Résumés
Résumé
Problème majeur dans l’histoire de l’ontologie, la question de la cause de l’individuation se pose, notamment, à tout lecteur de l’Isagoge de Porphyre. En dépit de son importance historique, aucune étude n’a été consacrée spécifiquement au traitement que ce problème a reçu de la part de ceux qui furent à l’avant-garde de la réception du péripatétisme gréco-arabe dans l’Occident latin, à savoir les philosophes qui oeuvrèrent à la Faculté des arts de l’Université de Paris entre 1230 et 1260. Cet article entend remédier à cette lacune en offrant la première traduction en langue moderne — elle-même réalisée principalement à partir des manuscrits des originaux latins — d’extraits pertinents de Commentaires isagogiques émanant de figures significatives de ce milieu. Ces textes traduits et annotés sont précédés d’une étude qui en dégage les thèses essentielles après avoir posé les termes du problème de l’individuation tel qu’il se pose dans le cadre épistémique que dessine l’opuscule de Porphyre.
Abstract
A major problem in the history of ontology, the question of the cause of individuation comes across any reader of Porphyry’s Isagoge. Despite its historical importance, no study has been devoted specifically to the treatment that this problem has received on the part of those who were at the forefront of the reception of the Graeco-Arabic Peripatetic Corpus in the Latin West, namely the philosophers who taught at the Parisian Faculty of arts between 1230 and 1260. This article intends to fill this gap by offering the first translation into French — translation made mainly from manuscripts of the original Latin texts — of relevant excerpts from Isagoge Commentaries written by significant masters belonging to that milieu. These translated and annotated texts are preceded by a study that expounds their essential theses after having spelled out the terms of the problem of individuation as it arises within the epistemic framework of Porphyry’s Isagoge.
Corps de l’article
Les termes du problème
Le problème qui consiste à déterminer la cause de l’individuation est l’une de ces interrogations cruciales qui reviennent sans cesse, toujours en contextes épistémiques différents, au cours de l’histoire de la métaphysique. En vertu de quel principe un être est l’individu qu’il est et non tel autre individu ? Qu’est-ce qui cause l’individualité d’un être et le distingue ainsi de toute autre chose individuelle ? Cette question dépend évidemment du sens que l’on accorde au concept d’individu[1] et d’individualité, lequel, à son tour, est fonction du cadre théorique dans lequel il est forgé[2]. S’agissant de la période médiévale de l’histoire de la pensée, plus précisément de l’époque des universités, l’un des textes majeurs, voire le texte par excellence, à partir duquel cette question fut posée est sans conteste l’Isagoge de Porphyre, où elle est inextricablement liée au sujet central de cet opuscule, à savoir la caractérisation des cinq types de prédicables (le genre, l’espèce, la différence, le propre et l’accident), matrice de ce que l’historiographie appellera « la querelle des universaux[3] ». Ce texte fut abondamment commenté par ceux à qui incombait à cette époque la tâche d’enseigner la philosophie, notamment les maîtres de la Faculté des arts de l’Université de Paris, centre de gravité intellectuel de l’Europe du xiiie siècle. Assez étrangement toutefois, alors que les magistri artium parisiens des années 1230-1260 se trouvèrent à l’avant-garde de la colossale entreprise d’assimilation du péripatétisme gréco-arabe à la culture de l’Occident latin, aucune étude n’a encore été consacrée spécifiquement à l’examen de leurs positions au regard du problème de l’individuation[4]. C’est à cette lacune que le présent article entend remédier. Nous ne prétendons évidemment pas dresser un bilan définitif de l’état de la question à cette époque, mais, plus modestement, nous voudrions fournir un échantillon de textes que nous espérons représentatifs de la spéculation artienne des années 1230-1260, en l’espèce d’extraits significatifs de Commentaires isagogiques issus du travail universitaire des maîtres ès arts Jean le Page[5], Robertus Anglicus et Robert Kilwardby[6].
Dans le contexte du commentarisme visant l’Isagoge de Porphyre[7], il va de soi que l’individu est conçu en corrélation avec l’universel ou le prédicable, dont traite formellement l’opuscule du disciple de Plotin. En recueillant les indications que contient ce traité (lequel, rappelons-le, n’a pas de chapitre dédié expressément à l’individu), il nous est possible de dégager le concept d’individu qui s’y trouve mobilisé. Celui-ci se compose de trois traits essentiels. Ainsi, d’après l’Isagoge, est un individu : (I) ce qui ne se prédique que d’un seul[8] ; (II) ce qui constitue le terme indivisible du processus de division d’un genre généralissime (une catégorie), autrement dit, l’unité numérique dont l’espèce ultime ou spécialissime se prédique immédiatement[9] ; (III) ce qui introduit la multiplicité numérique dans l’unité de l’espèce ultime[10]. Ces trois paramètres, qui sont susceptibles de recevoir une interprétation strictement logique, permettent de caractériser l’individu quelle que soit la catégorie à laquelle il appartient (substance, qualité, quantité, etc.). S’y ajoutent, toujours d’après l’Isagoge, deux autres caractéristiques qui relèvent de considérations de nature différente, respectivement ontologique et épistémologique : (IV) les individus sont ce en quoi les accidents subsistent à titre principal[11] ; (V) les individus, étant potentiellement en nombre infini, échappent à la science[12].
Après avoir ainsi déterminé le sens qui échoit au concept d’individu dans le cadre théorique que dessine l’Isagoge de Porphyre, la question qui nous intéresse au premier chef, celle de la cause de l’individuation, peut se poser dans toute son acuité. Une phrase de l’Isagoge, qui est destinée à connaître une fortune herméneutique considérable, semble fournir, de façon succincte et condensée, les éléments qui permettent d’y répondre : « de tels <êtres, comme Socrate ou ce blanc-ci> sont donc appelés individus parce que chacun d’entre eux est constitué de propriétés dont le rassemblement ne sera jamais identique en un autre » (« Indiuidua ergo dicuntur huiusmodi quoniam ex proprietatibus consistit unumquodque eorum quorum collectio numquam in alio eadem erit ») [13]. Nous pouvons lire cette phrase en tant qu’affirmation de la thèse selon laquelle la cause de l’individuation réside dans une collection de propriétés non réitérable. Dans cette optique, Socrate, par exemple, est l’individu qu’il est, et non un autre, pour cette raison qu’il détient un ensemble de propriétés ou de traits propres (lieu d’origine, position spatio-temporelle, morphologie, etc.) que l’on ne pourra jamais retrouver pareillement en un autre[14]. À l’inverse, l’homme commun, à savoir l’espèce « homme », qui se prédique de tous les individus humains, possède certaines propriétés (être capable de rire, par exemple) qui se retrouvent chez tout homme particulier en tant qu’homme[15] ; de telles propriétés communes ou spécifiques ne peuvent donc pas assurer l’individuation des êtres. Mais d’aucuns objecteront qu’il s’agit là d’une interprétation qui surdétermine le sens du texte porphyrien, dont une lecture plus circonspecte devrait montrer qu’il se borne à soutenir qu’un individu se signale à notre attention en ce qu’il est composé d’un ensemble de traits propres qu’aucun autre ne présente, sans pour autant aller jusqu’à affirmer que cette collection de propriétés est la cause de l’individuation des êtres. Nous pourrons constater, à la lecture des textes traduits ci-dessous, que certains philosophes médiévaux n’ont pas manqué de formuler une semblable objection. En outre, lue à travers les schèmes conceptuels que ces derniers avaient hérité du péripatétisme gréco-arabe, l’interprétation forte de ce passage de l’Isagoge ne pouvait pas ne pas susciter chez eux une question de fond, dans la mesure où, dans le présent contexte, il est principalement question de l’individuation des substances (les substances premières de l’aristotélisme) et pour autant que l’on entende par « propriété » une caractéristique contingente extrinsèque à la substance individuelle (les attributs accidentels de l’aristotélisme) : est-il possible qu’une réalité substantielle ait pour cause de son être une réalité non substantielle ? Nous allons voir maintenant, dans la deuxième section de notre étude, quelle réponse les maîtres ès arts des années 1230-1260 ont apportée à cette question, ainsi que la façon dont ils s’y sont pris pour concilier les affirmations apparemment divergentes des oeuvres qui formaient le socle de leur réflexion philosophique (les « auctoritates » en présence), dès lors que, à cette thèse de l’individuation par rassemblement de propriétés que l’on peut vouloir lire chez Porphyre, semble s’opposer l’idée aristotélicienne selon laquelle la substance première est un composé qui résulte de l’union de principes intrinsèques (nommément, la matière et la forme).
