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Réponses à Ronan de Calan

La lecture faite par Ronan de Calan de la couverture de mon livre est généreuse. Elle est aussi excessive. Il est bien vrai que j’ai choisi ce magnifique Klee pour toutes les suggestions qu’il offrait, qui sont bien de l’ordre de ce que développe Ronan. Il est bien entendu tout aussi vrai que je n’avais pas tout cela en tête, en tout cas avec ce degré de clarté et d’explicitation. Faut-il y voir quelque chose comme le « terme » (terminus) de mon intentionalité, suivant le modèle « pragmatiste » emprunté à James que j’essaie de mettre en place dans la seconde partie de ce livre ? Mon intentionalité s’accomplirait alors en définitive sous la plume de Ronan en un sens qui ne serait pas celui d’une interprétation, mais d’une effectuation. Il y aurait là une belle image de la vie de l’esprit telle que je l’entends — c’est-à-dire, entre autres propriétés, toujours aussi collectif.

Ce commentaire iconographique ayant donné le la de son analyse, la présentation que Ronan de Calan fait de mes thèses est aussi exacte que provocante et me donne beaucoup d’idées pour poursuivre dans et au-delà de la voie tracée par le livre. Je me contenterai donc de réagir informellement à quelques-unes de ces stimulations.

Je voudrais tout d’abord relever une remarque qui me paraît très importante en termes d’intelligence de mon projet. Ronan de Calan écrit : « Cela signifie aussi que, pour Jocelyn Benoist, le modèle sémantique qu’il avait pu utiliser par ailleurs ne suffit plus à pallier ses défauts. »

Et en effet, c’est bien là un des enjeux essentiels du livre : sortir, en recourant d’un côté au pragmatisme comme philosophie qui accorde au faire une priorité à la fois génétique et constitutive sur le sens, et de l’autre à la pragmatique linguistique, comme théorie des usages possibles du sens (ou en tout cas d’un certain sens : linguistique), d’un modèle « purement » sémantique de l’intentionalité. Les limites de l’intentionalité jouaient la dimension pragmatique comme un élément de critique externe du sens, et donc de l’intentionalité, ce qui supposait l’admission implicite de la validité en ce qui concerne cette dernière du modèle sémantique nourri par la tradition intentionaliste canonique (celui qu’on voit encore à l’oeuvre dans le présent débat, dans la contribution de Denis Fisette, qui identifie essentiellement la théorie de l’intentionalité à une théorie du contenu). Ici, la référence au pragmatisme fait sortir l’intentionalité de cette fonction de simple vecteur d’un sens déjà fait, et la restitue à ce qui représente une forme de tâche : celle de l’édification d’un sens, avec toute la variété de dimensions et de significations (cognitive, mais aussi pratique, morale, émotionnelle, esthétique, etc.) que peut présenter une telle exigence. Ainsi, le concept d’intentionalité sort du registre strictement sémantique pour prendre en charge tout le secteur traditionnellement considéré comme pragmatique, avec les contraintes que cela comporte inévitablement — contraintes de réalité — dont on découvre alors qu’elles s’appliquaient en fait aussi de plein droit à la dimension sémantique, dont l’étanchéité supposée avait jusque-là empêché de le voir.

