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Le but poursuivi par l’ouvrage de Stelzner et Kreiser consiste à recenser, dans la période de transition entre la logique traditionnelle et la logique moderne, certains travaux russes et allemands de logique non classique qui sont significatifs et peu connus. Pour reprendre le mot des auteurs, l’ouvrage tâche d’analyser les conséquences sémantiques des théories logiques épistémiques non classiques et du coup à éliminer les taches aveugles apparaissant sur la carte géographique de l’histoire de la logique (p. 13). Cette annonce est prometteuse, toutefois elle ne précise pas de quelle carte géographique il sera question et elle consacre trop peu de mots à la description de la relation des éléments cartographiés: à part la nationalité russe ou allemande des auteurs abordés, le seul dénominateur commun des théories étudiées est la négligence dont elles ont été l’objet dans l’histoire de la logique ainsi que leur disposition à être formalisées au moins en partie à l’aide des instruments modernes.

À ces deux critères de sélection explicites s’ajoutent cependant des critères implicites: ainsi, une large place est donnée à la Logik de Sigwart (1873) et à celle de Wundt (1880); Trendelenburg et Lotze sont également abordés bien que beaucoup moins systématiquement que Sigwart; les travaux des logiciens russes Losskï, Vasiliev, Vladislavlev et Orlov sont discutés en détail, mais rien n’est dit de la contribution logique de Brentano et de son école alors qu’elle répond pourtant aux deux critères explicites.

La division des chapitres reprend en partie la division de la logique employée au XIXe siècle: a) théorie du concept (ou théorie des éléments); b) théorie du jugement (ou théorie de la proposition, selon les logiciens); et c) théorie de la déduction. Des chapitres sur des thèmes plus spécifiques ont été intercalés dans cette structure de base: théorie de la négation (chapitre 3), théorie des moda­lités (chapitre 4) et théorie des connexions propositionnelles (chapitre 5).

On regrettera que les auteurs aient jugé bon de n’émettre aucune conclu­sion à cet ouvrage par ailleurs doté d’une introduction substantielle (p. 15-87) sur les grands thèmes et les figures importantes qui ont marqué le développement de la logique allemande au XIXe siècle. Le point de départ auquel se réfèrent les auteurs est la conception kantienne de la logique et de ses catégories: quantité, qualité, relation et modalité. Cette conception joue un rôle important puisque c’est là le point de référence des logiciens post-kantiens comme Herbart, Drobisch, Lotze, Sigwart, Lipps ou Windelband, sur lesquels les auteurs reviendront dans le coeur de l’ouvrage. Parmi les grands thèmes présentés dans l’introduction, c’est le débat sur le psychologisme en logique qui prend nettement la place prépondérante. Comme les auteurs le soulignent, ce débat qui marque la transition entre la logique traditionnelle et la logique moderne n’a d’égal en intensité dans aucune autre phase de l’histoire de la logique. Ainsi, c’est principalement sur la question du statut épistémique de la logique, dont dépend le caractère psychologiste ou antipsychologiste d’une logique, que s’affrontent les protagonistes. Or une grande place est accordée aux logiciens non classiques qui défendent une conception épistémique plus ou moins forte de la logique. Ceux-ci sont opposés à Lotze, Bolzano et Frege, qui défendent une conception ontologique (anti-psychologiste) de la logique, mais également aux anti-psychologistes normatifs comme Windelband. Dans la dernière partie de l’introduction, ces deux conceptions et leurs variantes sont exami­nées essentiellement sur le plan programmatique.

