Corps de l’article

On Cloning s’ouvre sur quelques lignes de rappel bio-bibliographique, où l’on apprend de la plume de l’auteur qu’il a été l’un des premiers philosophes à prendre au sérieux l’idée du clonage, voici plus de vingt ans. C’est dire que ce livre se présente comme un état des lieux de la propre pensée de John Harris, dont le but affiché est de calmer la part « d’hystérie » (p. e. de la préface) qui s’est emparée de la question du clonage dans le débat public ces dernières années. Le ton est donné : c’est celui d’un positivisme certes dégrisé (pas question de céder à l’ivresse scientifique pour elle-même), mais refusant de penser la morale plus loin que, d’une part, le droit, et que, d’autre part, le calcul, lui-même imposé par le paradigme scientifique, des coûts et bénéfices. On assiste donc à une défense en règle du clonage, de ses bénéfices thérapeutiques et sociaux, avec en arrière-plan motivationnel la bonne conscience scientiste de mener une croisade contre la panique, l’hystérie et les mythes (tous ces mots sont de l’auteur) qui entourent la recherche sur le clonage.

C’est donc sans surprise que la première tâche de notre auteur consiste à balayer, presque d’un revers de main, le principe de précaution (PP), auquel il avait d’ailleurs déjà consacré une étude spécifique[1]. S’attaquant successivement à différentes interprétations possibles du PP, Harris en rejette les versions les plus faibles, montrant que le caractère irréversible et/ou sérieux des torts possibles n’est pas un argument suffisant pour exiger de renoncer à certaines activités humaines : « Le PP implique que l’inventeur de la tarte aux pommes aurait dû appliquer le PP, et faire en sorte que la première fût la dernière, puisqu’il y a eu des gens qui sont morts étouffés par une tarte aux pommes. » De même, « le PP exclut clairement désormais tout acte procréatif débouchant sur une grossesse et la naissance d’un enfant, puisque ceux-ci sont hautement dangereux tant pour la mère que pour l’enfant[2] ». Il n’est pas sûr toutefois que les interprétations que donne Harris du PP épuisent la palette de ses significations possibles ; il semble au contraire qu’il écourte la discussion aux fins de sa propre démonstration, sans prendre toute la mesure du PP. Sans entrer ici dans une inutile réfutation, qu’on se rappelle seulement[3] que le PP est taillé à la mesure de situations que les scientifiques eux-mêmes appellent ignorance (on sait qu’il peut exister des effets non anticipables, mais on ne sait pas lesquels), alors que manger une tarte aux pommes, rouler en voiture ou procréer ne désignent pas même des situations d’incertitude (c’est-à-dire où l’on connaît la répercussion, mais pas sa probabilité d’occurrence), mais des simples situations de risque, comme la roulette russe, où l’on connaît à la fois le risque et sa probabilité d’occurrence. Seule la première de ces trois catégories est concernée par le PP. Mais, dans sa hâte scientiste de nous libérer des prétendus préjugés anti-science, Harris ignore, délibérément ou non, ces distinctions majeures dont usent pourtant les scientifiques eux-mêmes, alimentant ainsi lui-même les préjugés les plus superficiels sur le principe de précaution. C’est ce que Peirce appelait « la méthode de ténacité », ou politique de l’autruche : on ignore les faits contraires à ses propres convictions, pour mieux asseoir ses certitudes. Mais cela ne les rend évidemment pas plus vraies. Harris accentue encore, plus qu’il ne la corrige, sa mécompréhension du PP lorsque plus loin, feignant d’accepter par charité théorique sa validité, il se demande si « l’approche » de précaution (qu’il ne distingue pas du « principe », ce qu’il devrait faire) ne requerrait pas « que nous n’exposions pas les enfants, même à de petites sub-optimalités, voire à de petits risques en les faisant venir au monde dans des conditions qui pourraient être mauvaises pour l ? » (p. 84), — car le PP ne s’applique précisément pas aux situations où le calcul coûts/bénéfices, optimalités/sub-optimalités reste rationnellement possible. Le PP — quels que soient les problèmes théoriques qu’il pose, et ils sont nombreux — est un nouvel outil de pensée inventé pour affronter notre ignorance face aux conséquences d’un pouvoir technologique devenu plus grand que notre savoir — et non pour résoudre nos problèmes de mastication de tarte aux pommes.

