Disputatio

Réponse à mes critiques[Notice]

  • Jean-François Kervégan

…plus d’informations

Je souhaite pour commencer dire ma gratitude aux quatre éminent(e)s collègues — deux philosophes, deux juristes — qui m’ont fait l’honneur de discuter mon livre, et à la revue Philosophiques pour avoir organisé cette disputatio, illustration de ce que la tradition académique a produit de meilleur : la controverse argumentée. Pour répondre aux observations et objections qui m’ont été faites, je commencerai par une remarque générale. Cette discussion illustre de façon éloquente le jugement de Habermas que j’ai mis en exergue : « Aujourd’hui encore, Carl Schmitt divise les esprits. » En effet, deux de mes « disputants » partagent plus ou moins le point de vue que je soutiens, à savoir qu’on peut faire un usage fécond des écrits de Carl Schmitt, à condition de se montrer circonspect, et les deux autres jugent au contraire qu’il n’y a pas forcément quelque chose d’utile à en retirer, voire que le meilleur usage à en faire, c’est de n’en faire aucun. Je n’ai pas l’outrecuidance de croire que mon livre suscite à lui seul des opinions aussi divergentes ; non, c’est bien Carl Schmitt lui-même, ou plus exactement le recours à ses écrits qui fait débat. Et ce débat va parfois jusqu’à nous opposer à nous-mêmes, quand une part de nous est séduite par l’ingéniosité de certaines de ses analyses, alors qu’une autre part, pour des raisons morales, politiques, et parfois aussi théoriques, rejette cet « esprit dangereux », selon l’expression de Jan-Werner Müller, et se détourne par conséquent de ses écrits. Habermas lui-même, comme j’ai tenté de le montrer, est habité par cette contradiction. D’un côté, il a multiplié les mises en garde à l’endroit de ceux qui seraient tentés d’offrir « une sorte de vie posthume à Carl Schmitt » ; d’un autre côté, il a régulièrement éprouvé le besoin de se mesurer à lui, par exemple dans son texte sur la Paix perpétuelle de Kant, conscient qu’il est de ce que Schmitt est l’adversaire le plus redoutable de son argumentation. La situation est d’autant plus compliquée que Habermas, même s’il le conteste aujourd’hui, n’a pas hésité dans ses premiers travaux à s’appuyer sur Carl Schmitt ; il suffit de lire L’espace public et Raison et légitimité pour s’en convaincre. J’en conclus que le débat quant au type d’usage (ou de non-usage) qu’on peut faire de Carl Schmitt est normal ; c’est d’ailleurs pour cette raison que j’ai écrit, presque à l’impromptu, Que faire de Carl Schmitt ?, afin de trancher une fois pour toutes, pour mon propre compte, cette délicate question. La réponse que j’y apporte est nuancée. Je crois que les analyses de Schmitt sont utiles lorsqu’il s’agit de penser « aux marges » de nos standards philosophico-politiques actuels (l’acceptation du caractère incontournable de la démocratie libérale ou de l’une de ses variantes dans le monde contemporain, par exemple) ; il peut nous servir en quelque sorte d’aiguillon en posant, comme on dit, le doigt là où ça fait mal. Mais je crois aussi que sur bien des points ces analyses sont devenues inutiles ou non pertinentes relativement à un état du monde que Schmitt n’a ni souhaité ni prévu. En ce cas, je n’ai aucune difficulté à « partir » de l’univers schmittien, un univers dans lequel je ne me suis jamais installé comme sur mon propre territoire. C’est pour cette raison que je n’ai pas le sentiment d’avoir fait, avec ce livre, un « effort d’autocritique », comme le dit Jouanjan ; j’ai l’impression d’avoir, quand je parlais de Schmitt, toujours « marqué ma distance » avec son propos (je parle du propos théorique …

Parties annexes