Disputatio

Précis de Le rasoir de Kant et autres essais de philosophie pratique[Notice]

  • Ruwen Ogien

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J’exprime surtout mon insatisfaction à l’égard des explications évolutionnistes appliquées aux phénomènes dits « psychologiques », « sociaux » ou « moraux » sans contester aucunement leur pertinence pour d’autres phénomènes (les caractères physiques des espèces naturelles, etc.) Ce que ces explications proposent, en gros, c’est un schéma de type contrefactuel. Dans le cas des comportements dits « moraux », elles disent : « Si les groupes humains n’avaient pas accordé d’importance à la morale, ils n’auraient pas connu le succès reproductif qui est le leur. » Il y a toutes sortes de raisons épistémologiques de douter de la validité de ces raisonnements rétrospectifs. Entre autres, il n’existe aucune trace des groupes « immoraux » qui sont supposés ne pas avoir « survécu ». En fait, ce genre d’explication est affaiblie du fait qu’elle ne peut pas être étayée par une histoire documentée du processus de sélection ou quelque chose qui y ressemble. Je conteste aussi une autre manifestation du « naturalisme » très populaire aujourd’hui : la réduction des phénomènes sociaux ou moraux à des phénomènes psychologiques supposés être plus « kacher » du point de vue d’une ontologie physicaliste. Lorsque je passe à l’analyse de la normativité, le ton est différent, nettement moins critique. En fait, je ne cherche pas à nier le bien fondé du normativisme (s’il existe quelque chose d’assez unifié qui puisse être appelé ainsi), mais à apporter une contribution à notre compréhension de la normativité, en clarifiant certaines divisions (entre le raisonnable et le rationnel, le normatif et l’évaluatif, etc.), certains principes (la charité interprétative, « devoir » implique « pouvoir », etc.) et certains phénomènes dits d’« irrationalité motivée » (prendre ses désirs pour des réalités, nier l’évidence, agir contre son meilleur jugement, etc.) Cette asymétrie se reflète dans le style, mais aussi dans la structure du livre. Il contient cinq essais à vocation plutôt constructive sur la normativité et trois essais à visée plutôt polémique sur ce naturalisme au sens étroit dont j’ai parlé. Sarah Stroud, Charles Larmore et Pierre Livet, qui ont eu la générosité d’accepter d’écrire un commentaire, ne s’y sont pas trompés. Ils se sont surtout intéressés aux essais que j’appelle « constructifs » en priorité, même si Pierre Livet a également proposé une critique, très pertinente comme d’habitude, de ma façon de présenter la psychologie évolutionniste. Ce sont ces essais que je vais présenter très rapidement, dans l’état où ils se trouvent dans le livre. Je réserve mes projets d’amendement au chapitre des réponses à mes critiques. Il existe pourtant toutes sortes de raisons de séparer nettement les énoncés normatifs d’une part et les énoncés évaluatifs de l’autre. J’en ai recensé un certain nombre et ajouté d’autres qui, je crois, n’avaient pas été proposées jusqu’à présent. Voici la liste. Personnellement, je privilégie le critère du domaine d’application (critère 6) : les normatifs s’appliquent ou, plus exactement, ne devraient s’appliquer en principe qu’aux actions humaines intentionnelles, c’est-à-dire à ce qui peut être objet de choix ou de volonté, à ce qui n’est ni nécessaire ni impossible. La portée des prédicats évaluatifs est plus large. Ils ne s’appliquent pas qu’aux actions et peuvent s’appliquer à ce qui est nécessaire ou impossible. Ce critère est, à mon avis, le plus riche de conséquences. Mais il est, comme tous les autres, exposé à différentes objections. J’essaie de montrer comment il est possible d’y répondre pour aboutir, finalement, à une distinction forte entre l’évaluatif et le normatif.

Parties annexes