Corps de l’article

Traduit de l’anglais par Christian Adam, avec la collaboration de Martin Montminy

1.

Le personnage Humpty Dumpty [HD] de Lewis Carroll a notoirement déclaré que, lorsqu’il utilisait une expression linguistique, celle-ci signifiait tout ce qu’il voulait qu’elle signifie. Si l’on interprète le propos de HD concernant la volonté du locuteur comme ayant trait à ce que le locuteur est censé avoir l’intention de dire par l’usage particulier d’une expression linguistique, il s’agit d’une version extrême de la conception selon laquelle ce sont les intentions sémantiques du locuteur qui déterminent ce qu’il dit dans un usage donné du langage. Alice était avec raison horrifiée d’une telle conception de la signification linguistique, et les philosophes ont généralement partagé son inquiétude en faisant remarquer qu’une telle conception rendrait impossible l’utilisation du langage comme moyen de communication. Monroe Beardsley a, moins notoirement, soutenu que les intentions sémantiques, dans l’usage littéraire qu’un auteur fait du langage, ne jouent aucun rôle pour déterminer la signification de l’oeuvre qui en résulte. Le fruit de son activité doit être plutôt conçu en tant que « texte » ou « pièce de langage » dont la signification est entièrement déterminée par les conventions sémantiques et littéraires en vigueur dans la communauté interprétative pertinente. Beaucoup de philosophes ont mis en question une théorie aussi fortement anti-intentionnaliste de l’interprétation littéraire, en raison du fait qu’une énonciation linguistique, qu’elle soit littéraire ou conversationnelle, est un usage particulier d’un langage. L’interprétation d’une telle énonciation exige que l’on tienne compte non seulement du texte « énoncé » mais aussi de l’activité intentionnelle de l’énonciation et du contexte dans lequel elle a été produite.

De ces observations, je tire deux leçons, dont l’une est plus évidente que l’autre. D’abord, il y a lieu de penser qu’une théorie adéquate de l’interprétation doit se situer quelque part entre l’intentionnalisme extrême de HD et le conventionnalisme extrême de Beardsley, et qu’aussi bien l’intention que la convention auront un rôle à jouer dans une telle théorie. Ensuite, cela peut faire une différence, pour une théorie de l’interprétation, que l’objet de l’interprétation soit une énonciation ordinaire ou un usage littéraire du langage. Après que j’aurai passé en revue de nombreuses conceptions de la façon dont l’intention peut compléter ou supplanter la convention dans une théorie de l’interprétation et soulevé les difficultés inhérentes à ces conceptions, je proposerai un modèle qui préserve les forces des théories concurrentes tout en évitant leurs faiblesses. Je montrerai aussi que ce modèle d’interprétation permet une distinction fondamentale entre l’interprétation dans les arts et l’interprétation dans les contextes conversationnels ordinaires.

2.

La question qui me préoccupe dans cet article concerne l’attribution correcte d’une signification lorsqu’on utilise un véhicule particulier qui appartient à un système véhiculaire, lequel est historiquement employé dans une communauté interprétative et exprime par là même des contenus accessibles à ses membres. Cette histoire rend manifeste une compréhension commune (shared understandings) quant à la façon dont les véhicules doivent être utilisés à de telles fins. L’on pourrait appeler tout usage de ce genre une énonciation (utterance) du véhicule en question. Le mot « énonciation » peut faire référence aussi bien au processus — l’acte d’énoncer — qu’au produit de ce processus — ce qui, de ce fait, est énoncé. Je présume que les significations qui nous intéressent sont celles qui sont correctement attribuées aux produits d’énonciation, bien que ces significations puissent dépendre des caractéristiques des processus d’énonciation. On a coutume de distinguer trois sortes de significations qui sont inhérentes à l’acte d’énonciation dans les contextes conversationnels ordinaires. D’abord, la compréhension commune en cause dans la formation et l’interprétation des énonciations passées confère une signification au véhicule employé qui peut être appelée « signification de la phrase » (sentence meaning) ou « signification de l’expression » (expression meaning), ou, pour l’étendre aux énonciations au sens large, « signification conventionnelle » (conventional meaning). Ensuite, le locuteur souhaite que son auditoire attribue un certain contenu à son énonciation. L’on pourrait distinguer ici entre contenu « primaire » ou « d’ordre supérieur ». L’attribution d’un contenu primaire à une énonciation est la condition préalable à toute autre signification que le locuteur peut vouloir communiquer ou à tout effet perlocutoire qu’il veut produire. Les intentions du locuteur à cet effet nous donnent ce qu’on pourrait appeler la « signification du locuteur » (utterer’s meaning) (primaire ou d’ordre supérieur). Enfin, il y a le contenu correctement attribuable à l’énonciation elle-même, en tant que produit de l’action du locuteur. J’appellerai ce contenu la « signification de l’énonciation » (utterance meaning) (primaire ou d’ordre supérieur). C’est la signification de l’énonciation primaire qui nous occupera principalement dans cet article, c’est-à-dire ce qu’un énoncé dit en première instance. Les conceptions examinées et mises en question au début de la première section affirment que la signification de l’énonciation (primaire) est entièrement déterminée par la signification du locuteur (primaire) (HD) ou que, au moins dans les contextes littéraires, elle est entièrement déterminée par la signification conventionnelle[1] (Beardsley).

