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1. Introduction

Selon H. G. Frankfurt, la question de savoir comment nous devrions vivre ne peut être résolue dans la découverte d’activités, d’objets d’intérêts ou de buts ayant une valeur en soi et possédant une force normative sur les individus. En fait, les questions relatives au comment vivre ne sont même pas, pour le philosophe, des questions normatives ; car les seules réponses qui peuvent leur être données sont factuelles et autoréférentielles. Savoir comment je dois vivre implique de connaître quels sont mes intérêts véritables de facto ou, dans le vocabulaire de l’auteur, de savoir à quoi j’attache effectivement de l’importance (what I care about) :

Cela signifie que la question la plus fondamentale et essentielle à soulever pour une personne, concernant la conduite de sa vie, ne peut pas être la question normative de savoir comment elle devrait vivre. Cette question peut être posée raisonnablement seulement sur la base d’une réponse préalable à la question s’en tenant aux faits de savoir ce à quoi elle attache vraiment de l’intérêt[1].

Cette manière d’envisager la réponse à la question « comment dois-je vivre ? » est en fait typique de la façon dont Frankfurt rend compte, d’une manière générale, de la réflexivité pratique dans sa théorie hiérarchique de l’autonomie. En effet, la délibération sur nos désirs spontanés aboutit chez Frankfurt à la formation de désirs ou de volitions de deuxième ordre qui ne sont pas à proprement parler des attitudes évaluatives — des jugements sur ce que nous pensons avoir de bonnes raisons de faire — et qui n’en dérivent pas non plus explicitement. Les volitions ou désirs de deuxième ordre définissent, plutôt que la manière dont nous nous rapportons évaluativement (et donc intellectuellement) à nos désirs de premier ordre, la manière dont notre volonté est engagée à leur égard ; ce sont des faits psychologiques qui déterminent le contour de notre identité volitive.

Mais la question de la conduite de la vie personnelle[2] peut-elle être résolue, comme le soutient Frankfurt, par le seul renvoi à des éléments factuels (les désirs ou intérêts que nous avons) ou n’est-elle pas (aussi) une question normative ? Nous essayerons de répondre à cette question en la décomposant en deux interrogations distinctes. Nous affronterons d’abord la question générale de savoir si le modèle hiérarchique de l’autonomie proposé par Frankfurt rend compte adéquatement de la réflexivité pratique ; nous aborderons ensuite la question plus spécifique de savoir si la question « comment dois-je vivre ? », lorsqu’elle vise à déterminer quels sont les buts finaux que nous devons poursuivre, est, comme le soutient Frankfurt, purement autoréférentielle et factuelle, ou si elle ne fait pas référence à des valeurs indépendantes des intérêts de l’agent, à partir desquelles ces derniers peuvent précisément être estimés. Afin de traiter de ces problèmes de manière intelligible, nous exposerons certains éléments de la théorie de l’autonomie personnelle développée par Frankfurt. Nous montrerons d’abord comment sa conception de l’activité réflexive impliquée dans la délibération pratique n’est pas à proprement parler une conception évaluative. Nous nous intéresserons ensuite à des relectures de la théorie de Frankfurt qui, au contraire de cette dernière, interprètent l’activité réflexive en termes de jugements évaluatifs (Watson, Taylor), ce qui nous permettra de sortir également d’une conception purement subjectiviste de l’exercice de l’autonomie personnelle. Nous verrons enfin comment, plus spécialement dans le traitement que fait Frankfurt de la notion d’intérêt, tout vocabulaire évaluatif, où évaluer implique la référence à des valeurs objectives[3], est évacué.

2. La théorie de l’autonomie de H. G. Frankfurt

Dans un article devenu fameux[4], Harry G. Frankfurt distingue entre désirs de premier ordre et désirs de second ordre. Les premiers portent sur des contenus motivationnels — des objets au sens large — tandis que les seconds portent sur les désirs eux-mêmes : avoir un désir de second ordre, c’est désirer avoir un certain désir de premier ordre, ou désirer être une personne motivée par tel ou tel désir de premier ordre. Le sujet peut en somme examiner ses désirs spontanés et prendre position par rapport à eux, en les adoptant ou en les rejetant. Il manifeste une volition (et non un désir) de second ordre lorsqu’il veut qu’un certain désir devienne effectif — c’est-à-dire qu’il motive effectivement sa volonté. Cette capacité réflexive qui se manifeste dans la formation de volitions de second ordre (second-order volition) est un trait essentiel de ce que nous appelons une personne :

Besides wanting and choosing and being moved to do this or that, men may also want to have (or not to have) certain desires and motives. They are capable of wanting to be different, in their preferences and purposes, from what they are. […] No animal other than man, however, appears to have the capacity for reflective self-evaluation that is manifested in the formation of second-order desires. […] Now it is having second-order volitions, and not having second-order desires generally, that I regard as essential to being a person[5].

Frankfurt distingue les personnes des « wanton » — individus qui se laissent vivre au gré de leurs caprices en manifestant une indifférence générale à l’égard de leur structure motivationnelle. Ils n’ont ni désir ni volonté de second ordre, car ils ne se posent aucune question sur la « désirabilité » de leurs désirs spontanés. Les personnes, au contraire, sont capables de réfléchir aux désirs qu’elles veulent avoir ou rendre effectifs, c’est-à-dire qu’elles sont capables d’adopter des attitudes vis-à-vis d’elles-mêmes.

C’est le fait qu’un désir de premier ordre soit endossé par un désir de deuxième ordre qui définit la condition pour qu’une action soit autonome. Si j’ai, par exemple, un désir de premier ordre d’aller au cinéma et que je forme une volonté de second ordre de ne pas avoir ce désir, mais que je me rends tout de même au cinéma, alors mon action sera qualifiée de non autonome. Car j’aurai agi dans ce cas sur la base d’un désir que je ne voulais pas avoir. Endosser ou accepter un désir de premier ordre par une attitude de deuxième ordre revient aussi, dans le vocabulaire de Frankfurt, à s’identifier au désir de premier ordre.