Le premier chapitre, Jugement et logique (p. 88-146), aborde la conception et le rôle du jugement dans les logiques de Herbart, Lotze, Windelband, Sigwart et Frege. C’est surtout la discussion de la conception sigwartienne qui retient l’attention. Chez Sigwart, trois conditions sont nécessaires pour qu’un énoncé soit considéré comme expri­mant un jugement; il doit avoir une prétention: a) à la vérité; b) à la croyance; et c) à être reconnu par d’autres comme étant valide, autrement dit une prétention à l’acceptabilité intersubjective. On voit que ces critères d’identification excluent du domaine des jugements ce qui est exprimé par les questions, les désidératifs, les optatifs et les impératifs. Ces formes d’énoncés sont conçues par Sigwart comme une préparation au jugement: les énoncés de ces formes indiquent des jugements, mais ils ne les expriment pas. Je passerai ici sous silence, tout comme l’ont fait les auteurs, les difficultés non négligeables de la distinction sigwartienne entre les prédicats « ...indique_  » et « ...exprime_  » appliqués aux expressions linguistiques.

Si les optatifs, les désidératifs, etc., n’expriment pas de jugements, pour Sigwart, il en va autrement d’un autre type d’énoncés: les impersonnels. Les jugements impersonnels, exprimés notamment par « il pleut  » ou « il fait froid », ont la caractéristique de désigner quelque chose qui est accessible au moyen de la perception externe immédiate. C’est pourquoi il prétend qu’on ne peut appeler correctement ce type de jugements des propositions « sans sujet » (subjektlose Sätze) puisqu’au sens logique elles ont un sujet, à savoir l’état ou l’action perçue actuellement. Ces jugements impersonnels, qu’il qualifie d’authentiques, se distinguent des jugements impersonnels inauthen­tiques en ce que ces derniers, par exemple « ça commence » ou « c’est terminé », sont exprimés de manière abréviative: dans ces deux cas, le « ça » remplit la fonction de pronom démonstratif réel, mais dans d’autres cas, il joue une fonction de suppléance pour des complexes de choses ou de processus. Et lorsque les choses, les processus ou les complexes de ceux-ci ne sont pas déterminables, le « ça » est dit alors remplir toujours la même fonction, à la diffé­rence qu’il supplée alors à des contenus de représentation non encore analysés.

On cherchera en vain une discussion du concept sigwartien de contenu de représentation non encore analysé ou encore une confrontation critique des auteurs avec la théorie présentée, ce qui handicape considérablement le lecteur dans l’évalua­tion critique de la théorie des impersonnels proposée par Sigwart. De manière semblable, les théories wundtienne et lotzienne des impersonnels sont présentées parallèlement à celle de Sigwart sans qu’on tente de les mettre en relation.

Les différents traitements proposés de la catégorie de quantité des jugements sont examinés dans le deuxième chapitre (p. 147-177), où l’on porte une attention particulière à la révision du traitement des jugements particuliers par Vasiliev en 1910, révision qui sera un point de départ pour la logique imagi­naire de ce dernier publiée deux ans plus tard. Vasiliev, après Meier qui avait déjà attiré l’attention sur ce problème en 1752, montre que le syllogisme

P1-

Tous les élus sont désignés par Dieu.

P2-

Quelques-uns sont élus.

C-

Quelques-uns sont désignés par Dieu.

suggère deux interprétations de C:

CA-

Les quelques-uns qui sont élus sont désignés par Dieu.

CB-

Seulement quelques-uns sont désignés par Dieu.

Dans CA, il n’est pas exclu que « les quelques-uns qui sont élus » désigne le même domaine d’objet que celui du quantificateur universel dans P1, à savoir le domaine des hommes. Les logiciens ayant tendance à favoriser CA lisent « quelques-uns » dans P2 et dans C au sens de « quelques-uns, et peut-être tous ». L’interprétation favorisée par Vasiliev est basée sur CB, car celle-ci lui semble plus à même d’être utile en sciences en plus de refléter plus justement l’usage linguistique. C’est cette interprétation qui le mène à formuler la loi du quart exclu en remplacement de la loi du tiers exclu en logique élémentaire qu’il énonce alors comme suit: Tous les A sont B ou aucun A n’est B ou seulement quelques A sont B. Le deuxième chapitre se termine par une discussion de la double conception vasilievienne de la logique: celle portant sur les concepts et celle portant sur la réalité, la dernière ayant des affinités avec certaines conceptions de la logique sigwartienne.

