Comptes rendus

Sébastien Charles, Berkeley au siècle des Lumières. Immatérialisme et scepticisme au XVIIIe siècle, Paris, Vrin, coll. « Bibliothèque d’histoire de la philosophie », 2003, 370 pages.[Notice]

  • Laurent Jaffro

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  • Laurent Jaffro
    Université Blaise Pascal

L’ouvrage de Sébastien Charles sur la réception de la philosophie de Berkeley constitue un complément très considérable à l’enquête de H. M. Bracken (The Early Reception of Berkeley’s Immaterialism, 1710-1733, éd. rev. 1965) et aux travaux que R. H. Popkin a consacrés à l’histoire du scepticisme — à quoi il faudrait peut-être ajouter le livre que Georges Lyon publia en 1888 sur L’idéalisme en Angleterre au xviiie siècle, que l’auteur mentionne dans sa bibliographie, mais qu’il n’a pas discuté ni exploité, sans doute parce qu’il est très ancien. Par rapport à Bracken, S. Charles étend son étude de la réception — qui est principalement une histoire des incompréhensions — jusqu’au début du xixe siècle ; il renouvelle et rectifie sur de nombreux points les analyses de Popkin. La première originalité du livre est de commencer par reconstituer la position de la question de l’existence des corps extérieurs dans le cartésianisme. L’auteur estime, à juste titre, qu’on ne peut pas comprendre la première réception de l’immatérialisme par les Jésuites et leurs alliés, par exemple à travers les réactions des Mémoires de Trévoux, si on ne considère pas de quelle manière la philosophie de Berkeley est lue au prisme d’une situation post-cartésienne et surtout post-malebranchiste : l’immatérialisme est interprété comme une variante d’un scepticisme extrême à l’égard de l’existence des corps et de toute réalité extérieure à l’esprit fini percevant, bref comme un solipsisme — incompatible avec les exigences théologiques, notamment avec la preuve cosmologique. C’est bien l’histoire d’un contresens, puisque, comme on le sait, non seulement Berkeley distinguait avec soin sa réfutation de la notion de substance matérielle de tout scepticisme à l’égard de l’existence des corps, mais il estimait que le fait que mes sensations ne sont pas dans mon esprit au sens où elles seraient causées par lui constitue un bon début de preuve de l’existence de Dieu. Cette première partie de l’ouvrage comporte aussi des informations précises et nouvelles sur la première réception des écrits qui, comme l’Alciphron, n’ont pas recours à l’argument immatérialiste au sens strict. S. Charles est extrêmement attentif à l’histoire des diverses éditions et traductions. La deuxième partie est consacrée, d’une part, aux « philosophes des Lumières » (il faut entendre : les grandes figures de langue française) : Voltaire, Turgot, Rousseau, Condillac, Diderot, D’Alembert et les auteurs de l’Encyclopédie ; d’autre part à la réception par les matérialistes français. L’interprétation solipsiste (l’époque dite « égoïste ») est confirmée dans l’ensemble par les uns et les autres. Après l’étude des réactions des « grands » devant un système qui est tenu pour absurde, S. Charles montre dans une troisième partie comment des « alliés » de Berkeley ont réutilisé tel ou tel aspect de la philosophie de Berkeley. Cette partie mobilise une grande érudition et détaille comment des auteurs mineurs (Boullier, Needham, Bonnet, Berington, Pichon, Nelis) ont si l’on peut dire bricolé à partir de ce qu’ils connaissaient des écrits de l’Irlandais, ou encore comment un auteur comme Maupertuis se trouve dans une relation d’affinité intellectuelle avec Berkeley en raison, principalement, de son phénoménisme. Un travail similaire est ensuite mené sur les « adversaires » de Berkeley, parmi des polémistes et des polygraphes sur lesquels l’auteur nous apprend tout, ou presque. La dernière partie s’ouvre sur une étude intéressante du probabilisme de la fin du siècle qui, avec Brissot, Condorcet et La Métherie, reprend la question de l’existence des corps extérieurs comme un problème de probabilité et ne manque pas, sur ce point, de se confronter à Berkeley. Là encore, la réception l’associe au malebranchisme et à …