choses sur lesquels nous comptons sans avoir jamais adopté une attitude théorique ou critique à leur égard. Dans De la certitude, Wittgenstein dira de nombreuses propositions qu’elles « sont solidement fixées » (feststehen) pour nous sans qu’elles soient justifiées à nos yeux. Un des exemples de ce sur quoi nous comptons, qui est décrit par Scheler en 1913, est celui des lois (dans le sens de règles) :

[I]l existe une obéissance (et aussi une désobéissance) « pratique » à l’égard de lois — qui ne « gouvernent » pas le comportement en tant qu’évènement naturel à la manière des lois naturelles, comme si ce comportement avait lieu « selon » celles-ci de façon objective —, mais qui ne sont pas données comme des lois (dans la forme d’une perception ou d’une fantaisie, ni dans la forme d’un « savoir de […] »), qui bien plutôt sont vécues dans le déroulement de la conduite comme respectées [erfüllt] ou comme violées [verletzt], et qui sont données d’abord dans ces expériences[263].

Wittgenstein, comme Scheler, pense que notre rapport aux règles que nous suivons et enfreignons n’est au fond ni théorique, ni perceptuel, ni cognitif, ni même un rapport d’interprétation :

Il y a une manière de concevoir [Auffassung] une règle, qui n’est pas une interprétation [Deutung], mais qui, suivant ses cas d’application, se manifeste dans ce que nous appelons « suivre la règle » et « enfreindre la règle »[264].

Si Wittgenstein avait pu continuer ses réflexions au sujet de la certitude primitive, il se serait peut-être rallié à la thèse avancée par Scheler selon laquelle notre rapport aux règles est normalement celui de compter sur elles[265].

Suivre ou enfreindre une règle est à distinguer du rapport entre un comportement et une règle qui existe quand le comportement est ou n’est pas en accord ou enconformité avec la règle[266]. Husserl, par exemple, écrit en 1914 :

Reconnais ceci comme une règle ! Que veut dire cela ? « Suis cette règle », cela ne veut pas dire : « Agis de telle sorte que ton comportement soit conforme [gemäss] à la règle », que donc l’observation comparative de tes actes mette en évidence qu’ils ont le même type général, comme les processus naturels tombent sous une loi naturelle, mais plutôt : « Agis de telle sorte que tu te laisses guider par la règle, que tu lui donnes suite[267]. »

4. Signification primaire vs signification secondaire

Une partie considérable des réflexions de Wittgenstein au sujet de la signification est consacrée à une série de phénomènes qui sont loin de retenir l’attention des philosophes de la signification dans les traditions s’inspirant de Frege, Russell, Lesniewski, Carnap et Tarski. Ces réflexions et descriptions portent, par exemple, sur l’inséparabilité de la forme et du contenu de la poésie lyrique, sur l’expression et les exclamations, sur ce que l’on appelle souvent la synesthésie et les similarités entre les phrases et les mélodies. Ces phénomènes sont non seulement au centre de quelques philosophies austro-allemandes de la signification, mais ils intéressent également au plus haut point de nombreux écrivains de l’Autriche-Hongrie. Un outil employé par Wittgenstein pour mieux cerner quelques-uns des phénomènes en question est la distinction entre la signification primaire et secondaire ainsi que quelques distinctions voisines comme celle entre deux sens différents dans lesquels on peut parler de la compréhension d’une phrase. Meinong avait lui aussi introduit une distinction entre ce qu’il appelle la signification (et l’expression) primaire(s) et secondaire(s). Avant de considérer le rapport entre les distinctions faites par ces deux philosophes, considérons ce que l’on pourrait appeler l’obsession autrichienne pour la signification secondaire.