L’un des problèmes soulevés par la théorie de Frankfurt est celui de la possible régression à l’infini des niveaux de désirs (regress ou regress-cum-imcompleteness problem). Car si une personne est autonome à l’égard de ses désirs de premier ordre parce qu’ils ont été approuvés par un désir de second ordre, en quoi est-elle autonome relativement à ce désir de second ordre ? Il faudrait que ce désir soit lui-même approuvé par un désir de troisième ordre, et ainsi de suite. Pour éviter cette difficulté, Frankfurt a ajouté un critère aux conditions de l’autonomie : une personne est autonome relativement à ses désirs de premier ordre s’ils ont été endossés décisivement par une volition de deuxième ordre. En témoignant de l’inutilité de toute réflexion ultérieure, l’identification décisive bloque le processus de régression.

Mais que signifie exactement « s’identifier décisivement » ? Dans « Identification and wholeheartedness », Frankfurt soutient qu’une identification est décisive lorsque, au terme d’un processus de délibération, la personne est « sûre de posséder la réponse correcte », qu’elle pense « qu’aucun examen supplémentaire ne pourrait la faire changer d’avis » ou qu’elle n’éprouve plus aucun doute ou conflit relativement à ce qu’elle doit faire. C’est cette absence d’ambivalence qui permet de qualifier un désir de second ordre de « wholehearted ». Dans un article plus récent, « The Faintest Passion », l’idée d’absence d’ambivalence (wholeheartedness) est redéfinie en termes de satisfaction[6]. Être satisfait relativement à un désir de deuxième ordre définit un état psychique caractérisé par l’absence d’inclination ou de tendance contraire.

Dans d’autres textes, Frankfurt comprend la notion d’identification davantage en liaison avec l’idée d’intérêt qu’avec celles d’absence d’ambivalence ou de satisfaction. Nous avons dit plus haut qu’une personne était une créature capable de former des attitudes de second ordre vis-à-vis de ses désirs. Dans le langage du philosophe, ces attitudes reviennent à s’intéresser ou non à un désir et son objet. « Ces possibilités d’une alternative — adhésion à ses propres désirs ou absence d’adhésion — définissent la différence entre s’intéresser et ne pas s’intéresser[7]. » Cette notion d’intérêt, que Frankfurt exprime le plus souvent par le verbe to care about (« se soucier de, attacher de l’importance ou s’intéresser à ») est centrale : c’est en fait parce que nous attachons de l’importance à un désir que nous nous identifions à lui. Ou plutôt : s’identifier à un désir ne signifie pas autre chose que s’intéresser à lui : « A person who cares about something is, as it were, invested in it. He identifies himself with what he cares about […][8]. »

3. Du modèle hiérarchique au modèle substantiel

Nous avons dit que la notion d’identification décisive (l’idée d’absence d’ambivalence ou de satisfaction) apportait une réponse au problème de la régression. Elle apporte également une réponse au problème ab initio — ou problème de l’Autorité — posé par la théorie de Frankfurt[9]. Ce problème a été formulé par Watson :

Since second-order volitions are themselves simply desires, to add them to the context of conflict is just to increase the number of contenders ; it is not to give a special place to any of those in contention[10].

Avoir simplement un désir de deuxième ordre ne permet pas d’expliquer pourquoi ce désir serait constitutif de ce que la personne veut vraiment. Il faut encore que ce désir possède certaines caractéristiques spécifiques. Or c’est précisément parce qu’il motive un engagement décisif, parce qu’il est sans ambivalence ou qu’il est un désir dont la personne est satisfaite, qu’un désir de deuxième ordre est investi d’une certaine autorité à l’égard des désirs de premier ordre[11].

Mais si l’idée d’identification décisive ou de satisfaction apporte une réponse au problème ab initio, on peut toutefois se demander si l’autorité qui est ainsi conférée aux désirs de deuxième ordre est bien le type d’autorité qui caractérise nos attitudes réflexives à l’égard de nos désirs de facto. Car même si un désir de deuxième ordre est sans ambivalence, c’est toujours d’un désir qu’il s’agit. Or est-ce que, lorsque nous réfléchissons à nos désirs, nous nous demandons si nous désirons les avoir ? Est-ce que nous cherchons à déterminer des faits psychologiques nous concernant ? La difficulté que nous éprouvons avec l’approche de Frankfurt porte en fait moins sur la cohérence de sa théorie de l’autonomie et les problèmes qu’elle pose communément que sur la pertinence descriptive du modèle de délibération pratique qu’il propose.

Le modèle hiérarchique de la réflexion pratique

Frankfurt affirme à maintes reprises que la capacité qui distingue les personnes des wanton est la capacité d’évaluer (« reflective self-evaluation » ou « evaluative attitude »[12]) nos désirs de facto. Mais que veut dire « évaluer » dans la perspective de Frankfurt ? Dans « Freedom of the Will and the Concept of a Person », les désirs de second ordre expriment une attitude évaluative dans le sens où ils sont de simples préférences. Dans ses écrits plus récents, la notion de désir de deuxième ordre est comprise en liaison avec celle d’intérêt (what we care about) : avoir un désir de second ordre relativement à un désir de premier ordre revient à s’intéresser à ce dernier[13]. Or que signifie plus précisément cette notion d’intérêt ? Dans « On caring », Frankfurt affirme que le fait qu’une personne cares about something ou s’intéresse à quelque chose signifie qu’elle considère cette chose comme étant importante pour elle[14]. Cette précision nous permet de comprendre un peu mieux ce que Frankfurt entend par évaluer : l’attitude évaluative consiste à se demander si ce qui nous attire ou nous incline (premier degré) est bien ce qui a de l’importance pour nous (what we care about).

Mais ce qu’il faut bien voir, c’est que, chez Frankfurt, ce qui a de l’importance pour nous n’exprime pas d’abord une attitude cognitive — ou ce que nous jugeons être important relativement à nos croyances, principes, valeurs — mais définit une certaine configuration de notre volonté ; les dispositions volitives plus ou moins stables sur la base desquelles nous nous guidons dans la conduite de notre vie :

Caring is essentially volitional ; that is, it concerns one’s will. The fact that a person cares about something or considers it important to himself does not consist in his holding certain opinions about it ; nor does it consist in his having certain feelings or desires. His caring about it consists, rather, in the fact that he guides himself by reference to it[15].

Ce sont ces dispositions de la volonté individuelle qui déterminent ce qu’une personne ne peut pas faire ou ne peut s’empêcher de faire.

Elles déterminent aussi ce qu’elle peut vouloir accepter comme une raison d’agir, ce qu’elle ne peut considérer comme une raison d’agir, et ce qu’elle ne peut se résoudre à estimer comme une raison d’agir[16].