Les traits saillants des positions en présence
Relativement au problème que nous venons de soulever, les magistri artium dont nous traduisons les textes ci-après sont unanimes : les propriétés auxquelles Porphyre fait référence en Isagoge, II, 15, dans la mesure où elles sont considérées comme des propriétés accidentelles, ne peuvent pas être la cause de l’individuation, si l’individuation dont il s’agit est celle d’une substance. La raison principale de cette impossibilité est simple : la cause est ontologiquement antérieure à son effet ; or de telles propriétés sont ontologiquement postérieures à l’individu : elles ne peuvent donc pas en être la cause. Il est ontologiquement impossible que l’être même de la substance individuelle soit constitué par des propriétés qui ne sont pas d’ordre substantiel[16]. Nos philosophes rejettent ainsi ce que nous avons appelé « l’interprétation forte » du passage susmentionné de l’Isagoge. En termes contemporains, ils écartent la « Bundle View » en tant que réponse adéquate au problème de l’individuation, dans la mesure où ce dernier est d’ordre ontologique. À cet égard, Jean le Page établit une distinction philosophique cruciale entre le point de vue du logicien, qui est celui de Porphyre relayé par Boèce, et celui du métaphysicien, que privilégie Aristote. Ces deux perspectives se fondent respectivement sur deux modalités ontologiques de l’individuation. Selon notre maître, il y a d’abord un être matériel, naturel ou réel de l’individuation, qui est celui auquel s’intéresse le métaphysicien ; c’est de ce côté qu’il faut chercher les principes en vertu desquels la substance est effectivement constituée en tant qu’individu. Il y a ensuite l’être cognitif de l’individuation, qui est celui que le logicien vise lorsqu’il affirme, dans la foulée des textes de Porphyre et de Boèce, que la cause de l’individuation est un rassemblement de propriétés non réitérable[17]. Même si Jean le Page ne s’exprime pas explicitement ainsi, il soutient, à notre avis, qu’un rassemblement de ce type est un principe d’individuation pour nous et non pas en soi : c’est grâce à lui que nous pouvons connaître et reconnaître qu’un être est tel individu et non tel autre. Notre artien nous invite ainsi à distinguer entre le problème logico-épistémique qui consiste à identifier les critères grâce auxquels nous sommes capables de discerner les individus, et le problème proprement ontologique qui consiste à cerner la cause en vertu de laquelle la substance est réellement individuée.
Les magistri artium des années 1230-1260 vont donc puiser dans les ressources philosophiques du péripatétisme gréco-arabe afin de mettre la main sur les outils conceptuels qui leur permettront de traiter adéquatement le problème de la cause de l’individuation. Il va sans dire que, dans cet horizon, deux concepts clefs s’offrent à eux : matière et forme. Les trois possibilités théoriques que l’on peut envisager à partir de ces notions sont représentées par nos philosophes. En effet, si Kilwardby pense que la matière est la cause de l’individuation[18], tandis que Robertus Anglicus opte pour la forme[19], bien qu’il ne le fasse pas sans nuances, Jean le Page maintient une position mitoyenne voulant que l’individuation résulte à la fois de la matière et de la forme[20]. Ainsi, là où l’on pouvait s’attendre à une sorte de consensus mou en faveur de la matière comme principe d’individuation — étant donné la popularité que cette option théorique censément aristotélicienne[21] a rencontrée chez les penseurs du bas Moyen Âge et la place prépondérante que l’historiographie, surtout thomiste, lui a accordée —, nous sommes agréablement surpris de constater qu’une telle diversité de positions se présente à nous lorsque nous lisons les Commentaires à l’Isagoge qu’ont produits les artiens des années 1230-1260.
Dans ce qui suit, nous entendons mettre au jour les éléments essentiels des thèses que défendent nos artiens, laissant à chaque Commentaire, à travers la traduction sélective que nous en offrons ci-après, le soin de livrer lui-même le détail de son argumentaire.
C’est en procédant par la négative, pour ainsi dire, que Robert Kilwardby arrive à la conclusion que la matière est la cause de l’individuation[22]. Selon lui, si l’on écarte les autres candidats potentiels à ce titre, à savoir, d’abord, les accidents, notamment pour la raison invoquée ci-dessus, et ensuite la forme, ne reste plus alors que la matière, qui fait exister la forme en un point déterminé de l’espace-temps, ce qui équivaut à l’individuer. La forme ne saurait d’aucune façon produire la particularité dans les choses, puisqu’elle est de soi commune ; elle détient par nature l’aptitude à exister en plusieurs et se prédiquer de plusieurs. Il n’est pas difficile de concevoir qu’un tel principe, qui est au fondement de la communauté et de la convenance que l’on rencontre dans le réel, ne puisse tenir lieu de cause d’individuation pour les choses en lesquelles il existe[23]. Cependant, nous restons aux prises avec la difficulté qui grève toute théorie de l’individuation par la matière : comment une telle entité, qui est de soi pure potentialité, totale indétermination, peut-elle causer la détermination ultime des existants, à savoir leur individualité ? S’exprimant de manière claire mais concise, comme à son habitude, Kilwardby n’aura malheureusement pas jugé opportun d’affronter ce problème[24].
Robertus Anglicus reconnaît d’entrée de jeu qu’il n’y a pas qu’une seule réponse à la question de la cause de l’individuation. Il semble, à son avis, qu’Aristote et Averroès[25] aient enseigné que la matière joue ce rôle d’individuer les substances. Mais, quant à lui, il prend le parti d’affirmer que la forme peut assumer cette fonction causale. À cette fin, il introduit une distinction entre la forme prise en soi, qui est une réalité substantielle (en limitant l’analyse au cas des formes qui tombent dans la catégorie de la substance), et l’opération propre à une telle forme, qui est d’achever ou d’actualiser la matière. En vue de cette opération, la forme substantielle détient la capacité de déterminer la matière, de la diviser en parties distinctes les unes des autres, bref de l’individuer. Dans cette optique, la matière constitue non pas la cause mais l’occasion nécessaire à l’individuation : la capacité que possède la forme de déterminer la matière de sorte que se produise un individu substantiel ne s’active que pour autant que la forme existe dans cette matière dont elle est le principe d’achèvement ou d’actualisation[26]. Tout comme Kilwardby, Robertus Anglicus pense que toute forme est de soi commune[27]. S’il en restait à cette affirmation, notre philosophe ne pourrait pas concevoir que la forme est la cause de l’individuation. Or il prend bien soin de souligner que ce n’est pas la forme elle-même, en sa substance, qui est la cause de l’individuation, mais plutôt sa capacité ou puissance de déterminer la matière. Cette capacité, de soi, n’est ni universelle, ni particulière, ni identique à la forme ni différente de celle-ci ; il s’agit de quelque chose comme une propriété essentielle de la forme[28].
Jean le Page est d’avis que certains textes d’Aristote permettent d’étayer l’opinion que la matière est la cause de l’individuation. Mais cela ne suffit pas à ses yeux. L’individuation de la substance, selon son être réel et non selon la manière dont nous la connaissons, est causée par les deux principes essentiels que sont la matière et la forme. L’individu substantiel, en tant que tel, n’existe qu’à condition qu’il y ait une matière qui tienne lieu de fondement et une forme individuelle qui actualise cette matière ; l’existence d’un individu déterminé, qui est numériquement identique à soi et, du coup, distinct en nombre de tout autre, exige l’union de la matière et de la forme[29]. Avec une telle théorie de l’individuation, notre philosophe se bute à une difficulté importante : si la forme est co-principe d’individuation, si elle est une entité individuelle (épithète que Jean n’hésite pas à lui attribuer), quel sera alors le principe d’universalité dans les choses[30] ? Jean résout ce problème en distinguant deux modalités de la forme : la forme en tant que partie du composé hylémorphique, principe d’individualité de la substance (forme dont il a été question jusqu’ici), et la forme en tant qu’essence globale qui découle de l’union des parties substantielles du composé hylémorphique, qu’elle embrasse dans sa totalité ; c’est une telle forme, unité essentielle d’une pluralité de substances individuelles, qui est principe d’universalité dans les choses[31].
Les textes traduits : remarques philologiques
Que le problème de l’individuation tel qu’il se pose pour les philosophes du Paris universitaire des années 1230-1260 n’ait pas reçu jusqu’à ce jour l’attention qu’il mérite est principalement dû aux défis philologiques que doit relever celui ou celle qui décide de s’y intéresser. En effet, les Commentaires isagogiques des trois principaux maîtres qui sont à considérer à ce chapitre, soit Jean le Page[32], Robertus Anglicus[33] et Robert Kilwardby[34], n’ont toujours pas fait l’objet d’une édition critique intégrale, encore moins, par conséquent, d’une traduction en langue moderne[35]. Il nous faut donc commencer par fournir les textes pertinents de ces philosophes : c’est ce que nous aimerions offrir au lecteur dans cette dernière section de notre article. Nous fournissons donc ci-après la traduction française des extraits desdits Commentaires isagogiques qui ont trait spécifiquement au problème de la cause de l’individuation.