Dans son analyse de ma forme de réalisme, Ronan de Calan relève aussi l’importance fondamentale du cadre conventionnel (que nous soyons dans un monde social, donc, pourrait-on dire, conventionnel) qui constitue la base de la normativité intrinsèque d’au moins certaines formes (sémantiques, par exemple) d’intentionalité. C’est en effet un point très important. Je dois avouer, cependant, que c’est aussi une difficulté majeure de mon analyse que je n’ai pas vraiment affrontée dans ce livre — je le faisais un peu plus dans Les limites de l’intentionalité, où je revenais sur la controverse entre Austin et Strawson, et Grice, quant au caractère « intentionnel » ou « conventionnel » des actes de langage. Je pense qu’il est très important qu’au moins certaines intentionalités, jouant un rôle central dans ce que nous tenons pour notre vie mentale et dans la détermination générale de celle-ci comme « intentionnelle », reposent sur un tel cadre conventionnel. Je suis en revanche sceptique quant au fait que la conventionalité constitue réellement une condition universelle de ce que nous appelons intentionalité. Pour revenir toujours au modèle de l’action, qui doit être notre pierre de touche, s’il est vrai que toute action d’un certain niveau, correspondant à ce que nous appelons canoniquement « action », porte bien en son sein une forme de norme et est donc, en ce sens exact, « intentionnelle », il n’est pas vrai que cette norme soit toujours conventionnelle (même si beaucoup plus d’actions qu’on ne pourrait le croire sont, en fait, conventionnelles). Une telle approche paraît excessive et réductrice. Il reste que le cas des intentionalités à détermination « conventionnelle » semble encore constituer le meilleur modèle théorique pour visualiser les conditions et les difficultés liées, en général, au type de déterminations d’une attitude ou d’un état mental que sont les intentionalités. Les résultats obtenus sur ce cas — qui est celui qui se rapproche le plus du terrain sémantique, qui, intrinsèquement, met en jeu des conventions et donc pose le problème de leur application — peuvent-ils cependant s’universaliser tels quels ? Il y a lieu d’en douter. Une difficulté subsiste très certainement à ce niveau dans ce livre.

La référence à Marx par laquelle se conclut l’analyse de Ronan me fait particulièrement plaisir. Revenant récemment sur le rapport de mes recherches actuelles avec la phénoménologie d’où je viens, je proclamais cum grano salis mon intention de « remettre la phénoménologie sur ses pieds »[1]. Je crois que, en ce sens, Ronan m’a parfaitement compris. Cependant, alors, je plaçais essentiellement sous ce titre le dépassement de l’auto-limitation artificielle d’un point de vue qui prétend se placer purement dans l’intentionnel (ou traiter l’intentionnel comme « pur », c’est-à-dire en dehors de toute contamination par un réel qui n’est pas intentionnel), en direction d’une prise en charge du contact effectif de toute forme d’intentionalité avec ce même réel qui n’est pas intentionnel. En conformité avec le programme d’un « réalisme intentionnel », c’est-à-dire d’un réalisme non expurgé de la normativité intrinsèque de l’intentionnel, que j’esquisse dans la dernière partie de mon livre, Ronan utilise la référence à Marx dans le sens opposé (mais non contradictoire : complémentaire) : celui de la reconnaissance, au sein même du réel, de cette dimension du faire qui, pour le réel, est constante source d’intentionalisation. Pour ma part, je ne verrais pas d’inconvénient, bien au contraire, à appeler praxis cette dynamique de l’intentionalité, et je le remercie infiniment de cette suggestion.

Réponses à Denis Fisette

Ce n’est pas sans embarras que je tenterai de répondre aux objections de Denis Fisette, car il est clair que nous ne nous situons pas du tout sur le même terrain, et ces éléments de réponses lui paraîtront sans doute tout aussi décalés que ses propres questions me le semblent. Il est aussi clair qu’il y va largement de ma faute. On verra sans doute là d’abord le résultat de mon habituelle incapacité à donner une véritable introduction à mon livre, qui synthétise mon propos, difficulté qui tient sans doute en partie à ma conviction que la pensée se fait, se construit, et ne se réduit pas à des thèses. Ensuite et surtout, on trouvera là l’effet de ma décision, non dénuée d’hésitation, d’introduire dans l’édifice, comme trace vestigiale d’un cheminement personnel, en guise de chapitre 1, une réflexion sur Husserl dont la présence comme porte d’entrée, manifestement, pour un lecteur venant de l’horizon qui est celui de Denis, brouille la réception de mon propos.

