Comptes rendus

Alain de Libera, Raison et foi. Archéologie d’une crise d’Albert le Grand à Jean-Paul II, Paris, Le Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 2003, 512 pages.[Notice]

  • David Piché

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  • David Piché
    Université du Québec à Montréal

Dans Penser au Moyen Âge, un essai qu’il faisait paraître en 1991, Alain de Libera proposait une nouvelle interprétation de la célèbre condamnation parisienne de 1277. Le médiéviste français y avançait entre autres une thèse audacieuse qui, depuis, a été loin de faire l’unanimité : la créativité de l’acte de censure. Alors que la plupart des médiévistes insistent sur le caractère réactionnaire de la mesure épiscopale, Libera, réactivant au passage la critique foucaldienne de « l’hypothèse répressive », affirme que la condamnation de l’évêque Tempier a paradoxalement inventé le projet philosophique qu’elle entendait pourtant contrecarrer et, ce faisant, a rendu possible sa diffusion à l’extérieur de l’enceinte universitaire. Dans Raison et foi, Libera persiste et signe. Cette thèse est maintenue. Mais notre auteur a sensiblement modifié le tir sur au moins deux points. D’abord, l’événement de 1277 est recadré dans un scénario plus vaste, que le médiéviste français appelle « la crise parisienne de 1270-1277 ». Dans ce scénario, c’est le Thomas d’Aquin polémiquant contre les partisans de l’unité de l’intellect qui tient le premier rôle. Selon la lecture de Libera, l’Aquinate met au point une stratégie logique redoutable qui aura pour conséquence d’enfermer ses adversaires, certains maîtres en philosophie de l’Université de Paris, au premier rang desquels se trouve Siger de Brabant, dans une attitude épistémologique auto-contradictoire, qui consiste à affirmer la nécessité de thèses philosophiques rationnellement établies et à proclamer simultanément la vérité des enseignements opposés de la foi catholique. C’est précisément à titre d’adeptes de ce que l’historiographie a baptisé « la doctrine de la double vérité » que les membres de la Faculté des arts de Paris (les professionnels de la philosophie à l’époque) seront condamnés par Tempier. « Ils disent en effet que cela est vrai selon la philosophie, mais non selon la foi catholique, comme s’il y avait deux vérités contraires » : la formule de l’évêque fera fortune. Ainsi, selon Libera, Tempier prolonge violemment sur le registre du politico-religieux une intervention que Thomas avait magistralement et finement déployée sur le plan de la stricte argumentation philosophique. Une deuxième ligne de démarcation qu’il importe de souligner entre Penser au Moyen Âge et Raison et foi, la plus importante puisque c’est par elle que passe l’axe central autour duquel Libera a composé son dernier essai, concerne l’évaluation du rôle qu’a pu jouer Albert le Grand dans cette « crise parisienne de 1270-1277 ». Libera soutient ici avec force une thèse qui n’était présente qu’en sourdine dans le percutant ouvrage de 1991 : bien qu’Albert ne fût nullement un protagoniste de la crise en question — il n’était plus à Paris lorsqu’elle eut lieu —, son oeuvre, dont le noyau dur à ce chapitre est le De intellectu et intelligibili, constitue la matrice textuelle d’où naîtront les prises de position philosophiques stigmatisées de façon décisive par Tempier en 1277. Cette alliance tacite entre la pensée d’Albert et celle des philosophes condamnés à Paris est postérieurement scellée par la virulente critique que le chancelier Gerson adresse au Colonais à l’aube du xve siècle. Pour Libera, Gerson est à Albert le Grand ce que, mutatis mutandis, le décret de Tempier est aux maîtres ès arts parisiens des années 1260-70 : un prisme à travers lequel le détracteur nous donne à lire avec plus d’acuité et de clarté le sens (ou un des sens) médiéval de la pensée qu’il réprouve. Le médiéviste français fait de ce prisme un des outils dont il se sert pour décoder les langages albertiniens. La figure théorique du Colonais est multiforme et Libera la retrace brillamment dans toute …