Cette conception de l’interprétation linguistique permet une extrapolation à l’interprétation des oeuvres d’art. L’on peut considérer une personne qui utilise un langage comme quelqu’un qui tente d’exprimer un contenu par le biais d’un véhicule interprétable à la lumière d’une compréhension commune des usages conventionnels ou des éléments de celui-ci. Par analogie, l’on peut considérer un artiste comme quelqu’un qui tente d’exprimer un « contenu artistique » ou un « énoncé artistique » par le biais d’un véhicule interprétable à la lumière d’une compréhension commune quant à l’importance d’avoir effectué certaines manipulations dans un « moyen d’expression qui sert de véhicule ». Un « énoncé artistique » n’est pas, bien entendu, une proposition exprimée par une oeuvre, mais plutôt une façon de caractériser les « significations » représentationnelles, expressives et par exemplification correctement attribuables au véhicule artistique. Si l’on nomme « moyen d’expression artistique » la compréhension commune à laquelle fait appel un artiste, alors le produit d’une « énonciation » artistique est un véhicule qui exprime un énoncé artistique en vertu (au moins en partie) d’un moyen d’expression artistique (voir Davies, 2004, chapitre 3). La question de savoir quel rapport entretiennent la signification du locuteur et la signification conventionnelle avec la « signification de l’énonciation » concerne désormais les contributions relatives des intentions « sémantiques » de l’artiste et du moyen d’expression artistique à l’énoncé artistique exprimé par l’intermédiaire d’un véhicule artistique. L’interprétation artistique peut donc différer de l’interprétation linguistique ordinaire si la contribution relative des facteurs qui déterminent la signification de l’énonciation diffère.

3.

Beaucoup de travaux récents qui portent sur l’interprétation en philosophie du langage et en philosophie de l’art ont été largement d’orientation intentionnaliste. Leur but a été de montrer que nos scrupules légitimes envers une position à la Humpty Dumpty ne devraient pas nous empêcher de voir la juste place que doivent occuper les intentions sémantiques du locuteur dans toute théorie adéquate de la signification de l’énonciation conçue au sens large[2]. Les tenants de l’« intentionnalisme réel » (actual intentionalism) ont soutenu que, bien comprise, la thèse selon laquelle la signification du locuteur détermine la signification de l’énonciation est correcte et ont adopté diverses stratégies afin de lever l’objection du « Humpty-Dumptisme ». Gary Iseminger (1992), par exemple, a affirmé que les conventions linguistiques exercent des contraintes sur la signification de l’énonciation en délimitant un ensemble de significations de l’énonciation possibles pour chaque phrase d’une langue. L’intention du locuteur d’exprimer une de ces significations lorsqu’il utilise un véhicule linguistique à un moment donné « active » cette signification, produisant ainsi une signification de l’énonciation déterminée qui correspond à la signification du locuteur. Toutefois, ce point de vue ne spécifie pas ce qu’on devrait dire lorsque la signification que le locuteur veut exprimer ne correspond à aucune des « significations possibles » conventionnellement admises — par exemple, quand Mme Malaprop parle d’« un joli dérangement d’épitaphes ». Si l’on a raison de croire que, dans de tels cas, ce que dit le locuteur est déterminé, alors la position d’Iseminger demande à être revue et complétée. Un autre problème est qu’il n’est pas très facile de savoir comment l’intention du locuteur « active » l’une des significations conventionnelles possibles de son énonciation. Comment mon intention d’être compris comme voulant exprimer l’une de ces significations entraîne-t-elle le fait que mon énonciation a précisément cette signification ?

La « conception unifiée » (unified view) de Robert Stecker tente de lever ces objections tout en préservant le rôle déterminant des intentions réelles. Stecker formule la conception unifiée (que l’on prête également à Livingston, 1998, et à Carroll, 2000) comme suit : « Lorsque l’artiste réussit à exprimer son intention dans l’oeuvre (qui, bien entendu, implique typiquement l’exploitation des conventions et du contexte), celle-ci doit être identifiée à la signification de l’oeuvre, mais lorsque les intentions réelles ne sont pas exprimées, les conventions qui sont en place lors de la création de l’oeuvre déterminent la signification » (2003, p. 42).

Comme il le reconnaît, les conventions linguistiques sont rarement suffisantes pour déterminer la signification de l’énonciation, puisque plusieurs d’entre elles demandent à être complétées par un contexte pour qu’une signification de l’énonciation déterminée puisse être obtenue par leur application. Par exemple, le contexte de l’énonciation est requis pour fixer la référence des expressions indexicales. Cependant, lorsque la conception unifiée est amendée pour tenir compte du rôle du contexte, la question se pose de savoir quel rôle déterminant nous devons accorder à la signification du locuteur. Cette difficulté se manifeste de deux façons, toutes deux abordées par Stecker. D’abord, l’idée de « réussir » à réaliser ses intentions sémantiques semble présupposer une conception de la signification de l’énonciation qui serait indépendante de l’intention — la réussite consistant, dans ce cas, à faire correspondre la signification du locuteur avec la signification de l’énonciation. Stecker soutient toutefois qu’il est possible de parler de réussite expressive en termes de « condition de saisie » (uptake condition), qui exige que la signification du locuteur soit compréhensible par des interlocuteurs « convenablement préparés ».