Denis Fisette a la gentillesse de saluer ce chapitre comme « le plus original et le plus important de l’ouvrage ». Il y a là, malheureusement, un malentendu, car il s’agit, dans l’économie du livre, certainement du moins important, et littéralement d’une forme de hors d’oeuvre. À lire Denis, je me rends compte que je n’aurais vraiment pas dû laisser là ce chapitre tel quel : il s’agit d’un trait de construction oublié sur la peinture achevée. Ce livre, en effet, pas plus que le précédent (Les limites de l’intentionalité), n’est pas un livre sur Husserl, et le philosophe allemand n’y joue qu’un rôle marginal et pour ainsi dire générique : celui de l’auteur qui, au début du xxe siècle, a donné un format absolument général au problème de l’intentionalité, d’une façon déterminante pour le développement de l’ensemble de la philosophie de l’esprit du xxe siècle.

Pourquoi, dès lors, cette étude technique sur la théorie husserlienne de la perception, comme vestibule d’un livre dont l’enjeu en réalité est infiniment plus général, et les références assez lointaines (essentiellement post-austiniennes), si ce n’est en seul témoignage d’une forme de remords et de fidélité un peu honteuse à de premières amours phénoménologiques ?

En réalité, au-delà du désir de rendre justice à la complexité et à l’extrême richesse de la phénoménologie husserlienne, qui révèle toujours à celui qui trouve de bonnes raisons de la quitter plus de potentialités sur les terrains mêmes où il la critique, l’enjeu du chapitre, dans l’économie du livre, est non pas historique mais conceptuel, mais j’aurais certainement dû être beaucoup plus clair en ce qui concerne celui-ci, puisqu’apparemment il est si peu identifiable que Denis le manque totalement et oppose à mon étude une récitation de la doctrine reçue en matière de supposée théorie husserlienne de la perception, sans voir du tout le point qui m’a intéressé dans des textes du phénoménologue jusque-là ignorés, ni sa connexion avec l’ensemble de mon propos.

Je ne m’attarderai pas sur la présentation scolaire donnée par Denis de l’analyse husserlienne, telle qu’elle est bien connue. Il est tout simplement comique de m’objecter que, chez Husserl aussi, la perception a une composante non intentionnelle, et qui plus est, « réelle ». Car alors il s’agit de la « réalité » de la « sensation », c’est-à-dire de la matière sensuelle de l’intentionalité elle-même, celle de ce qui, en termes husserliens, est reell et non celle de ce qui est real. Une telle « réalité » n’est pas du tout celle à laquelle selon moi nous confronte la perception, qui est celle des choses, telles qu’elles sont données, en deçà de toute intentionalité. La réalité dont je parle est en effet bien celle du perçu lui-même (et non du simple « ressenti », à supposer qu’une telle chose existe au sens où l’entendent ceux qui en font cet usage épistémologique), tel qu’il est présent dans la perception. Ma ligne d’analyse, développée dans le chapitre II, consiste à contester que la notion d’intentionalité, qui introduit une dimension de visée, de correction ou d’incorrection, en un mot de normativité, soit pertinente pour décrire cette présence toujours déjà donnée. Décrire la perception en termes intentionnels, c’est en fait prêter à la perception des propriétés qui ne sont pas les siennes, mais relèvent de ce qu’on fait avec la perception. Il est tout à fait certain, et important pour notre vie intentionnelle, que la perception puisse et doive être l’objet de nombreuses intentionalités, qui, pour certaines d’entre elles, ont une physionomie spécifique et portent la trace qualitative de cette référence au perçu et de cet ancrage en lui, mais voilà qui ne rendra jamais intentionnelle la perception elle-même. La traiter elle-même comme intentionnelle, cela revient toujours à se placer en un point imaginaire (transcendantal ?) où elle ne serait pas encore la perception (celui de ladite « sensation » ?) et faire comme si elle avait alors un chemin à faire pour rejoindre son objet, là où la perception au sens où nous nous y référons habituellement et où elle joue un rôle dans nos vies n’est rien d’autre que présence de cet objet même, déjà donné — c’est là ce que le « concept » de perception veut dire. Telle est la ligne que j’essaie de défendre, qui est celle d’un réalisme perceptuel de principe au sens d’une analyse qui obtient le réalisme à partir du concept de perception, faisant droit à ce qu’on pourrait appeler ce primat et cette robustesse de la perception qui la placent résolument en amont de l’intentionalité. Denis Fisette peut appeler cela « conceptualisme » s’il veut, mais je ne suis pas sûr que cela veuille dire grand-chose.