Pour traduire ces textes, nous avons dû d’abord en produire une édition critique sélective[36] à partir des manuscrits qui nous les ont transmis, à savoir :
-
Jean le Page, Super Porphyrium (= Commentaire sur l’Isagoge de Porphyre), ms. Padoue, Bibl. Univ. 1589, fol. 3ra-22va (= P), et ms. Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana, lat. 5988, fol. 63ra-81va (= V) ; l’extrait traduit ci-après se trouve aux folios 14va-15ra P et 73rb-va V.
-
Robertus Anglicus, Super Porphyrium (= Commentaire sur l’Isagoge de Porphyre), ms. Cambridge, Peterhouse 205, fol. 1ra-10rb (= C), et ms. Oxford, Bodleian Library, Canonici Miscellaneous 403, fol. 1ra-10vb et 13ra-14rb (= O) ; l’extrait traduit ci-après se trouve aux folios 6va-vb C et 7va-8ra O.
-
Robert Kilwardby, Super Porphyrium (= Commentaire sur l’Isagoge de Porphyre), ms. Cambridge, Peterhouse 206, fol. 33ra-42ra (= P), et ms. Madrid, Biblioteca Universitaria 73, fol. 1ra-10vb (= M) ; l’extrait traduit ci-après se trouve aux folios 37rb-va P et 5vb M ; nous avons eu recours à l’édition que le Père Lewry a réalisée naguère et que A. Conti devrait faire paraître dans un proche avenir : P. O. Lewry, Robert Kilwardby’s Writings on the Logica Vetus, Oxford, 1978 (thèse de doctorat inédite).
Nous avons opté pour une traduction qui serre de près l’original latin, ne nous en écartant stylistiquement que lorsque cela était nécessaire pour ne pas nuire à la lisibilité du texte. Les divisions en sections et paragraphes, ainsi que la numérotation de ces derniers et la ponctuation des phrases, sont de nous. Enfin, lorsqu’il nous a semblé utile ou nécessaire, pour des raisons grammaticales ou sémantiques, d’ajouter des termes qui n’ont pas d’équivalents directs dans l’original latin, nous les avons insérés entre crochets obliques (<>).
Commentaire à l’Isagoge de Porphyre attribué à Jean Le Page (extrait)
<question>
§ 1 |
Puisque, dans ce qui suit[37], il est écrit que les propriétés accidentelles sont la cause de l’individuation selon le logicien, nous nous demandons si cela est vrai ou non. |
<arguments pour la négative>
§ 2 |
Il semble que non. |
§ 3 |
<a> En effet, nulle <propriété> accidentelle postérieure n’est la cause de ce qui est antérieur et essentiel. Mais ces propriétés sont accidentelles et postérieures à l’individu même. |
§ 4 |
<b> Aussi, la distinction entre tel individu et un autre individu sera causée par ce à quoi revient en premier le fait d’être une cause dans la réalité. Mais ce n’est pas par ces propriétés que le fait d’être en premier se trouve dans la réalité. |
§ 5 |
C’est pourquoi <l’individuation> ne sera pas causée par ces propriétés. |
<question corrélative>
§ 6 |
À cause de cela, on se demande si <l’individuation> est <causée> par les principes intrinsèques que sont la matière et la forme. |
<arguments contre la forme>
§ 7 |
Qu’elle ne soit pas <causée> par la forme, on le prouve ainsi : |
§ 8 |
<c> La forme, quant à ce qu’elle est de soi, est le principe de la communauté et de la multitude, tandis que l’individuation est la note de la particularité et de la singularité. L’individuation n’est donc pas causée par la nature de la forme. |
§ 9 |
<d> En faveur de la même <thèse>, il y a un second argument. Rien de ce qui relève de l’existence selon le nombre, ici et maintenant, n’est l’effet de ce qui est cause de l’être partout et toujours. Donc, si l’individuation est la note de l’être ici et maintenant, tandis que la forme est le principe de l’être partout et toujours[38], alors l’individuation ne sera pas causée par la forme. |
<argument contre la matière>
§ 10 |
<e> En outre, la matière, quant à ce qu’elle est de soi, est passive et non active, comme il est écrit au premier <livre> De la génération[39] : il est propre à la matière de pâtir et de recevoir, tandis qu’il est propre à la forme d’agir. Donc, la matière, quant à ce qu’elle est de soi, n’est cause de rien. |
<réponse>
§ 11 |
À cette question, il faut répondre que Porphyre et Boèce affirmèrent que la cause de l’individuation est un rassemblement de propriétés qui se trouve dans un individu de telle sorte qu’il ne se trouve pas dans un autre[40]. Or le métaphysicien parle autrement, car il semble que la matière soit la cause de l’individuation, ce qui concorde avec les textes <que l’on trouve> dans le livre Du ciel et du monde [41] et dans le livre des Physiques[42] : dans les deux cas, en effet, <on affirme> que tout sensible est sensible[43] par sa matière. C’est pourquoi, dans le cinquième <livre> de la Philosophie première[44], il est écrit que sont identiques en nombre ces <choses> dont il y a une seule matière continue sous une seule forme, tandis que sont identiques selon le genre et l’espèce ces <choses> dont il y a une seule forme. |
§ 12 |
Trois <choses> peuvent être comprises dans ces mots <d’Aristote>. La première est que les individus s’enracinent dans la matière ; la deuxième est qu’ils sont achevés par la forme individuelle ; la troisième est qu’ils trouvent leur terme <ou leur limite> par l’union de cette forme et de cette matière. Et c’est le sens qu’ont ces mots : ce dont il y a une seule matière continue sous une seule forme. En effet, <Aristote> touche premièrement à la matière ; deuxièmement à l’unité de la forme et de la matière ; troisièmement à la continuité de l’une et de l’autre relativement au composé. |
§ 13 |
Je dis donc qu’il convient de parler de l’individuation de deux façons : d’une <première> façon, quant à son être premier, et celui-ci est appelé « être matériel » ; d’une autre façon, quant à son être second[45], et celui-ci est appelé « être cognitif »[46]. Le premier découle de la matière et de la forme, tandis que le second découle d’un rassemblement de propriétés, de sorte que <ce rassemblement se trouve> dans l’un des existants et non dans un autre[47]. Et c’est de cette façon que Boèce et Porphyre s’exprimèrent <au sujet de l’individuation>[48]. |
<solution des arguments>
§ 14 |
<a* ; b*> Les deux premiers arguments procédaient d’une façon de s’exprimer qui s’appuie sur l’être de nature[49]. |
§ 15 |
<c* ; d*> Relativement aux autres arguments, il faut noter qu’il y a deux sortes de forme[50]. L’une est la forme consécutive au composé ; <elle est> une par essence pour plusieurs suppôts[51] : cette forme est le principe de l’universalité et de la communauté. L’autre est la forme qui est une partie du composé, attachée à la matière par des dispositions réciproquement contraignantes : cette forme est le principe de la particularité et de l’individualité[52]. |
§ 16 |
<e*> Par conséquent, je concède volontiers que <…> si l’on parle de la matière dite selon le premier sens[53]. |
Robertus Anglicus, Commentaire à l’Isagoge de Porphyre (extrait)
<questions>
§ 1 |
<Porphyre> affirme que chaque individu possède sept propriétés, à savoir la patrie, etc.[54], par lesquelles il diffère des autres individus, signifiant par là que ces propriétés causent l’individu. |
§ 2 |
À ce sujet, on pose trois questions. La première est : est-ce que l’accident est la cause de l’individuation (ou de l’individu) ? La deuxième : est-ce que la forme <est la cause de l’individuation> ? La troisième : est-ce que la matière est la cause de celle-ci ? Et je parle en ce moment de l’individu <de la catégorie> de la substance, comme Socrate ou Platon. |
<première question>
§ 3 |
Au sujet de la première <question, on argumente> ainsi. |
<l’accident n’est pas la cause de l’individuation : arguments>
§ 4 |
<a> De manière universelle, la cause est antérieure à ce qui est causé ou à l’effet et elle est plus noble que celui-ci. Mais aucun accident n’est plus noble que la substance. C’est pourquoi aucun accident ne sera la cause de l’individuation de la substance. |
§ 5 |
<b> De même, si l’accident contractait l’espèce en un individu et causait cet individu, <il s’agirait> alors soit de l’accident de cet individu, soit <de l’accident> de cette espèce. <Il> ne <peut s’agir de l’accident> de cet individu, puisque l’accident de cet individu, qu’il soit par soi ou par accident, est postérieur à cet individu. Or la cause de l’individu ou de l’individuation lui est antérieure. C’est pourquoi <etc. D’autre part,> aucun accident de l’espèce n’a moins <d’extension> qu’elle. Mais ce qui contracte l’homme, <par exemple>, en un sujet, ou en l’espèce quant à un individu, a moins <d’extension> que cette espèce, autrement il ne la contracterait pas. Donc aucun accident de l’espèce n’est la cause de l’individu. |
<l’accident est la cause de l’individuation : arguments>
§ 6 |
En sens opposé. |
§ 7 |
<a> Ce qui distingue les choses les unes des autres est <leur> cause. Mais un individu diffère des autres par sept propriétés accidentelles, comme le maître l’affirme dans le texte. Donc ces sept propriétés seront la cause de l’individu, et ainsi l’accident ou les accidents seront la cause de l’individu. La majeure est manifeste, puisqu’un homme, <par exemple>, a l’être par <cette propriété qu’est> le rationnel, et par celle-ci un individu diffère des autres[55]. |
§ 8 |
<b> De même, les individus d’une <même espèce> diffèrent seulement par le nombre. Mais le nombre est un accident. Donc ils diffèrent seulement par l’accident. Puis donc qu’ils diffèrent par ce qui est leur cause, l’accident sera la cause de chaque individu. |
<deuxième question>
§ 9 |
On poursuit au sujet de la deuxième <question>. |
<la forme n’est pas la cause de l’individuation : arguments>
§ 10 |
Et on argumente ainsi. |
§ 11 |
