Corps de l’article

Les droits juridictionnels sont d’abord et avant tout les droits de certaines personnes (gouvernantes) d’exercer un pouvoir sur d’autres personnes (gouvernées) — le droit étant ici un droit de gouvernance (de souveraineté)[2]. Le territoire définit l’espace dans lequel cette gouvernance aura lieu, tout comme une école définit le lieu où le directeur et le personnel enseignant gouverneront (dans une certaine limite) les élèves. La justification de ces droits est donc essentiellement basée sur les relations entre ces classes de personnes, et non sur les relations entre ces personnes et le lieu (la terre). Dès lors, elle n’est basée ni sur les transformations apportées à un territoire (Miller, Meisels), ni sur les droits de propriété qu’on peut avoir sur un territoire (Simmons, Steiner, Nine), ni sur une quelconque responsabilité de gardien à l’égard d’un territoire (Rawls). Un droit juridictionnel se décompose en des dizaines de milliers de sous-droits qui forment les lois particulières de chaque État. Une grande partie de ces lois, dont les plus importantes, n’ont rien à voir avec la propriété privée (sauf dans le sens lockéen réductionniste selon lequel tout droit et toute liberté sont un droit de propriété). Même les lois gouvernant la propriété proviennent d’une autorité juridictionnelle préalable, de laquelle découlent les droits relatifs à la propriété privée.

Les droits juridictionnels sont les droits qui permettent à un groupe d’individus (gouvernants) de faire des lois leur permettant de gouverner un autre groupe d’individus (gouvernés), ainsi que les droits respectifs de ces individus d’être gouvernés par ces gouvernants. Or les frontières territoriales déterminent la portée des droits juridictionnels. Par conséquent, les frontières territoriales doivent être établies suivant les principes déterminant qui a le droit de gouverner qui[3].

On peut donc énoncer les trois thèses suivantes :

  1. Les principes d’autodétermination des peuples devraient déterminer les principes des frontières juridictionnelles, et non le contraire ;

  2. La justification des droits juridictionnels est une justification de gouvernance ; elle se base donc d’abord sur les relations entre les êtres humains et non sur les relations entre les êtres humains et le territoire. En d’autres termes, les « droits territoriaux » dépendent des droits de gouvernance, lesquels découlent eux-mêmes des principes d’autodétermination ;

  3. La valeur pertinente d’un territoire, eu égard à la détermination des frontières juridictionnelles, est la valeur instrumentale (spatiale) pour la gouvernance. Toute autre valeur — qu’elle soit économique (y compris les ressources naturelles), affective, géomilitaire — peut déterminer les droits de compensation, les limites d’armement, les droits de visite ou de pèlerinage, par exemple, mais ne peut pas déterminer qui a le droit de gouverner qui (c’est-à-dire de déterminer les frontières juridictionnelles).

À ces trois thèses, il serait utile d’ajouter quatre thèses essentiellement négatives :

  1. Les droits juridictionnels ne proviennent pas des droits de propriété privée et ne leur ressemblent pas (ils n’appartiennent pas au domaine de la réglementation relative aux objets). Ils répartissent la souveraineté, c’est-à-dire les droits de gouvernance entre citoyens ;

  2. On ne peut pas déterminer les droits juridictionnels sans faire appel à une théorie de l’autodétermination assez élaborée, et certainement pas en faisant appel à une théorie des « droits territoriaux », laquelle n’est pas elle-même subordonnée à une théorie de l’autodétermination ;

  3. Les droits relatifs aux ressources d’un territoire peuvent être ajoutés ou non aux droits juridictionnels, suivant une théorie de la justice distributive globale et d’autres considérations comme la stabilité globale, l’efficacité du développement, etc. Toutefois, ces droits n’ont aucune force normative quand il s’agit de déterminer les droits juridictionnels eux-mêmes ;

  4. Un groupe jouissant d’un droit à l’autodétermination n’a pas besoin d’un titre territorial légitime ou d’une réclamation territoriale indépendante pour avoir un droit de sécession.