Maintenant, ce qui a pu m’intéresser chez Husserl et que Denis Fisette apparemment manque totalement, c’est que : 1) à un certain niveau, traiter la perception comme une intentionalité paraît solidaire de la mise en relief de la perception en tant que Wahrnehmung, donc en tant qu’ayant une prétention intrinsèque à la vérité ; et que 2) pourtant, à un autre niveau, Husserl semble dans une certaine mesure capable de faire droit à cette présence non normée, qui ne relève pas du partage du vrai et du faux, qui constitue comme une autre dimension du concept de perception : c’est ce qu’il appelle Perzeption. Un point à peu près ignoré, en tout cas négligé, des commentateurs, qui, en règle générale, ne prêtent pas l’attention qu’elles méritent aux distinctions fines de Husserl. En mettant en avant la présence de la chose même en un sens non épistémique, Husserl a fait un pas en direction d’une analyse de la perception dans sa radicalité, qui excède le modèle vérificationiste de la visée, des sensations et de la présentation de « contenus » cognitifs. Cependant, il n’a pas été capable de donner son véritable nom à cette présence, qui est : « réalité ». Et, d’autre part, il a voulu en maintenir une détermination intentionnelle, ce qui soulève une difficulté logique énorme : car, qu’est-ce qu’une intentionalité non normative, sans espace de satisfaction (en l’occurrence : soustraite au jeu du vrai et du faux) ?

L’ensemble de mes analyses, au contraire, consistent à approfondir une conception normative de l’intentionalité, à en explorer les conditions de construction et les limites.

De ce point de vue, il faut que je revienne sur le chapitre VI (« Prothèses »), auquel Denis a la gentillesse de s’arrêter et qui effectivement joue un rôle stratégique dans l’économie générale de mon propos. Il faut lever un malentendu ; il ne s’agit aucunement pour moi alors de récuser la pertinence générale d’une détermination intentionnelle de l’action, ou en tout cas de certaines actions : que le point de vue adéquat sur beaucoup de nos actions consiste à les lire dans leur rapport à elles-mêmes entendues comme normes me paraît bien évident, et un point central qu’il faut retenir de l’analyse anscombienne. Ma critique est donc une critique interne à une certaine forme d’intentionalisme : il s’agit, sur le terrain même de cet intentionalisme, de mettre en relief l’accidentalité comme dimension irréductible de l’action, et, sur cette base, de mettre en avant les processus de déqualification et requalification intentionnelle auxquels peuvent constitutivement donner lieu nos actions. Dans toute cette discussion, il est fondamental que l’intention, contrairement à la perspective subrepticement internaliste de Denis (qui, déjà, lui faisait endosser plus haut sans critique la notion de sensation), ne soit jamais traitée comme une « cause » extérieure de l’action, mais comme sa structure même, dans la mesure et les limites exactes où celle-ci a une structure — le poids de mon analyse portant sur les phénomènes de déstructuration et restructuration toujours possibles. L’enjeu de cette pragmatique de l’intentionalité, c’est l’existence de scénarios intentionnels, pourvus de leur dynamique et de leur plasticité propres, mais qui connaissent aussi leurs contraintes et leurs limites intrinsèques. Ce n’est certainement pas la fiction théorique, typique du « point de vue de l’interprète » (qui n’est jamais celui adopté dans ce livre), d’une intentionalité séparée qui agirait par elle-même comme cause, indépendamment de son inscription structurante dans une processualité réelle.