Le troisième chapitre (p. 178-289) aborde la théorie du jugement négatif. Ce sont principalement les théories de Windelband, Sigwart et Wundt qui sont discutées du côté allemand, alors que du côté russe, on présente les conceptions de la négation de Lapshin et Losskï et la logique imaginaire de Vasiliev. On y apprend notamment que la logique épistémique de Windelband est normative notamment en vertu du statut accordé à la loi de raison suffi­sante, selon laquelle Windelband interprète les prédicats « ...a des raisons suffi­santes de juger P » et « ...affirme le jugement P » comme équivalents. Dans la deuxième partie du chapitre, les auteurs dressent un portrait historique de la logique russe au XIXe siècle comme se mouvant sur deux axes: le premier est celui de la philosophie universitaire, scolastique, qui tourne autour de l’école wolffienne, et de l’autre, un mélange informe de mysticisme, de matérialisme, de franc-maçonnerie, de positivisme et de socialisme. Les auteurs avancent l’hypothèse que la réception des logiciens allemands et anglais du milieu du XIXe siècle a été dominante dans la Russie du début du XXe siècle essentiellement en raison des affinités entre la logique traditionnelle philosophique des Allemands et des Anglais avec la philosophie scolastique russe, mais ils ne s’engagent pas davantage à étudier cette affinité.

Les auteurs s’écartent, dans le quatrième chapitre (p. 290-342), de la carto­graphie germano-russe annoncée et, après une discussion des modalités du jugement chez Sigwart et Frege, ils présentent leur interprétation de l’opérateur de vérité de MacColl permettant d’établir une différence logique signifiante entre « A est vrai » et « A ».

Après le cinquième chapitre (p. 343-359), qui aborde rapidement le thème des connexions propositionnelles chez Sigwart, le sixième et dernier chapitre (p. 360-431) se consacre à la question de la déduction logique. Dans la première partie, les auteurs présentent la théorie des variations de Bolzano ainsi que sa conception de la déductibilité en confrontant l’interprétation de Siebel (Der Begriff der Ableitbarkeit bei Bolzano, 1996; voir également « la notion bolzanienne de déductibilité » dans le volume 30, no 1 de cette revue) à celle de George (« Bolzano’s Consequence, Relevance, and Enthymemes », Journal of Philosophical Logic, 12, 1983), donnant raison à ce dernier dans sa modi­fication de la théorie bolzanienne. La dernière partie du chapitre propose une discussion des logiques de la pertinence chez les logiciens russes Vladislavlev, Linde et Orlov.

Pris comme un tout, le livre de Stelzner et Kreiser a certains points faibles: l’enchaînement des thèmes n’est pas toujours clair, et l’absence de confron­tation critique, même minimale, avec les théories exposées empêche le lecteur de pouvoir évaluer l’intérêt d’une théorie par rapport à l’autre en fonction d’un point de vue donné. Dans le cas de la discussion des logiques épistémiques, qui occupe la plus grande partie du livre, cela aurait contribué à mieux cerner l’unité thématique.

L’ouvrage a cependant un intérêt indéniable en ce qui a trait aux exposés pris isolément: la contribution de Sigwart à la logique est aujourd’hui terra incognita, alors que de 1873 à 1911, sa Logik a connu quatre éditions et qu’elle a été discutée autant par Frege et Husserl que par les psychologues allemands et autrichiens ainsi que par les logiciens russes. Il est réjouissant de voir que son importance a été reconnue par les auteurs. Les exposés des logiques non classiques russes seront également fort instructifs pour le lecteur germanophone non russophone, d’autant plus que les auteurs ont étoffé le livre de nombreuses citations substantielles qui donnent au moins un premier accès à ces textes dont la réception est encore fort réduite.