Cela étant, l’argumentation substantielle de Harris sur le clonage lui-même est plus différenciée que l’intention positiviste générale qui la sous-tend. Bien classiquement, l’auteur isole l’argumentation concernant le clonage reproductif humain — qui vise, comme son nom l’indique, la mise au monde d’un individu au patrimoine génétique nucléaire identique à celui de quelqu’un d’autre — de celle concernant le clonage thérapeutique — qui, comme son nom ne l’indique pas, vise non pas la mise au monde d’un individu, mais la reproduction, potentiellement infinie, de simples cellules que l’on pourrait ensuite utiliser à des fins thérapeutiques sur le donneur —, une technique qui nécessite toutefois, dans l’état actuel des connaissances (automne 2005), la destruction de l’embryon conçu à cette seule fin. Que ce soit dans le cas du clonage reproductif ou dans celui du clonage thérapeutique, le principe qui guide, implicitement mais en continu, le plaidoyer de Harris est le principe du tort : à qui lesdites techniques font-elles exactement du tort, telle est la question — et à chaque fois, le plaidoyer se retourne, de façon cinglante, en réquisitoire : loin que ces techniques soient en quelque manière immorales, c’est bien plutôt de ne pas y recourir qui constituerait une faute injustifiable.

Mais le principe du tort ne s’applique pas de la même manière dans les deux cas. Dans celui du clonage reproductif, le principe du tort s’articule, dans une ligne de pensée libérale, à la liberté reproductive, ou liberté de reproduction : la question est donc ici de savoir si l’un ou l’autre des arguments communément invoqués contre le clonage reproductif permettrait de justifier, une fois admise l’innocuité du clonage pour le clone, une entrave à cette liberté fondamentale qu’est la liberté reproductive. La réponse est résolument : non. Mais en ces matières, plus que les prises de position elles-mêmes, c’est la manière d’argumenter qui importe ; et sur ce point, Harris n’est pas en reste de vigueur ni dé.

Après avoir montré — chose, il est vrai, facile — l’indigence philosophique des invocations rituelles de la dignité humaine, « sans fondement ni étayage intellectuel » (p. 56), comme dans les textes législatifs européens sur la question, mais aussi chez un Axel Kahn, justement épinglé, Harris aborde la question qui guidera jusqu’au bout son raisonnement : il s’agit de savoir « si oui ou non les gens ont le droit de contrôler leur destin reproductif et de choisir, dans la mesure où ils peuvent le faire sans violer les droits des autres ni menacer la société, la voie de leur propre procréation » (p. 58). C’est alors Ronald Dworkin qui entre en scène, lui qui, dans Life’s Dominion (1993), avait montré sur la base des Premier et Quatorzième Amendements de la Constitution des États-unis comment celle-ci devait nécessairement incorporer ce qu’il appelle « le droit à l’autonomie procréative ». « Les arguments de Dworkin... suggèrent que la dignité humaine et, en réalité, les constitutions démocratiques peuvent être compromises par les tentatives visant à limiter l’autonomie procréative, là du moins où l’on ne peut pas montrer qu’elle menace des valeurs plus importantes » (p. 63). Ce sont donc les procréateurs qui se trouveraient dangereusement lésés — principe du tort — par une restriction anti-libérale du droit de se reproduire par clonage.