Autrement dit, ce n’est pas la raison — ou les raisons — qui déterminent la volonté individuelle, mais ce sont ses dispositions volitives factuelles qui fournissent à l’agent des raisons pour agir.

En fait, s’il est clair que l’activité délibérative se termine par la formation ou la découverte de désir de deuxième ordre ou de ce à quoi nous attachons de l’importance, ce que Frankfurt entend par « évaluer » reste assez obscur. On ne sait pas si les désirs de deuxième ordre dérivent de ce qui serait un jugement évaluatif concernant nos désirs de premier ordre — mais dans ce cas l’élément déterminant l’attitude réflexive serait le jugement évaluatif lui-même —, ou si nous découvrons simplement que nous avons des dispositions volitives de deuxième ordre, qu’il y a des choses que nous pouvons vouloir et d’autres pas. Ce qui est clair, c’est que nulle part dans l’approche de Frankfurt il n’est explicitement question de jugements évaluatifs : savoir si nous voulons avoir certains désirs de premier ordre ne semble pas signifier la même chose que se demander si nous avons de bonnes raisons de les poursuivre ou si ces désirs sont bons ou non. De ce point de vue, on peut affirmer que la procédure réflexive proposée par Frankfurt — qu’il appelle d’ailleurs significativement volitional reflexivity — n’est pas une procédure à proprement parler évaluative. Les entités de deuxième ordre ne sont pas des entités normatives (des raisons ou des valeurs) mais des faits ou états psychologiques (désirs, intérêts, absence d’ambivalence, satisfaction).

Le modèle proposé par Frankfurt conduit à une interprétation de la délibération et de la décision comme un processus non rationnel[17] d’adhésion à des désirs sur la base de l’identification de ce que nous voulons vraiment (deuxième degré) ou de ce à quoi nous attachons de l’importance (intérêts). Or, demanderons-nous, est-ce que c’est bien par la formation de désir de deuxième ordre que se conclut la délibération pratique, et non pas par l’expression d’un jugement sur ce que nous avons des raisons de faire ?

Le modèle substantiel

Frankfurt ne définit pas explicitement ce qu’il entend par désir, mais il y réfère le plus souvent comme à de simples inclinations ou impulsions. Or, comme le remarque R. J. Wallace[18], on ne peut pas comprendre de manière satisfaisante la délibération pratique sur des désirs de premier ordre par la formation d’autres désirs du même type, même s’ils se situent sur un plan différent. Car ce qui pose problème quant aux désirs de premier ordre, c’est-à-dire quant au fait qu’ils soient de simples états psychologiques d’attraction — des forces et non des jugements — pose aussi problème en ce qui a trait aux désirs de second ordre.

If I can find myself attracted by the idea of going to a movie regardless of whether doing so would really be a good thing, I can equally find myself with a higher-order attraction to acting on such a desire when doing so would not be a good idea[19].

Pour rendre compte de ce que nous faisons lorsque nous réfléchissons sur nos désirs de premier ordre, nous devons introduire l’idée d’un jugement évaluatif : délibérer sur nos désirs, c’est se demander s’il vaut la peine de les poursuivre, ou comme le dit Larmore, si j’ai de bonnes raisons de les satisfaire :

Pour vraiment expliquer ce que Frankfurt entend par « personne », un désir de deuxième ordre doit être compris comme une évaluation des désirs sur lesquels il porte. C’est un désir de poursuivre des désirs qu’on estime qu’il est bon ou juste de poursuivre. Bref, il doit être doté d’une certaine autorité par rapport aux désirs qui sont son objet, et ce en quoi consiste cette autorité n’est pas, comme le propose Frankfurt lui-même lorsqu’il en vient à aborder la question, qu’on « s’identifie » à ce désir, mais plutôt qu’on croit qu’il y a des raisons décisives de l’avoir. C’est-à-dire de vouloir avoir ou agir sur les désirs qu’il approuve[20].

Prenons un exemple. Supposons qu’en raison d’un problème de santé mon médecin m’ait formellement interdit de pratiquer toute forme de sport pour une durée indéterminée. Or j’ai régulièrement le désir de prendre ma raquette de tennis et d’aller m’entraîner quelques heures sur un court. Mais je ne souhaite pas, dans le même temps, céder à cette envie. Comment rendre compte de cette situation ? Est-ce qu’il faut dire, comme le fait Frankfurt, que j’ai alors une volition de deuxième ordre de ne pas céder au désir de premier ordre d’aller jouer au tennis ? L’explication n’est-elle pas que j’ai simplement, après réflexion, de bonnes raisons (comme la préservation de ma santé, qui va de pair avec la possibilité de jouer au tennis ultérieurement) de désapprouver ce désir de premier ordre ? En fait, on n’est même pas obligé de recourir ici à l’idée d’un désir de deuxième ordre ; il suffit d’invoquer, en plus du désir de premier ordre, l’autorité de certaines raisons. Si je ne cède pas à mon désir de premier ordre, c’est parce que j’ai de bonnes raisons de ne pas le faire ; je mettrais ma santé en danger, et ma santé est plus importante que le plaisir pris à pratiquer deux heures de tennis.

On peut résumer les critiques que nous venons de formuler à l’égard de la théorie de Frankfurt et construire un autre modèle de réflexivité pratique en nous rapportant aux considérations de Scanlon sur les rapports entre désir et raisons dans la délibération pratique. Dans What we Owe to Each Other, Scanlon insiste sur l’aspect évaluatif du désir. Lorsque nous avons un désir « in the directed-attention sense », nous sommes attirés par un objet qui apparaît alors comme possédant une certaine valeur ou comme nous fournissant des raisons pour agir. Un désir est toujours ici un élément non réfléchi (indépendant de notre jugement), mais Scanlon insiste cependant sur cet aspect évaluatif : « Desiring something involves having a tendency to see something good or desirable about it[21]. »

Mais désirer quelque chose n’implique pas que la chose soit bonne. Ce que dit Scanlon, c’est que lorsque nous avons un désir de quelque chose, ce quelque chose nous semble (seems) bon, nous semble être une bonne raison pour agir. Or c’est parce que le désir nous présente un objet sous l’apparence du bien qu’il est pour ainsi dire prêt pour l’évaluation. La délibération critique sur nos désirs consiste alors à se demander si ce qui nous paraît bon l’est effectivement, si nous avons vraiment de bonnes raisons de les poursuivre. Dans l’exemple proposé plus haut, la délibération sur le désir de premier ordre d’aller jouer une partie de tennis — objectif qui me paraît désirable — consiste à me demander si j’ai vraiment de bonnes raisons d’aller faire du sport — si aller faire du sport est véritablement la meilleure chose à faire en l’occurrence.

