Étude critique

Ernst Bloch et les Juifs.Autour d’une traduction récenteÉtude critique de : Ernst Bloch, « Symbole : les Juifs » : Un chapitre “oublié” de L’Esprit de l’utopie (1918), Paris, Éditions de l’Éclat (collection « Philosophie imaginaire »), 2009, 175 p.[Notice]

  • Lucien Pelletier

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Le premier livre d’Ernst Bloch, Geist der Utopie (« Esprit de l’utopie »), a connu trois versions : la première, rédigée d’avril 1915 à mai 1917, parut en 1918. La deuxième date de 1923 : sans modifier la doctrine, Bloch refond complètement l’ouvrage, écartant plusieurs textes circonstanciés (la plupart de ces textes furent repris avec d’autres essais dans le petit recueil de 1923 Durch die Wüste, « À travers le désert ») de manière, dit-il, à donner au texte une forme systématique qui faisait défaut dans la première version. La troisième version, parue chez Suhrkamp en 1964 comme tome 3 des Oeuvres complètes, supprime certains passages de l’édition précédente et en récrit d’autres ; la plupart de ces corrections, précise l’auteur, étaient prêtes dès la fin des années 1920. C’est évidemment cette ultime version qui a été traduite en français en 1977. L’Esprit de l’utopie n’a connu à ce jour aucune édition critique, et il est difficile de prendre la mesure exacte des modifications effectuées d’une version à l’autre. Raphaël Lellouche donne au public francophone un accès à deux courts textes de la première version de L’Esprit de l’utopie qu’on ne retrouve pas dans la version finale : il s’agit de « Symbole : les Juifs », suivi de « À propos de la théorie de la connaissance motrice-fantasmatique de cette proclamation », textes qui couvrent respectivement les pages 319-332 et 332-342 de l’édition originale. Dans le livre préparé par Lellouche, les textes de Bloch comptent pour moins du cinquième : c’est qu’ils sont précédés d’une longue présentation dans laquelle le traducteur explique leur intérêt à ses yeux. Nous reviendrons plus loin sur cette présentation. Pour l’instant, il importe de signaler que Lellouche ne se soucie pas de situer ces textes par rapport à l’ensemble dont il les extrait. Or une saine interprétation exige de comprendre les parties en regard du tout ; cette tâche s’impose d’autant plus, dans le cas de L’Esprit de l’utopie, que le texte explose à chaque page en gerbes d’étincelles et qu’il est difficile d’y discerner les idées centrales si on n’est pas attentif à la trajectoire d’ensemble. Aussi est-ce à cet exercice que nous allons d’abord nous livrer avant de commenter plus avant l’interprétation de Lellouche. Les textes traduits sont extraits de la cinquième partie de L’Esprit de l’utopie, intitulée « Sur l’atmosphère idéologique de ce temps », qui se veut tout d’abord une critique salvatrice des principaux courants philosophiques contemporains. Ce développement culmine dans un parallèle établi entre Kant et Hegel, érigés en figures emblématiques de toute la pensée allemande contemporaine, et dont Bloch cherche à montrer les vérités complémentaires. Enfin, la dernière section, « Décision, programme et problème », où se situent nos deux textes, élargit la perspective en se faisant critique culturelle. Bloch y porte d’abord un jugement sur l’idéologie allemande contemporaine, marquée par un militarisme prussien qui a conduit à la catastrophe de la Grande Guerre : « Cela ne peut plus continuer ainsi », cherche-t-il à montrer, et c’est en ce sens qu’il peut parler d’une « décision » (Beschluss, au sens d’une décision qui clôt une délibération). Le « programme » est celui d’un renouveau de l’Allemagne à partir de ses sources spéculatives authentiques, celles Le programme est donc, pour partie, celui d’une synthèse de la Russie et de l’Allemagne, c’est-à-dire, au fond, d’une réappropriation par l’Allemagne des fruits révolutionnaires et socialistes de sa propre pensée. À ce point, Bloch introduit un long excursus intitulé « La marche d’Alexandre », qui présente les linéaments d’une véritable philosophie de l’histoire universelle au sein de …

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