<a> Toute forme dans le genre de la substance ou bien est une forme universelle, ou bien est particulière ou individuelle. Si donc la forme est la cause de l’individuation, <il s’agit> ou bien <de la forme> universelle, ou bien <de la forme> individuelle. <Il ne s’agit> pas du premier mode, puisque la forme universelle ne contracte pas quelque chose qui a moins <d’extension> qu’elle. Ainsi donc elle ne contracte jamais l’individu, puisque tout individu a moins <d’extension> que la forme universelle. <Il ne s’agit> pas plus du second mode, puisque si la forme individuelle contractait l’homme, <par exemple>, en un sujet, alors cette <forme devrait à son tour être contractée> par une autre. Donc, à l’endroit de cette autre <forme>, je pose la question suivante : qu’est-ce qui l’individue ? Puisqu’elle n’est pas individuée par elle-même, elle l’est donc par une autre forme, soit universelle — ce qui ne pourrait pas se produire, comme il est apparu <ci-dessus> —, soit individuelle ; si c’est le cas, pose la même question à l’endroit de cette forme individuelle : et ainsi s’ouvre une régression à l’infini. |
§ 12 |
<b> De même, toute forme est de soi multiple. C’est pourquoi aucune forme ne sera de soi particulière et individuelle, puisque toute forme est cause de multiplication et de division[56]. |
<la forme est la cause de l’individuation : argument>
§ 13 |
En sens opposé. |
§ 14 |
Dans le septième <livre de la Métaphysique>[57], il est écrit que seul l’acte divise et distingue. C’est pourquoi, puisque l’action échoit à la forme, la forme sera la cause de la division et de la distinction, et ainsi de l’individuation. |
<la matière est la cause de l’individuation : argument>
§ 15 |
De même[58], dans le livre Du ciel et du monde[59], <il est écrit> : si je dis « ciel » par un terme absolu, j’exprime la forme seulement, mais si je dis « ce ciel-ci », j’exprime la forme dans la matière. C’est pourquoi, puisque le ciel est <quelque chose de> commun et ce ciel-ci est un individu, l’individu n’ajoute que la matière à ce qui est commun. |
<réponse générale>
§ 16 |
Il y a deux façons de répondre à cette <question> : d’une première façon, je concède que la forme est la cause de l’individuation ; d’une seconde façon, la matière, et cette deuxième façon <de répondre> semble être celle d’Aristote et de son Commentateur. |
§ 17 |
Si donc tu voulais poser que la forme est la cause de l’individuation dans le genre de la substance, tu pourrais dire alors que la forme, dans le genre de la substance, outre le fait qu’elle est en soi substance, est l’acte de la matière, bien que les diverses formes achèvent la matière de manière plus ou moins complète. Donc la forme spécialissime dans le genre de la substance, comme la forme de l’homme, possède sa substance et son opération, à savoir achever la matière, et pour cela, <la forme> possède la capacité[60] ou la puissance de désigner[61] la matière. Par conséquent, cette forme, par l’acte d’achever la matière, quand bien même on ne la dit pas désignée ou individuée, possède la puissance ou la capacité de désigner ou d’individuer la matière. Par conséquent, cette puissance ou capacité dans l’espèce ou dans la forme de l’espèce, puissance qui s’ajoute à la substance de cette forme de l’espèce, est la cause qui contracte la forme de l’espèce en la matière de l’individu ; et parce que dans cette forme il y a différentes puissances au regard de la matière de différentes <choses> désignées, il y a plusieurs individus différents sous cette espèce. |
§ 18 |
Donc, une fois que l’on a supposé cela, il appert que, en appelant « forme » cette puissance ou capacité, la forme sera la cause de l’individuation. Quant à la matière, elle n’est pas la cause, mais l’occasion <de l’individuation>. En effet, telle forme n’a pu être désignée que dans la matière. C’est pourquoi la matière n’est pas la cause mais l’occasion de l’individu<ation>. |
<réponse à la première question>
§ 19 |
Lorsque cela est compris, tu peux résoudre le problème. Et il convient que tu répondes à la première <question> que <l’accident> ne peut pas être la cause d’une telle <individuation>. |
<solution des arguments en sens contraire>
§ 20 |
<a*> Au premier <argument> en sens contraire, il faut répondre que par les sept propriétés un individu diffère d’un autre seulement de manière accidentelle et non de manière substantielle. Par conséquent, ce par quoi l’un diffère de l’autre est sa cause de manière accidentelle. |
§ 21 |
<b*> À l’autre <argument>, il faut répondre que le nombre, suivant l’acception qui est la sienne dans la définition de l’espèce[62], n’est pas un accident. En effet, le nombre, suivant sa présente acception, n’est que cette puissance ou capacité nombrée que possède la forme de l’espèce. Par conséquent, parce que cette puissance n’est pas un accident, ce nombre n’est pas non plus un accident. Mais le nombre qui est un accident et une quantité fait suite à ce nombre. |
<réponse à la deuxième question>
§ 22 |
À la deuxième question, il convient que tu répondes, comme cela a été supposé, que la forme, de la façon qui a été dite, est la cause <de l’individuation>. |
<solution des arguments en sens contraire>
§ 23 |
<a*> Au premier <argument> en sens contraire, il faut répondre que cette division de la forme relève de la forme proprement dite, à savoir l’une universelle, l’autre particulière. Mais cette puissance de la forme n’est pas proprement la forme, mais plutôt quelque chose de la forme, d’une certaine façon. C’est pourquoi elle ne mérite ni le nom d’universel ni le nom de particulier. Et comprends que ceux qui affirment cela disent[63] que cette puissance n’est pas identique à la forme de l’espèce dont elle est la puissance, ni n’est autre que cette forme, mais, d’une certaine façon, elle lui appartient. |
§ 24 |
<b*> À l’autre <argument>, il faut répondre qu’il prouve plutôt l’opposé que ce qui est proposé, puisque cela même qui est la cause de la distinction de la matière est la cause de l’individuation de la forme qui est différenciée dans la matière. Par conséquent, la forme, en disposant la matière et en la divisant par parties, est la cause de l’individuation. |
<réponse à la troisième question>
§ 25 |
À la troisième question, il faut répondre que la matière n’est pas la cause de l’individuation ; elle est cependant l’occasion nécessaire pour l’individuation. Quant à la manière de poser la matière comme cause de l’individuation, je la laisse de côté pour l’instant à cause de la prolixité du discours et de la matière à individuer[64]. |
Robert Kilwardby, Commentaire à l’Isagoge de Porphyre (extrait)
§ 1 |
On poursuit en se demandant si l’individu est constitué de propriétés, parce que si c’est le cas, il y aura substance à partir de non-substances, ce qui est impossible. On se demande aussi quelle est la cause de l’individuation. |
§ 2 |
À quoi il faut répondre que la matière est la cause de l’individuation. Et l’accident ne peut pas être la cause. En effet, l’accident par soi[65] ne le peut pas, puisqu’il est à égalité avec l’universel en tant que tel, et rien de tel n’est ce par quoi le particulier est particulier. L’accident non par soi[66] ne le peut pas non plus, puisqu’il est postérieur à l’individu, consécutif à ce dernier, et ce qui est postérieur n’est pas la cause de ce qui est antérieur. |
§ 3 |
La substance-forme[67] ne peut pas non plus être une telle cause. En effet, n’importe quelle forme de soi est apte par nature à être en plusieurs et <dite> de plusieurs. Ainsi elle ne sera pas ce par quoi le particulier est particulier. |
§ 4 |
Donc seulement la substance-matière[68] sera une telle cause, ce qui appert ainsi : si l’on abstrait toutes les causes de communauté et de convenance, ce qui demeure seulement est la cause de l’individuation. Mais lorsque toutes <les causes> ont été ainsi abstraites, ce qui demeure seulement est la matière. Donc la matière est la cause de l’individuation. En effet, elle fait que la forme existe ici et maintenant et ainsi elle l’individue. |
§ 5 |
Donc, si nous parlons de l’individuation au sens où l’union de la forme avec la matière produit l’individu, le ce-quelque-chose, la substance première, alors l’individu n’est pas constitué de propriétés, mais au contraire il est une substance <composée> de substances. |
§ 6 |
Cependant, quand on s’exprime de cette manière, on ne se dispense pas des propriétés selon l’acte de subsister, mais <au contraire> sept accidents sont consécutifs <à ce qui subsiste>, d’après Boèce : la patrie, la lignée parentale, la forme, la figure, le lieu, le temps et la nomination propre[69]. Et l’un de ces accidents ne suffirait pas <à distinguer l’individu>, parce que l’accident, quel que soit le genre dans lequel il se trouve, est commun à plusieurs substances. C’est pourquoi un rassemblement d’accidents est nécessaire. Ainsi l’individu a un nom, à savoir un nom propre, par lequel il a une nomination et non pas l’existence. En effet, il n’a pas un nom qui nomme sa substance individuellement, car un tel nom serait un nom commun, puisque toute nomination de cette sorte provient de la forme et n’importe quelle forme est commune. |
§ 7 |
De cela vient aussi que l’individu ne se prédique de rien. En effet, parce que le particulier ajoute la matière à l’universel et la matière ne se prédique de rien, ni n’est nommée, d’après Aristote, le particulier ne se prédique pas non plus, ni n’est nommé. |
Parties annexes
Remerciements
Nous tenons à remercier le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH) pour l’appui financier qu’il a accordé aux recherches ayant mené au présent article.