Cela laisse entrevoir une difficulté majeure liée à la conception unifiée. Prenons un exemple utilisé par Stecker dans un autre contexte. Si je dis à quelqu’un en anglais : There is a fly in your suit[3], voulant lui indiquer par là la présence d’un insecte dans son bouillon, l’on suppose qu’il est parfaitement capable de faire preuve de « saisie ». Mais Stecker soutient que, dans un tel cas, la signification de l’énonciation est qu’« il y a une fermeture éclair dans ton complet » et que j’échoue ainsi à réaliser mes intentions sémantiques. Pour que cela soit en accord avec l’élucidation de la réussite expressive proposée par Stecker, les ressources qui sont à la disposition d’un interlocuteur en situation de « saisie » doivent être limitées à la connaissance des conventions linguistiques et à la connaissance des caractéristiques du contexte de l’énonciation impliquées par ces conventions. J’appellerai cela la « signification conventionnelle contextualisée » d’une énonciation. Si toutefois la réussite expressive réside dans la concordance entre la signification du locuteur et la signification conventionnelle contextualisée, et si c’est cette dernière qui détermine la signification de l’énonciation quand un locuteur ne parvient pas à réaliser ses intentions sémantiques, la signification du locuteur semble redondante dans la conception « unifiée » de la signification de l’énonciation. Tout se passe comme si la signification de l’énonciation, selon cette conception, était identifiée à la signification conventionnelle contextualisée soit directement, si le locuteur ne parvient pas à réaliser ses intentions de communication, soit indirectement, s’il y parvient. Il semble donc préférable d’identifier simplement la signification de l’énonciation à la signification conventionnelle contextualisée que les interlocuteurs devraient attribuer.

Supposons d’autre part que l’on admette que la « saisie » puisse impliquer le type d’intelligence interprétative permettant à l’interlocuteur de saisir ce que le locuteur cherche à exprimer même quand les mots lui font défaut, comme dans l’exemple : There is a fly in your suit. D’après la conception unifiée, je réalise alors mes intentions sémantiques en disant : There is a fly in your suit, pourvu qu’une telle « saisie » permette à mon interlocuteur de comprendre ce que j’essaie de lui communiquer, et la signification de mon énonciation se rapportera alors à un insecte dans un bouillon plutôt qu’à un accessoire vestimentaire. Mais si ces ressources plus riches sont permises là où les locuteurs réussissent à réaliser leurs intentions sémantiques, elles devraient sûrement l’être aussi quand ceux-ci n’y parviennent pas.

Imaginons un Hongrois qui possède une connaissance rudimentaire de la syntaxe anglaise et un vocabulaire anglais limité et qui, à l’aide d’un recueil d’expressions anglais-hongrois défectueux, entre dans une banque à Londres et tente d’exprimer ce qu’il croit être la traduction anglaise de la phrase hongroise dont la signification conventionnelle est : « Je veux retirer de l’argent »[4]. Cependant, la phrase anglaise qui est couplée avec cette phrase hongroise dans le recueil est : I want to arrange a loan (« Je veux faire un emprunt »). Supposons en outre qu’en essayant de prononcer cette phrase anglaise l’homme produise une variation en pataquès de la phrase qui se trouve dans le recueil d’expressions, à savoir : I want to derange a loon (« Je veux déranger un huard »). Le caissier, se fiant à son intelligence interprétative coutumière, comprend que l’homme a dit en anglais qu’il voulait faire un emprunt. Si la conception unifiée interprète la « réussite » en termes de saisie richement interprétée, alors la signification de l’énonciation dans des situations d’échec du locuteur comme celle que je viens de décrire devrait aussi être la signification attribuée par des interlocuteurs capables d’une telle saisie. Que l’on réussisse ou que l’on échoue, il semble donc que la signification de l’énonciation sera identique à la signification qui serait attribuée à notre énonciation par des interprètes compétents capables de s’appuyer sur leur connaissance des conventions linguistiques et du contexte, et sur leur intelligence interprétative — ce qu’on pourrait appeler la « signification conventionnelle contextualisée herméneutiquement enrichie » de l’énonciation. Encore une fois, la signification du locuteur ne semble pas jouer un rôle essentiel pour déterminer la signification de l’énonciation.

4.

L’on peut rapporter ces considérations à ce qui constitue peut-être la tentative récente la plus notoire d’accorder à la signification du locuteur un rôle déterminant dans une théorie de la signification de l’énonciation. Dans A Nice Derangement of Epitaphs, Donald Davidson soutient qu’une théorie de la signification de l’énonciation doit rendre compte de ce que c’est pour un locuteur que de « s’en tirer à bon compte » (get away with it). « S’en tirer à bon compte » consiste à avoir des intentions sémantiques qui sont saisies par un interlocuteur convenablement préparé, même si la signification du locuteur ne correspond pas à la signification conventionnelle contextualisée de son énonciation. Les pataquès (malapropisms) sont probablement l’exemple le plus frappant de ce phénomène. Nous comprenons que Mme Malaprop parle d’un joli arrangement d’épithètes même si, de toute évidence, cela n’est pas la signification conventionnelle contextualisée de son énonciation. Des performances interprétatives semblables incluent « notre capacité à percevoir une phrase bien formée quand l’énonciation est en réalité incomplète ou grammaticalement confuse, notre capacité à interpréter des mots jamais entendus auparavant, à corriger des lapsus ou à faire face à de nouveaux idiolectes » (1986, p. 437). Davidson soutient qu’aucun de ces cas ne peut être expliqué par le modèle standard de la manière dont la compétence linguistique des interlocuteurs rend possible la communication. D’après ce modèle, la compétence dans une langue naturelle consiste à posséder une « théorie de la signification » qui fournit : a) une spécification récursive de la signification littérale de chaque phrase bien formée de la langue ; b) dans laquelle les significations sont systématiquement exprimées, partagées par les locuteurs et leurs interprètes, et « conventionnelles » — c’est-à-dire données par des conventions apprises qui sont mobilisées par les interlocuteurs dans tout échange conversationnel réussi.

