Disputatio

La république face à la question de la race[Notice]

  • Luc Foisneau

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  • Luc Foisneau
    Centre d’Études Sociologiques et Politiques Raymond Aron — CNRS EHESS
    luc.foisneau@ehess.fr

Le livre de Magali Bessone arrive à point nommé dans le débat intellectuel français. Alors qu’en Amérique du Nord, aux États-Unis depuis le mouvement des droits civiques, mais aussi au Canada, la discussion sur la question de la « race » fait rage depuis de nombreuses années, la France a pris en la matière un retard d’autant plus regrettable que le non-dit oriente une bonne partie du débat politique français sur l’immigration, les « minorités visibles », les banlieues, l’« exclusion » et, très récemment encore, sur les Roms. Ce non-dit devient d’autant plus assourdissant que, les effets sociaux de la crise économique se faisant davantage sentir, il fait retour dans la politique sous la forme de ce que l’on nomme improprement le « populisme ». Tout se passe comme si seuls les partis « populistes », ou ceux qui dans les autres partis leur emboîtent le pas, étaient désormais capables de parler d’un réel refoulé, la réalité sociale racialisée. L’objection qui vient immédiatement à l’esprit d’un philosophe politique français nourri au républicanisme est la suivante : comment peut-on justifier que l’on puisse adopter, fut-ce pour le surmonter, le point de vue de la « race » ? Que les sciences sociales aient à en passer par là pour dissiper un non-dit qui pèse lourd sur la vie de milliers de personnes est compréhensible : donner de la notion de « race » une définition rigoureuse et publier des enquêtes sur ce sujet, c’est rendre lisibles des phénomènes bien réels qui autrement passeraient inaperçus. Mais pourquoi, dira notre philosophe, faudrait-il prendre en considération cette notion dans le champ de la philosophie moraleet politique ? Si les valeurs de la république sont aux antipodes du racisme, n’est-il pas préférable de refuser à la race droit de cité dans notre constitutionet dans notre espace public ? La question que je voudrais poser à Magali Bessone concerne la manière dont elle articule les deux niveaux de son analyse, celui des normes et celui des sciences sociales. Je souhaiterais, notamment, mesurer la distance qui sépare sa position de ce que l’on pourrait appeler le républicanisme libéral. Plus encore que le multiculturalisme dans ses variantes radicales et libérales (p. 195-206), le républicanisme classique constitue en effet, dans le cadre de sa démonstration, une cible de choix. S’il y a bien sûr d’autres bases théoriques à la volonté de promouvoir une théorie critique de la race, l’une des motivations de Magali Bessone est une insatisfaction très grande à l’égard des arguments du républicanisme en matière de discriminations raciales. Bien que cette insatisfaction soit partagée, il me semble qu’en comprendre la nature exacte, dans l’argument de ce livre, pourrait nous permettre de mieux apprécier la portée de Sans distinction de race ? Précisons tout d’abord l’objet de cette insatisfaction : derrière de belles Déclarations (des droits de l’homme et du citoyen), le républicanisme classique serait incapable de porter remède aux discriminations raciales, car l’universalisme et l’individualisme qui le fondent rendraient impensable l’erreur catégorielle consistant à discriminer —distinguer, mais aussi, au figuré, juger et mettre à part— une personne en raison de sa « race ». Si une telle partialité existe aussi bien en matière de « genre » et de « classe sociale », elle est plus particulièrement pernicieuse dans le cas de la « race », car elle s’exerce alors, en régime républicain, sous un voile d’ignorance particulièrement épais : comment pourrait-on espérer remédier à un travers que la loi va jusqu’à nous interdire de nommer ? On peut, certes, être poursuivi au titre de la loi Taubira pour « racisme », mais …

Parties annexes