Une théorie complète du droit à l’autodétermination ne peut pas être présentée ici. Par contre, on peut tout de même noter que toute théorie adéquate de l’autodétermination doit se baser sur les considérations suivantes : l’autonomie individuelle et l’autonomie des groupes, l’importance de l’expression de l’identité collective dans l’espace public et par l’intermédiaire des symboles de l’État, la valeur de la reconnaissance internationale d’une identité nationale quand un groupe forme un État indépendant, la liberté nondominée d’un groupe de se gouverner selon ses propres valeurs ainsi que de protéger et développer son identité collective, la stabilité internationale et les effets de l’adoption de tel ou tel droit dans le cadre du droit international. En revanche, la question suivante n’est pas pertinente : est-ce qu’un groupe en particulier a, d’emblée, droit à un territoire ? Cette question porte à confusion, parce que ce n’est pas une quelconque « théorie du territoire » qui devrait déterminer le droit à l’autodétermination, mais bien plutôt une théorie de l’autodétermination qui devrait déterminer qui a droit à tel ou tel territoire.

Si ces thèses sont justes, il s’ensuit que toutes les approches philosophiques récentes de la justification des droits juridictionnels sont inadéquates, à savoir :

  1. L’approche territoriale très influente de Brilmayer, qui a introduit l’idée selon laquelle un groupe sécessionniste doit avoir une revendication valide d’un territoire, conçue comme un titre (et indépendante des considérations liées à l’autodétermination) ;

  2. L’approche de Buchanan, Norman, Horowitz, Levy, Stilz, et d’autres partisans de la théorie de la « cause juste ». Ces derniers suivent Brilmayer eu égard à la demande d’une réclamation indépendante, bien que cette idée soit interprétée plus moralement que légalement. (Même certains nationalistes comme Miller acceptent l’idée de Brilmayer selon laquelle une revendication sécessionniste légitime doit comporter une réclamation territoriale indépendante valide[4].)

  3. L’approche lockéenne de Steiner, Simmons, Miller, Meisels, et Nine, selon laquelle les droits juridictionnels sont construits à partir des droits de propriété privée (Steiner, Simmons, Nine), ou par analogie avec ces droits dans le cas où une nation acquiert un territoire et y investit en le transformant selon ses propres valeurs (Miller, Meisels) ;

  4. L’approche « kantienne » de Stilz selon laquelle une « théorie du territoire » peut expliquer et limiter les droits juridictionnels sans s’engager dans une théorie de l’autodétermination ;

  5. L’approche de Rawls (le droit des peuples) selon laquelle chaque peuple prend en charge un territoire et possède la responsabilité de son développement pour le bien-être global.

Dans cet article, j’essaierai de défendre la plausibilité des sept thèses que j’ai présentées plus haut, et ce, en critiquant quelques auteurs représentatifs des approches énumérées. Je commencerai avec la thèse de Brilmayer, qui, dans le débat sur la sécession, a introduit comme un poison l’idée très influente selon laquelle les sécessionnistes ont besoin de la réclamation indépendante d’un territoire.

Selon Brilmayer,

The plausibility of a separatist claim does not depend primarily on the degree to which the group in question constitutes a distinct people in accordance with relevant international norms. The normative force behind secessionist arguments derives instead from a different source, namely the right to territory that many ethnic groups claim to possess[…] The currently accepted interpretation of self-determination claims poses the wrong questions in evaluating the merits of particular secessionist claims. It overlooks an important normative ingredient of the arguments that secessionists make, and for this reason understates their claims.[5]

Elle ajoute :

When a group seeks to secede, it is claiming a right to a particular piece of land, and one must necessarily inquire into why it is entitled to that particular piece of land, as opposed to some other piece of land — or no land at all.[6]