Davidson affirme que le modèle standard ne parvient pas à expliquer comment les locuteurs sont capables de « s’en tirer à bon compte ». Dans de tels cas, le locuteur et l’interprète arrivent à converger dans leur interprétation de l’énonciation du locuteur, et cela suppose en effet l’application de « théories de la signification » qui livrent la même signification. Mais dans la mesure où le locuteur « s’en tire à bon compte », ils n’apportent pas avec eux de telles théories de la signification à la conversation. L’interprète en vient plutôt à ajuster ce que Davidson appelle sa « théorie préalable » (prior theory) à la lumière de l’énonciation du locuteur pour former une « théorie transitoire » (passing theory) qui coïncide avec la façon dont le locuteur comprend sa propre énonciation — c’est-à-dire la signification du locuteur telle qu’elle est émise dans son énonciation, en tenant compte de sa propre théorie transitoire. Davidson tire deux leçons importantes de ce type de situations. D’abord, en tant que philosophe du langage, notre intérêt pour la signification de l’énonciation (primaire) concerne la « signification première » (first meaning), autrement dit, le contenu qui, une fois attribué permet à l’énonciation de servir divers buts illocutoires et perlocutoires. Or il arrive souvent que la saisie de la signification première implique que l’interprète utilise sa jugeote et son bon sens. Par conséquent, si la signification de l’énonciation (primaire) est la signification première, alors la signification de l’énonciation correspond à ce vers quoi le locuteur et l’interprète convergent, même dans les cas où le locuteur parvient à « s’en tirer à bon compte » en contrevenant aux conventions linguistiques déjà en place.

Pourtant, dans ce cas, la signification de l’énonciation (primaire) n’est pas déterminée par des conventions linguistiques communes introduites dans un échange conversationnel ni par une signification conventionnelle contextualisée. Les pratiques bien établies d’usage d’un véhicule linguistique donné peuvent en effet constituer une toile de fond nécessaire à la communication linguistique, car, comme le soutient Davidson, un locuteur peut « s’en tirer à bon compte » seulement s’il a véritablement l’intention d’être compris comme disant ce qu’il cherche à dire, et une « intention véritable » n’est possible ici que si le locuteur croit qu’il a quelque chance d’être compris de cette façon. Or cette croyance implique normalement une autre croyance, à savoir que son auditoire partage avec lui une compréhension des conventions linguistiques. Même si une signification de l’énonciation déterminée peut présupposer le fait que le locuteur a des croyances en ce qui concerne les conventions linguistiques communes, ce n’est pas, pour Davidson, ces conventions qui déterminent une telle signification. C’est plutôt la théorie transitoire vers laquelle convergent le locuteur et l’interprète qui livre la « signification première » de l’énonciation du locuteur. On échappe ainsi au Humpty-Dumptisme non pas en accordant aux conventions linguistiques un rôle déterminant, mais en imposant des contraintes sur le type d’action intentionnelle qui peut en premier lieu fournir la signification de l’énonciation.

Notre discussion de la conception unifiée de Stecker laisse cependant entrevoir une difficulté à laquelle doit faire face la position davidsonienne. Si l’on reconnaît qu’un locuteur doit croire qu’il sera compris pour qu’on puisse dire de lui qu’il a une intention sémantique véritable, que dire de certaines situations où sa croyance est sans fondement ? Dans de tels cas, le contexte conversationnel dans lequel il se trouve n’est pas un contexte dans lequel on s’attendrait à ce que ses intentions sémantiques soient saisies par l’interlocuteur visé. Considérons encore une fois le pauvre voyageur doté de son recueil d’expressions défectueux. Celui-ci croit bien entendu qu’il sera compris comme essayant d’exprimer le désir de retirer des fonds de son compte bancaire et a donc une intention sémantique véritable. Pourtant, étant donné que l’interlocuteur visé ne peut saisir cette intention, réussit-il à conférer la signification voulue à son énonciation ?

Cette question est cruciale pour évaluer l’approche davidsonienne de la signification d’une énonciation. En effet, comme on l’a vu en examinant la « conception unifiée » de Stecker, si la signification de l’énonciation dans ce cas est donnée par la « saisie », la signification du locuteur, en revanche, ne semble jouer aucun rôle dans la fixation de la signification de l’énonciation. Celle-ci sera identique à la signification donnée par la « théorie transitoire » de l’interlocuteur, que cette théorie coïncide ou non avec la théorie transitoire du locuteur. Pour échapper à cette conclusion, l’approche davidsonienne doit soutenir que même lorsque le fondement sur lequel s’appuie le locuteur pour croire qu’il sera compris par l’interlocuteur visé est radicalement insuffisant, le locuteur continue quand même à conférer à son énonciation la signification qu’il cherche à exprimer. Une telle position davidsonienne est défendue par Alex Barber dans un article à paraître prochainement. Reformulée dans les termes de notre propre enquête, la thèse de Barber revient à dire qu’une énonciation possède une signification M si, et seulement si, le locuteur forme l’intention que l’interlocuteur visé reconnaisse qu’elle a cette signification.

Cela semble problématique, car, comme nous l’avons noté à propos de la position d’Iseminger, l’on voit mal comment les intentions sémantiques peuvent « conférer » une signification de l’énonciation particulière à une énonciation simplement en vertu du fait qu’elles sont les intentions du locuteur. Même si les intentions sémantiques diffèrent de simples caprices sémantiques en ce que celles-là, à la différence de ceux-ci, doivent être fondées sur certaines attentes de communication raisonnables, pourquoi de telles intentions seraient-elles plus en mesure de déterminer par elles-mêmes la signification de l’énonciation que de simples caprices ? Après tout, l’objection contre Humpty Dumpty est bien que sa notion de la signification de l’énonciation ne pourrait pas figurer dans une théorie de la communication linguistique. Et c’est précisément la volonté de situer la notion de signification de l’énonciation dans le cadre d’une telle théorie qui conduit Davidson à identifier la signification de l’énonciation à la signification première en vertu de la convergence des théories transitoires, plutôt qu’à la « signification conventionnelle ». Mais une signification de l’énonciation déterminée par des intentions sémantiques qui ne sont pas reconnaissables ne pourrait jouer le rôle accordé à la signification première dans la perspective davidsonienne. Cela laisse supposer qu’un davidsonien cohérent devrait dans tous les cas identifier la signification de l’énonciation à la signification qui serait attribuée par un interprète compétent et convenablement préparé, plutôt qu’à la signification du locuteur[5].

