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Le livre de Richard Delisle, dense, touffu, fécond en l’ouverture qu’il nous présente, nous entraîne dans un domaine peu exploré jusqu’ici, celui de la pensée philosophique et métaphysique des plus illustres fondateurs du néodarwinisme : Huxley, Dobzhansky, Rensch, Simpson, Mayr. Il ne s’agit pas seulement pour lui des métaphysiques séparables d’un « noyau » scientifique isolable, d’une « philosophie de savant » étrangère à leur production scientifique, mais d’un ensemble de thèses qui pénètrent, à divers niveaux, leur pensée. La place et le rôle attribués à la sélection naturelle, en effet, y varient selon des thèses étrangères à ce qu’une vision plus positiviste appelle « la science ». Alors, l’unité de vue selon laquelle on définit traditionnellement le néodarwinisme chancelle et ne concerne qu’une partie de la production de ces auteurs, oblitérant leur appartenance plus large à une « philosophie naturelle ».

Cela pose alors tout un ensemble de questions négligées par le néodarwinisme traditionnel : la directionalité évolutive est-elle forte ou faible ? Le processus évolutif est-il en devenir, étal, ou cyclique ? L’évolution concerne-t-elle strictement la biologie seule ou bien fait-elle partie d’un processus cosmique ? Comprendre le processus de l’évolution implique-t-il la vieille idée de se conformer au cours de la nature, de s’en détacher, ou bien de tirer une éthique, voire une politique, de l’observation de la nature ?

Thomas Huxley et Theodosius Dobzhansky, par exemple, croient encore profondément à une sorte de cosmos hiérarchisé tel qu’il se présentait à l’esprit avant même la révolution scientifique, regroupant la matière, la vie, l’homme. Ils préservent l’idée de sens, voire de finalité, et chez eux n’existe pas de rupture définitive entre le sujet observant et l’objet observé. L’homme est apte à observer le monde et à se comprendre lui-même comme indicateur de l’ordre et du sens de l’évolution cosmique. Bien sûr ils distinguent plusieurs niveaux ontologiques, anti-réductionnistes, où la psychologie ne se réduit pas à la biologie, ni la biologie à la physique, mais ils pensent que l’homme, sujet observant, doit intervenir dans le procès cosmique en devenir.

Chez Huxley, l’homme est un microcosme miroir du cosmos, affirme Richard Delisle, qui étudie minutieusement l’évolution de la pensée de Huxley sans séparer ses travaux sur la synthèse moderne et le progrès évolutionniste de sa philosophie cosmique et politique. Dobzhansky adhère encore à l’idée d’un arbre de vie, inscrit l’évolution dans une ascension jusqu’à la figure ultime de l’homme, évolution en spirale s’ouvrant sur une complexité croissante, culminant avec l’intelligence et la culture proprement humaines. Dans cette optique, la découverte de Darwin s’inscrit dans une tradition évolutionniste qui le précédait. Mais il parle plus volontiers de déterminisme aux premiers stades de l’évolution, et d’émancipation graduelle avec le progrès de la complexité, une « évolution créatrice », selon les termes de Bergson repris par Dobzhansky. Richard Delisle décèle ainsi une contradiction dans ces thèses, entre une analyse très darwinienne dans la description des mécanismes de l’évolution d’une part, et d’autre part une évolution progressive orientée vers une fin dernière, entre une information génétique atomisée et une ontologie unitaire des « gene patterns », qui va vers la faculté de transmettre l’information par voie culturelle. Mais n’est-il pas possible de déceler des contradictions dans toute théorie scientifique ? Après tout, Newton lui-même fut longtemps accusé de réintroduire avec sa notion de gravité des « qualités occultes ».

La sélection naturelle semble alors se réduire à un principe dynamique parmi d’autres possibles, et Dobzhansky se réfère alors à Teilhard de Chardin. Richard Delisle insiste sur le fait que la chaîne des êtres, que Foucault par exemple voit rompue dans l’épistémè du tout début du xixe siècle, persiste chez les premiers fondateurs du néodarwinisme, ainsi qu’une conception de l’arbre de vie plus lamarckienne que darwinienne, comme une somme de lignées orientées, les catégories demeurant des branches d’un arbre ancestral, reprenant en somme la définition par A. O. Lovejoy de l’évolutionnisme prédarwinien comme chaîne des êtres transformée en ascenseur. La « chaîne des êtres » n’a-t-elle pas été transformée au début du xixe siècle, et forme-t-elle une ligne continue depuis sa lointaine origine ?