Notes
-
[1]
Il est à noter que, suivant ce qui est d’usage chez les philosophes qui font l’objet de la présente étude, les substantifs « individu », « singulier » et « particulier » sont pris comme synonymes dans le cadre de notre article.
-
[2]
Pour une excellente introduction aux divers aspects que comporte le problème de l’individuation, voir Jorge J. E. Gracia, « Introduction : The Problem of Individuation », dans Individuation in Scholasticism. The Later Middle Ages and the Counter-Reformation, 1150-1650, edited by Jorge J. E. Gracia, Albany, SUNY Press, 1994, p. 1-20. Pour un panorama historique du thème de l’individuation, qui va d’Aristote à Thomas d’Aquin et ses disciples, en passant par Avicenne, Averroès et plusieurs théologiens du xiiie siècle, voir la toujours éclairante étude de M.-D. Roland-Gosselin, « Le principe de l’individualité », dans Le « De ente et essentia » de saint Thomas d’Aquin. Texte établi d’après les manuscrits parisiens. Introduction, notes et études historiques par M.-D. Roland-Gosselin, Paris, Vrin, 1948, p. 49-134.
-
[3]
Le meilleur ouvrage à ce sujet demeure celui d’Alain de Libera, La querelle des universaux. De Platon à la fin du Moyen Âge, Paris, Seuil, 1996.
-
[4]
Ce thème est abordé, mais pas de façon prioritaire, dans D. Piché, Le problème des universaux à la Faculté des arts de Paris entre 1230 et 1260, Paris, Vrin, 2005.
-
[5]
Sur l’authenticité de l’attribution au maître ès arts Jean le Page du Commentaire à l’Isagoge contenu dans les manuscrits de Padoue, Bibl. Univ. 1589, et du Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana, lat. 5988, voir la note à ce sujet dans la troisième section de la présente étude. Par souci de commodité, nous allons employer le nom « Jean le Page » (ou simplement « Jean ») pour désigner l’auteur de ce Commentaire isagogique, même si la question de la paternité de ce texte n’a pas encore été définitivement réglée.
-
[6]
Pour connaître la teneur du corpus à l’étude, voir, ci-dessous, l’introduction à la troisième section : « Les textes traduits : remarques philologiques ». Pour obtenir des informations de nature biobibliographique concernant le maître ès arts Jean le Page (Johannes Pagus), voir O. Weijers, Le travail intellectuel à la Faculté des arts de Paris : textes et maîtres (ca. 1200-1500). V. Répertoire des noms commençant par J (suite : à partir de Johannes D.), Turnhout, Brepols, 2003 (Studia Artistarum 11), p. 134-138. Pour obtenir des informations de même nature concernant les maîtres ès arts Robertus Anglicus et Robert Kilwardby, voir O. Weijers et M. B. Calma, Le travail intellectuel à la Faculté des arts de Paris : textes et maîtres (ca. 1200-1500). VIII. Répertoire des noms commençant par R, Turnhout, Brepols, 2010 (Studia Artistarum 25), respectivement p. 147-148 et p. 198-219.
-
[7]
Sauf avis contraire, dans la présente étude, toutes les références faites à l’édition du texte latin ainsi qu’à la traduction française de ce traité renvoient à Porphyre, Isagoge, texte grec et latin, traduction par A. de Libera et A.-Ph. Segonds. Introduction et notes par A. de Libera, Paris, Vrin, 1998.
-
[8]
Isagoge, I, 6 ; I, 11 ; II, 14, op. cit., p. 3, p. 4 et p. 9. Cette affirmation doit être comprise au sens où l’individu ne se prédique de rien si ce n’est de lui-même : nous pouvons dire de cet individu qu’est Socrate qu’il est Socrate, mais nous ne pouvons pas l’attribuer à quelque chose d’autre. En la rigueur des termes, à savoir si nous entendons par « prédication » l’acte d’attribuer un prédicable à quelque chose, l’individu ne se prédique pas, puisque le prédicable est ce qui se dit de plusieurs, du moins dans le contexte de l’Isagoge. D’où l’affirmation de Robert Kilwardby au paragraphe 7 de son texte traduit ci-dessous.
-
[9]
Ibid., II, 4-8, p. 5-7. La même idée peut être exprimée en termes méréologiques : l’individu est une partie au regard du tout qu’est l’espèce (ibid., II, 16, p. 9), une partie subjective, comme la tradition interprétative le précisera, en ce sens que le tout universel qu’est l’espèce, embrassant une pluralité d’individus, se prédique de chacun d’eux comme d’un sujet dans lequel il se trouve. L’individu, quant à lui, est indivisible en ce sens qu’il ne peut pas être divisé en parties subjectives, bien qu’il puisse l’être en parties intégrantes. Ainsi, s’il est vrai que Socrate se divise en un corps et une âme et que son corps, à son tour, se divise en ses organes que sont les mains, les pieds, le coeur, la tête, etc., Socrate ne peut pas cependant être divisé en parties subjectives, c’est-à-dire en des entités dont il serait le tout et dont il se prédiquerait comme de sujets en lesquels il existerait.
-
[10]
Ibid., II, 12, p. 8.
-
[11]
Ibid., XIV, 3, p. 21. Il va de soi que ce paramètre ne concerne que les individus de la catégorie de la substance, les individus substantiels, donc, au sens précis de substrats ontologiques porteurs d’accidents.
-
[12]
Ibid., II, 11, p. 8.
-
[13]
Ibid., II, 15, p. 9 ; notre traduction.
-
[14]
Le concept décisif d’une telle thèse est celui de « collectio ». En effet, le marqueur de l’individualité consiste dans l’impossibilité de rencontrer chez plus d’un individu un rassemblement ou une collection de propriétés, et non pas l’impossibilité que l’une ou l’autre de ces propriétés se rencontre chez plus d’un individu, puisqu’il n’est pas impossible que deux individus aient le même lieu d’origine ou le même nom, par exemple. Par ailleurs, l’affirmation de Porphyre laisse en suspens la question, pourtant primordiale, du nombre et de la nature des propriétés que comporte cette collection qui est censée constituer le principe de l’individuation. La scolastique médiévale, en s’inspirant de Boèce, proposera une liste desdites propriétés individuantes : nous la fournirons en lieu opportun, ci-dessous, dans la section des textes traduits.
-
[15]
Ibid.