Au terme de ces premières remarques, suivant en cela R. J. Wallace qui substitue au modèle hiérarchique de Frankfurt, un modèle dit substantiel de la réflexivité pratique, nous proposerons deux modifications à la théorie de Frankfurt : 1) la délibération pratique porte directement sur le contenu des désirs de premier ordre : délibérer sur le fait de céder ou non à mon désir d’aller jouer du tennis consiste précisément à s’interroger sur la valeur ou les raisons que j’ai de pratiquer cette activité ; 2) l’activité réflexive ne consiste pas dans la formation ou la découverte de désirs de deuxième ordre ou d’intérêts, mais dans un jugement évaluatif. Elle consiste à se demander si nous avons des bonnes raisons de faire telle ou telle chose, si une activité poursuivie est valable ou s’il est bien de s’y engager. Comme l’affirme Wallace :

The task of practical deliberation is ordinarily to settle evaluative or normative issues […], issues that are left open by psychological facts about the state of our first-order inclinations and dispositions[22].

Quand nous rejetons ou acceptons certains désirs, c’est parce que nous considérons que certaines raisons comptent ou non en leur faveur, et non parce que nous avons d’autres désirs les concernant ou parce que nous nous y intéressons (we care about them). Si Wallace, Larmore et Scanlon insistent sur l’autorité des raisons à l’égard de nos désirs spontanés, Taylor et Watson proposent une autre forme de modèle substantiel de la réflexivité pratique, qui repose sur une distinction forte entre désirer et évaluer.

4. Désirer et évaluer

Pour Watson également, le modèle de Frankfurt ne permet pas de rendre compte adéquatement de la réflexivité impliquée dans la délibération sur nos désirs spontanés et, plus spécialement, du type d’autorité que revêtent nos attitudes de deuxième ordre. Pour résoudre cette difficulté, il propose de distinguer non pas différents niveaux de désirs, mais deux sources de motivation distinctes : désir et valeur. Désirs, passions et appétits surgissent, selon Watson, indépendamment de nos jugements de valeur. Notre capacité réflexive permet d’évaluer leur contenu, de les classer par degré d’importance, d’y acquiescer ou de les rejeter. Le problème est que nous sommes parfois motivés par des désirs auxquels nous n’accordons pas de valeur ; s’ils déterminent effectivement la volonté, nous nous trouvons alors en désaccord avec nos propres actes (par exemple : tromper son mari, alors que la fidélité est une valeur importante pour soi). Notre décision ne peut alors être qualifiée d’autonome, puisque nous sommes mus par des désirs que nous n’assumons pas. L’auteur distingue ainsi le système motivationnel d’un agent, qui consiste en l’ensemble des motifs qui déterminent effectivement sa volonté, de son système de valeurs — l’ensemble plus ou moins cohérent et articulé des principes, des valeurs et des fins qui définissent sa conception de la vie bonne. C’est sur la base de ce système, qui reflète l’identité pratique du sujet, que nous attribuons aux objets, activités ou états de choses plus ou moins de valeur. Plus il y a d’écart entre les motifs effectifs d’un agent et son système de valeur, moins il est autonome ; à l’inverse, plus les deux systèmes coïncident, plus les actions reflètent les valeurs du sujet, plus il est autonome.

Parce qu’il utilise également un vocabulaire évaluatif, on peut rapprocher la position de Charles Taylor[23] de celle de Gary Watson. Pour Taylor également, les êtres humains possèdent cette caractéristique d’être capable d’évaluer leurs désirs de facto. Mais il distingue ici deux types d’évaluation, ou deux types de personnes : les évaluateurs au sens fort (strong evaluator) et ceux qui simplement « soupèsent » (simple weigher), ou pratiquent des évaluations au sens faible. Les premiers portent des jugements qualitatifs sur leurs désirs, tandis que les seconds se contentent d’évaluer non qualitativement les autres solutions offertes par leurs désirs de facto (si j’ai envie d’aller au cinéma, l’évaluation faible porte sur le choix du film, non sur la valeur ou les raisons qui comptent en faveur de l’activité elle-même), ou de s’interroger sur leur compossibilité.

L’évaluateur au sens fort, qui pratique une « réflexion qualitative » (qualitative reflection), utilise un vocabulaire évaluatif pour qualifier ses désirs : ils sont nobles, dégradants, courageux, etc. Les évaluations fortes ont pour objet immédiat les désirs, mais elles s’insèrent dans un questionnement plus large concernant la « vie bonne » et le type de personne que je suis (ou voudrais être).

Les approches de Taylor et Watson impliquent une distinction forte entre désirer et évaluer. Désirer quelque chose n’est pas équivalent de l’estimer bon ou valable ; je peux tout à fait évaluer négativement l’objet d’un désir ou d’une inclination, comme le fait même d’avoir ce désir. C’est sur la base de cette distinction que Taylor distingue d’ailleurs « évaluation forte » et « évaluation faible » :

[I]n weak evaluation, for something to be judged good it is sufficient that it be desired, whereas in strong evaluation there is also a use of « good » or some other evaluative term for which being desired is not sufficient ; indeed some desires or desired consummations con be judged as bad, base, ignoble, trivial, superficial, unworthy, and so on […][24].

Un évaluateur au sens faible a une attitude réflexive et évaluative. Mais s’il doit choisir entre deux options, il va se demander ce qui l’attire le plus, et non pas, comme c’est le cas dans l’évaluation forte, si une option a plus de valeur qu’une autre. La personne qui, chez Frankfurt, évalue ses désirs de premier ordre n’est pas un évaluateur au sens fort, car le philosophe évite délibérément le vocabulaire du bien ou des valeurs. Mais il n’est pas non plus un évaluateur au sens faible, car il ne se demande pas simplement ce qui l’attire le plus, comme lorsque l’on se demande, entre aller à la piscine ou au cinéma, ce que l’on a le plus envie de faire. L’évaluateur de Frankfurt, on l’a vu, se demande si ce qui l’attire est vraiment important pour lui ou s’il le veut vraiment. « Évaluer » exige ici de confronter les désirs spontanés à la structure de la volonté individuelle. Pour Watson et Taylor, « évaluer » consiste en revanche à soumettre nos désirs à un jugement axiologique. Or, comme le remarque Gary Watson, les deux démarches sont tout à fait différentes : la première repose sur des critères volitifs personnels, tandis que la seconde suppose un jugement évaluatif qui n’est pas purement privé :

The issue of what to endorse is, then, an evaluative issue. It is an issue about what is important or matters to one, or what one cares about. But this is not the same question as what is most choice-worthy. The former is an essentially volitional and personal question ; the latter is not[25].