Une fois érigé ce nouveau pilier de la démocratie moderne qu’est la liberté de procréation, reste encore évidemment la question du clone lui-même, c’est-à-dire la question des intérêts ou du bien-être de l’enfant à naître. C’est sur ce point (chapitre 3, « The Welfare of the Child ») que Harris se montre le plus original. Sur la question de l’enfant à naître, dit-il, il faut tenir compte de deux types de considérations : les considérations personnelles d’un côté, qui concernent le bien-être de cet enfant à venir, cet enfant qui résulte du choix procréatif de ses procréateurs, et les considérations générales de l’autre, qui concernent non tel enfant particulier, mais les enfants en tant que tels et la question de savoir quel type d’enfants, d’une manière générale, doit exister.

La question personnelle se subdivise elle-même en « considérations-seuil » (« threshold considerations ») et en « considérations affectant la personne ». Les premières concernent la décision même de faire venir au monde l’enfant que je projette, et les conditions prévisibles de son bien-être. Harris affirme que la question porte dans ce cas sur cet enfant-là, celui que je projette, cet enfant à venir que je désire faire venir au monde ; et s’il insiste tant sur le caractère déterminé de cette existence future, c’est qu’alors il devient évident qu’« il sera toujours dans l’intérêt de cet enfant-là d’être porté à l’existence » (p. 70), à moins qu’en raison de certaines circonstances, il ne puisse être assuré d’une vie digne d’être vécue. Cette dernière concession est toutefois manifestement inessentielle aux yeux de Harris, car elle ne concerne de toute évidence que des handicaps majeurs qui font de toute existence un calvaire ; ce qu’il entend plutôt démontrer, c’est qu’une mise en balance de l’existence en tant que telle avec de possibles sub-optimalités physiques ou émotionnelles devrait toujours la faire pencher en faveur de la première, « car il serait emphatiquement dans l’intérêt de ces enfants d’exister, en dépit de la vague possibilité d’une vie compromise à un quelconque degré inconnu » (p. 71). Autrement dit, ces « considérations-seuil » — où il n’est aucunement question de clonage ! — veulent nous faire admettre qu’à moins de déficits prévisibles majeurs, l’existence vaut toujours la peine d’être vécue ; l’argument étant que le fait même de se poser la question du bien-être d’un enfant projeté, c’est-à-dire de ses intérêts, implique que l’on admette la capacité même d’avoir des intérêts, donc l’existence.

L’argument est frappant, mais il cumule, au choix, les défauts d’être à la fois rhétorique, métaphysique et dogmatique :

  1. il est rhétorique au sens où il fait de cet enfant-là, parce que c’est cet enfant-là, un être devant nécessairement exister du simple fait qu’on le désigne comme ayant potentiellement des intérêts. C’est la pensée magique, un tour de passe-passe rhétorique : j’en parle comme ayant des intérêts, je dois donc admettre ipso facto la condition de possibilité réelle de sa capacité d’avoir des intérêts, c’est-à-dire l’existence. Du coup, les « considérations-seuil » s’abolissent elles-mêmes : on n’a plus besoin de les formuler, puisque les intérêts particuliers concernant le bien-être de cet enfant- seront toujours, du simple fait qu’on évoque cet enfant-là, dérivés de son intérêt emphatique à exister. On est proche d’une version laïque de la preuve de l’existence de Dieu par saint Anselme, où l’évocation d’une propriété présuppose la méta-propriété qui la rend possible — l’existence. Mais on peut noter ici que lorsque l’on parle d’un enfant et que l’on interroge son bien-être futur, ces « considérations-seuil » portent précisément sur la question de savoir si la vie qu’on lui prépare mérite d’être vécue ou non ; et que, par exemple si, les conditions affectives d’une enfance raisonnablement épanouie ne sont pas du tout remplies, cela constitue un bon argument pour ne pas faire venir au monde cet enfant-là, indépendamment de son prétendu intérêt emphatique à exister. Les « considérations-seuil » n’ont de sens que si on peut aussi les faire valoir pour ne pas faire venir un enfant au monde.