La vieille platitude esthétique selon laquelle, dans l’oeuvre d’art réussie, le contenu ou le sens doit être inséparable de sa forme, de son expression, devient, chez de nombreux écrivains autrichiens, un outil critique et même le credo d’une certaine Weltanschauung. Cela est vrai par exemple de Hugo von Hofmannsthal, Franz Blei, Robert Musil, Rudolf Kassner, Hermann Broch, et d’un héros de Wittgenstein, Karl Kraus. Ce dernier, dans sa critique célèbre d’Heinrich Heine, reproche à l’écrivain allemand d’avoir amené dans la littérature allemande une « maladie française », maladie dans laquelle « la forme et le contenu » sont « l’un à côté de l’autre, sans aucune querelle, sans aucune unité », la maladie qui est le journalisme (Heine und die Folgen, 1911). Personne à Vienne n’échappe à ce genre de critique. Ainsi Franz Blei reproche-t-il à Kraus d’avoir travaillé et peaufiné ses phrases — mais jamais ses pensées.

Wittgenstein, dans ses Investigations, formule ainsi l’idée de l’inséparabilité :

Nous parlons de la compréhension d’une phrase au sens où elle ne saurait être remplacée par aucune autre. (Pas plus qu’un thème musical par un autre).

Dans un cas, la pensée de la phrase est ce qu’il y a de commun à différentes phrases ; dans l’autre, quelque chose que seuls ces mots expriment dans ces positions.

Compréhension d’un poème[268]

Quand il écrit

[…] la façon dont parle la musique. N’oublie pas qu’un poème, quoique composé dans le langage de la communication [Mitteilung], n’est pas utilisé dans le jeu de langage de la communication[269].

il tombe presque d’accord avec Musil : « la littérature [Dichtung] ne transmet pas un savoir […]. Mais elle utilise le savoir […][270] » :

[À] la fin, le langage d’un poème est aussi un langage, donc surtout une communication [Mitteilung] […]. [Mais] le contenu du poème est modifié […] d’une façon qui est propre au poème[271] […].

La nature du contenu de la phrase poétique est l’objet d’un débat entre Meinong et son élève Witasek. Meinong avait défendu les thèses selon lesquelles il y a des objectifs ou états de choses proprement esthétiques ; les émotions esthétiques peuvent porter sur ces objectifs, et, dans la terminologie introduite dans la deuxième conférence, de telles émotions sont fondées sur des suppositions[272]. Witasek objecte que les objectifs ne sont jamais des objets esthétiques mais seulement les véhicules de ces objets. Les émotions esthétiques présupposent seulement des (re)présentations[273]. Meinong résume un des arguments de son élève ainsi :

L’indifférence esthétique de l’objectif découlerait de la possibilité de transformer une phrase rendue esthétiquement efficace par la diction poétique en une phrase entièrement dépourvue de charme sans pour autant modifier le sens de la phrase et donc sans modifier son objectif[274].

Meinong est d’accord sur le fait que la traduction en prose d’un poème, un exercice familier à chaque écolier, démontre que « normalement il ne reste rien du contenu poétique du poème ». Mais, demande-t-il,

l’objectif est-il dans un tel cas toujours vraiment inchangé ? Qui attribue une dignité esthétique à certains objectifs ne vise certainement pas l’objectif moins la matière de son objet [Objektenmaterials][275] […].

Pour parler de l’oeuvre d’art et de l’expérience esthétique, les Autrichiens emploient — et sont séduits par — deux notions : l’intransitivité et la réflexivité. « L’oeuvre d’art, écrit Wittgenstein, ne veut pas communiquer [übertragen] quelque chose d’autre, elle ne veut communiquer qu’elle-même[276]. » « L’oeuvre d’art, dit Blei (comme Oscar Wilde), ne veut rien dire d’autre qu’elle-même[277]. » Son ami, Musil, abonde dans le même sens :

Que veut, veut dire, signifie un tableau ? […] La visée du tableau, c’est le tableau lui-même, sa Gestalt, et le tableau n’a pas d’autre contenu, autrement les tableaux pourraient parler[278].