Chez Rensch, l’aspect spencérien paraît encore plus évident. La plupart de ses « lois » s’appuient sur la directionalité de l’évolution du vivant, ou tentent de la démontrer. Sont distingués chez lui en ligne descendante à partir de l’homme les facultés de raisonnement des grands singes et des carnivores, la faculté de formuler des conclusions non verbales, la faculté de jugements non verbaux, la faculté de former des images mentales (invertébrés inférieurs), enfin la pure sensation-réaction des protozoaires. Spencer et Haeckel ne sont pas loin. Rensch oppose de plus un ordre biologique et une loi évolutive, cette dernière pourvue d’une ontologie substantielle possédant son propre dynamisme interne, une cohabitation que Delisle trouve particulièrement « ruineuse ». Mais pour Rensch le développement demeure un ensemble de possibilités déjà inscrites dans le passé, une sorte de développement épigénétique que Delisle compare aux philosophes ioniens et particulièrement à Anaximandre, dans un univers où se manifestent ici et là une pulsion ontologique, la succession éternelle d’un flux d’éléments primordiaux, et pour l’homme une soumission à l’ordre cosmique, que Rensch lui-même rapproche de l’hindouisme plus que de la philosophie des Ioniens. Serait-il possible de pousser plus en avant ces analogies avec les Ioniens ? S’agit-il d’une inspiration véritable chez Rensch ?

À une épistémologie du néodarwinisme qu’il qualifie de pré-paradigmatique, Richard Delisle oppose une épistémologie plus classique, qu’il appelle souvent « esprit de la révolution scientifique », qu’il fait remonter la plupart du temps à Newton, parfois au développement de l’établissement des canons de l’induction au xixe siècle et à une sorte de positivisme. Il semble la plupart du temps s’agir pour Delisle d’un paradigme opératoire depuis Newton jusqu’à nos jours ; ne s’agit-il pas d’un cadre épistémologique qui est plus clairement celui de la physique, et n’est-il pas normal, après tout, que l’épistémologie, ou les épistémologies, de la biologie ne parviennent pas à se constituer selon les critères de la physique ? Le débat, somme toute, remonte à Darwin lui-même, qui ne s’est pas si aisément glissé dans « l’esprit de la révolution scientifique » et dans l’épistémologie physicienne de son époque (cf. David Hull, Darwin and his critics).

Cette révolution scientifique est caractérisée, selon les critères d’Alexandre Koyré repris par Richard Delisle, par l’homogénéité d’univers soumis en tous ses lieux à des lois universelles, quantifiables, dans un monde de la quantité et de l’objectivité, auxquels on pourrait ajouter un monde de la positivité des faits. Il implique le rejet des idées de valeur, de perfection, de sens, une dévalorisation de l’Être. Il implique observation des faits, induction, réduction des faits à une règle générale et déduction d’un ensemble de conclusion selon Thomas Reid, ou Herschel, induction, généralisations (le degré de généralité correspondant à une série de développements, lois ou axiomes ramenés à leurs conséquences les plus lointaines, et enfin prédiction). Cette épistémologie « issue de la révolution scientifique » est prolongée selon Richard Delisle (conformément à l’opinion de nombreux spécialistes de Darwin, mais pas tous) par Darwin lui-même. L’une de mes questions à Richard Delisle est la suivante : si de nombreux spécialistes de Darwin considèrent que celui-ci s’insère effectivement dans les canons de ce qu’on appelait alors la méthode inductive, ce que Darwin lui-même revendiquait, d’autres ont plutôt mis l’accent sur une certaine rupture de la théorie darwinienne avec l’épistémologie de la révolution scientifique, en ce qui concerne la prédiction, la nature du « fait scientifique » et le rôle de l’analogie. Le rapport sélection naturelle/sélection artificielle obéit-il aux canons de la méthode axiomatico-déductive, est-il de l’ordre du fait ou d’une analogie qui s’inscrit difficilement dans le cadre de ce que Richard Delisle appelle « esprit de la révolution scientifique » ?