  2. il est métaphysique au sens où il prête à l’enfant à venir toutes les qualités d’un enfant existant — mis à part l’existence. L’invocation rhétorique de l’enfant à venir comme étant cet enfant-là induit Harris à faire comme si l’enfant était là, sauf qu’il n’existe pas. Il a tous les attributs de l’existence, sauf l’existence. C’est ce qui permet à Harris de postuler l’intérêt à exister d’un être qui n’existe pas encore. On peut ici rétorquer que s’il a un intérêt à exister, alors, s’il n’existe pas, il souffre ! C’est de la pure métaphysique, et, je le crains, pas de la meilleure. Une forme plus sophistiquée, mais guère plus convaincante, de cet argument sera reformulée sur la base du « problème de non-identité » de Parfit (pp. 86-88).

  3. enfin, il est dogmatique au sens où il postule l’intérêt emphatique à exister d’un être que dans ce raisonnement on ne considère jamais comme un tu, jamais comme un interlocuteur qui pourrait nous demander des comptes et devant lequel on devrait un jour se justifier. Sans même évoquer les cas désormais connus d’enfants qui se retournent juridiquement contre leurs parents pour, justement, les avoir fait naître, on peut tout de même s’étonner que Harris ne prenne jamais la peine d’adopter hypothétiquement la position de l’enfant à naître, pour voir ce que seraient pour lui les conditions d’une existence digne d’être vécue. Ces considérations sont dogmatiquement balayées par le prétendu intérêt emphatique à naître. En d’autres termes, ce qui vaut pour le philosophe, de son point de vue, doit aussi nécessairement valoir pour l’enfant à naître ; ce qui vaut pour nous doit valoir pour lui. Cette hypostase des points de vue est l’essence de tous les dogmatismes.

On a noté que ces considérations-seuil n’évoquaient nullement le clonage. La stratégie est transparente : partant de réflexions générales sur l’enfant à naître, on suggère implicitement que l’intérêt à exister ne dépend pas de la technique de reproduction utilisée, dont les éventuelles différences spécifiques deviennent ainsi non pertinentes. L’essentiel, pour « cet enfant-là », est d’exister, indépendamment de son mode de fabrication.

Ces considérations-seuil se doublent, on l’a dit, de « considérations affectant la personne », qui ne concernent rien d’autre que les obligations envers la personne à venir, une fois que les considérations-seuil nous ont convaincu de la faire venir au monde. Ces obligations se résument, bien banalement, à celles de ne pas nuire à l’enfant à venir en ingurgitant, par exemple, des drogues pendant la période de gestation.

À ces deux types de considérations personnelles s’ajoutent donc des « considérations générales » sur le type d’êtres qui devraient constituer les générations futures. Cette question, pourtant intéressante, voire décisive, est toutefois immédiatement écartée au profit d’un retour aux questions personnelles : en effet, est-il dit, comme dans le cas du clonage l’alternative est d’avoir un enfant ou pas d’enfant du tout, la question n’est pas de savoir quel genre d’enfants serait le meilleur, mais si les enfants clonés « auront une vie digne d’être vécue en dépit de possibles sub-optimalités » (p. 73). On reste interdit devant ce court-circuitage, car il semble bien qu’aucune réflexion sérieuse sur le clonage ne puisse faire l’économie de la question « générale » et essentielle de savoir, avant même de se préoccuper du bien-être des futurs clones, si nous voulons ou pourrions vouloir, de manière générale, un monde futur où les clones soient possibles. Mais, négligeant, contre toute attente, sa propre distinction, Harris rabat donc immédiatement ces questions générales sur les questions personnelles, et revient sur le principe du tort, appliqué cette fois-ci plus en détails au clone lui-même. Désormais armé de sa thèse de l’intérêt emphatique pour l’existence, l’auteur défend sa thèse avec la même conviction : « Donner ‘la plus haute priorité... au bien-être de l’enfant à naître’, c’est toujours laisser cet enfant-là venir au monde, à moins que son existence en général soit plus un fardeau qu’un bénéfice. Tant que la vie de cet enfant-là, en dépit de toute sub-optimalité que l’on pourrait prédire, sera globalement digne d’être vécue, l’intérêt de cet enfant-là ne pourra justifier aucune décision ou régulation lui retirant la possibilité de son existence. La même chose est certainement vraie du clonage reproductif humain » (p. 77). Le bénéfice stratégique de l’argument de l’intérêt emphatique à exister apparaît ici dans toute sa clarté : cet intérêt étant emphatique, précisément, il relègue par avance toute considération de sub-optimalité au second plan. Et comme en outre ces sub-optimalités ne peuvent être, en l’état actuel de nos connaissances, que présumées — et elles sont d’ailleurs plutôt discréditées à l’avance par l’existence naturelle des jumeaux homozygotes, que Harris assimile systématiquement et de manière non critiques aux futurs clones —, elles perdent encore le peu de poids qu’elles pourraient avoir face au simple fait de venir à l’existence ; et il apparaîtrait du coup d’autant plus ridicule de limiter en quelque manière le droit fondamental à la procréation pour des raisons aussi ténues.