Quand, dans Le Cahier brun, Wittgenstein varie ce genre de propos au sujet de la musique, il introduit une glose de l’idée, qui lui était si chère, d’une « pensée musicale » :

[N]ous retrouvons ce même genre d’illusion […] lorsque nous fredonnons un air de musique, et, nous abandonnant à l’impression qu’il produit en nous, nous disons : « cet air me dit quelque chose », comme s’il nous fallait découvrir ce qu’il peut bien dire. Et si je finis par m’avouer « cet air exprime tout simplement une pensée musicale », c’est comme si je disais qu’il n’exprime rien d’autre que lui-même[279].

Musil emploie la notion d’intransitivité dans l’une de ses formulations les plus intéressantes de la thèse de l’inséparabilité :

C’est une platitude que de dire que le mot du poète a une signification [Bedeutung] « élevée » [gehobene], mais ce n’en est pas une que de dire que cette signification n’est pas la signification ordinaire + une telle élévation, mais une signification nouvelle qui ne coïncide pas avec la signification ordinaire sans pour autant en être indépendante. La même chose est vraie des autres moyens formels d’expression en poésie ; eux aussi communiquent [mitteilen] quelque chose mais leur emploi implique un renversement de la relation entre ce qu’ils transmettent et ce qui reste pour ainsi dire lié intransitivement au phénomène [Erscheinung][280].

Wittgenstein fait appel à la notion d’intransitivité quand il décrit un certain type d’expérience sensorielle, l’expérience d’un « pattern » ou Gestalt de couleurs :

J’étais en compagnie d’un ami, et nous regardions des parterres de pensées. Chaque parterre était d’un type différent […] « Quelle variété de motifs [patterns] de couleur, me dit alors mon ami, et chacun dit quelque chose » […] Si quelqu’un avait demandé ce que disait le motif de couleur des pensées, la bonne réponse aurait été, semble-t-il, qu’il se disait lui-même. Nous aurions donc pu nous servir d’une forme d’expression intransitive, par exemple : chacun de ces motifs de couleur fait une impression [impresses one][281].

L’interrogation de ce qui semble être la nature très spécifique de l’expérience d’une couleur spécifique, d’une forme spécifique, ou d’un motif musical spécifique est constante dans les écrits de Wittgenstein, mais aussi dans L’Homme sans qualités de Musil. Contre Köhler, par exemple, Wittgenstein s’efforce de montrer que ce qui est spécifique n’est pas un vécu quelconque mais un certain jeu de langage[282].

Le concept bien viennois d’une pensée musicale, que nous venons de rencontrer, apparaît dans la pensée de Wittgenstein au sein des affirmations bizarres suivantes de 1915 :

Les thèmes musicaux sont dans un certain sens des propositions. La connaissance de l’essence de la logique amènera donc à une connaissance de l’essence de la musique.

Une mélodie est une espèce de tautologie ; elle est complète en elle-même ; elle se satisfait[283].

Ces affirmations ont une préhistoire et une suite autrichiennes. En 1905, Meinong, lequel ne comprenait pas la théorie de la désignation rigide (comme me l’a fait remarquer Ian Rumfitt), se demande :

Qu’est-ce, en réalité, que [la 5e symphonie de Beethoven] ? […] Il est difficile d’affirmer que la symphonie n’aurait pas pu commencer autrement[284].

En 1912, Höfler, un élève de Meinong, proclame que « les mélodies ne sont pas inventées mais découvertes ». D’une mélodie de Wagner il dit qu’elle « sonne comme si elle était atemporelle comme les veritates aeternae[285] ». Pour décrire la nature des mélodies, Höfler étend en 1921 la théorie des « objectifs » de son maître dans un des exemples les plus frappants du baroque philosophique autrichien. Selon Meinong, les objets sont aux objectifs (ou états de choses) ce que les noms sont aux phrases. Puisque les objectifs correspondent aux jugements et aux suppositions, on peut se demander s’il n’y a pas des objectifs propres aux désirs et aux émotions. Selon Meinong, les « Desiderative » ou objectifs déontiques sont aux désirs ce que les « Dignitative » ou objectifs axiologiques sont aux émotions. Cela ne suffit pas, déclare Höfler (qui est, avec Ehrenfels, un des rares admirateurs de Wagner dans la tradition brentanienne). Il faut y ajouter la distinction entre les « Melodobjekte » et les « Melodobjektive » et donc aussi la distinction entre les « Musikdignitative » et les « Musikdesiderative ».