Imaginons la situation suivante : je m’apprête à passer la journée chez moi pour terminer un travail que je dois rendre le lendemain. Il fait beau dehors et j’ai très envie d’aller faire du sport. Pour Frankfurt, résoudre cette situation pratique consiste à me demander ce que je veux vraiment, à identifier mes intérêts effectifs. Pour Taylor et Watson, la délibération pratique consiste à porter un jugement sur la valeur particulière de chacune de ces activités, à les hiérarchiser, mais sans faire référence à des désirs ou intérêts subjectifs. La question n’est pas de savoir ce qui m’importe le plus, mais d’estimer ce qui, du plaisir pris à faire du sport ou du fait de tenir mes engagements professionnels, est en soi plus important. L’idée d’évaluation forte élaborée par Taylor est peut-être mieux rendue par un autre exemple : imaginons que j’ai été humiliée en public par un collègue de travail. Je me trouve dans une situation où je pourrais prendre ma revanche et l’humilier à son tour, ce dont j’ai terriblement envie. Il est probable que, dans cette situation — si tant est que je ne me laisse pas simplement guider par mon désir — j’articule ma réflexion dans un langage axiologique : est-ce que c’est vraiment bien ou noble de me conduire de cette façon, est-ce que ce n’est pas au contraire un peu mesquin ? Évidemment, toutes nos délibérations ne se conduisent pas dans ces termes. Mais la réflexion sur la manière dont nous devons nous comporter, lorsqu’elle ne concerne pas des décisions tout à fait futiles, fait sans doute recours à un langage évaluatif plus riche et plus articulé que celui proposé par Frankfurt.

Les « corrections » proposées tant par Larmore, Scanlon ou Wallace que par Watson et Taylor à la théorie de Frankfurt ont des conséquences importantes. Elles conduisent d’abord à situer la source normative des décisions individuelles non plus dans l’identité volitive du sujet, mais dans le système de valeurs auquel il adhère, ou l’ensemble de raisons qui font sens pour lui, c’est-à-dire dans la dimension cognitive de l’agent. Ce déplacement conduit également à remettre en cause le caractère strictement subjectif de la normativité pratique. Car si mes intérêts ou désirs n’appartiennent qu’à moi, les valeurs ou les raisons impliquées dans la délibération ne sont pas purement privées. Certes, nous n’adhérons pas tous aux mêmes valeurs, mais personne n’a jamais inventé une valeur. Par ailleurs, dans une perspective comme celle de Taylor, certaines choses sont, en elles-mêmes, plus importantes que d’autres. Je ne peux pas simplement décider « que l’acte le plus significatif consiste à me remuer les orteils dans la boue[26] ». Nos décisions personnelles s’effectuent sur le fond d’un « horizon préexistant de signification, grâce auquel certaines choses valent plus que d’autres ou certaines rien du tout […][27] ». De la même façon, si nos raisons d’agir sont diverses, toutes les raisons d’agir ne sont pas acceptables. On ne peut pas invoquer n’importe quelle raison en faveur d’un acte. Il existe, comme le relève Scanlon, « un degré significatif d’accord interpersonnel »[28], même minimal, concernant ce qui peut compter comme une bonne ou une mauvaise raison d’agir. Anderson insiste également dans sa critique de Frankfurt sur le fait que nous prenons nos décisions au sein d’un « espace de raisons » qui définit notre monde social et impose des contraintes normatives sur nos choix[29]. Faire des raisons ou des valeurs, au lieu des intérêts, les éléments essentiels de notre vie pratique, c’est donc aussi, dans une certaine mesure, soumettre nos décisions personnelles à des contraintes objectives — « objectives » au sens où elles se distinguent des contraintes volitives, et donc éminemment subjectives, sur lesquelles insiste Frankfurt.

5. Intérêt et valeur

Dans son article « On Caring », Frankfurt distingue clairement le fait d’estimer que quelque chose a de l’importance pour moi (to care about something), de juger cette chose intrinsèquement valable (judging it to be valuable) et de simplement la désirer ou la vouloir (to desire/want sont ici synonymes). Désirer simplement quelque chose ne revient pas à lui accorder de l’importance, ou à m’y intéresser, car je peux très bien, par exemple, avoir envie de manger une glace sans considérer cela comme important pour moi. Mais je peux aussi considérer que quelque chose a de la valeur en soi — exercer une activité artistique par exemple — sans que je puisse pourtant m’y intéresser. « To care about something » signifie donc « plus » que simplement vouloir ; c’est avoir un intérêt — un amour, dit aussi Frankfurt — qui oriente fondamentalement sa volonté. Cependant, « to care about » signifie « moins » que juger quelque chose valable, car la valeur intrinsèque d’une chose et le fait que nous nous y intéressions ne sont pas nécessairement liés.

Adopter une attitude réflexive à l’égard de sa vie motivationnelle signifie, comme on l’a vu, mesurer nos désirs de premier ordre à l’aune des dispositions factuelles de notre volonté. Cela ne signifie en aucun cas estimer ces désirs d’un point de vue axiologique, c’est-à-dire en se demandant si, relativement à une certaine conception de la vie bonne ou de ce qui a ou n’a pas de valeur en soi, je devrais les avoir. Définir de façon rationnelle et justifiée la manière dont on devrait vivre est d’ailleurs, pour Frankfurt, impossible.