-
[16]
Cf., ci-dessous, Jean le Page, Super Porphyrium, § 2-5 et §14 ; Robertus Anglicus, Super Porphyrium, § 4-5 et §19 ; Robert Kilwardby, Super Porphyrium, § 1-2 et § 5.
-
[17]
Jean le Page, op. cit., § 1, § 11 et § 13.
-
[18]
Robert Kilwardby, op. cit., § 2.
-
[19]
Robertus Anglicus, op. cit., § 16 et § 22.
-
[20]
Jean le Page, op. cit., § 11-13.
-
[21]
Bien qu’Aristote n’ait jamais formellement écrit que la matière est la cause de l’individuation, certains passages de son oeuvre ont pu servir de support à une telle thèse. Voir notamment, dans ses livres de Métaphysique : V, 6 (1016b32) ; VII, 8 (1034a5-8) ; VII, 10 (1035b27-31) et XII, 8 (1074a33).
-
[22]
À la même époque, chez les théologiens, Albert le Grand et Thomas d’Aquin, chacun avec ses particularités, et les modifications qu’il aura apportées à sa théorie d’une oeuvre à l’autre — ce dont nous ne pouvons évidemment pas traiter dans le cadre de la présente étude —, sont des promoteurs de la thèse de l’individuation par la matière. Pour Albert, voir J. M. G. Hackett, « Albert the Great », dans Individuation in Scholasticism. The Later Middle Ages and the Counter-Reformation, 1150-1650, edited by Jorge J. E. Gracia, Albany, SUNY Press, 1994, p. 97-115, ainsi que M.-D. Roland-Gosselin, « Le principe de l’individualité », dans Le « De ente et essentia » de saint Thomas d’Aquin. Texte établi d’après les manuscrits parisiens. Introduction, notes et études historiques par M.-D. Roland-Gosselin, Paris, Vrin, 1948, p. 89-103. Pour Thomas, parmi une littérature abondante, on consultera avec grand profit M.-D. Roland-Gosselin, « Le principe de l’individualité », dans Le « De ente et essentia » de saint Thomas d’Aquin, op. cit., p. 104-126, ainsi que J. F. Wippel, The Metaphysical Thought of Thomas Aquinas. From Finite Being to Uncreated Being, Washington, The Catholic University of America Press, 2000, p. 351-375.
-
[23]
Robert Kilwardby, op. cit., § 3-4.
-
[24]
Il ne faut pas croire toutefois que le fin mot de l’histoire se trouve dans son Commentaire isagogique. En effet, comme l’a montré P. O. Lewry, dans son Commentaire aux Sentences, datant des années 1250, Kilwardby modifie considérablement sa pensée sur le thème de l’individuation et juge désormais que c’est la forme qui, à titre principal, individue la substance, puisqu’elle détient le rôle actif de déterminer la matière qui la reçoit, de sorte qu’elle produit, avec cette dernière, un individu substantiel en acte. Soulignons que Kilwardby emploie le substantif « signatio » pour désigner cette action de la forme qui individue la matière. Cf. P. O. Lewry, Robert Kilwardby’s Writings on the Logica Vetus, Oxford, 1978 (thèse de doctorat inédite), p. 82-84 et p. 251-254.
-
[25]
Dans la tradition interprétative, Averroès s’est vu attribuer tour à tour une théorie de l’individuation par la matière et une théorie de l’individuation par la forme. Il ne nous appartient pas d’examiner cette question, qui réclame pour elle-même une étude approfondie ; nous nous contentons de renvoyer le lecteur à l’article suivant et aux références qui y sont données : Matteo di Giovanni, « Individuation by Matter in Averroes’ Metaphysics », dans Documenti e Studi sulla tradizione filosofica medievale 18 (2007), p. 187-210.
-
[26]
Robertus Anglicus, op. cit., § 16-18 et § 24.
-
[27]
Cf. D. Piché, Le problème des universaux à la Faculté des arts de Paris entre 1230 et 1260, Paris, Vrin, 2005, p. 206-207.
-
[28]
Robertus Anglicus, op. cit., § 23.
-
[29]
Jean le Page, op. cit., § 11-13. Lors de son enseignement parisien des années 1240, Roger Bacon soutient également la position voulant que la matière et la forme soient co-causes de l’individuation, bien qu’il le fasse en usant d’une conceptualité notablement différente de celle qu’emploie Jean le Page. Selon Bacon, en effet, la matière est la cause principale de l’individuation en tant qu’elle en est l’origine ou la racine ; étant donné qu’il y a identité entre l’individu et ce qui est numériquement un par soi, l’individuation est de l’ordre de la quantité et, à ce titre, elle est une propriété qui découle d’une partie de matière déterminée (« signata »). Quant à la forme, elle est seulement la cause instrumentale, et non principale, de l’individuation. Cf. Roger Bacon, Questiones supra libros Prime Philosophie Aristotelis, éd. R. Steele et F. M. Delorme, Oxford, 1930, p. 228-232. Au sujet de la théorie baconienne de l’individuation, et des modifications qu’elle a connues, depuis les Questiones sur la Métaphysique jusqu’au Communia naturalium, voir J. M. G. Hackett, « Roger Bacon », dans Individuation in Scholasticism. The Later Middle Ages and the Counter-Reformation, 1150-1650, edited by Jorge J. E. Gracia, Albany, SUNY Press, 1994, p. 117-139, ainsi que M.-D. Roland-Gosselin, « Le principe de l’individualité », dans Le « De ente et essentia » de saint Thomas d’Aquin. Texte établi d’après les manuscrits parisiens. Introduction, notes et études historiques par M.-D. Roland-Gosselin, Paris, Vrin, 1948, p. 82-88. Parmi les théologiens de l’époque qui retiennent ici notre attention, Bonaventure se dresse également en tant que partisan de la thèse de l’individuation de la substance par la matière et la forme. À ce sujet, voir P. O. King, « Bonaventure », dans Individuation in Scholasticism, op. cit., p. 141-172, ainsi que M.-D. Roland-Gosselin, « Le principe de l’individualité », dans Le « De ente et essentia » de saint Thomas d’Aquin, op. cit., p. 80-81.
-
[30]
Il ne s’agit là d’un problème que pour un penseur qui, à l’instar de Jean le Page, professe un réalisme immanent en réponse à la question du statut ontologique de l’universel. Pour une présentation de la position que Jean le Page adopte à l’égard de cette question, voir D. Piché, Le problème des universaux à la Faculté des arts de Paris entre 1230 et 1260, Paris, Vrin, 2005, p. 217-224.
-
[31]
Jean le Page, op. cit., § 15. À propos de cette distinction entre « forma partis » (forme de la partie) et « forma totius » (forme du tout), distinction cruciale pour l’ontologie de l’universel et du particulier, voir D. Piché, « La notion de forma totius chez Albert le Grand, ses contemporains et ses sources », dans Ad notitiam ignoti. L’Organon dans la translatio studiorum à l’époque d’Albert le Grand, J. Brumberg-Chaumont (dir.), Turnhout, Brepols, 2013, p. 417-445.
-
[32]
Certains extraits du Prologue au Commentaire isagogique attribué à Jean le Page ont été édités par C. Lafleur, avec la collaboration de J. Carrier, Une figure métissée du platonisme médiéval : Jean le Page et le Prologue de son Commentaire (vers 1231-1240) sur l’Isagoge de Porphyre, dans B. Melkevik et J. M. Narbonne (dir.), Une philosophie dans l’histoire. Hommages à Raymond Klibansky, Paris—Québec, Vrin—Presses de l’Université Laval, 2000, p. 105-160 (p. 142-156 pour l’édition et la traduction française sélectives), ainsi que par D. Piché et C. Lafleur, avec la collaboration de J. Carrier, « The Questiones ante litteram de uniuersalibus of the Scriptum super librum Porfirii (attributed to John Pagus ?) », in The Problem of Universals in the XIIIth Century, G. Galluzzo (ed.), à paraître en 2014. L’introduction à cette édition sélective aborde la question de l’attribution à Jean le Page du Commentaire isagogique contenu dans les manuscrits de Padoue et du Vatican (voir ci-après pour les coordonnées complètes de ces deux manuscrits). Une telle attribution a été remise en question récemment par H. Hansen, John Pagus on Aristotle’s Categories : A Study and Edition of the Rationes super Praedicamenta Aristotelis, Leuven, Leuven University Press, 2012, p. 22*-29*.
-
[33]
Des extraits du Commentaire à l’Isagoge de Robertus Anglicus ont été édités et traduits par D. Piché, Le problème des universaux à la Faculté des arts de Paris entre 1230 et 1260, Paris, Vrin, 2005, p. 263-333.