Les « Melodobjektive » sont-ils contingents ou non contingents ? Ils sont, affirme Höfler, non contingents. Il y aurait des « relations de nécessité ou de dépendance non logiques » entre les parties d’un « Melodobjektive ». C’est pourquoi il nous arrive de dire que « ces notes précises sont requises, tout comme un certain palais exige une porte d’un certain type[286] ».

Wittgenstein semble avoir pensé que sa distinction entre la signification « primaire » et la signification « secondaire », ainsi que sa distinction entre les deux sens dans lesquels on peut parler de la compréhension d’une phrase, peuvent être utilisées pour éclaircir quelques-uns des phénomènes mentionnés dans cette section (et d’autres encore). Il dit par exemple :

[O]n pourrait parler d’une signification « primaire » et de la signification « secondaire » d’un mot. Ce n’est que si le mot a pour vous une signification primaire que vous l’utilisez dans la signification secondaire.

La signification secondaire n’est pas une signification métaphorique (übertragene, transposée)[287].

[L]’application secondaire [d’un mot] consiste dans le fait qu’un mot [qui a un certain] emploi primaire est utilisé dans un contexte nouveau[288].

L’application de ces deux distinctions à l’inséparabilité de la forme et du contenu est évidente. Dans beaucoup de cas, la pensée exprimée ou signifiée par une phrase peut aussi être exprimée sans perte par une autre phrase. La pensée est, pour utiliser le terme des psychologues de la Gestalt, quelque chose qui peut être transposé. Dans la poésie (réussie), la pensée exprimée ne peut pas être transposée, elle ne peut pas être « transprosée » (« transprosed », dit le deuxième Duc de Buckingham).

Une distinction voisine est utilisée par Meinong pour décrire et analyser un grand nombre de phénomènes dont un seul nous intéresse ici. Il s’agit d’une question qui surgit quand, au lieu de philosopher allègrement au sujet de l’âme, le moi et l’esprit comme Scheler et l’auteur du Tractatus (le thème de ma première conférence), on se demande : comment les phrases psychologiques à la première personne et au présent fonctionnent-elles ?

En 1902, Meinong introduit de la manière suivante ses distinctions entre la signification primaire et secondaire, entre l’expression primaire et secondaire :

[U]n mot « signifie » l’objet de la (re)présentation [Vorstellung] qu’il « exprime » (manifeste), et exprime la (re)présentation de l’objet qu’il signifie […], objet qui constitue sa signification […]. Ce qui a une signification est aussi une expression, une expression primaire, à la différence de la capacité expressive secondaire qu’un mot peut acquérir dans certaines circonstances grâce à sa signification. Cela est souvent le cas quand l’objet qui constitue la signification appartient à la sphère de la perception interne […] Si quelqu’un se plaint d’une douleur, ce que le mot « douleur » exprime de façon primaire, c’est la représentation de la douleur. Mais on comprend aussi que le locuteur a une douleur. Le mot exprime donc aussi une émotion, mais de façon indirecte, par un détour, de façon secondaire[289].

Qui dit « j’ai une douleur » exprime une (re)présentation d’une douleur (expression primaire) qui signifie (de façon primaire) la douleur et l’exprime aussi de façon secondaire (expression secondaire). L’expression secondaire de la douleur a lieu en vertu de la signification primaire du mot « douleur ». Dans la deuxième édition de Über Annahmen, Meinong qualifie une de ces affirmations :

Si quelqu’un se plaint d’une douleur, ce que le mot « douleur » exprime de façon primaire, du moins selon l’interprétation habituelle, c’est la (re)présentation de la douleur[290].