Ce n’est qu’avec le néodarwinisme que surgit selon lui une contradiction (l’une des questions que j’aimerais poser est « cette contradiction n’est-elle pas déjà présente, à l’état explicite ou implicite, avant même le néodarwinisme ? ») D’une part, si la sélection naturelle est interprétée selon une version axiomatique, alors la sélection naturelle opère au niveau moléculaire, et les phénomènes vitaux sont réduits aux propriétés de la matière inerte (Hempel, Nagel, Ruse, Putnam, M. B. Williams). Mais, d’autre part, si la sélection naturelle est une structure plus lâche et souple, exerçant son efficacité au niveau de l’individu et/ou des populations, se produit une sorte de convergence entre la biologie et l’histoire évolutive (Delisle dit « épistémologie narrative ») qui repose sur les propriétés émergentes associées aux entités biologiques, dans un processus évolutif ouvert et contingent (Kitcher).

Selon l’interprétation de Simpson et Mayr, la sélection naturelle est une explication assez ouverte pour échapper aux déterminations rigides des entités biologiques inférieures. Ils récusent donc la réduction du néodarwinisme à la théorie génétique moléculaire. Richard Delisle voit en eux les représentants d’une méthode axiomatico-déductive qui s’inscrit dans la logique de l’épistémologie newtonienne. Ils rejettent les causes finales, et leur actualisme les éloignent des trois auteurs précédemment étudiés. Mais, affirme alors Richard Delisle, aucune connaissance ne saurait être exonérée d’un certain fondement métaphysique. Mais alors, ne peut-on déceler chez tout biologiste une certaine métaphysique qui à un moment ou à l’autre entrerait en contradiction avec « l’esprit de la révolution scientifique » et la positivité des faits qu’il semble impliquer ? Aussi Delisle voit-il deux tendances contradictoires : l’une, l’accroissement d’intelligence, l’autre, le rôle du hasard, tendances qui, dit-il, se ruinent l’une l’autre. Mais le souci des philosophes de déceler des contradictions et d’aspirer à une cohérence parfaite n’est-il pas dénaturant (voir p. 301) ? Après tout, la science physique contemporaine admet certains niveaux d’incertitude et de contradictions comme partie inhérente de la théorie. Bien sûr, l’application stricte de la théorie de la sélection naturelle interdit de penser une tendance allant vers davantage d’intelligence, et il n’existe aucun fondement pour la naissance d’une forme supérieure comme l’homme. Mais quel homme sujet pensant saurait-il penser cette impasse (je préfère ce mot ici à « contradiction »). La philosophie de Delisle, ici, n’est-elle pas trop exigeante et ne demande-t-elle pas trop à la pensée humaine ? Dire que c’est une pensée pré-paradigmatique n’est-il pas alors un acte de foi en un moment idéal et imaginaire où la biologie néodarwinienne se constituerait par la suite comme sans contradiction, comme un nouveau paradigme, analogue dans sa solidité à l’idéal newtonien… qui pourtant reposait sur la métaphysique de la religion naturelle ?

Il y a à la fois signification et non-signification de l’homme dans le cosmos, certes. Mais qui peut répondre à un sujet comme « la place de l’homme dans l’univers » ? N’est-ce pas en demander trop à la biologie ?

Pour conclure ce livre touffu et passionnant, Richard Delisle affirme que la biologie ne peut s’insérer dans un schéma positiviste de développement successif des sciences, mais que la conception néodarwinienne n’épuise pas toutes les possibilités de l’évolution. Les fondateurs de la théorie synthétique ne sont pas d’accord sur l’objet même de leur recherche. Le néodarwinisme est une entité « régionale » qui est loin d’englober toutes les possibilités de l’évolution. C’est un lieu de rencontre où puiser des mécanismes évolutifs insérés par la suite dans des visions divergentes. Trop d’éléments scientifiques manquent, trop d’épistémologies sont possibles. Même la proposition d’une évolution biologique sans sens ni direction forte est aussi une proposition métaphysique. Il propose de parler, pour la biologie, de métaphysique « naturelle » : paradigme pour Kuhn, programme de recherche pour Lakatos, traditions de recherche pour Laudan. Mais pourquoi plusieurs métaphysiques ne pourraient-elles cohabiter au sein d’une même théorie ? La physique contemporaine est, elle aussi, traversée de contradictions qui, elles-mêmes, reposent sur des bases différentes. Il semble ici que la philosophie défendue par Delisle aspire à une harmonie qui ne fut qu’en de très rares circonstances celle de la science en train de se faire (les polémiques de l’après Newton ne cessèrent jamais entièrement).