« Le fantasme pan-rationnel de démontrer — de bout en bout — comment nous avons la plus forte raison de vivre est incohérent et doit être abandonné[30]. » La raison pour laquelle ce fantasme doit être abandonné relève en définitive, chez Frankfurt, d’une position subjectiviste sur les valeurs. Autrement dit, si nous ne pouvons répondre de manière définitive à la question de savoir comment nous devrions vivre, c’est parce qu’aucun mode de vie ou aucun objet d’intérêt ne possède, en soi, plus de valeur qu’un autre. Frankfurt inverse ici la proposition de Watson : « Desires are mute on the question of what is good[31]. » Pour le premier, les choses n’acquièrent pour nous de la valeur que relativement à nos intérêts :

Aimer des choses n’est pas nécessairement le résultat de la reconnaissance d’une valeur et de la fascination qu’elle exerce. C’est plutôt parce que l’on aime que ce que nous aimons acquiert nécessairement une valeur pour nous[32].

En fait, selon Frankfurt, même s’il existe des buts ou des objets possédant une valeur intrinsèque, cela n’implique pas que nous devons ou que nous avons l’obligation de les poursuivre. L’« obligation » de poursuivre tel ou tel but dépend plutôt ici d’une condition subjective[33], qui est la configuration de notre volonté ou le profil de ce que nous aimons :

L’amour est la source originaire de la valeur finale. Si nous n’aimions rien, alors rien n’aurait aucune valeur intrinsèque et définitive pour nous. […] Dans la mesure où l’amour est créateur de la valeur et de l’importance à la fois intrinsèques et finales, il est donc le fondement suprême de la rationalité pratique[34].

Encore une fois, répondre à la question pratique de savoir comment nous devons vivre n’est pas, pour Frankfurt, fondé sur des jugements ou des raisons mais sur l’identification de nos intérêts (ce à quoi nous attachons de l’importance) ou objets d’amour.

Délibération pratique et « condition subjective » : quelques exemples

Arrêtons-nous un instant sur cette idée de condition subjective. Une décision dépend d’une condition subjective quand les raisons que nous donnons pour l’expliquer dérivent de nos désirs ou affections[35], ou encore, ajouterons-nous, de nos intérêts (au sens de Frankfurt). Dans certains cas, affirme Scanlon, le fait que les raisons avancées pour expliquer une décision dérivent d’une condition subjective ne pose pas de problème. Lorsque je dis que j’ai bu de l’eau parce que j’avais soif, ou que j’ai été voir un film plutôt qu’un autre parce qu’il m’attirait davantage, ces explications sont acceptables. Mais cette manière de justifier une décision n’est pas valable dans tous les cas. Si mon fils avance qu’il n’a pas fait ses devoirs simplement parce qu’il n’en avait pas envie, je trouverai sans doute que si cette raison explique son acte, elle ne le justifie en aucun cas ; que son manque d’envie n’est pas une bonne raison de ne pas faire ses devoirs. D’autres raisons, comme celles que j’ai par exemple de m’occuper de soulager la souffrance d’autrui — c’est un exemple que donne Scanlon — ne dérivent pas de mes désirs ou intérêts ; c’est plutôt parce que je considère cette activité comme étant importante (en soi) que je pense devoir m’en soucier. L’intérêt et le désir (s’il est même nécessaire de les invoquer) suivent ici l’évaluation, ils n’en dérivent pas.

Le rôle normatif joué par la condition subjective dans le raisonnement pratique dépend en fait du type de décision dont il s’agit. Mais même dans les cas où la condition subjective joue un rôle important, on ne peut pas véritablement affirmer, explique encore Scanlon, que ce sont nos désirs qui fournissent les raisons d’agir ; c’est bien plutôt parce que, dans certains cas, nous considérons que le désir ou sa satisfaction (ou l’intérêt) sont des bonnes raisons pour agir que nous nous décidons en leur faveur. En d’autres termes, nous ne faisons pas quelque chose simplement parce que nous le désirons, mais parce que nous estimons que le fait de le désirer représente, en l’occurrence, une bonne raison de le faire. En somme, dit Scanlon, une décision n’est jamais directement justifiée par la condition subjective dont elle dépend ; les intérêts ou désirs n’offrent de raisons pour agir que « parce qu’un cadre plus général de raisons et de principes détermine que ces considérations sont les considérations pertinentes sur lesquelles baser une décision[36] ».

Pour Frankfurt, toutes les décisions relatives au « comment dois-je vivre ? » ou « quels sont les buts que je dois poursuivre ? » ont une condition subjective, puisque la normativité pratique dépend essentiellement des intérêts de l’agent. Mais, au sein même du champ d’interrogations délimité par Frankfurt, la description qu’il propose de la rationalité pratique ne semble en fait convenir qu’à un type très particulier de décisions. C’est par exemple le cas lorsque je dois choisir une profession ou un domaine d’études[37]. Lorsque je me demande, au moment d’entrer à l’université, si je vais m’inscrire en lettres ou en médecine, je ne me demande pas laquelle des deux options a le plus de valeur. Je me demande plutôt ce que je veux vraiment faire ; je me demande avec quel type d’études j’ai le plus d’affinité, lequel m’intéresse ou me correspond le plus. Ma décision en faveur de l’une ou l’autre option dépend en effet d’une condition subjective ; et cette dépendance est, dans ce cas, légitime. Comme le remarque justement Wallace :

[F]acts about the interests and enthusiasm of a person are among the factors that are normatively relevant to determining which among the many worthy and admirable professions a person has most reason to make their own[38].

Toutefois, si l’intérêt est un critère déterminant pour ce genre de décision, il n’est pas nécessairement le seul. Mon « amour » pour la littérature peut être contrebalancé, par exemple, par la considération des débouchés et la crainte d’un avenir incertain, par des considérations d’ordre, disons, prudentiel. Si, en définitive, j’opte pour des études qui offrent davantage de garanties professionnelles, est-ce qu’il faut ramener cette décision à un intérêt prépondérant pour la sécurité matérielle ? En d’autres termes, peut-on ramener mon souci d’une certaine sécurité professionnelle (et financière) à l’idée d’un « objet d’amour désintéressé », à la manière dont Frankfurt définit les intérêts dans Les raisons de l’amour ? On pourrait éventuellement comprendre mon souci de sécurité dans le prolongement de l’idée d’autoconservation (et donc comme un intérêt rattaché au souci de soi). Mais il se peut aussi que ce soit l’indépendance qui accompagne la sécurité professionnelle et financière, laquelle représente pour moi une valeur importante. Mais alors, de nouveau, l’indépendance peut-elle être envisagée comme un idéal que je poursuis, et donc ramenée à l’idée d’intérêt ? Peut-être, dans certains cas. Cependant, il est sans doute plus simple de considérer que l’indépendance et la sécurité sont des valeurs qui, avec le critère de l’intérêt, forment l’ensemble des éléments dont je vais tenir compte dans ma décision.