La qualification en italique laisse ouverte la possibilité que celui qui dit « j’ai une douleur » n’ait aucun rapport épistémique, intellectuel ou (re)présentatif à sa douleur. Mais l’avis de Meinong (dès 1906) est que si la victime de la douleur, qui l’exprime, ne la (re)présente pas, elle entretient néanmoins avec sa douleur un rapport épistémique, elle en sait quelque chose, elle la saisit (erfasst) :

Si, dans un cas de ce que nous avons caractérisé […] comme l’expression secondaire, quelqu’un dit « j’ai mal à la tête », personne ne va refuser au signe « mal à la tête » une signification, malgré le fait qu’il soit loin d’être évident que celui qui sait quelque chose de [weiss um] sa douleur doive la (re)présenter[291].

Saisir (erfassen) sa douleur, ce n’est pas la (re)présenter. Quelle est donc la signification de « j’ai mal à la tête » ? La phrase n’a pas de signification primaire, elle n’exprime pas une (re)présentation dont l’objet, la signification, serait la douleur. Elle exprime de façon secondaire la douleur en vertu du fait que le prédicat « a mal à la tête » possède une signification primaire quand il est employé, par exemple, pour attribuer la douleur à autrui. Elle a aussi, suggère Meinong, une signification secondaire. Elle signifie de façon secondaire la douleur qui est saisie, mais pas (re)présentée, par sa victime : « à ce que nous avons appelé une expression secondaire correspond une espèce de “signification secondaire”[292] ». Signifier de façon secondaire présuppose qu’il y ait une expression secondaire, laquelle présuppose à son tour la possibilité de la signification primaire. Si Meinong a raison, son analyse a mis en évidence quelques-uns des leviers qui constituent le langage psychologique.

Russell, lecteur assidu de Über Annahmen, simplifie un peu l’analyse de Meinong :

Language serves three purposes : (1) to indicate facts, (2) to express the state of the speaker, (3) to alter the state of the hearer […].

In some cases, the distinction between (1) and (2) seems to be non-existent. If I exclaim “I am hot ! ”, the fact indicated is a state of myself, and is the very state I express[293].

Quand, au début des années trente, Wittgenstein aborde le fonctionnement des phrases psychologiques à la première personne et au présent, Moore lui attribue le propos suivant :

[Wittgenstein] ajoutait que […] les significations [meanings] de « j’ai mal aux dents »

et « il a mal aux dents » doivent être différentes […]. Et il exprima aussi son point de vue selon lequel les deux expressions se situent sur des plans grammaticaux différents en disant que ces deux expressions ne sont pas toutes deux des valeurs de la même fonction propositionnelle « x a mal aux dents »[294].

En 1938, Husserl mentionne la thèse selon laquelle les phrases à la première personne et les phrases à la troisième personne n’ont pas la même forme logique, thèse qui implique la suggestion de Wittgenstein :

Est-il vraiment le cas que, comme le soutient la tradition, la forme copulative S est p est le schéma fondamental du jugement ? Cette question doit être abordée en connexion avec le fait que, selon le schéma, il va de soi que le sujet [« je »] […] peut être inséré dans le schéma sous la forme de la troisième personne […]. Cela présuppose que le jugement à la première personne […] n’exprime aucun sens logique [logische Sinnesleistung] qui dévie du sens exprimé par la troisième personne[295] […].

La description la plus célèbre que donne Wittgenstein du fonctionnement des phrases psychologiques se trouve dans Le Cahier bleu :