-
[34]
Nous disposons d’une édition provisoire du Commentaire à l’Isagoge de Robert Kilwardby, qui a été réalisée par P. O. Lewry, Robert Kilwardby’s Writings on the Logica Vetus, Oxford, 1978 (thèse de doctorat inédite).
-
[35]
Nicolas de Paris, l’autre figure incontournable du milieu artien de Paris à cette époque, ne pose pas explicitement la question de la cause de l’individuation dans son Commentaire à l’Isagoge. Il développe toutefois quelques remarques intéressantes lorsqu’il commente le passage où Porphyre fait mention du rassemblement des propriétés par lequel chaque individu est constitué (Isagoge, II, 15, éd. Libera-Segonds, 1998, p. 9). Dans la présente section, nous nous limiterons donc à citer les extraits pertinents de son Commentaire lorsque ceux-ci ont un rapport direct avec l’un ou l’autre des textes que nous éditons et traduisons. Le Commentaire de Nicolas nous est parvenu en deux versions notablement différentes, chacune étant contenue dans un seul manuscrit : Munich, Bayer. Staatsbibl., Clm. 14460, fol. 1ra-20vb, et Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana, lat. 3011, fol. 1ra-11rb. Pour obtenir des informations de nature biobibliographique concernant le maître ès arts Nicolas de Paris (Nicolaus Parisiensis), voir O. Weijers, Le travail intellectuel à la Faculté des arts de Paris : textes et maîtres (ca. 1200-1500). VI. Répertoire des noms commençant par L-M-N-O, Turnhout, Brepols, 2005 (Studia Artistarum 13), p. 191-197.
-
[36]
Puisque nous avons rédigé cet article en vue d’un lectorat plus large que celui formé des seuls médiévistes latinisants, nous avons choisi de ne pas l’alourdir inutilement en lui adjoignant les textes latins. Nous pourrons éventuellement publier ces derniers dans des ouvrages ou des périodiques spécialisés en histoire de la philosophie médiévale.
-
[37]
À savoir dans le texte de Porphyre (Isagoge, II, 15, éd. Libera-Segonds, 1998, p. 9) pour lequel Jean le Page fournira une explication littérale dans une section ultérieure de son Commentaire. Il va de soi que, dans le présent paragraphe, notre artien paraphrase, car si, en Isagoge, II, 15, Porphyre parle de « proprietates » (dans la traduction de Boèce), il ne dit pas qu’elles sont accidentelles, ni qu’elles sont la cause de l’individuation, pas plus qu’il ne mentionne le point de vue du logicien.
-
[38]
Il s’agit ici d’une référence cachée à un passage des Analytiques seconds (I, 31 ; 87b29-33) que la scolastique latine a saisi en un adage (Auctoritates Aristotelis, éd. Hamesse, 1974, p. 319, no 92) : « Singulare est hic et nunc, sed universale est ubique et semper » (« Le singulier est ici et maintenant, mais l’universel est partout et toujours »). La substitution de l’universel par la forme dans la reformulation effectuée par Jean le Page s’explique par sa propre conception de la forme : voir ci-dessous § 15.
-
[39]
Aristote, De generatione, II, 9 (335b29-31, 35). À moins qu’il n’ait eu accès à un texte autrement divisé, la référence que donne Jean le Page est erronée : il s’agit d’un passage du deuxième et non du premier livre du traité d’Aristote.
-
[40]
Porphyre, Isagoge, II, 15, éd. Libera-Segonds, 1998, p. 9. Dans ce passage de son opuscule, Porphyre affirme que « De tels <êtres, à savoir Socrate, ce blanc-ci, etc.> sont appelés individus parce que chacun d’entre eux est constitué de propriétés dont le rassemblement ne sera jamais identique en un autre » (« Indiuidua ergo dicuntur huiusmodi quoniam ex proprietatibus consistit unumquodque eorum quorum collectio numquam in alio eadem erit ») ; Porphyre n’utilise pas l’expression « cause de l’individuation », pas plus que ne le fait Boèce lorsqu’il commente ce texte : cf. Boèce, In Porphyrii Isagogen commentarium editio duplex, editio secunda, éd. Schepps et Brandt (CSEL, 48), 1906, p. 234, 14 sqq.
-
[41]
Aristote, De caelo et mundo, I, 9 (278a10-11). Pour que la thèse qui fait de la matière la cause de l’individuation puisse être soutenue en invoquant la formule — « tout sensible est sensible par sa matière » — que Jean prétend tirer du traité Du ciel, il faut poser une équivalence entre le sensible et le particulier (ou le singulier). Une telle équivalence se lit effectivement dans le texte même d’Aristote (Traité du ciel, trad. C. Dalimier et P. Pellegerin, Paris, GF Flammarion, 2004, p. 141) : « Puisque donc le ciel est sensible, il sera une chose particulière. Car selon nous tout sensible existe dans la matière. » Dans ses Questiones supra libros Prime Philosophie Aristotelis qui sont vraisemblablement liées à son enseignement parisien des années 1240, Roger Bacon inscrit cette même formule au sein d’un argument formellement achevé en faveur de la thèse voulant que la matière soit cause de l’individuation. L’équivalence entre le sensible et le singulier y est explicitement affirmée (éd. R. Steele et F. M. Delorme, Oxford, 1930, p. 229 ; nous traduisons) : « au début <du traité> Du ciel et du monde, <il est écrit que> tout sensible est sensible par sa matière ; mais le sensible et le singulier sont convertibles : donc le singulier ou l’individu est individué par la matière » (« principio Celi et Mundi, omne sensibile est sensibile per suam materiam ; set sensibile et singulare convertibilia sunt, ergo singulare sive individuum est individuum per materiam »). Enfin, un rapprochement peut être fait avec l’affirmation suivante, que l’on trouve sous la rubrique « Commentator » (à savoir, Averroès) dans la section des Auctoritates Aristotelis qui couvre le De caelo et mundo, I (éd. Hamesse, 1974, p. 163, no 43) : « Res est intellectiva per formam et est sensitiva per materiam » (« La chose est intellective par la forme et elle est sensitive par la matière »).
-
[42]
Nous n’avons rien trouvé dans cet ouvrage d’Aristote qui puisse étayer l’affirmation de Jean le Page.
-
[43]
Les deux manuscrits, P et V, donnent ici « intelligibile » (« intelligible ») au lieu de « sensibile » (« sensible »). Nous avons corrigé le texte latin en faveur du terme « sensibile », qui non seulement a du sens dans le présent contexte (contrairement au terme « intelligibile », qui conduit à un contresens), mais, en outre, est supporté tant par la source aristotélicienne de ce passage (De caelo) que par le témoignage contemporain de Roger Bacon.
-
[44]
Aristote, Metaphysica, V, 6 (1016b32-33). Le texte d’Aristote diffère sensiblement de ce que notre artien en tire. Dans la traduction arabo-latine de Michel Scot, version qui est la plus susceptible d’avoir été utilisée par Jean le Page, le texte se lit comme suit (translatio Michaelis Scoti siue « Noua », éd. Venise, t. VIII, fol. 114vI-K) : « Et illa quae sunt unum numero sunt illa quorum materia est una. Et illa quae sunt unum secundum formam sunt illa quorum totalitas est unum. Et quae sunt unum genere sunt illa quorum figura praedicamenti est una » (« Et ces <choses> qui sont quelque chose d’un en nombre sont celles dont la matière est une. Ces <choses> qui sont quelque chose d’un selon la forme sont celles dont la totalité <à savoir, la définition> est quelque chose d’un. Celles qui sont quelque chose d’un selon le genre sont celles dont la figure du prédicament est une <c’est-à-dire, celles qui sont placées sous une même catégorie> »). Le texte des Auctoritates Aristotelis (éd. Hamesse, 1974, p. 125, no 129), qui se rapproche davantage de la citation fournie par notre artien, se lit comme suit : « Eadem numero sunt quorum materia est una, eadem specie sunt quorum forma est una » (« Identiques en nombre sont <les choses> dont la matière est une, identiques en espèce sont celles dont la forme est une »). La paraphrase de Jean — « […] une seule matière continue sous une seule forme […] » — est destinée à mettre en lumière le fait que la forme, et pas seulement la matière, constitue un principe d’individuation.
-
[45]
Le témoin V ajoute : « et de raison ».
-
[46]
Nous traduisons ainsi le syntagme « esse cognitionis », littéralement : « être de connaissance ».