L’influence de cette idée dans la littérature philosophique est immense. Buchanan écrit : « [A]s Lea Brilmayer has rightly emphasized, every assertion of a right to secede includes a claim to territory[7]. » Il ajoute :

The theory [of secession] must provide a cogent account of the territorial claim that is essential to assertions of the right to secede. Recall that, as Lea Brilmayer stresses, secession is not merely the repudiation of the state’s political authority over a group […] ; it is the attempt to appropriate territory claimed by an existing state.[8]

La majorité des auteurs sur le sujet vont dans le sens de Brilmayer et de Buchanan. Donald Horowitz se plaint de ce que, parmi les défenseurs des droits de la sécession nationale, la revendication du droit à l’autogouvernance« donne rapidement lieu à des revendications territoriales de la part des collectivités en question[9] ».Wayne Norman affirme qu’un élément clé de sa théorie de la « cause juste » est le besoin, pour un groupe sécessionniste, de démontrer « la légitimité de la réclamation du territoire qu’il veut sortir de l’État[10] ».Et Anna Stilz accepte l’idée brilmayerienne selon laquelle seul un « peuple » ayant récemment possédé un État peut invoquer une revendication juridictionnelle valide d’un territoire[11].

À la lumière de l’énorme influence de cette idée, il serait utile de commencer par réexaminer la théorie de Brilmayer. L’auteure nie que le consentement des gouvernés ou que l’identité nationale jouent un rôle nécessaire dans la justification des droits juridictionnels. Elle rejette donc à la fois les théories de sécession volontaristes et les théories nationales ; seule la possession d’un titre valable par rapport au territoire en question peut accorder à un groupe le droit à la sécession.

Qu’est-ce alors qu’un titre valable et d’où proviendrait-il ? Brilmayer donne l’impression d’avoir exposé clairement la distinction entre les droits de propriété privée et la souveraineté. Elle affirme par exemple que l’État de New York, en tant que pouvoir institutionnel jouissant de l’autorité de gouverner (c’est-à-dire de légiférer et d’appliquer la loi en ce qui concerne ses citoyens), peut posséder un territoire dans l’État du Connecticut (ou l’inverse) sans pour autant avoir l’autorité de gouvernance sur ce territoire. Pourtant, dans sa théorie, les titres juridictionnels relatifs aux territoires ressemblent beaucoup aux titres privés relatifs aux terrains. Comme dans la théorie de l’habilitation des biens privés de Nozick, on peut devenir habilité à posséder par transfert consensuel. C’est ainsi que les États-Unis ont acquis les possessions territoriales de la Louisiane et de l’Alaska (achetées respectivement à la France et à la Russie). Or, normalement, on hérite des possessions territoriales de la souveraineté passée — au sens historique — sur le territoire en question ; la théorie de l’habilitation, pour Brilmayer tout comme pour Nozick, est principalement historique. Quant à « l’acquisition » originelle d’un État, Brilmayer ne semble pas avoir grand-chose à dire à ce propos, mais peut-être est-ce pour la simple et bonne raison que le droit international, pour assurer la stabilité, doit faire bon usage de la prescription. Il s’ensuit que, mis à part de rares cas de sécession volontaire entre deux États légitimes, presque tout droit juridictionnel à un territoire est valable par prescription ou est illégal. Lorsqu’il est illégal, c’est en raison d’une revendication concurrentielle qui est elle-même valable par prescription.

Deux objections pertinentes peuvent être adressées à l’ensemble des théories influencées par Brilmayer. La première émerge évidemment dans les situations où il y a une revendication réparatrice, où l’on pose la question de savoir qui est la « personne légale » habilitée à la revendication valide d’un territoire — disons après une annexion illégale. Après avoir rejeté l’idée selon laquelle l’ethnicité peut générer un droit de sécession, Brilmayer est forcée d’accepter que l’ethnicité peut être un critère nécessaire pour déterminer le détenteur du droit dans les cas correctifs. Dans le cas, par exemple, des États baltes annexés par l’Union soviétique, s’il n’était resté personne parlant estonien, latvien, ou lithuanien, ou au moins s’identifiant avec le groupe national conquis, personne n’aurait été capable de revendiquer le titre légal d’un territoire, et il n’y aurait donc eu aucun détenteur de titre à qui redonner le territoire.