Cette remarque sur la « causalité intentionnelle », causalité qui n’a de sens que dans un ordre causal plus global, qui représente des contraintes pour elle, et peut également lui ôter ce sens, me conduira à une dernière observation. Dans le dernier temps de son analyse, Denis Fisette s’interroge sur l’identité métaphysique que je confère à ce qu’il appelle « relation intentionnelle ». Mon étude de l’action lui fait penser que je pourrais tenir celle-ci pour « causale ». Cette mécompréhension renvoie une fois de plus à l’incompatibilité de la conception, traditionnelle, que Denis se fait de l’intentionalité et l’ensemble de mes analyses : Denis s’obstine, ignorant les conditions de construction du sens intentionnel, autour desquelles tourne l’ensemble de mon propos, à traiter « l’intentionalité » comme un fait atomique, isolé, un « état mental » qui existerait pour lui-même et n’aurait pas à se construire. Le problème (que, à la suite de Wittgenstein, j’aurais tendance, à ce niveau, à tenir pour toujours déjà résolu) devient alors apparemment de jeter un pont entre cet état et son objet : comment cette représentation pourrait-elle être représentation de ce dont elle est représentation ?

De mon point de vue, ce problème est très largement un faux problème. L’intentionalité n’est pas une détermination factuelle qui puisse échoir à un état mental « isolé », en vertu de l’action causale dite externe du monde sur un esprit lui-même représenté comme séparé de ce monde ou se trouvant détaché en lui comme un empire dans un empire. L’intentionalité est une détermination essentiellement normative, constitutive de l’esprit en tant que celui-ci a une histoire, qui est celle des tâtonnements selon lesquels un agent mesure le monde autour de lui. Comme toute mesure, celle-ci a des conditions, à ne rechercher nulle part ailleurs que dans la réalité dans et à laquelle on tente d’appliquer la mesure, et dont le propre sens de « réalité » comporte qu’elle puisse aussi déjouer et mettre en échec la mesure en question. Tel est le sens, sous ma plume, du motif « contextualiste », qui n’est donc pas, de mon point de vue, une addition ou une correction à l’intentionalité, mais sa condition même.

Réponses à Clinton Tolley

La présentation que Clinton Tolley fait de mes thèses est aussi claire qu’impressionnante, et ses objections, qui touchent le coeur de mon projet, appellent de ma part des clarifications qui, pour être indispensables, ne sont pas toutes faciles.

La question de la logique, qu’il me pose, est celle de la nécessité. Reconduire la pensée à la contingence qui, selon la présentation que j’en fais, semble être intrinsèque à celle-ci, n’est-ce pas abolir la nécessité — qui lui paraît également essentielle — que serait une pensée dont, par exemple, la valeur de vérité ne serait pas stable, et, encore plus essentiellement, dont les liens inférentiels avec d’autres pensées ne seraient pas eux-mêmes stables ?

En fait, loin d’avoir voulu remettre en question une telle stabilité, je n’ai cherché qu’à en mettre en évidence les conditions, qu’à lui donner un contenu.

Ce que je contesterai, pour ma part, c’est que ce qu’on appelle « logique », et dont il faut probablement étendre et diversifier les formes et les niveaux, consiste dans l’exposé de « vérités » autonomes, détachées de celles que nous pouvons formuler à propos du monde — et des différentes attitudes normatives que nous pouvons adopter en lui. Pour moi, il n’y a d’autre « logique » que la logique même de ces attitudes, et donc également de ces façons de faire, de se comporter dans le monde. Cela suppose que le domaine de la logique, loin de représenter quoi que ce soit comme un règne ontologique « à part » (quelque chose comme un « troisième règne » frégéen), ne soit aucun autre que celui de cette contingence au sein de laquelle nous sommes appelés à frayer des chemins normés. L’enjeu de la logique, ce n’est rien d’autre que cette normativité-là, ce qu’on appellera la normativité tout court — il n’y en a pas d’autre.