Imaginons encore que je me découvre enceinte sans l’avoir véritablement planifié. L’une des questions légitimes que je vais me poser est de savoir si je veux vraiment cette grossesse, si être mère ou avoir un enfant est quelque chose d’important pour moi. Mais je vais aussi me demander si c’est le bon moment et si les circonstances actuelles me permettront d’élever cet enfant de manière optimale. Je vais peut-être aussi me poser des questions, cette fois morales, relatives à l’acte d’avorter. Par ailleurs, il serait légitime de prendre aussi en considération, dans ma décision, ce que pense et souhaite le père de l’enfant. Ici, le critère subjectif de l’intérêt, qui est évidemment important (si je n’ai absolument pas envie d’avoir un enfant — si je ne m’identifie pas à un projet de vie tel que celui-là — il vaut peut-être mieux y renoncer), est néanmoins un critère, ou une raison, parmi d’autres. Si, malgré mon désir d’enfant, je renonce en définitive à cette grossesse parce que le père ne la souhaite pas, comment expliquerons-nous cette décision ? Est-ce que nous dirons qu’elle est motivée par l’amour que je porte à mon compagnon, amour qui est plus fort que mon désir d’enfant ? Ma décision ne repose-t-elle pas plutôt sur la conception que j’ai de ce qui est la bonne manière de concevoir et d’élever des enfants (ce qui implique l’engagement du père), conception qui me donne de bonnes raisons de ne pas poursuivre cette grossesse. Si je me décide au contraire en faveur de cette grossesse pour des raisons morales, faut-il supposer que ces raisons comptent pour moi en vertu d’un intérêt particulier (au sens d’un idéal que je poursuis) à devenir une personne morale ? Là non plus, il n’est pas nécessaire, me semble-t-il, de recourir in fine à la notion d’intérêt ; les raisons d’agir dérivent bien plutôt de ce que Watson appelle le système de valeurs de l’agent.

Prenons encore un dernier exemple. Disons que je me suis fixé un objectif que je découvre pouvoir atteindre plus rapidement et plus sûrement en trichant. J’ai, dans le vocabulaire de Frankfurt, un désir de premier ordre de tricher pour atteindre mon but. Admettons que ma tricherie et ses conséquences n’aient aucune incidence sur qui que ce soit à part moi. La délibération pratique sur ce que je dois faire dans ce cas — dois-je céder ou non à mon désir de tricher ? — se traduit-elle ici par « est-ce que tricher — ou être un tricheur — est important ou non pour moi ? (au sens de Frankfurt, est-ce que je veux vraiment tricher ? ) » ou bien plutôt par quelque chose comme « est-ce qu’il est bien (sous entendu, en soi) d’atteindre ses objectifs en trichant ? ». La question, et sa réponse, renvoie en fait à des éléments normatifs objectifs, et non à une condition subjective, telle que définie plus haut. En d’autres termes, la question n’est pas de savoir ce que je peux ou ne peux pas vouloir (relativement à mon désir de premier ordre de tricher), mais si je suis capable ou non de reconnaître la valeur négative du comportement en question.

Nous avons voulu montrer à partir de ces exemples que le point de vue réflexif à partir duquel se résolvent les questions concernant le comment vivre, point de vue qui définit aussi l’identité pratique du sujet, ne peut pas être assimilé au point de vue des intérêts subjectifs de l’agent. Certes, les intérêts de l’agent fournissent des raisons pour agir, raisons qui peuvent être plus ou moins pertinentes relativement au type de décision concerné ; mais ce sont des raisons parmi d’autres. Le point de vue réflexif est le point de vue à partir duquel nous jugeons si nous avons de bonnes raisons de faire telle ou telle chose, de poursuivre tel ou tel but. Ces raisons dérivent des représentations, valeurs, idéaux (ainsi que des intérêts) qui, ensemble, définissent notre identité pratique. Le point de vue à partir duquel nous évaluons ou délibérons peut être dit subjectif parce qu’il est évident que nous ne partageons pas tous la même identité pratique ; nous n’agissons pas tous pour les mêmes raisons et n’adhérons pas tous aux mêmes valeurs. Pourtant, porter des jugements sur ce que nous devons faire dans telle ou telle situation (hors des questions morales) exige aussi parfois que nous reconnaissions le caractère normativement contraignant de certaines valeurs ou raisons. La diversité de nos démarches évaluatives est d’abord limitée par des contraintes (formelles et substantielles) d’intelligibilité ; elle est aussi limitée par le fait que certaines choses (comme le fait de tricher, dans le dernier exemple) ne peuvent pas être considérées comme ayant une valeur positive.

Tous les intérêts sont-ils légitimes ?

La perspective de Frankfurt semble également suggérer qu’il est tout simplement déplacé de demander si une chose ou une activité est digne d’intérêt ou non. Puisque les choses n’ont pas de valeur intrinsèque, tout objet d’intérêt est légitime. Adhérer à un parti néo-nazi et se dévouer à sa cause n’est donc ni mieux ni moins bien que de se consacrer à des études de piano au conservatoire, puisque la valeur de ces activités réside précisément dans le fait que nous leur attachons de l’importance.

À l’opposé de ce point de vue subjectiviste, on trouve la position selon laquelle nous devrions aimer les choses en fonction de leur valeur intrinsèque. Mais, selon Susan Wolf, ceux qui demandent à nos intérêts de refléter la valeur objective des choses font fausse route. Si, en soutenant que les choses doivent être aimées proportionnellement à leur valeur, ils affirment également que nous pouvons ranger les activités et intérêts selon un ordre axiologique précis, alors ils se trompent sur la nature des valeurs objectives. En fait, remarque Wolf, il est assez difficile de dire si le jazz a plus ou moins de valeur que la philosophie, et la philosophie plus ou moins de valeur que le tennis. Bien qu’on puisse attribuer, de manière générale, de la valeur à ces activités, on ne peut clairement les hiérarchiser les unes par rapport aux autres :

The fact is, however, that the realm of value is both complex and pocketed with indeterminacies. Though total skepticism seems to me unwarranted, the idea that each person or object can be assigned a precise quantity of value on a scale by which it can be compared with others seems deeply mistaken[39].

