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Ce livre constitue sans conteste une des bonnes surprises de l’année 2010. L’auteure y réussit ni plus ni moins le coup double d’y éclairer Hegel par Heidegger, et Heidegger par Hegel. Grâce à une conception herméneutique novatrice du concept de dialogue mettant en jeu le conflit comme méthode philosophique, elle renouvelle tant le sens de l’existential du « Dasein » que celui de la finitude dans la dialectique.

La tâche à laquelle ce livre répond, à savoir mettre en dialogue Hegel et Heidegger, peut pourtant sembler peu originale. On ne compte plus les mises en relation de ces deux penseurs. Qui en douterait trouverait d’ailleurs dans l’ample bibliographie sur laquelle s’appuient les développements de cet ouvrage matière à se remettre en cause. Mais Susanna Lindberg évite avec brio les travers d’une stérile répétition des travaux déjà effectués en soumettant son sujet à une approche originale. Elle entend non seulement éviter de prendre parti pour l’un des philosophes au détriment de l’autre, mais aussi éviter de les comparer en adoptant un point de vue de surplomb. De telles démarches ou bien refuseraient le dialogue ou bien ne l’articuleraient qu’extérieurement. Contre ces démarches, il s’agit pour l’auteure de trouver les conditions d’un dialogue véritable entre les deux pensées en se faisant l’auxiliaire du dialogue qu’elles recèlent virtuellement. Ce qu’il importe de faire dialoguer, ce sont moins deux philosophes, qui d’ailleurs ne sont pas contemporains, que deux pensées. Pour ce faire, l’auteure réactive dans un premier temps chacune de ces pensées dans son noeud dialogique. En d’autres termes, elle montre comment chez Hegel et Heidegger s’envisage le dialogue. Loin d’un dialogique intersubjectif demandant la co-présence des parties en dialogue, comme c’est le cas dans les dialogues de Platon, la forme dialogique qui se retrouve chez eux serait celle d’un dialogue avec d’autres pensées dans le cadre d’une histoire de la philosophie. Chez ces philosophes, le dialogique prendrait donc moins la forme d’une quête intersubjective de la vérité que celle d’une inscription de la pensée dans la tradition.

La façon dont Hegel et Heidegger envisagent le dialogue avec la tradition et, par là, posent les conditions de leur dialogue constitue la première partie du livre (p. 19-89) que l’auteure place sous le signe d’un mélange d’amitié (philia) — où il s’agit de tirer parti de l’héritage que nous offre un penseur — et d’inimitié (pólemos) — dont la visée est de se démarquer, de souligner son originalité aux dépens du philosophe auquel on se confronte.

Susanna Lindberg montre en premier lieu comment Hegel, dans sa philosophie de l’histoire, s’intéresse aux pensées du passé pour en faire revivre ce qui intéresse son temps. Le dialogue revêtirait donc chez Hegel moins l’extériorité d’une controverse que le dialogue intérieur d’une pensée s’auto-développant dans sa réflexion historique.

Le dialogique chez Heidegger prendrait également une forme interne qui rappelle l’attitude hégélienne. Comme l’écrit l’auteure, « chacun désigne un rapport polémique avec le passé, dans lequel il n’y va pas de la connaissance des idées du passé, mais de la reconnaissance d’un “esprit” qui nous fait encore signe par delà le temps » (p. 82). L’attitude de Heidegger se distinguerait toutefois de celle de Hegel dans la mesure où ce serait moins la philia que le pólemos qui la dominerait. Selon Lindberg, Heidegger voit moins dans le passé l’héritage qui vient enrichir la pensée que le résidu dont il faut s’émanciper. Le rapport que Heidegger a à Hegel serait d’ailleurs exemplaire quant à cette attitude.

Heidegger n’a certes pas une lecture unique de Hegel, mais plusieurs, que l’on peut regrouper, à la suite de l’auteure, sous les termes de « dissociation clarificatrice » (die abhebende Verdeutlichung), « explication » (Auseinandersetzung) et « dialogue » (Gespräch). Le point commun de ces différentes caractérisations serait que ces lectures auraient moins pour effet d’expliciter la pensée hégélienne que de faire ressortir l’originalité de la pensée heideggérienne, au risque de méconnaître la pensée interrogée. La confrontation avec Hegel, que Heidegger envisage d’ailleurs sous le terme de « combat », semble quelque peu violente. Mais si la lettre est violée (Heidegger traduisant Hegel dans son propre langage), cela n’est pas sans fécondité, car, comme le montre l’auteure, cela permet de déconstruire la pensée en la traduisant dans un autre registre de significations et d’en révéler, de la sorte, les enjeux impensés.

Prenant cette attitude à la lettre, l’auteure entend d’ailleurs l’appliquer au dialogue entre ces deux irréconciliables que sont Hegel et Heidegger. Cette application — la traduction de la pensée de Hegel devant celle de Heidegger, et celle de Heidegger devant la pensée de Hegel — constitue la deuxième partie de son livre (p. 89-205).