L’immaturité que Delisle prête au néodarwinisme s’exprime selon lui dans la diversité et la multiplication des métaphysiques : c’est ce que Kuhn appelle la période pré-paradigmatique. Les discussions sur les « problèmes en suspens » (l’expression est de Michel Morange) niveau de la sélection, écoles de systématique, biologie moléculaire, rythmes et modes évolutifs, modèles de spéciation, épigenèse, ontologie de l’espèce, sont d’une importance relative par rapport aux enjeux soulevés par les cadres épistémologiques différents de Huxley Dobzhansky, Rensch, Simpson, et Mayr. Delisle en conclut que la biologie de l’évolution en est encore à un stade pré-paradigmatique.

C’est que la révolution transformiste est constituée de deux trames principales (au sein desquelles Huxley, Dobzhansky, Rensch travaillent simultanément) : d’une part le programme de recherche darwinien, prolongé sous forme néodarwinienne, répondant aux exigences « de l’épistémologie générale issue de la révolution scientifique » auxquelles on ajoutera le positivisme logique, la philosophie analytique, dans un champ strictement local (la biologie) ; d’autre part la tradition de recherche cosmique, dont le champ d’application évolutionniste concerne tous les aspects de la matière, vivante ou non vivante. Elle peut accepter des penseurs évolutionnistes non darwiniens, Spencer, Cournot, Haeckel, Lloyd Morgan, ou même Teilhard de Chardin. Cette tradition est diffuse, non compacte, se déroule selon un rythme lent, plus spéculatif, moins opérationnel.

Laudan soutient que deux traditions de recherche ou plus peuvent s’amalgamer sans se nuire.

Peut-on alors isoler les travaux spécialisés de Huxley, Dobzhansky, Rensch, de leurs spéculations cosmiques évolutionnistes ? Richard Delisle soutient que le newtonianisme expliquait tout un ensemble de phénomènes variés, que la métaphysique newtonienne venait se superposer à la structure explicative physico-mathématique, qu’il était donc possible de séparer la mécanique céleste de la métaphysique, alors que cela n’est pas possible dans la pensée biologique des premiers néodarwiniens : on ne peut pas disjoindre leurs travaux spécialisés du cadre cosmique, car ils postulent une forte directionalité.

Mes questions, outre celles posées au cours de ce résumé imparfait et incomplet d’un livre passionnant, porteront surtout sur ce dernier point :

Richard Delisle ne prête-t-il pas, dans un souci de mieux contraster la pensée « immature » du néodarwinisme, une trop grande cohérence à la physique, pratiquement assimilée à « l’esprit de la révolution scientifique » ? Ceci, depuis les débuts de la révolution scientifique jusqu’à nos jours ? S’agit-il d’un mode de présentation rhétorique pour mieux souligner la thèse centrale que la théorie de l’évolution en est encore à un stade « préparadigmatique » ? Chez Newton lui-même, comment séparer la mécanique céleste, le temps absolu et le temps des prophéties de l’Apocalypse, la métaphysique qui sous-tend son Optique, les écrits alchimiques ? Et de nos jours la physique n’admet-elle pas des oppositions (onde/corpuscule par exemple) irréductibles mais fécondes, et les physiciens ne sont-ils pas toujours à la recherche d’une théorie unifiant les grandes forces ? Ne pourrait-on, alors, également dans le cas de la physique, parler de stade pré-paradigmatique ? Le principe de la relativité, la loi d’indétermination, la mécanique quantique, ont de fait posé des questions métaphysiques du même ordre aux physiciens, dont les interrogations sur la nature de l’univers ont la même amplitude, et en dernière instance les mêmes bases que les contradictions de la biologie ?

On peut-être, au lieu de l’opposition entre une théorie « préparadigmatique » du néodarwinisme et l’esprit de la révolution scientifique, de parler d’un changement de paradigme en voie de constitution dans toutes les sciences de la nature, et de contradictions qui seraient fécondes dans leur non-résolution même ? Chercher les ressemblances plutôt que les différences ?