Mais l’ethnicité — ou une identité culturelle ou nationale — peut-elle jouer un rôle si important (voire essentiel) dans l’habilitation continue à un territoire, tout en demeurant complètement impuissante à créer une habilitation originelle ? L’écart entre la justification morale de l’un et de l’autre risque d’apparaître arbitraire. L’ethnicité et l’identification collective sont sans doute des éléments nécessaires à l’habilitation continue, et ce, à cause de l’importance de l’autogouvernance pour un tel groupe, ainsi que de la nécessité instrumentale concomitante du territoire où le groupe réside pour réaliser cette autogouvernance. Bref, c’est le droit du groupe à l’autodétermination qui justifie le droit continu au territoire. Par le fait même, toute la question que l’approche « territoriale » était censée évacuer se trouve rouverte : la valeur particulière de la souveraineté politique pour des groupes se considérant comme nationaux — reconnue par Brilmayer dans l’habilitation continue — est-elle suffisamment importante pour créer une habilitation originelle ? Il est intéressant de noter que, malgré toutes les différences qu’il peut y avoir entre le légalisme de Brilmayer et l’approche « kantienne » de Stilz, cette dernière se heurte à la même difficulté ; nous y reviendrons ci-dessous.

La deuxième objection est basée sur la quatrième thèse négative formulée en amont. Malgré la distinction légaliste de Brilmayer entre droits souverains et droits de propriété, sa conception implique une analogie forte entre ces deux types de droits. En d’autres mots, les droits souverains des États permettant de gouverner des personnes sont traités comme des titres historiques relatifs au territoire — entendu ici comme terrain. Or les droits permettant de gouverner des gens ne peuvent pas être réduits au concept de droit à la propriété d’un objet inanimé : les « droits territoriaux » juridictionnels sont les droits qu’ont certaines personnes d’en gouverner d’autres. Comme le dit Montesquieu, les lois politiques procurent la liberté aux gens, tandis que les lois civiles (ou les principes gouvernant ces lois) leur procurent la propriété. Donc « il ne faut point régler par les principes du droit politique les choses qui dépendent des principes du droit civil[12] », car « il est ridicule de prétendre décider des droits des royaumes, des nations et de l’univers par les mêmes maximes sur lesquelles on décide entre particuliers d’un droit pour une gouttière[13] ». Montesquieu s’intéressait entre autres sujets à la succession des monarchies, qu’il refusait de considérer au même titre que la succession des individus, étant donné que la loi qui « règle la succession à la monarchie est une loi politique, qui a pour objet le bien et la conservation de l’État », tandis que « la succession des particuliers est une loi civile, qui a pour objet l’intérêt des particuliers »[14]. Les différences nous semblent encore plus profondes entre, d’une part, la propriété privée, son but moral et les principes qui les gouvernent et, d’autre part, les territoires juridictionnels, leurs buts et les principes qui les gouvernent. Ce n’est pas seulement que le territoire juridictionnel existe pour le bien-être public tandis que le terrain privé sert l’intérêt d’un propriétaire, mais bien que le territoire juridictionnel existe pour permettre la gouvernance, une fin profondément différente.