5.

Jusqu’à maintenant, nos réflexions ont mis au jour des raisons de douter que la signification du locuteur joue quelque rôle déterminant dans une théorie de la signification de l’énonciation, et nous avons suggéré que ce qui devrait jouer ce rôle est la manière dont les locuteurs seraient compris par des membres compétents de leur auditoire cible. Néanmoins, une théorie adéquate de la signification de l’énonciation faisant appel à la « saisie » ne pose pas moins de difficultés qu’une théorie qui invoque la signification du locuteur. Tout d’abord, il est nécessaire de clarifier la notion de « saisie » par un auditoire « approprié ». Comment un « auditoire approprié » pour une énonciation donnée doit-il être déterminé en principe et de quelles ressources dispose-t-il dans l’activité interprétative ? Pour répondre à la seconde question, l’on pourrait imaginer que seule une connaissance des conventions linguistiques pertinentes et des caractéristiques du contexte de l’énonciation serait à la disposition de l’auditoire — et que, dans ce cas, la signification de l’énonciation ressemblerait à la signification conventionnelle contextualisée. Dans ce cas, l’on pourrait imaginer que l’auditoire dispose de ressources interprétatives plus riches, afin que la signification de l’énonciation tienne compte de la possibilité, pour les locuteurs, de « s’en tirer à bon compte ». C’est en réponse à la première question que les intentions du locuteur jouent peut-être un rôle déterminant indirect. En effet, il est plausible de penser que la communauté interprétative pertinente est d’une certaine façon désignée par l’intention du locuteur d’être compris par des interlocuteurs qui font intervenir certaines compétences ou connaissances dans leurs efforts d’interprétation. On peut alors se demander si posséder les compétences spécifiques supposées par le locuteur est constitutif de la communauté interprétative qui saisit et détermine par le fait même la signification de l’énonciation, ou si le locuteur peut mal représenter les compétences interprétatives de l’auditoire visé (comme le fait vraisemblablement Mme Malaprop). Nous devons aussi établir si la signification de l’énonciation est déterminée par la « saisie » réelle de la communauté interprétative visée ou par quelque idéalisation de la saisie réelle. Il est vraisemblable que la stupidité ou le manque général de compétences interprétatives de la personne à qui je m’adresse ne devrait pas, en règle générale, m’empêcher de dire ce que j’ai l’intention de dire.

De toute évidence, il faudrait en dire beaucoup plus sur ces questions avant d’être satisfait de l’analyse de la signification de l’énonciation formulée en termes de « saisie ». Mais ce type d’analyse ne vaut la peine d’être poursuivi que si on peut répondre à certaines critiques plus générales des théories de la « saisie ». Ces critiques découlent d’un fait important en ce qui concerne les théories courantes de la « saisie », à savoir qu’elles continuent à identifier la signification de l’énonciation à une forme de signification voulue. Selon ces théories, ce ne sont pas les intentions sémantiques réelles du locuteur qui déterminent la signification de l’énonciation, mais plutôt celles qui seraient attribuées par les membres de la communauté interprétative pertinente. Ces théories de la « saisie » sont généralement classifiées comme des sortes d’« intentionnalisme hypothétique » (hypothetical intentionalism, IH).

L’affirmation selon laquelle ce sont les intentions sémantiques attribuées plutôt que les intentions sémantiques réelles qui déterminent la signification de l’énonciation peut être comprise au moins de deux façons différentes. D’abord, la signification de l’énonciation pourrait être identifiée à la signification qu’un interlocuteur convenablement informé pourrait attribuer, comme voulue, à « un [locuteur] idéalisé, hypothétique, un [locuteur] qui peut être tenu responsable pour tout ce que contient [l’énonciation], qui est conscient de toutes les caractéristiques pertinentes du contexte, des conventions et des présupposés d’arrière-plan, un [locuteur] pour qui, peut-on imaginer, tout est là à dessein, exprès » (Nathan, 1992, p. 199). Ensuite, la signification de l’énonciation pourrait être identifiée à la signification qu’un interlocuteur convenablement préparé attribuerait, comme voulue, à un locuteur réel, compte tenu de l’information qu’un tel interlocuteur posséderait précisément en vertu du fait qu’il est « convenablement informé » (voir par exemple Levinson, 1992). Dans ce cas, la signification dépend de l’attribution d’intentions hypothétiques au locuteur réel, alors que dans le premier cas, nous attribuons des intentions à un locuteur hypothétique idéalisé. Dans les deux cas, ce qui fait que l’attribution d’une signification de l’énonciation est correcte, c’est qu’elle est la meilleure explication de la raison de l’énonciation telle qu’elle est, dans le contexte de l’énonciation.