Aussi, si on reste au point de vue qui serait celui, sémantique, de l’évaluation en termes de « valeurs de vérité », alors l’interrogation développée dans mon livre n’a d’autre visée que de déterminer exactement la figure, par définition concrète, de ce « ce qui peut être vrai », et donc constitue le contenu que Frege assignait à la logique, en en faisant « la science de l’être-vrai ». Tout mon problème est de préserver le noyau de bon sens phénoménologique (c’est-à-dire de prise en compte de la pensée telle qu’elle est) qu’il y avait dans ce motif, tout en le débarrassant des hypostases dont une certaine approche philosophique traditionnelle a voulu nous faire croire qu’elles en étaient absolument solidaires. L’interprétation métaphysique (ontologique, en termes d’entités spécifiquement logiques) de la nécessité logique me paraît, pour ma part, tout à fait superflue. Elle a d’autre part et surtout l’inconvénient de nous faire perdre bien vite le sens de cette nécessité, qui, interprétée ainsi, ne tient pas le choc de la contingence, à laquelle elle est pourtant constitutivement exposée (ce qui n’a jamais remis en question la véritable nécessité logique).

Je pense que le problème est mal posé tant qu’on se demande s’il y a un sens à contextualiser « les énoncés de la logique », comme si, d’une part, on savait quels étaient ceux-ci a priori, au sens d’une liste déjà fixée et, d’autre part, s’ils étaient des énoncés comme les autres, pourvus de leur propre valeur de vérité. La logique a essentiellement trait à ce qu’on peut faire avec des contenus de pensées, aux chemins qu’on peut effectivement se frayer (« construire ») à partir d’un contenu ou d’un état de pensée donné. Or ces possibilités de cheminement (disons : « raisonnements », et on comprendra donc que je privilégie, sur l’approche sémantique, l’approche proof-theoretic) ne sont pas tracées a priori et acontextuellement, dans je ne sais quel ciel des idées. Ce qu’on peut faire avec une certaine pensée est éminemment variable suivant le « contexte » au sens bien particulier que j’emprunte au pragmatisme jamesien dans la deuxième partie du livre, c’est-à-dire la processualité réelle de penser dans laquelle elle est prise. Une réappropriation de ce thème à une interrogation portant sur la « logique » comme telle conduirait à réorienter l’investigation philosophique en la matière sur la dynamique des preuves, qui se découvrirait alors comme le véritable objet de la logique[2]. La convergence d’une telle perspective philosophique et des recherches les plus contemporaines en logique fondamentale, comme celles de Jean-Yves Girard, me conforte dans l’idée que, en libérant le caractère intrinsèquement expérimental de la pensée, comme j’ai essayé de le faire, loin de tourner le dos à son caractère intrinsèquement « logique », je n’ai fait que dégager les conditions minimales de la thématisation de ce dernier : sur cette voie, par exemple, il devient possible de voir ce en quoi prouver et vérifier sont en soi des choses bien différentes (même si l’une peut, localement, revêtir la figure de l’autre), ce qui représente un premier pas, décisif, vers une élucidation philosophique satisfaisante du concept de « preuve ».

La question des mathématiques me paraît bien différente, car il y a bien des énoncés mathématiques au sens fort du terme, des énoncés qui parlent d’objets. Mais, par là-même, ceux-ci, comme tout énoncé, sont éminemment contextuels. Cela non seulement au sens d’une contextualité générique qui serait celle de la pratique mathématique en tant qu’opposée à d’autres régimes de l’existence et de la pensée, mais en celui d’une contextualité interne à la pratique mathématique, à un de ses niveaux et/ou indissociablement à certains des problèmes qu’elle affronte. Si j’énonce quelque chose sur « les nombres » par exemple, il se peut que ce que j’énonce ne soit pas même faux, mais absurde par rapport à un certain type de nombres — beaucoup de questions qui se posent par rapport aux entiers naturels ne peuvent tout simplement pas se poser par rapport aux complexes. Maintenant l’erreur serait de croire que ce soit là une simple question de référent : de propriétés que pourraient et ne pourraient pas avoir des référents de toute façon déjà donnés. La question est plutôt, là où on s’interrogeait sur les nombres, de savoir, dans le type de problème mathématique qu’on se posait alors, ce qui comptait comme un nombre : c’est-à-dire aussi, ce qu’on voulait faire avec ces choses qu’on appelait alors des nombres, quel genre de problème on se posait. Il y a là, typiquement, un « contexte » avec la structure habituelle qui lui est associée : système de présuppositions, bornes, etc. Un contexte purement mathématique, interne à ce faire que sont essentiellement les mathématiques (qui, comme telles, sont faites plus de problèmes que d’objets, ou d’objets parce que de problèmes, et dans la seule perspective de ceux-ci), mais ce n’en est pas moins un contexte. Tout au plus se révèle-t-il particulièrement pur, donc visible dans sa structure de contexte, parce que construit dans une certaine forme d’étanchéité par rapport aux autres types de rapport que nous pouvons entretenir avec le monde.