Les États modernes emploient ce que le géographe Robert Sack appelle la « stratégie de territorialité », c’est-à-dire « la tentative d’un individu ou d’un groupe d’affecter, d’influencer, ou de contrôler des personnes, des phénomènes, et des relations, en délimitant et en affirmant le contrôle sur une aire géographique[15]. Sack suggère plusieurs avantages des stratégies territoriales, l’organisation moderne de gouvernance n’étant qu’un cas particulier de l’exploitation de ces avantages. L’application de l’autorité devient plus efficace quand les forces de l’ordre peuvent s’installer de manière permanente sur le territoire et contrôler tout l’espace physique autour de chaque violation. La communication de l’autorité est aussi facilitée par des réseaux de communication permanents sur tout le territoire où se trouvent les sujets visés par le contrôle. Un troisième avantage des stratégies territoriales, selon Sack, est la réification du pouvoir. L’autorité, au lieu d’être abstraite, devient un pouvoir constamment visible chez ses représentants et ses symboles. La portée de ce pouvoir peut être conçue spatialement au lieu d’être une entité abstraite.

À partir du moment où l’on reconnaît la signification de la territorialité, on peut comprendre pourquoi les approches lockéennes, nationalistes ou non, ne réussissent pas à expliquer l’intérêt principal et légitime d’un groupe à « contrôler un territoire ». Même une société vivant dans des vaisseaux spatiaux dans l’espace intersidéral pourrait être gouvernée territorialement, c’est-à-dire par un gouvernement appliquant les lois dans un espace défini. Bien que le « territoire », dans une telle situation, n’ait aucune valeur autre qu’instrumentale, l’autorité juridictionnelle ne constitue pourtant pas une source de confusion.

Simmons, comme Steiner, développent une théorie lockéenne traditionnelle : les droits juridictionnels proviennent des droits de propriété privée, surtout en ce qui concerne les terrains. Des individus consentent à faire partie d’un État, et donc à placer leurs biens sous l’autorité réglementée de l’État. Vers la fin de son article, Simmons soulève l’objection suivante : les droits juridictionnels ne sont en rien comparables aux droits de propriété privée. En effet, cela nous semble une objection puissante dans la mesure où, encore une fois, les droits relatifs aux objets ne ressemblent pas aux droits de légiférer sur l’âge des relations sexuelles, sur le service militaire et sa durée, sur les taux de taxation et d’imposition, sur la façon dont cet argent sera dépensé, etc., le tout ne formant que quelques exemples démontrant l’immense pouvoir législatif et exécutif de l’État. Simmons répond ainsi :

When persons subject themselves and their land to the state, they transfer to the state some of their rights over each. They then enjoy a less full property in their land […] and a less full freedom in their persons […] State juridiction differs from individual property by including only some of the rights of natural property in land (e.g. the rights to control borders and regulate uses) and by including some rights over persons which are not components of natural property in land (e.g. the right to make and coercively enforce law within the area). There is, as far as I can see, nothing particularly mysterious about our ordinary conception of states’ rights over territory that cannot in this way be accounted for “by subtraction” from individual natural rights over land and over persons (i.e. from individuals’ natural “property” in the broad, Lockean sense of that term).

Certes, si l’on est prêt à utiliser le concept lockéen de « propriété », au sens large, tout le pouvoir de l’État peut être conçu comme provenant de la propriété des individus (l’auto-propriété, les libertés, etc.). Il n’en demeure pas moins qu’il s’agit à peine d’une explication visant spécifiquement les droits juridictionnels. « The right to make and coercively enforce law within the area » n’est pas une addition mineure à la réglementation relative à la propriété. Une fois que les droits les plus abstraits sont basés sur la manière de concevoir la propriété privée, les principes déterminant les frontières juridictionnelles ressemblent de plus en plus aux principes de l’autodétermination, avec toutes les considérations pertinentes citées au début de cet article, et de moins en moins comme un puzzle (casse-tête) construit à partir de terrains privés qui en seraient les morceaux. (Cela pourrait aussi expliquer les deux fameuses anomalies dans l’interprétation « puzzlienne » de Locke : « le commun » tombe sous l’autorité de l’État, et les individus choisissant de sortir de ce même État n’ont pas le droit d’en sortir également leurs terrains. Si « la propriété » comprend tout l’aspect moral d’une personne, et si le pouvoir qui résulte du « transfert » des droits naturels à l’État est l’énorme et complexe pouvoir de l’État moderne, la forme territoriale de l’État va suivre tout un ensemble complexe de considérations pour assurer la justice, l’efficacité, etc.).