Dans un premier temps, il s’agit pour l’auteure de montrer comment Hegel permet de déconstruire Heidegger et de problématiser la question de l’historialité que met en jeu sa conception du dialogique. En montrant comment, dans son rapport à Hegel, Heidegger laisse de côté, de façon à peu près systématique, la question de la reconnaissance, elle fait apparaître que l’analytique de l’« être-avec » reste « trop pauvre pour expliquer l’explication » (p. 142). Ce qui pousse l’être à dialoguer avec la tradition — dialogue dont l’enjeu est d’ouvrir le « Dasein » à son historialité — resterait ainsi insuffisamment expliqué chez Heidegger.

En analysant la philosophie de Hegel, l’auteure montre que celle-ci est à même de rendre compte de façon plus convaincante de l’origine de l’explication dans la mesure où, chez Hegel, le « Dasein » n’est pas « dérivativement » ses actes et ses rapports avec autrui, mais qu’il est originairement ses actes et ses rapports aux autres. Cette thèse, Lindberg l’appuie sur un commentaire du passage sur le pardon entre la conscience jugeante et la conscience agissante dans la Phénoménologie de l’esprit, dont l’enjeu est de montrer que le fait que l’être hégélien se joue dans les actes qu’il pose entraîne le caractère constitutif de la reconnaissance, de l’explication avec autrui, là où la secondarité heideggérienne de l’acte engendre une relativisation de l’« être-avec », enclin à l’inauthenticité du « on ».

Reste que, si l’on suit Heidegger, en se retrouvant dans la reconnaissance transhistorique, la pensée donnerait à son explication constitutive une réponse définitive qui la clorait sur elle-même. En atteignant son but, la pensée abolirait ainsi le temps. Pour défendre sa position, Heidegger se réfère à la fin de la Phénoménologie, où Hegel parle d’une suppression du temps, et l’interprète au sens d’une « fin de l’histoire », qu’il entend comme une clôture de l’histoire. Si, comme le montre l’auteure, Heidegger se méprend sur le sens de la dialectique hégélienne, il met néanmoins à jour une question qu’il est intéressant de poser à Hegel : la question de la place de la finitude dans sa dialectique.

Si l’on fait répondre Hegel à cette question, il faut dire, avec l’auteure, que la dialectique hégélienne ne se constitue que dans et par la finitude. Le sens de la suppression du temps serait de rompre la linéarité de la succession des instants pour les réfléchir dans l’unité du sens. La question de la finitude dans la dialectique contribue ainsi à mettre en évidence le rôle actif du philosophe dont le travail n’est pas simplement celui d’une « gérante » qui recevrait les legs du passé, mais celui d’une perpétuelle transformation de l’héritage de la tradition. La philosophie étant un acte, elle ne serait que dans un dialogue constant avec le passé qui, par l’étrangement qu’il provoque, lui permettrait de se réfléchir, de répondre à l’exigence de se connaître soi-même. Il reste que la communauté que formerait ce dialogue « n’existe pas, n’étant possible que grâce au temps qui sépare les penseurs » (p. 176).

Si l’historialité de l’existence semblait problématique chez Heidegger par l’absence de fondation de l’explication du dialogue transhistorique, chez Hegel, c’est l’existence de l’historialité qui apparaît problématique, car il n’est pas rendu compte de la distance qui sépare les penseurs, et cela apparaît précisément dans sa confrontation avec Heidegger. Comme le montre l’auteure, Hegel pense le dialogue sur le mode de la communauté politique, mais cela ne rend pas compte du temps qui sépare les protagonistes du dialogue transhistorique qu’est l’histoire de la philosophie. En envisageant le dialogue non pas comme lieu politique, mais comme site de la pensée, Heidegger serait plus à même de rendre compte de l’évènement (Ereignis) de la pensée. À la suite de Hölderlin mettant en avant la destination (Geschick) de la pensée, il s’attacherait à creuser l’écart en situant le lieu d’où l’autre fait signe. Comme l’écrit l’auteure, « la situation de l’autre permet […] l’éclaircissement du site propre, et l’explication mesure l’écart historique des deux » (p. 196).

En définitive, si les deux penseurs partagent tout deux un même souci d’historialité, leur conflit permet de les problématiser et de les transformer au fur et à mesure de la confrontation. L’entre-deux dans lequel se positionne l’auteure est ainsi celui d’un dialogue dans lequel elle pense avec des « amis », des penseurs dont elle reconnaît le caractère vivant, « mais en ennemi plutôt qu’en partisan » (p. 204). Le conflit apparaît ainsi au coeur même de l’historialité, et plus généralement du dialogue philosophique, dont il constituerait le moteur. « Heidegger contre Hegel. Les Irréconciliables » constitue une illustration remarquable de cette thèse tant il ouvre des pistes de pensée intéressantes aussi bien pour les chercheurs heideggériens que pour les hégéliens, et plus généralement pour quiconque se veut ami de la sagesse.