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Ce qui est universellement le cas est-il nécessairement le cas et, inversement, ce qui est nécessairement le cas est-il toujours universellement le cas ? Dans Le nécessaire et l’universel. Analyse critique de leur corrélation, publié chez Vrin en 2013, Brice Halimi répond par la négative et revient sur ce qu’il appelle la thèse de la corrélation, une thèse qui identifie universalité et nécessité. L’auteur estime que l’identification est non fondée, que « ni la synonymie ni même la coextensivité des deux concepts ne va de soi » (p. 7), et qu’il faut donc la rejeter. À la place de la corrélation, ce que Halimi nous propose est une conception de l’universalité « déliée » de la nécessité, de même qu’une conception de la nécessité « déliée » de l’universalité.

D’après l’auteur, la première véritable occurrence de cette thèse se trouve dans la seconde introduction de la Critique de la raison pure où Kant affirme que « [n]écessité et rigoureuse universalité sont […] des critères sûrs d’une connaissance a priori et renvoient en outre, inséparablement, l’une à l’autre » (tel que cité par Halimi [p. 9]). Dans le premier chapitre, Halimi prend soin d’écarter des sources « faciles » de contre-exemples qu’on pourrait avancer contre la corrélation : on pensera à l’existence de généralisations contingentes, d’une part, et à l’existence de vérités nécessaires singulières de l’autre. En ce qui concerne ces dernières, Halimi prétend que des vérités nécessaires comme 5 + 7 =12, par exemple, ne sont singulières qu’en apparence, car les nombres ne sont pas des objets particuliers mais des schèmes généraux (p. 16). Si la corrélation est erronée, ce n’est donc pas en vertu de tels contre-exemples. Halimi avance plutôt que l’énoncé même de la thèse comporte quelque chose d’antinomique, si ce n’est contradictoire (p. 26-28). Kant est toujours à l’honneur dans le deuxième chapitre, où l’auteur cherche à élucider le sens et la justification de la thèse. Plusieurs textes kantiens où la question de l’universalité apparaît sont examinés[3], mais Kant ne donne pas d’arguments réels en faveur de la thèse selon Halimi. En dépit de cela, il déclare néanmoins que « la corrélation n’est pas une thèse mais un véritable principe caché du système transcendantal, sans lequel l’analyse kantienne ne pourrait se déployer » (p. 39).

Au chapitre III, on fait un tour historique de la question de la généralité. Chez Husserl, on retient que la généricité et le possible sont deux notions qui s’articulent conjointement. Halimi croit trouver un allié chez Wittgenstein, dans sa réfutation de la thèse de la corrélation. Plus précisément, au paragraphe 6.1231 du Tractatus[4], on distingue la validité générale de la validité logique, et la discussion qui suit ce paragraphe donne à penser que les deux ne coïncident pas nécessairement. Par ailleurs, les notions de variable et d’opération, qui sont au coeur du Tractatus, enrichissent le thème de la généricité développé plus loin par l’auteur. Dans cet état des lieux, on retrouve von Wright, le seul philosophe qui mentionne explicitement la relation entre nécessité et universalité. Il semblerait toutefois qu’il s’intéresse davantage à la distinction entre une vérité empirique universelle (une loi de la nature justifiée par l’expérience) et une vérité universelle analytique. Finalement, chez Kripke, Halimi souligne deux points. D’une part, que la distinction apriori/nécessaire est indépendante de la distinction universel/nécessaire, et donc que les exemples kripkéens appuyant la première ne signifient pas nécessairement quelque chose pour la dernière. Et, d’autre part, qu’un énoncé d’identité comme « Hesperus = Phosphorus » n’est pas un énoncé nécessaire singulier parce qu’il y a un présupposé d’existence sur Hesperus. Si ce présupposé d’existence est explicité, la forme de « Hesperus = Phosphorus » n’est plus singulière. (Ces considérations renvoient à celles que l’on retrouve au premier chapitre.)

Le quatrième chapitre est consacré à ce que Halimi nomme le problème de l’homogénéité. Une condition nécessaire de la thèse de la corrélation est bien sûr une concordance de type ou de sorte entre ce qui est susceptible d’être nécessaire et ce qui est susceptible d’être universel. Le problème de l’homogénéité consiste à déterminer s’il existe « un type homogène d’entités comprenant tout ce dont on peut dire […] aussi bien qu’il est (ou non) universel et qu’il est (ou non) nécessaire » (p. 82). Il n’y a pas vraiment de doute quant au fait que le nécessaire s’applique aux propositions, mais la question se pose de savoir si l’universel s’applique aux propositions ou bien aux fonctions propositionnelles (voir p. 81-82). Le problème de l’homogénéité devient donc le problème de la définition de l’universalité. Deux voies sont explorées. La première, inspirée de considérations russelliennes, puisées dans les Principles of Mathematics[5], consiste à réduire l’universalité à une sorte de modalité logique. La seconde consiste à concevoir l’universalité en termes d’extension du possible. Cette dernière voie est l’occasion pour Halimi de discuter de la possibilité même qu’une variable puisse prendre toutes les valeurs possibles, autrement dit, de la possibilité même d’un domaine véritablement universel. L’importance de pouvoir quantifier sur tout, sans restriction, est défendue, en continuité avec Williamson[6], malgré la menace potentielle de paradoxes ensemblistes. Pour échapper à ces paradoxes tout en maintenant le caractère non restreint de l’universalité, Halimi propose une conception inachevée du possible : « Le possible correspond à la complétion indéfinie d’un domaine de base et ne peut, dès lors, se voir attribuer aucune extension déterminée » (p. 116). L’impossibilité d’attribuer une telle extension déterminée au possible « milite[rait] finalement en faveur du rejet de la thèse de la corrélation, en quelque sorte pour vice de forme » (p. 116).

