Comptes rendus

Schulthess, Daniel. Leibniz et l’invention des phénomènes, Paris, PUF, 2009, 291 p.[Notice]

  • Christian Leduc

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  • Christian Leduc
    Université d’Heidelberg

Le problème de la réalité des corps occupe une place centrale dans la pensée leibnizienne. D’une part, Leibniz s’accorde avec plusieurs philosophes de son époque pour affirmer que la science, en particulier la physique, doit exprimer les déterminations corporelles de manière mécanique : il s’agit d’expliquer la nature des corps depuis les propriétés de grandeur, de figure et de mouvement. Mais d’autre part, Leibniz défend une deuxième thèse qui le démarque de ses contemporains : l’essence des corps ne saurait se réduire à des déterminations mécaniques, puisque celles-ci relèvent de l’ordre des phénomènes. Les phénomènes physiques ne sont donc pas des propriétés ontologiques primitives, mais trouvent leur fondement dans des unités substantielles. Contre Descartes, Leibniz soutient que le corps, s’il est considéré comme res extensa, n’est pas une substance, mais plutôt une réalité phénoménale de degré ontologique second. L’une des difficultés de la position leibnizienne consiste dès lors à évaluer la nature métaphysique des phénomènes par rapport aux substances simples ou monades. Daniel Schulthess analyse ces aspects de la philosophie leibnizienne dans Leibniz et l’invention des phénomènes. Plus précisément, il s’intéresse à trois questions principales : quelle est la nature des phénomènes ou apparences dans l’ontologie leibnizienne ? Comment fonder les réalités phénoménales sur une métaphysique constituée pour l’essentiel de substances simples et immatérielles ? Et de quelle façon peut-on retrouver les apparences à partir des acquis de la métaphysique leibnizienne de la substance ? Il s’agit surtout de montrer comment le corps se comprend chez Leibniz dans une théorie des apparences. L’originalité de la doctrine leibnizienne résiderait en fait dans l’élaboration d’une science des phénomènes (36-39). Avant Kant, Leibniz serait l’un des premiers philosophes à proposer des renversements conceptuels rendant possible un traitement scientifique des phénomènes. La première partie de l’ouvrage est consacrée au statut ontologique des apparences. L’un des aspects importants concerne le lien entre l’apparence et l’imagination : la nature de l’ens apparens se caractériserait pour Leibniz en ce qu’il est l’objet de l’imagination. Ce qui est commun à tous les phénomènes, de l’arc-en-ciel à l’idéalité mathématique, c’est qu’ils trouvent leur fondement notionnel dans l’imagination (54-56). Le domaine des phénomènes est donc particulièrement étendu chez Leibniz : il inclut non seulement ce qui relève de la perception externe, en particulier les qualités sensibles, mais aussi l’ensemble des propriétés géométriques. Les figures et les grandeurs, par exemple, sont des déterminations phénoménales perçues dans l’imagination. En ce sens, Leibniz se distinguerait grandement de Descartes parce qu’il stipule que les instruments mathématiques s’appliquent à des contenus phénoménaux, et non à des concepts purement rationnels. Certes, la raison est déterminante pour concevoir les idéalités formelles, mais, dans ce contexte, elle opère depuis les données de l’imagination (58-59). Pour détailler l’ontologie leibnizienne des phénomènes, Schulthess propose la distinction entre l’apparence première et l’apparence seconde. Cette dichotomie, qu’on ne trouve pas chez Leibniz, permettrait de lever certaines ambiguïtés terminologiques : d’un côté, l’apparence désignerait la façon dont les propriétés des choses sont perçues dans l’esprit. Suivant ce premier sens, apparaître signifierait essentiellement percevoir ; l’ensemble des perceptions d’une substance pensante seraient ainsi pour la plupart des apparences premières (64). De l’autre, il s’agirait de l’apparence comprise en tant que fabrication cognitive. L’arc-en-ciel et le rêve constitueraient des apparences secondes (66). Le but premier de cette distinction consiste à montrer que l’ens apparens est soit manifestation, soit imitation de la réalité : dans le premier cas, l’apparence s’articule autour d’un système général des phénomènes en ce que toutes les perceptions se rapportent à un invariant qu’est l’ordre des choses dans l’univers. Les sciences mathématiques et physiques ont donc pour objet …