Les arguments liés au brouillage des rôles familiaux que provoquerait le clonage sont, bien qu’examinés avec quelque attention, eux aussi balayés d’un revers de main, au titre que tant la confusion (une relation est confuse lorsque plusieurs individus tiennent le rôle d’un seul) que l’ambiguïté (une relation est ambiguë lorsqu’un seul individu tient le rôle de plusieurs) sont déjà le lot de nombreuses familles, sans que l’on puisse en outre déterminer avec exactitude en quoi ces diverses situations seraient moralement néfastes ni en quoi le clonage les aggraverait. Quant à l’importance cruciale de la liberté procréative, elle se trouve renforcée aux yeux de Harris du fait que dans la vie actuelle, nous n’interdisons pas aux pauvres d’avoir des enfants, alors même que nous savons que la pauvreté est un facteur déterminant de sub-optimalité pour l’enfant à venir. Si de telles sub-optimalités ne sont pas un argument pour limiter la liberté de reproduction par voie sexuelle, alors il faudrait des arguments supplémentaires pour interdire le clonage au titre qu’il défavoriserait en quelque manière l’enfant à venir. Là encore, l’intérêt emphatique à exister prévaut, comme nous le reconnaissons implicitement dans le cas des parents pauvres.

Pour le reste, une fois développé le coeur de son argument, Harris se donne la partie plus facile en réfutant quelques-unes des objections, courantes mais choisies, faites au clonage en général : la question de la préservation du génome humain, du droit à avoir deux parents, de la marchandisation du clone, etc. Il est évidemment facile de réfuter des objections que l’on (re)formule soi-même, et de montrer ce faisant que — c’est une thèse générale qui parcourt non seulement ces considérations sur la sécurité et l’efficacité du clonage, mais le livre tout entier — les adversaires du clonage rationalisent en réalité leur peur panique face à cette nouvelle technologie, et mobilisent à cette fin tout et n’importe quoi. Parmi ses adversaires épisodiques, il n’a pas toujours choisi les plus coriaces : Axel Kahn et Jeremy Rifkin, par exemple. Et lorsqu’il bataille avec Léon Kass, le controversé président du Conseil bioéthique américain (nommé à ce poste par le président Bush en 2001), il ne lui rend pas entièrement justice. Car la force de l’argumentation de Kass (quel que soit par ailleurs l’usage qu’il en fait : il est notoire qu’il défend des positions conservatrices, voire réactionnaires ; mais on n’a pas besoin de partager ses conclusions dogmatiques pour engager la discussion sur son terrain) est de se situer à un niveau qu’on pourrait qualifier d’« herméneutique anthropologique », dans la mesure où dans son célèbre article « The Wisdom of Repugnance[4] » il s’intéresse à la signification humaine du clonage, plus qu’à ses risques et bénéfices immédiats. Kass déploie ses arguments au niveau de ce que Harris appelle « les considérations générales », mais qu’il a, comme nous l’avons mentionné, court-circuitées de manière à vrai dire incompréhensible. Harris aurait aussi eu plus de peine, sans doute, à débattre au niveau de radicalité où se situe Habermas (qu’il ne mentionne même pas) dans son important livre L’avenir de la nature humaine, publié en allemand en 2001, et en anglais en 2003.

