Comptes rendus

Ludwig Feuerbach, Éthique : l’Eudémonisme, 1867-1869 suivi de L’homme est ce qu’il mange, 1862. Traduction d’Anne-Marie Pin, préface de Roger Bruyeron, Paris, Hermann, 2012, 140 p.[Notice]

  • Emmanuel Chaput

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  • Emmanuel Chaput
    Université de Montréal

Essentiellement connu par le lectorat francophone pour son oeuvre maîtresse L’essence du christianisme (1841), Ludwig Feuerbach (1804-1872) eut une influence certaine, bien que trop souvent ignorée, sur tout un pan de la philosophie post-hégélienne. Louis Althusser écrivait en effet : « On constatera avec quelle étonnante profondeur Feuerbach annonce et devance, à un titre ou à un autre, par contraste ou parenté, Marx, Nietzsche, Freud, Husserl, certains thèmes de Heidegger, Barth et la théologie récente. » Cette perspective ouvre les horizons de l’interprétation de l’oeuvre de Feuerbach trop souvent circonscrit à n’être qu’un auteur pré-marxiste, important dans la genèse de la pensée du jeune Marx, mais dont la critique religieuse et métaphysique est rapidement appelée à être dépassée par la critique pratique de Marx. Comme le rappelait Engels dans son ouvrage de 1888 : « nous fûmes tous momentanément des “feuerbachiens” ». Momentanément, car Feuerbach est souvent vu, surtout dans les études marxiennes, comme un moyen terme entre l’idéalisme allemand et le matérialisme pratique de Marx. Certains, tel Alexis Philonenko, ont voulu arracher la pensée de Feuerbach au monopole de l’herméneutique marxienne (ou althussérienne) afin de restituer sa légitimité à la fois comme penseur critique anti-théologien et comme historien de la philosophie. Néanmoins, dans tous les cas, les études françaises portant sur Feuerbach se concentrèrent toujours principalement sur son oeuvre de jeunesse. Autant l’ouvrage de Philonenko ne va pas au-delà de 1841, autant la traduction d’Althusser des Manifestes philosophiques — de même que la traduction de Yannis Constantinidès parue aux éditions Mille et une nuits — restent concentrées sur les textes des années 40. C’est en quelque sorte à cette lacune que l’ouvrage paru chez Hermann vient répondre. Avec sa traduction de textes des années 60, Anne-Marie Pin fournit au lectorat francophone un accès au Feuerbach de la maturité. L’intérêt de ces textes est d’abord de voir à quel point l’entreprise critique de Feuerbach n’est complète qu’à la lumière d’une éthique, pendant pratique et positif à la dimension critique de sa pensée. À la base de l’éthique feuerbachienne on retrouve un instinct universel, principe métaphysique — Feuerbach dirait naturel — qui conditionne tout agir : l’instinct du bonheur. La volonté n’agit pas pour elle-même, mais d’abord en réaction au mal et à la misère, en vue du bonheur. Feuerbach prétend ainsi trouver dans la volonté de bonheur le motif initial de toute entreprise humaine, qu’elle soit individuelle, communautaire, universelle, révolutionnaire ou conservatrice. Évidemment, parmi les différentes formes — égoïste, altruiste, individualiste, etc. — que prend l’instinct de bonheur, certaines sont plus conformes à la nature que d’autres. Ainsi, pour Feuerbach, le respect de soi est avant tout un respect de l’autre : « Respect assurément de toi-même — l’Autre seul représente le devoir. » L’égoïsme authentiquement éthique prend également en considération l’alter ego. C’est à ce titre, quand la misère d’autrui m’est aussi intolérable que mon propre malheur, que la situation ouvrière décrite par Marx dans le Capital (cité par Feuerbach) devient si scandaleuse. L’agir moral n’est possible que sur une base matérielle qui n’est pas la misère la plus crasse condamnant l’ouvrier à ne s’exprimer que dans ses fonctions animales les plus basses, et qui, par son activité proprement humaine, le travail, ne s’exprime plus du tout, mais s’aliène. Dans cette perspective, l’éthique feuerbachienne aspire à une morale tenant compte du désir de bonheur de tous en s’assurant des conditions matérielles nécessaires à cette aspiration. En cela, Feuerbach s’inscrit dans l’entreprise que Marcuse associe à la théorie marxiste : « L’idée de Raison se trouve désormais éclipsée par l’idée de …

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