La deuxième variante de IH a retenu davantage l’attention que la première, mais ni l’une ni l’autre n’offrent une analyse convaincante de certains types de situations dans lesquelles notre compréhension intuitive de ce qui est dit ne correspond pas à la signification de l’énonciation prédite par cette variante. Considérons d’abord l’idée que la signification de l’énonciation est identique aux intentions sémantiques attribuées à juste titre au locuteur réel. L’objection évidente est qu’il existe des circonstances dans lesquelles l’interlocuteur, en attribuant certaines intentions sémantiques au locuteur, voit bien que le locuteur ne parvient pas à réaliser ces intentions parce qu’il échoue à dire ce qu’il avait l’intention de dire. Il serait naturel, par exemple, de décrire le scénario « There is a fly in your suit » comme suit : S a dit qu’il y avait une fermeture éclair dans le complet de son interlocuteur, alors qu’il voulait évidemment dire qu’il y avait une mouche dans sa soupe. Certes, le tenant de IH pourrait être tenté d’adopter la position davidsonienne et de soutenir que, étant donné la facilité avec laquelle la signification du locuteur peut être saisie dans de tels cas, la signification de l’énonciation est qu’il y avait une mouche dans la soupe. Reste que d’autres exemples sont plus difficiles à traiter. Imaginons une variation sur l’exemple du recueil d’expressions hongrois où le caissier a, par chance, déjà rencontré un autre client étranger victime des mêmes méprises et attribue donc au voyageur le désir de retirer de l’argent de son compte. Il paraît peu plausible de dire que la signification de l’énonciation est donnée par cette intention sémantique attribuée, puisque, si le voyageur avait rencontré par hasard un autre caissier à Londres, une intention sémantique toute différente lui aurait été attribuée. Il semble donc que les tenants de IH doivent imposer des contraintes sur les types de connaissances nécessaires à l’attribution d’intentions sémantiques déterminantes pour la signification de l’énonciation. L’on pourrait soutenir que les connaissances idiosyncratiques qui transcendent les ressources cognitives et interprétatives que l’on suppose chez un interlocuteur représentatif du type approprié sont, à juste titre, exclues.

Cela ébranle la thèse centrale de IH, à savoir que ce sont les intentions attribuées qui déterminent la signification de l’énonciation. En effet, en restreignant le type de ressources où puiser pour l’attribution d’intentions sémantiques, nous reconnaissons que c’est la conformité à certains principes qui est en cause, quant à l’attribution d’une signification à une énonciation. Ces principes peuvent suivre de près les intentions sémantiques attribuées, surtout s’ils reflètent une position davidsonienne en ce qui concerne la signification de l’énonciation dans les contextes conversationnels, et peuvent par conséquent rendre possible une coïncidence entre la signification de l’énonciation et les intentions sémantiques attribuées dans plusieurs cas. Mais cette coïncidence est un artifice propre aux principes d’interprétation, et non une indication que la signification de l’énonciation est fonction de l’attribution d’intentions sémantiques à des locuteurs réels en tant que tels.

Les choses ne vont pas mieux pour ce qui est de la variante du « locuteur hypothétique » de IH. Dans celle-ci, on n’est pas forcé d’adopter la position davidsonienne concernant des scénarios comme « There is a fly in your suit » et on peut admettre que, dans de tels cas, la signification réelle du locuteur diffère de la signification de l’énonciation. Cette différence peut être reconnue parce que les intentions sémantiques que j’attribue au locuteur réel peuvent différer des intentions sémantiques que j’attribue au « locuteur idéal » hypothétique. Mais comme le fait remarquer Stecker, l’approche fondée sur le « locuteur hypothétique » ne semble pas comporter d’explication plausible des scénarios dans lesquels le véhicule énoncé est défectueux. Prenons l’énonciation de Mme Malaprop. Bien qu’il soit possible d’attribuer une « signification contextuellement conventionnelle » à cette énonciation, le véhicule n’est certainement pas celui qu’utiliserait un locuteur idéal pleinement conscient des normes sémantiques et pragmatiques du langage. Dans ce cas, si l’on peut évoquer quelque scénario dans lequel un locuteur idéal recourrait à un tel véhicule, les intentions sémantiques plus générales qu’on devrait attribuer à un tel locuteur ne fourniraient pas de signification plausible à l’énonciation de Mme Malaprop. Un autre problème relatif à la variante du « locuteur idéal » de IH est que, comme dans le cas de la « conception unifiée » de Stecker, les intentions sémantiques du locuteur semblent jouer un rôle secondaire dans l’analyse de la signification de l’énonciation. En effet, un « locuteur idéal » est, par définition, un locuteur qui maîtrise les normes interprétatives pertinentes, contextualisées de façon appropriée, et qui, sans faute, fait appel à celles-ci en vue de produire une énonciation qui réalise ses intentions sémantiques. Dans ce cas, la signification de l’énonciation est donnée par ces normes contextualisées mêmes, qu’elles soient ou non conçues comme « herméneutiquement enrichies ».

6.