Le cinquième chapitre poursuit sur le thème de la validité logique et de sa relation à la vérité universelle. Selon la conception tarskienne, une formule F est logiquement vraie si elle est vraie dans toutes les interprétations possibles. L’auteur est d’avis que la définition tarskienne « fait avant tout écho à l’existence de modèles non standard de l’arithmétique et n’est pas comme telle liée à l’idée intuitive de nécessité logique » (p.121), qu’elle ne réussit qu’à « fournir un paramètre technique qui n’a de sens que dans le contexte de la théorie des ensembles » (p. 122). La critique d’Etchemendy[7], en particulier, est mise à contribution pour défendrel’idée que cette définition comporte des aspects contingents, car le choix de l’arrière-plan métathéorique, en l’occurrence ZFC, sous-jacent à cette définition, est lui-même contingent (voir p. 126). En réponse à ce problème de contingence, Halimi présente notamment la notion de supervalidité introduite par Boolos[8] et qui repose non pas sur ZFC mais sur une interprétation nominaliste de la logique du deuxième ordre. Une autre réponse possible, selon Halimi, peut être donnée en exploitant certains résultats portant sur les modèles intérieurs de ZFC. En encodant les notions sémantiques dans le langage objet, on peut représenter la variation de la métathéorie d’arrière-plan comme une variation de modèles de ZFC (pour éliminer, prétend-on, une partie de la contingence attribuable à la métathéorie). Cela nous mène vers la notion d’intravalidité, qui partage certains airs de famille avec la sémantique bidimensionnelle, et qui serait immunisée contre les objections d’Etchemendy (voir p. 132-143). En réfutant la conception tarskienne de la validité, Halimi aurait montré que le problème de l’homogénéité était insoluble, et donc qu’il fallait rejeter la thèse de la corrélation.

Satisfait d’avoir démontré que la thèse de la corrélation était injustifiée, l’auteur enchaîne avec l’introduction d’une conception de l’universalité qui est « déliée » de la nécessité. Deux aspects de l’universalité sont analysés, la généricité et l’intégralité. La généricité est la propriété d’une entité indéterminée sur laquelle on peut raisonner pour arriver à des vérités universelles. L’intégralité est la propriété d’une collection à contenir la totalité des individus. Halimi déplore que traditionnellement l’intégralité ait eu préséance sur la généricité, car « [d]élier l’universalité de la nécessité […] demande fondamentalement de penser l’universalité en partant de l’idée de généricité plutôt que de celle d’intégralité » (p. 159). Plusieurs notions sont mobilisées par l’auteur dans ce chapitre pour développer une conception satisfaisante de la généricité, mais celle de la fibration mathématique est de loin la plus importante (voir p. 178-191). La notion de fibration mathématique est employée pour introduire le concept de variable généralisée, lequel « n’est pas un moyen d’indiquer ce qu’est en soi une variable, mais plutôt de dégager une forme commune à des variables de genres différents » (p. 189). Le concept de variable généralisée « peut-être compris comme un approfondissement de l’interprétation […] tarskienne […] des variables, et il illustre les développements positifs que rend possibles la déliaison de l’universalité à l’égard de la nécessité » (p. 191).

Dans le chapitre VII, c’est au tour de la nécessité d’être déliée de l’universalité, où « [d]élier la nécessité de l’universalité […] c’est cesser de penser la collection des choses possibles, et plus spécifiquement celle des mondes possibles, comme formant un univers clos » (p. 193). Leibniz sert de modèle pour cette entreprise, car il conçoit la nécessité non pas en termes d’extension complétée de possibilités, mais en termes d’analyticité (en dépit de ce que pourrait faire croire l’argument de sa théodicée). L’objectif du chapitre est de motiver et de décrire une nouvelle sémantique modale. L’auteur avance que la sémantique conventionnelle (kripkéenne), qui est basée sur un ensemble achevé de mondes possibles, ne rend pas justice à l’itération modale, c’est-à-dire, à la signification des énoncés à l’intérieur desquels se trouvent des occurrences répétées et enchâssées de modalités (par exemple, comme dans l’expression « il est nécessairement possible que… »). La nouvelle sémantique est une sémantique « géométrique » qui emprunte des notions à la topologie différentielle. L’idée est d’évaluer les énoncés modaux dans un modèle basé sur une variété différentielle et ses fibrés tangents (voir p. 211-227). Si cette sémantique permet un concept de possibilité ouverte et inachevée, c’est que « la collection des mondes possibles à considérer, dans le contexte de la géométrie modale, ne forme plus une totalité initiale mais se déploie selon une succession indéfinie de variétés situées à des niveaux toujours plus élevés » (p. 227).