S’il est impossible d’établir une hiérarchie précise des activités selon leur valeur intrinsèque, certaines d’entre elles sont toutefois perçues comme étant sans valeur ou clairement négatives. Wolf relève à cet égard qu’il est relativement indifférent à des parents qu’un enfant s’intéresse au piano ou aux mathématiques. Mais s’il passe tout son temps à jouer au bingo, ou, pour reprendre l’exemple cité plus haut, s’il engage toute son énergie à oeuvrer pour un parti néo-nazi, il y a fort à parier que les parents tenteront de le détourner de ces intérêts. La réponse à la question de savoir à quoi nous devons nous intéresser ne peut donc être strictement factuelle, mais il est au contraire pertinent de s’interroger sur la valeur de ce à quoi nous attachons de l’importance.

Susan Wolf occupe une position intermédiaire entre celle de Frankfurt, selon laquelle amour et valeur n’ont rien à voir l’un avec l’autre, et le point de vue objectiviste. Selon elle, pour mériter notre intérêt, une chose ou une activité doit posséder une valeur minimale — « to go above some bottom line of goodness[40] » — mais peu importe que notre amour soit proportionné à sa valeur exacte, ou qu’il soit même possible de lui attribuer avec précision telle ou telle « quantité de bonté ». Par ailleurs, la valeur de l’objet n’est pas le seul critère ; un intérêt est également légitime en raison d’un rapport d’affinité avec la personne. Ici, Susan Wolf rejoint la pensée de Frankfurt. Demander à quoi une personne devrait attacher de l’importance, c’est aussi demander ce à quoi elle peut en attacher (ou par quoi elle est effectivement attirée). Nous ne pouvons pas choisir de nous enthousiasmer pour une chose ou pour une autre. Il y a donc une contrainte empirique qui limite le choix de nos objets d’amour. L’affinité pour un objet, une personne ou une activité, souligne encore Wolf, permet par ailleurs de révéler des aspects de l’objet ou de la personne qui, en dehors de cette relation, seraient restés ignorés. Il est en effet toujours étonnant de voir quels enseignements et quelle richesse une personne peut tirer d’une activité qui nous laisse, nous, complètement indifférent. Et comment la valeur de l’activité elle-même s’accroît en retour du fait de la relation.

Pour répondre à la question de savoir à quoi une personne devrait attacher de l’intérêt, il faut donc prendre en considération trois facteurs : la valeur de l’objet (au sens de condition minimale), son affinité avec la personne, et la potentialité pour la relation de créer ou de révéler des valeurs subséquentes. Sans soutenir l’idée que nos intérêts pourraient être chacun précisément situé sur une échelle objective de valeur, S. Wolf fait de l’approche de Frankfurt une critique subtile, qui permet de sortir d’un subjectivisme radical, tout en donnant raison à Frankfurt sur un point important. L’idée que le philosophe propose d’une sorte de nécessité pratique liée à la nature de nos intérêts particuliers, intérêts qui guident nos décisions personnelles de manière fondamentale, correspond bien à quelque chose dans notre expérience. Mon amour pour le sport ou la philosophie, pour la patrie ou une personne particulière, jouent évidemment un rôle déterminant dans les questions relevant du « comment dois-je vivre ? » et peuvent devenir les buts finaux en fonction desquels est orientée toute mon existence. Par ailleurs, comme l’affirme Frankfurt, nous ne choisissons pas, à proprement parler, nos objets d’amour ; nous nous découvrons bien plutôt attirés par tel ou tel objet ou activité. Nous ne pourrions pas, à partir d’une hypothétique liste des objets dignes d’intérêt, nous décider ex nihilo pour l’un plutôt que pour l’autre ; nous ne pouvons pas décider, au sens de poser un choix radical, d’aimer la philosophie plutôt que le tennis. Dans ce sens, savoir ce qui a de l’importance pour moi est bien toujours, d’abord, une question autoréférentielle et factuelle. Non seulement cette question n’épuise pas celle de savoir comment je dois vivre, mais mes intérêts de facto peuvent, dans un deuxième temps, être critiqués sur la base de critères non subjectifs.

6. Conclusion

Selon H. G. Frankfurt, ce sont les contours de notre identité volitive — désir de second ordre ou intérêts — qui sont les paramètres pertinents sur lesquels fonder nos décisions dans le domaine pratique des questions relatives au « comment dois-je vivre ? ». La réflexion pratique se termine par la découverte ou l’établissement d’éléments factuels et subjectifs.

D’une manière générale, nous avons d’abord voulu comprendre l’activité réflexive sur les désirs spontanés en termes d’interrogations sur les raisons que nous avons de les poursuivre ou en termes de jugement évaluatif, et non en référence à un deuxième niveau de désirs ou à la notion d’intérêt. Nous sommes ainsi passés d’un modèle volitif à un modèle cognitif de la réflexion pratique. La référence à des raisons (même si des raisons peuvent aussi dériver de nos désirs ou intérêts) ou à des valeurs dans la délibération pratique faisait déjà sortir d’une normativité purement interne. Nous avons voulu montrer ensuite que les décisions pour lesquelles la condition subjective que sont les intérêts de l’agent est le critère pertinent ne sont pas nombreuses ; et que si, dans ces situations, ce sont nos objets d’amour qui nous fournissent des raisons d’agir, c’est précisément parce que nous considérons qu’ils sont, en l’occurrence, des raisons pertinentes. Nous avons enfin affirmé que, même si déterminer nos buts finaux revient effectivement à découvrir ce qui a de l’importance pour nous, nos intérêts n’étaient pas immunisés contre toute forme d’évaluation ; qu’ils pouvaient, dans une certaine mesure, être critiqués sur la base d’éléments externes à nos attachements.

On peut ajouter pour finir que l’une des difficultés concernant la théorie de Frankfurt est qu’il donne à la question « comment dois-je vivre ? » un sens et une extension bien trop restreints. Identifier mes intérêts fondamentaux ne répond qu’en partie à la question de savoir comment je dois vivre. Entre le problème (moral) de savoir comment je dois me comporter à l’égard d’autrui, et celui de savoir à quoi je dois m’intéresser (selon la dichotomie proposée par Frankfurt), il y a de la place pour toute une série d’interrogations qui, bien que ne concernant que moi-même, ne peuvent être tranchées sur la base d’une normativité subjective ou purement autoréférentielle.