On peut distinguer deux modes d’usage du mot « je » […] que je nommerai « l’usage objectif » et « l’usage subjectif ». Voici quelques exemples du premier : « J’ai le bras cassé », « J’ai grandi de douze centimètres », […] ; ainsi que du second : « Je vois un tel », « J’entends un tel », […]. On peut préciser la différence entre ces deux catégories d’exemples en disant que les cas de la première catégorie nécessitent la reconnaissance d’une personne particulière et laissent une porte ouverte à l’erreur, ou plutôt, devrais-je dire, l’erreur en de tels cas est permise […]. Par contre, quand je dis que j’ai mal aux dents, il n’est pas question de reconnaître quelqu’un ; et il serait absurde de me demander : « Êtes-vous bien sûr que c’est vous qui souffrez ? » Mais lorsqu’aucune erreur n’est possible, comme dans ce cas, c’est que la possibilité d’erreur, le « faux mouvement » dirons-nous, ne fait pas partie de la règle du jeu […]. La différence que nous voulions indiquer se dessine mieux à présent : il m’est impossible de me tromper quand je dis : « J’ai mal aux dents », comme il m’est impossible de prendre en ce cas une autre personne pour moi-même, car je ne puis crier de douleur à la place d’un autre que j’ai pris pour moi. Dire « Je souffre » est aussi peu un énoncé au sujet d’une personne que ne l’est pousser un cri de douleur[296].

La description donnée par Wittgenstein des phrases psychologiques à la première personne diffère de celle que donne Meinong quand il introduit ses distinctions entre la signification et l’expression primaires et secondaires. Comme Meinong, Wittgenstein ne pense pas que celui qui dit « j’ai mal aux dents » jouit d’une (re)présentation de sa douleur. À la différence de Meinong, il ne pense pas que la victime entretient un rapport épistémique quelconque avec sa douleur. Nous savons que les deux philosophes n’utilisent plus le terme « signification » de la même manière. Mais il est curieux que Wittgenstein n’ait pas mentionné la possibilité que sa distinction entre la signification primaire et la signification secondaire éclaircisse les différences entre les deux usages du prédicat « avoir mal aux dents » à la première et à la troisième personne, ainsi que les similarités entre « j’ai le bras cassé » et « il a mal aux dents ». Le prédicat, dans « Je souffre », n’est-il pas un exemple d’une « application secondaire » d’un prédicat dont l’application primaire, la signification, et donc l’usage primaire, est illustré par « Skinner souffre » ? La phrase « je souffre » n’exprime-t-elle pas la souffrance en vertu de la signification, l’usage, primaire du prédicat, à la différence, par exemple, d’un cri ?

Wittgenstein revient à la question du fonctionnement de « je » au sein des phrases psychologiques dans les Investigations :

Lorsque je dis « j’ai des douleurs », je n’indique pas une personne qui a des douleurs, puisqu’en un certain sens je ne sais pas du tout qui en a. Et cela peut se justifier. Car avant tout, je ne dis pas que telle ou telle personne a des douleurs, mais que « moi j’ai… ». Or, par là, je ne nomme [nenne] aucune personne. Pas plus que je ne nomme qui que ce soit en gémissant de douleur. Bien que l’autre puisse reconnaître aux gémissements qui a des douleurs[297].

On peut penser que le mot « je » ne nomme pas parce que ce n’est pas un nom. Les noms propres ne sont pas des expressions indexicales ou démonstratives (« occasionnelles »), affirment à juste titre Husserl, Bühler et Wittgenstein, qui sur ce point se trouvent en désaccord avec Russell et Carnap[298]. Mais on peut aussi penser que le mot « je » ne nomme pas, dans certains contextes, parce que sa fonction dans ces contextes est exclusivement celle d’un signal, que sa fonction est exclusivement celle de guider autrui :

Une personne « agit », « se promène » ; un « je » ne peut pas faire cela. Évidemment le langage nous permet de dire « j’agis », « je me promène ». Mais le mot « je » ne désigne pas [Bezeichnung] un « moi » comme fait psychologique. Il est une expression occasionnelle, dont la signification change d’un locuteur à un autre et n’est rien d’autre que la forme linguistique de l’allocution [Anrede]. Ce n’est pas « je » qui parle, mais un homme. Ici, « je » n’a que le sens d’une forme d’allocution[299].

Si vous envisagez de remplacer « Je souffre » par un signal, vous voyez que la première erreur est de penser que « je » tient lieu de quelque chose[300].