Si IH est défectueux, la bonne stratégie n’est pas, comme certains l’ont proposé, d’ajouter des épicycles à l’intentionnalisme réel. Nous devons plutôt mettre en question, comme nous venons de le suggérer, l’idée selon laquelle une théorie de la « saisie » de la signification de l’énonciation doit identifier celle-ci aux intentions sémantiques attribuées d’un certain type. Cette idée est fondée sur une critique des théories conventionnalistes de la signification de l’énonciation : c’est seulement si nous supposons qu’un véhicule est utilisé en vue de réaliser les intentions sémantiques d’un locuteur que nous pouvons de façon cohérente faire porter notre connaissance des conventions et du contexte, et nos compétences interprétatives en général, sur ce véhicule. Il est naturel de conclure, selon cette critique, que le rôle des interlocuteurs est d’attribuer des intentions sémantiques. En fait, tout ce qui en découle est que les interlocuteurs n’attribuent de signification qu’à l’énonciation qu’ils considèrent être le produit d’un acte intentionnel d’énonciation. Cela rend possible une formulation différente de la conception de la saisie, qui identifie la signification de l’énonciation non pas à des intentions sémantiques attribuées de quelque type que ce soit, mais à la signification qu’un interlocuteur convenablement informé, appliquant correctement les normes interprétatives appropriées, attribuerait à un véhicule supposé être utilisé intentionnellement pour produire une énonciation d’un type donné. Les « normes interprétatives » en question peuvent comprendre des conventions génériques et linguistiques, et des principes heuristiques tels que ceux proposés par Davidson. J’appellerai « intentionnalisme interprétatif » cette théorie de la « saisie ». L’intentionnaliste interprétatif reconnaît que les normes interprétatives existent d’abord pour permettre aux locuteurs de réaliser leurs intentions sémantiques. À défaut de telles normes, un locuteur ne pourrait s’attendre à ce que sa signification soit saisie et ne pourrait donc pas, pour les raisons invoquées par Davidson, avoir des intentions sémantiques véritables. Toutefois, les normes doivent généralement être comprises, entre autres par l’interprète, de telle sorte que la signification obtenue par leur application correcte à une énonciation puisse ne pas correspondre à la signification du locuteur[6]. L’interprète attribue une signification à l’énonciation en faisant porter les normes appropriées sur ce qu’il croit être un usage intentionnel du véhicule. Mais le critère de justesse dans l’attribution d’une signification à une énonciation est la conformité aux normes, et non la conformité à des intentions sémantiques réelles ou hypothétiques.

Les intentions du locuteur peuvent avoir un rôle déterminant dans la détermination des normes interprétatives qui, à leur tour, déterminent la signification de l’énonciation. L’on pourrait soutenir, en premier lieu, que les intentions du locuteur déterminent le type d’énonciation produite, conformément aux contraintes davidsoniennes portant sur l’intention pertinente. Par exemple, si juste avant sa mort Jeanne compose un texte qu’elle conçoit comme un poème, mais que ses exécuteurs testamentaires le prennent à tort pour une liste d’épicerie, ce sont les normes pertinentes pour interpréter des énonciations poétiques qui déterminent la signification de son énonciation. De manière plus juste, l’on pourrait soutenir que les intentions d’un locuteur d’être compris selon les normes d’une communauté interprétative donnée établissent indirectement quelles sont les normes dont l’application correcte détermine la signification de son énonciation — « indirectement » parce que ces intentions visent un auditoire dont les normes interprétatives peuvent être mal comprises d’une certaine façon par le locuteur. Mme Malaprop, par exemple, comprend mal certaines des conventions linguistiques sur lesquelles s’appuie l’auditoire visé, même si, comme l’affirme Davidson, d’autres normes interprétatives en place lui permettent de réaliser ses intentions sémantiques. Davidson attire notre attention sur certaines normes interprétatives qui sont censées déterminer la signification de l’énonciation dans des contextes conversationnels ordinaires. Les locuteurs adoptent ces normes dans leurs efforts de communication et s’attendent à ce que leur auditoire pose des jugements bien fondés concernant leurs intentions sémantiques et attribue une signification à l’énonciation en conséquence. L’on pourrait être d’accord avec Davidson pour dire que, dans de tels contextes, il n’est pas plausible d’identifier la signification de l’énonciation à la signification conventionnelle contextualisée, et que quelqu’un qui persisterait à identifier celle-ci à celle-là utiliserait des normes interprétatives inappropriées. Cela ne signifie pas que les normes qui gouvernent l’attribution d’une signification à l’énonciation dans les contextes conversationnels ordinaires exigent toujours que les interlocuteurs attribuent une signification à l’énonciation qui soit conforme à ce qu’ils considèrent être la signification du locuteur. (Rappelons-nous l’exemple du caissier londonien qui a déjà rencontré des utilisateurs du recueil d’expressions défectueux.) Ce sont les normes interprétatives pertinentes qui déterminent la signification de l’énonciation, y compris celles qui sont conçues pour être aussi sensibles que possible à la signification du locuteur.

Cela nous amène à considérer d’autres contextes dans lesquels différentes normes interprétatives déterminent la signification de l’énonciation. Il est plausible d’identifier la signification de l’énonciation à la théorie transitoire de l’interprète dans des contextes conversationnels, parce que, dans ces contextes, les locuteurs utilisent le langage en vue d’atteindre différents objectifs dont la réalisation requiert que l’auditoire cible saisisse la signification du locuteur primaire. Lorsque cela est le cas, le véhicule par lequel le locuteur rend cette signification reconnaissable à son auditoire n’a aucune importance : il fonctionne seulement comme moyen pour communiquer la signification première et, de ce fait, pour permettre de promouvoir d’autres fins. C’est pourquoi ne pas utiliser le véhicule sanctionné par les conventions est philosophiquement sans intérêt pour une théorie de la communication. Toutefois, il existe d’autres contextes dans lesquels le véhicule remplit des fonctions complémentaires et où il pourrait être plus approprié d’identifier la signification de l’énonciation à la signification conventionnelle contextualisée. Dans le contexte scolaire, par exemple, le véhicule utilisé par un étudiant pour communiquer la signification du locuteur importe, parce qu’ici une certaine précision et une certaine clarté dans le véhicule linguistique est un des objectifs de l’exercice.