Simmons pense néanmoins que la théorie lockéenne explique les droits relatifs aux ressources naturelles dont jouit l’État moderne.

Thinking of state jurisdiction as a kind of (limited) property, as the Lockean claims we should, helps to explain why we think states have rights over windfalls (e.g. of natural resources) that happen to lie within their legitimate territories ; for on the Lockean model, individual property holders have rights over all that flows from their labors, including both intended products and windfalls (provided that these holdings leave “enough and as good for others”).

Mais le problème est que ces revendications étatiques des ressources naturelles sont controversées et soulèvent des questions eu égard à la justice distributive. Simmons considère la capacité d’une théorie lockéenne d’expliquer à la fois les droits juridictionnels et les droits aux ressources comme une force, mais il s’agit en fait d’une autre des faiblesses d’une telle théorie. La question des droits relatifs aux ressources naturelles doit être tranchée grâce à une théorie de la justice distributive, la question des frontières juridictionnelles et des droits de gouverner doit l’être grâce à une théorie de l’autodétermination, et« il ne faut point régler par les principes » de l’une les choses qui dépendent des principes de l’autre (Montesquieu).

Miller et Meisels développent une version nationaliste de la théorie lockéenne. Comme l’explique Miller :

The people who inhabit a certain territory form a political community. Through custom and practice as well as by explicit political decision they create laws, establish individual or collective property rights, engage in public works, shape the physical appearance of the territory. Over time this takes on symbolic significance as they bury their dead in certain places, establish shrines or secular monuments, and so forth. All of these activities give them an attachment to the land that cannot be matched by any rival claimants. This in turn justifies their claim to exercise continuing political authority over that territory. It trumps the purely historical claim of a rival group who argue that their ancestors once ruled the land in question.[16]

En somme, « it is the occupation and transformation of territory which gives a people its title to that territory[17] ». Miller et Meisels voient donc le droit juridictionnel comme provenant d’une relation particulière d’un groupe avec le terrain. En fait le passage suivant est un peu trompeur : « their claim to exercise continuing political authority over that territory ». Il correspond à l’erreur identifiée dans la deuxième thèse énumérée au début : le droit des personnes de gouverner d’autres personnes ne peut pas découler d’une relation entre une personne et une terre. Cette théorie laisse un énorme écart justificatif : pourquoi, par exemple, le rapport affectif que les Serbes entretiennent avec quelques parties du Kosovo leur donne-t-il le droit de gouverner les Kosovars ? Même si on suppose que le territoire a plus de signification affective pour les Serbes et qu’on leur attribue plus d’investissements, de monuments, etc., qu’aux Kosovars, comment cela peut-il justifier le droit des premiers de contrôler (en tant que majorité) la vie des seconds ? Et même si on avance que ce droit doit être contraint par un droit d’autodétermination interne des Kosovars, un écart dans la justification demeure : l’importance de la terre pour un groupe ne peut pas à elle seule justifier le déni de la volonté des Kosovars de concevoir leur vie politique sans la domination des Serbes.

Finalement, je voudrais considérer la théorie qui explique les droits juridictionnels par un devoir naturel de justice. Selon cette théorie, les États sont nécessaires pour assurer la justice fondamentale, et tout le monde a le devoir d’appuyer les institutions qui sont justes, et donc de respecter les droits juridictionnels des États qui sont justes. Cette théorie est défendue par Buchanan et l’a été plus récemment par Anna Stilz. Nous considérerons cette dernière version. Stilz rejette « la théorie nationaliste du territoire » : « invoking nations is neither necessary nor sufficient to explain territorial rights[18] ». Mais « la théorie nationaliste » qu’elle rejette se révèle être semblable à la théorie lockéenne nationaliste de Miller et Meisels. On ne peut pas, sans doute, l’accuser d’avoir attaqué un homme de paille ; Miller et Meisels sont bel et bien de chair et de sang. Mais c’est la seule version nationaliste que Stilz considère. Elle ne considère jamais l’argument selon lequel : 1) un groupe national a intérêt à souhaiter une vie publique exempte de toute domination ; 2) le contrôle du territoire en question est tout simplement le moyen d’y arriver ; et 3) cet intérêt est suffisamment important pour justifier le moyen en question.