Quant au clonage dit thérapeutique auquel Harris consacre son chapitre final, le plaidoyer est là encore sans ambiguïté : il est non seulement éthiquement acceptable, mais obligatoire, eu égards aux bénéfices escomptés. Ici, l’argumentation se veut être une argumentation de cohérence, de double cohérence même : l’éthique de la recherche sur les cellules souches, à laquelle se réfère la grande partie de la discussion, doit être cohérente avec ce qui est considéré comme éthiquement acceptable en regard de la reproduction sexuelle normale ; et elle doit être cohérente avec les attitudes et croyances morales concernant l’avortement et le reproduction assistée (p.128). Ainsi, par exemple, la reproduction sexuelle implique en moyenne la perte de cinq embryons perdus pour une naissance qui arrive à son terme. Dieu ou la nature a donc décidé de produire une quantité importante d’embryons surnuméraires, et nous oblige donc en quelque sorte à agir instrumentalement avec les embryons dont on sait qu’ils vont mourir. Du coup : « Étant donné que la décision d’essayer d’avoir des enfants par la méthode de reproduction sexuelle (ou même la décision d’avoir des rapports non protégés) crée inévitablement des embryons qui doivent mourir, ceux qui pensent qu’avoir des enfants, ou même de prendre le risque d’en concevoir est légitime ne peuvent pas, en toute cohérence, objecter à la création d’embryons pour des raisons morales comparativement tout aussi importantes » (p. 132). À l’objection selon laquelle les rapports sexuels donnent sa chance à un embryon au moins de mener sa vie à terme, Harris répond par une proposition originale : si, dans la reproduction naturelle, ou chaque embryon a un intérêt à la survie, les embryons doivent mourir pour donner naissance à l’un des leurs, il n’en va pas de même dans la recherche, où tous doivent mourir. Un embryon rationnel ne choisirait donc pas de participer à la recherche. Qu’à cela ne tienne : il n’y a qu’à produire plus d’embryons qu’il n’est nécessaire pour la recherche, tirer au sort ceux qui seront consacrés à celle-ci et s’assurer que les autres seront implantés de manière à avoir une chance de devenir une personne (p. 137).

L’argument souvent utilisé de l’instrumentalisation est donc, ici aussi, balayé sans recours, sous prétexte que la nature elle-même en sacrifie un sur cinq. L’argument est certes frappant, mais une fois encore superficiel. Car la question n’est pas de savoir si nous sommes en cohérence ou non avec ce que nous acceptons dès lors qu’il s’agit d’un phénomène naturel ; mais plutôt, plus fondamentalement, de s’interroger sur ce que cela veut dire, pour nous humains, que d’utiliser des cellules humaines comme matière première. C’est cela qui change avec la production de cellules souches, et c’est une réflexion désespérément myope que d’en rester à la comparaison entre embryons surnuméraires. S’interroger sur la signification de la production de cellules souches, ce n’est pas encore ipso facto la condamner, encore moins y renoncer ; c’est se donner les moyens de réfléchir à la juste hauteur du problème de l’instrumentalisation de la matière humaine, une hauteur que Harris, malgré ses vingt ans d’études, refuse d’escalader, cherchant au contraire systématiquement à aplanir les difficultés pour mieux banaliser les techniques qu’il défend.