Le livre se termine par des remarques sur l’importance de la déliaison de la nécessité et de l’universalité pour le renouvellement du rationalisme.

Halimi nous offre ici une analyse inédite d’une thèse n’ayant reçu que peu d’attention de la philosophie. La littérature examinée est vaste, autant sur le plan historique que sur le plan thématique, et Halimi ne s’épargne pas une étude minutieuse et approfondie, même lorsque celle-ci comporte des aspects techniques très avancés. L’importance accordée à cette littérature ne l’empêche pas de faire preuve de créativité dans les solutions proposées, et celles-ci se démarquent assurément par leur originalité. Toutefois, ce texte m’a paru présenter des faiblesses importantes. Sur le plan de l’écriture, le style lourd, qui donne l’impression d’être emprunté à Kant, est un obstacle à la compréhension du lecteur (nous-même du moins). Et pour ce qui est de l’exposition, la problématique aurait eu intérêt à être mieux cernée et l’argumentation à être mieux resserrée.

Dès le départ, le lecteur n’arrive pas à se faire une idée très nette de la distinction que l’auteur établit entre nécessité et universalité. On ne nous donne pas d’exemples types de nécessités nonuniverselles ou de vérités universelles nonnécessaires qui mettraient en péril la thèse de la corrélation et sur lesquels l’analyse subséquente pourrait s’ériger. Cela est d’autant plus surprenant que l’on pourrait concevoir cette thèse comme stipulant seulement la co-extensivité des deux notions ; il ne suffirait donc pas dans ce cas d’avancer que l’universalité et la nécessité correspondent à des concepts différents pour la réfuter, il faudrait démontrer que cette différence conceptuelle entraîne une différence d’extension.

De plus, aucune définition opératoire de la nécessité ou de l’universalité ne nous est offerte pour nous aider à suivre la trajectoire que l’auteur entend prendre. Par exemple, l’auteur laisse planer autour de sa conception de l’universalité une ambiguïté considérable. Par universellement vrai, entend-on ce qui est vrai dans toutes les situations possibles ou bien ce qui est vrai de toutes les choses possibles ? Cette clarification aurait dû se faire dès l’introduction. Au contraire, l’ambiguïté est ensuite promue au rang de « problème de l’homogénéité » au quatrième chapitre, un problème dont je ne peux m’empêcher de penser qu’il aurait pu se régler par une simple stipulation : ou bien l’universalité signifie « vrai dans toutes les situations possibles », auquel cas il y a homogénéité et la corrélation peut être soutenue, ou bien l’universalité signifie « vrai de toutes les choses possibles », auquel cas il n’y a pas d’homogénéité et la corrélation est trivialement réfutée. Ce problème ne méritait peut-être pas l’attention qu’on lui a consacrée.

De façon générale, cette ambiguïté sur les termes et les concepts contribue à une impression de dialogue de sourds entre Halimi et la littérature sur le sujet. Les termes « universalité » et « nécessité » ne sont pas les noms propres d’entités prédéterminées dont il faut établir s’ils sont synonymes ou pas. Ce sont des termes avec une histoire riche et dont la signification varie non seulement d’une époque à l’autre mais aussi parmi les philosophes d’une même époque. Toute analyse du genre devrait être amorcée par un certain effort de clarification terminologique, sans quoi le débat s’expose à des risques de surplace.

Le plus frappant, comme lecteur, est que nous ne réussissons pas à comprendre l’importance philosophique de cette distinction. Pourquoi Halimi veut-il réfuter la thèse de la corrélation ? Qu’est-ce qu’on y gagne philosophiquement ? Quelles conséquences positives résultent de la séparation du nécessaire et de l’universel ? Le seul élément de réponse qu’on nous donne à cet effet est le renouvellement du rationalisme, mais cette relation de la thèse de la corrélation au rationalisme est loin d’être évidente.

Ce qui m’amène aux solutions proposées par l’auteur. La notion de fibration nous offre, tout au plus, une analogie mathématique pour unir certains phénomènes liés à la généralité.Les retombées paraissent minces pour un appareillage technique aussi imposant. Même son de cloche pour la nouvelle sémantique modale proposée. Le procès que l’auteur fait à la sémantique kripkéenne est expéditif et se résume à réitérer ses griefs contre les totalités achevées, mais sa propre sémantique n’est pas épargnée par ces mêmes griefs : les points d’évaluation de celle-ci — à savoir les points dela variété, les points du fibré tangent de celle-ci, les points du fibré tangent, et ainsi de suite — peuvent également être regroupés dans un ensemble « achevé ». Au mieux, ces modèles ne font que représenter métaphoriquement le caractère inachevé du possible.

Enfin, si le but était de démontrer que la thèse de la corrélation est fausse, n’aurait-il pas suffi de délier l’universalité de la nécessité, ou bien de délier la nécessité de l’universalité ? Faire les deux ne nous exposait-il pas à la possibilité que les termes soient de nouveau synonymes ?