Pensant avoir défait « la théorie nationaliste », Stilz défend l’idée « kantienne » selon laquelle « we have a basic duty to respect other’s independence, and since the state is a necessary instrument for fulfilling that duty, we do not have to consent to the state in order to be bound by it[19] ».

If a state exists and enforces a legitimate system of property law, then it necessarily represents me […] [O]ur obligation to a legitimate state is rooted in a more basic Natural Duty of Justice. Since it is only through authoritative political institutions that we can do justice to others, we have a duty to support and comply with legitimate institutions where they exist.[20]

On peut, par charité, ignorer l’insistance répétée de Stilz sur l’idée selon laquelle l’aspect le plus important de l’État, en ce qui concerne les droits juridictionnels, c’est le système de propriété privée qu’il adopte. Stilz n’est pas lockéenne, donc la propriété privée ne comprend pas les droits les plus fondamentaux à la vie et à la sécurité. L’accent qu’elle met sur les droits de propriété semble alors un vestige de l’idée selon laquelle le domaine physique de l’autorité politique provient des biens physiques réglés par l’État. Mais l’avantage de l’approche de Buchanan et de Stilz est de reconnaître implicitement l’importance instrumentale du territoire pour assurer « la justice ». Le problème est la supposition — d’une importance de premier ordre pour les deux écrivains — que le devoir naturel de justice implique qu’il faille accepter les frontières actuelles de tout État exécutant ses fonctions essentielles. Néanmoins, ce devoir, interprété raisonnablement, n’a pas de telles implications. Tout ce qu’un tel devoir exige, c’est qu’on ne remplace pas un État exécutant ces fonctions essentielles par un ou plusieurs États qui n’y parviendraient pas. Si la Norvège et la Suède réussissent aussi bien que le grand royaume de Suède à appliquer la justice, quelle objection peut-on soulever, au nom du devoir naturel de justice, contre leur séparation en 1905 ? Si, en plus, l’auto-détermination des deux peuples est mieux réalisée dans et après la séparation, cet arrangement n’est-il pas même préférable du point de vue de la justice[21] ? Stilz est forcée de recourir à l’assertion et à la rhétorique :

If we believe that we have a natural duty, independent of our consent, to uphold legitimate institutions, then it is not clear why subgroup preferences to secede should void a state’s territorial claim, so long as that state is reasonably just […]. [I]f we have a natural duty to uphold just institutions, then it seems we should also have reason not to destabilize them.[22]

On a vu que Brilmayer devait admettre que l’ethnicité peut compter dans le cadre d’une revendication réparatrice, une admission que nous avons considérée difficile pour une théorie « territoriale » niant les droits juridictionnels des minorités nationales. Stilz aborde la question sous la forme d’une objection à l’annexion : si le devoir naturel de justice exige l’acceptation de tout État qui exécute ses fonctions, n’oblige-t-il pas l’acceptation de toute annexion, tant et aussi longtemps que l’État élargi continue à exercer sa fonction de sauvegarde de la justice pour les individus annexés ? La réponse surprenante de Stilz est que « [w]hen a state disappears, often a people persists ». Ce peuple revendique l’autonomie collective, ce qui justifie le droit d’un peuple de reconstituer un État sur « son » territoire[23].