Ainsi, un implicite traverse son livre de part en part, sans qu’il ne soit jamais thématisé : c’est que le clonage est un moyen reproductif comme un autre. En conséquence, ce qui vaut pour les moyens en vigueur doit aussi valoir pour le clonage reproductif. Mais ce n’est là aussi qu’au prix d’un étrange daltonisme normatif que l’on peut ainsi nier le caractère inédit du clonage, tant par rapport à la reproduction sexuelle que par rapport à la fécondation artificielle. Que l’on songe simplement, entre autres choses, à ceci : on sait qu’avec le clonage, c’est l’aléatoire génétique qui est maîtrisé — ce qui ne veut pas dire bien entendu que le destin même des personnes à venir le serait aussi ; mais cela a néanmoins une conséquence tout à fait inédite dans le rapport de l’homme à sa descendance, y compris par rapport aux techniques de fécondation in vitro : c’est que les personnes qui souhaitent se reproduire par clonage seraient désormais en position de désirer non pas un enfant, mais tel enfant. Le souhait indéterminé d’avoir un enfant fait place au désir déterminé d’avoir tel enfant. Or, si cela ne fait pas une différence qui fait vraiment une différence, alors on ne sait vraiment plus ce que différence veut dire. Et, personnellement, je soutiendrais que cela fait une différence tant pour les parents dans le rapport à leur progéniture, que pour les enfants dans leur rapport à eux-mêmes — deux points cruciaux qui ne sont même pas esquissés dans l’argumentation de Harris. Que le clonage puisse perturber le clone dans son rapport à lui-même — en introduisant dans le rapport de familiarité de soi à soi l’image intruse d’un tiers, d’une manière qui n’est pas analogue à la situation des jumeaux monozygotes — est une hypothèse qui ne mérite même pas mention à ses yeux. En tous les cas, il est clair que seule une philosophie étroitement confinée à la problématique des droits et au calcul coûts- bénéfices peut se permettre d’ignorer — au point de ne même pas les discuter — de telles conjectures, qui sont pourtant comme la matière première des laboratoires de pensée où évolue la réflexion bioéthique.

Harris a certainement raison de vouloir lutter contre la panique morale et l’hostilité irrationnelle qui ont effectivement entouré la problématique du clonage. Mais ce faisant, il jette, si l’on peut dire, le clone avec l’eau du bain : cherchant à dédramatiser cette nouvelle technique de reproduction, il la banalise au point d’en ignorer la spécificité. Et dans son souci scientiste de minimiser la portée novatrice du clonage, il ignore non seulement la spécificité de celui-ci, mais encore celle de la réaction morale qui a motivé l’hostilité officielle quasi unanime qui s’est manifestée après la naissance de Dolly, en 1997, en la taxant systématiquement d’« hystérique ». En la stigmatisant de la sorte, il ne se donne certainement pas les moyens de la comprendre. Encore une fois, il ne s’agit certainement pas de céder à une quelconque panique. Mais il ne faut pas être sourd non plus à cette réprobation générale. Car elle nous dit bien quelque chose, cette réprobation, un quelque chose que la simple invocation des droits, puis des avantages, ne suffira certainement pas à rassurer. Car après tout, la réaction face au clonage n’a pas été de dire : « C’est injuste ! » — ce qui l’aurait limité à une problématique juridique — ni : « C’est désavantageux ! » — ce qui aurait justifié une contre-argumentation de type utilitariste. Elle a bien été plutôt de dire : « C’est immoral ! », en un sens qui n’est précisément pas accessible aux discours du droit et du calcul. Je ne veux pas du tout suggérer par là que le clonage est immoral, quel que soit le sens qu’on puisse donner à ce prédicat, ni qu’il faille prendre pour argent comptant les réactions de sens commun ; je veux plutôt dire que l’émergence d’une telle problématique inédite sollicite la réflexion morale à un niveau de radicalité que ne peut pas atteindre la simple invocation des droits acquis ou des bénéfices escomptés. Et si l’on veut véritablement lutter contre la panique morale et ses manifestations irrationnelles, c’est à ce niveau-là qu’il faut réfléchir, plutôt que de se contenter, comme le fait Harris, de réagir à l’irréflexion du sens commun en se réfugiant symétriquement dans ce qui n’est somme toute qu’une autre forme d’irréflexion, celle des maigres certitudes de la science en marche et du droit en vigueur.