La question sur le statut des énoncés philosophiques m’embarrasse beaucoup plus. Tout d’abord parce que, dans la représentation que je me fais de la philosophie au moins depuis Les limites de l’intentionalité, celle-ci parle de nos concepts, c’est-à-dire de ceux que nous mettons en oeuvre dans l’une ou l’autre de nos activités, ordinaires ou plus savantes, mais non primairement d’elle-même. Évidemment, on dira que de notre univers conceptuel font aussi partie les concepts de la philosophie. Mais je suis finalement assez sceptique quant à la capacité de celle-ci d’en produire — c’est-à-dire des vrais, qui soient capables de mordre sur les choses et d’orienter nos actions — par elle-même. Je ne crois pas qu’elle soit en mesure de le faire — si ce n’est par accident — parce que je ne crois pas non plus que ce soit ce qu’elle ait proprement à faire, quand elle ne se trompe pas sur sa tâche. Celle-ci est d’élucidation conceptuelle plus que de production conceptuelle — ou en tout cas la seconde n’y intervient qu’au service de la première.

Je nourris donc une certaine répugnance vis-à-vis de la métaphilosophie en général. Celle-ci me paraît contraire à ce qui est la vocation même de la philosophie qui est avant tout d’accomplir, selon la formule d’Austin, du fieldwork.

Évidemment, cela ne me dédouane pas de donner les éclaircissements légitimement requis par Clinton sur le statut de mes énoncés. Clinton m’objecte l’universalité et donc l’acontextualité apparente de ma théorie du caractère contextuel de la pensée, qui se présente comme une espèce de théorie générale de la pensée.

À cela, je ne peux que répondre de la façon suivante, non sans un certain embarras encore, car je pense que ce point n’était, dans ce livre, sans doute pas aussi décidé qu’il le serait maintenant pour moi et que, de ce point de vue, une certaine équivocité affecte mes analyses : je ne crois pas que la philosophie, encore moins que la logique, soit une « théorie ». Je pense que sa fonction est bien plutôt de nous reconduire à l’effectivité de ce que nous faisons, en nous aidant à mieux en appréhender toutes les dimensions et nous rendre mieux compte, en quelque sorte, de ce que nous faisons de ce que nous faisons — c’est-à-dire du sens que nous donnons à ces activités. De ce point de vue, il est indubitable que la philosophie a une dimension réflexive, mais non pas au sens d’une théorie, à part, qui constituerait en matière isolable « le savoir issu de la réflexion » ; bien plutôt au sens de ce que j’appellerais une « aide à la réflexion » (à la réflexion que nous menons de toute façon sur nos activités, avec les concepts que nous avons), comme on parle parfois d’« aide au repassage ».

Là où, après d’autres, je m’efforce de mettre en avant systématiquement la contextualité de nos pensées, il ne s’agit donc pas tant d’une théorie sur nos pensées, qui les présenteraient de l’extérieur comme universellement contextuelles (comme s’il s’agissait d’une propriété d’un domaine d’être particulier ou universel, qu’elles constitueraient), que d’une méthode thérapeutique, à finalité essentiellement pratique : une méthode qui nous aide tout simplement à mieux nous approprier ces pensées, en interrogeant ce que nous faisons effectivement, là où nous les pensons. Il s’agit de nous inviter à les voir d’une certaine façon, ce qui, peut-être, peut nous aider à faire ce que nous faisons de toute façon : les penser ; ou en tout cas, ce qui n’est jamais acquis, à accepter que nous le faisions.