Ces remarques peuvent être appliquées, pour des raisons plus intéressantes, à l’interprétation dans les arts. En effet, comme je l’ai soutenu ailleurs (2004, chapitre 3), nous ne pouvons jamais traiter, dans les contextes d’appréciation artistique, un véhicule artistique comme un simple intermédiaire pour un énoncé d’un tel ordre. Notre appréciation du produit d’une activité artistique centre son attention sur l’énoncé artistique en tant qu’il est exprimé dans un véhicule en vertu d’un moyen d’expression artistique, et cela pour deux raisons. D’abord, comme l’a soutenu Richard Wollheim (1980), en ce qui concerne la représentation picturale, un intérêt proprement artistique se soucie toujours de la façon dont un énoncé artistique a été exprimé dans un véhicule artistique et non pas simplement de l’énoncé exprimé en tant que tel. Ensuite, il existe une relation particulièrement intime entre l’énoncé artistique exprimé au moyen d’un véhicule artistique et le véhicule lui-même, à la différence des significations communiquées par l’intermédiaire des véhicules linguistiques ordinaires dans les contextes conversationnels. Cela est dû au fait que les « significations » exprimées par le truchement de véhicules artistiques dépendent d’une gamme beaucoup plus riche de caractéristiques, lesquelles peuvent être discriminées. C’est ce que Goodman (1976, p. 252-255) a appelé la « saturation » (repleteness) relative des symboles artistiques. La « manière » précise dont l’énoncé artistique est exprimé peut revêtir une importance cruciale autant pour les significations primaires que pour les significations d’ordre supérieur correctement attribuables au véhicule en tant qu’énonciation. Pour ces deux raisons, permettre à l’énoncé artistique exprimé par l’intermédiaire d’un véhicule artistique d’être dissocié de la signification conventionnelle contextualisée de ce véhicule et de correspondre à nos attributions de la « signification du locuteur » à l’artiste irait à l’encontre de ce qui nous intéresse dans l’appréciation des oeuvres d’art. Cela contrecarrerait toute tentative de comprendre l’oeuvre par une exploration en profondeur des propriétés du véhicule et rendrait illégitime tout intérêt pour la manière dont cet énoncé artistique est exprimé. De plus, cela rendrait les significations de l’énonciation des oeuvres incohérentes entre elles lorsque, comme c’est souvent le cas, certaines des significations d’ordre supérieur dépendent de la manière dont un véhicule artistique a été utilisé pour exprimer un énoncé artistique primaire — comme dans toute oeuvre d’art qui, de cette manière, fait un commentaire sur d’autres oeuvres d’art. Pensons, par exemple, à l’usage de la technique pointilliste pseudo-mécanique pour représenter un seul coup de pinceau « épais » dans l’oeuvre de Lichtenstein intitulée Brushstroke, qui commente de manière satirique le culte du coup de pinceau dans la peinture expressionniste abstraite de l’époque.

Pour ces raisons, les normes interprétatives en jeu dans l’attribution d’une « signification de l’énonciation » aux oeuvres d’art exigent que celle-ci soit identifiée à la signification conventionnelle contextualisée attribuable par des interprètes convenablement informés. Certains tenants de IH (par exemple Levinson, 1992) ont affirmé qu’il existe bel et bien une telle différence dans l’attribution de la « signification de l’énonciation » aux oeuvres d’art et dans l’attribution aux énonciations ordinaires, mais leurs détracteurs ont soutenu que cette distinction n’a pas été motivée adéquatement. L’intentionnaliste interprétatif, toutefois, peut expliquer ce qui motive en principe cette différence. Celle-ci réside dans les normes interprétatives différentes qui ont cours dans les deux contextes, lesquelles sont partagées par le locuteur et par son auditoire cible, et servent à déterminer dans chaque cas la signification de l’énonciation d’une manière qui reflète nos intérêts dans les objets d’interprétation.

7.

J’ai soutenu que la signification de l’énonciation ne peut pas être identifiée aux intentions du locuteur, qu’elles soient réelles ou attribuées. Ou bien l’identification de la signification de l’énonciation aux intentions réelles ne réussit pas à attribuer un rôle déterminant véritable à ces intentions, ou bien elle échoue à rendre compte de la manière dont ces intentions peuvent déterminer la signification de l’énonciation. La variante du « locuteur réel » de IH ne peut exclure l’information à propos des intentions du locuteur qui ne semble avoir aucune incidence sur la signification de l’énonciation, ou alors elle peut exclure celle-ci seulement en admettant implicitement que la signification attribuée au locuteur n’est pas ce qui détermine la signification de l’énonciation. En outre, la variante du « locuteur hypothétique » de IH n’est pas en mesure de rendre compte des contextes « davidsoniens » dans lesquels un locuteur réalise ses intentions sémantiques par des moyens non conventionnels. De plus, ni l’intentionnalisme réel ni l’intentionnalisme hypothétique ne peuvent fournir un fondement qui justifie l’existence de différentes normes pour déterminer « ce qui est dit » dans différents contextes d’énonciation. Comme je l’ai expliqué, l’intentionnalisme interprétatif échappe à toutes ces difficultés tout en respectant l’idée anti-conventionnaliste selon laquelle les significations de l’énonciation ne peuvent être attribuées qu’à ce que l’on peut supposer être les véhicules d’intentions sémantiques. Un dernier avantage de l’intentionnalisme interprétatif, pourrait-on ajouter, est qu’il esquive les problèmes soulevés à propos des théories de la « saisie » en général, à savoir de clarifier à la fois quel est l’auditoire dont la saisie détermine la signification de l’énonciation et quelles sont les ressources dans lesquelles cet auditoire peut puiser. En effet, si l’intentionnalisme interprétatif est correct, il n’existe pas de réponse unique à cette question. Nous devrions plutôt nous attendre à ce qu’une réponse à cette question pour un contexte d’énonciation donné identifie les normes interprétatives qui sont en jeu dans ce contexte et les intérêts interprétatifs servis dans ce contexte par ces normes. Les remarques que j’ai faites à la section précédente esquissent la façon dont ces analyses pourraient se poursuivre.