La question qui se pose inévitablement est la même qu’on a posée à Brilmayer : si le fait de constituer un peuple implique un droit à l’autonomie collective, y compris le droit à un État indépendant dans le cas réparateur de l’indépendance, pourquoi ce fait n’implique-t-il alors pas un droit originel à un État indépendant ? La réponse de Stilz est un mélange d’assertions empiriques et normatives paraissant plutôt arbitraires :

Recall that on our account, it is the state that brings the people into being ; we do not rely on a prepolitical “nation” that exists before state institutions are put into place. Nevertheless, the people’s history of political cooperation through their state creates morally salient bonds between them that will persist even when their state temporarily falls away.[24]

S’agit-il d’une affirmation empirique selon laquelle seul un « peuple » ayant eu l’expérience d’un État par le passé peut avoir la capacité et la volonté de constituer un État indépendant ? Dans ce cas, la réfutation n’est pas difficile à fournir. Mais si, par contre, c’est une stipulation normative voulant que seuls les groupes ayant été politiquement indépendants méritent le droit à l’indépendance, la stipulation semble arbitraire. Stilz semble vouloir dire que seule « une coopération politique par le passé » démontre la capacité de constituer un État légitime. Or la plupart des groupes sécessionnistes jouissent ou ont joui d’un degré d’autonomie politique interne ; n’a-t-on pas là assez de « coopération politique » pour créer des relations moralement significatives ? Et même si un groupe national n’a jamais joui d’une autonomie interne, ne lui est-il pas possible de s’organiser politiquement pour se gouverner si l’occasion se présente ?

Stilz répond : « Ties of culture or language may also give rise to important bonds, but these bonds do not necessarily show that a group can sustain a political authority in common[25]. » Cela est vrai, et une période d’indépendance par le passé ne démontre pas « nécessairement » non plus la capacité de soutenir une autorité politique commune dans le futur. « [W]e will want to extend these rights only to groups that have demonstrated they can support such an authority[26]. » Ce dont il faut faire la preuve ici, c’est que les sécessionnistes sont historiquement moins capables que les « peuples » établis dans des États indépendants d’exercer la justice et d’accomplir les fonctions d’un État.

Plus généralement, le problème de Stilz est celui de tous les philosophes théoriciens des droits juridictionnels aujourd’hui. C’est la supposition qu’on puisse justifier les droits juridictionnels, y compris les droits à des frontières plus ou moins exactes, par une « théorie des droits territoriaux » indépendante d’une théorie de l’autodétermination. La plupart des théories ne reconnaissent pas la valeur instrumentale des territoires pour la gouvernance, et donc pour l’autodétermination. Une théorie qui se base sur le « devoir naturel de justice » reconnaît implicitement cette valeur instrumentale, mais a fortement tendance à favoriser le statu quo, en partie parce qu’elle ignore les fonctions de l’État au-delà de la protection des droits fondamentaux des individus : la protection et l’expression publique d’une culture, ainsi que le renforcement d’une identité nationale. Le devoir naturel de justice n’empêche pas que plusieurs arrangements et plusieurs démarcations d’État puissent servir de la même manière les mêmes objectifs, et faciliter la réalisation d’autres biens collectifs. Les suppositions de cette théorie sont souvent arbitraires. En effet, selon celle-ci, les objectifs culturels ne sont pas « essentiels » à l’État, seuls les groupes autrefois indépendants ont la capacité de coopérer politiquement afin de créer un État juste, et toute minorité nationale doit se contenter de son état de minorité dans un État où la majorité lui est culturellement étrangère.

Seule une théorie de l’auto-détermination qui examine la valeur d’une option d’indépendance politique pour les groupes culturels peut, dans une certaine mesure, répondre à la question de savoir qui a droit à un État indépendant. Une telle théorie déterminera ce droit sans soutenir la thèse douteuse, qui a semé trop de confusion jusqu’à présent, voulant qu’un groupe ayant droit à l’auto-détermination doit également bénéficier d’un autre droit indépendant — le droit à un territoire — afin de pouvoir jouir complètement de son premier droit.