-
[47]
Un autre passage du Commentaire isagogique attribué à Jean le Page va dans le même sens, qu’il convient de citer (fol. 15vb P ; 74ra-rb V) : « […] l’individu n’est pas seulement une substance particulière, mais possède aussi une agrégation (concretionem) d’accidents autour de lui, relativement à notre connaissance. Ainsi, la matière, la forme et ces sept propriétés concourent <à la distinction des individus>. […] La substance de l’individu n’est pas constituée de propriétés, mais l’être cognitif seulement <est constitué de propriétés> ». Concernant la liste des sept propriétés qui permettent de distinguer les individus entre eux, voir, ci-dessous, le § 1 du Commentaire de Robertus Anglicus.
-
[48]
Un extrait du Commentaire à l’Isagoge de Nicolas de Paris est à mettre en parallèle avec les propos du présent paragraphe. Nous le traduisons premièrement d’après la version du manuscrit du Vatican (fol. 7ra-rb) : « <Porphyre> affirme que l’individu est constitué de propriétés dont <le rassemblement>, etc. Mais il est impossible qu’une substance soit produite à partir de non-substances. Or ces propriétés ne sont pas des substances. Donc une substance individuée ne peut pas être produite à partir d’elles. De même, rien n’est constitué par ses accidents. Mais ces propriétés sont des accidents. Donc, etc. De même, quelque chose n’est pas constitué par des principes séparés de sa substance. Quant à ces propriétés, elles sont au nombre de sept, comme le dit Porphyre <il s’agit en fait d’un lieu commun médiéval qui prend sa source chez Boèce ; voir, ci-dessous, le § 1 du Commentaire de Robertus Anglicus> : le temps, la patrie, la lignée parentale, la nomination propre, la forme, la figure et le lieu. Mais le lieu et le temps sont des accidents séparés. Donc, etc. […] Relativement <à cette série d’objections>, il faut dire que l’individu, selon sa substance, n’est pas constitué de ces propriétés, comme il a été prouvé, mais il l’est seulement selon sa notion, selon que nous le distinguons d’un autre <individu> ». Nous traduisons maintenant cet extrait d’après la version du manuscrit de Munich (fol. 10vb et 12rb) : « <Porphyre> affirme que l’individu est constitué de sept propriétés accidentelles, qui sont le lieu, le temps, etc. Mais cela semble faux, parce que <l’individu> n’est pas constitué par des accidents. […] À <cette objection>, il faut répondre que cette proposition : “l’individu est constitué de sept propriétés accidentelles”, comprise au sens absolu, est fausse. Mais elle doit être comprise au sens où l’individu est constitué de propriétés accidentelles du point de vue de la connaissance et de la distinction, mais pas du point de vue de l’être. »
-
[49]
Les deux premiers arguments sont concluants s’ils sont compris au regard de la nature même des choses, au regard de l’être réel, par opposition à la connaissance que nous pouvons avoir des choses.
-
[50]
Nous traduisons « il y a deux sortes de forme » : littéralement le texte donne « duplex est forma », que l’on pourrait traduire également par « la forme est double ». Il convient donc de ne pas « chosifier » les types de forme dont le présent paragraphe fait état. L’idée que promeut notre artien est que, de l’union d’une matière et d’une forme particulières résulte ipso facto une essence intégrale qui est la forme du composé tout entier.
-
[51]
Le suppôt (« suppositum ») est l’individu substantiel. Il est littéralement ce qui se tient sous, ce qui supporte, ce qui offre un substrat ontologique à la nature spécifique. Manière de dire que l’individu substantiel réalise une nature spécifique, lui donne d’exister concrètement dans le réel. Cette nature spécifique, dans l’optique qui est celle de Jean le Page, l’individu la possède en commun avec d’autres substances individuelles (celles qui précisément sont de même espèce que lui).
-
[52]
Cette thèse des deux modalités de la forme représente un trait essentiel de l’ontologie promue par Jean le Page. Un autre passage de son Commentaire isagogique exprime la même idée en des termes différents bien qu’équivalents ; il vaut la peine de le citer (fol. 14ra P ; 72va V) : « […] [I] l y a deux sortes d’acte ou de forme. L’une est la forme propre, qui concerne la matière contrainte par des dispositions propres : un tel acte ou une telle forme s’approprie la matière. L’autre est la forme qui peut s’appliquer à plusieurs suppôts par indifférence : une telle forme est l’espèce ou l’essence, qui est une pour plusieurs. »
-
[53]
Le texte du Commentaire isagogique attribué à Jean le Page, dans les deux témoins manuscrits qui nous l’ont transmis, est accidenté à cet endroit : il manque une partie de la phrase de ce paragraphe que nous avons marqué par la lettre <e*>, et on ne voit pas à quoi il est fait référence avec cette mention d’un premier sens selon lequel la matière est entendue. Peut-être un argument fait-il défaut au début de la question, ci-dessus, qui aurait dû prendre place entre les deux arguments contre la forme <c et d> et celui relatif à la matière <e>.
-
[54]
Porphyre, Isagoge, II, 15, éd. Libera-Segonds, 1998, p. 9. Dans ce passage de son traité, Porphyre se contente d’affirmer que « De tels <êtres, à savoir Socrate, ce blanc-ci, etc.> sont appelés individus parce que chacun d’entre eux est constitué de propriétés dont le rassemblement ne sera jamais identique en un autre » (« Indiuidua ergo dicuntur huiusmodi quoniam ex proprietatibus consistit unumquodque eorum quorum collectio numquam in alio eadem erit »). La liste des sept propriétés qu’énumèrent les artiens des années 1230-1260 se trouve dans les Auctoritates Aristotelis, éd. Hamesse, 1974, no 13, p. 300 : « Et sunt septem proprietates, ut dicit Boethius, scilicet forma, figura, locus, stirps, nomen, patria, tempus. Haec septem propria continet omnis homo » (« Et il y a sept propriétés, comme Boèce l’affirme, à savoir la forme, la figure, le lieu, l’origine, le nom, la patrie, le temps. Tout homme détient ces sept propriétés »). Comme l’indique A. de Libera (op. cit., p. 54-55, n. 64), le second Commentaire à l’Isagoge rédigé par Boèce est la source de ce « topos scolastique », même si, ajouterions-nous, l’heptade des propriétés ne se rencontre pas littéralement dans ce texte : Boèce, In Porphyrii Isagogen commentarium editio duplex, editio secunda, éd. Schepps et Brandt (CSEL, 48), 1906, p. 234, 14 sqq.
-
[55]
On doit comprendre cette exemplification de la majeure au sens où la rationalité, différence spécifique de l’homme au sein du genre animal, est la cause formelle de l’homme en tant qu’homme et, par conséquent, est le principe qui distingue l’homme de tout être qui appartient à une espèce autre que l’homme à l’intérieur du genre animal (a fortiori de tout être qui appartient à un genre autre que le genre animal).
-
[56]
La multiplication et la division dont il est ici question doivent s’entendre en un sens ontologique : la forme cause de multiples choses qui sont ontologiquement séparées les unes des autres ; par exemple, la forme spécifique homme est la cause formelle d’une multiplicité numérique d’êtres humains.
-
[57]
Aristote, Metaphysica, VII, 13 (1039a7).
-
[58]
Il semble que le texte du Commentaire de Robertus Anglicus, tel que nous l’ont transmis ses deux manuscrits, soit lacunaire à cet endroit, puisqu’il avance un nouvel argument, clairement en faveur de l’individuation par la matière, qui est censé être précédé d’un autre argument, étant donné qu’il est introduit par le terme, typique en latin, « item » (« de même »). Or les manuscrits ne fournissent ni argument précédent ni, en amont de celui-ci, une formule de transition qui devrait normalement ouvrir cette nouvelle section argumentative qui est en faveur de la matière comme cause de l’individuation.
-
[59]
Aristote, De caelo et mundo, I, 9 (278a12-15).
-
[60]
Nous rendons par « capacité » le terme « uirtus ».
-
[61]
Nous traduisons le verbe « signare » par « désigner ». Depuis l’étude de M.-D. Roland-Gosselin, « Le principe de l’individualité », dans Le « De ente et essentia » de saint Thomas d’Aquin. Texte établi d’après les manuscrits parisiens. Introduction, Notes et Études historiques par M.-D. Roland-Gosselin, Paris, Vrin, 1948, p. 58-60, nous savons que le lexique médiéval de la désignation (signare, signatum, signatio, etc.), utilisé dans le contexte épistémique du problème de l’individuation, prend sa source principalement dans les traductions latines d’Avicenne.
-
[62]
Cf. Porphyre, Isagoge, II, 4, éd. Libera-Segonds, 1998, p. 5 : « L’espèce est ce qui est prédicable de plusieurs différant par le nombre, relativement à la question : “Qu’est-ce que c’est ?”. »
-
[63]
S’agit-il d’un pluriel de déférence ou y avait-il à l’époque de Robertus Anglicus des maîtres qui, tout comme lui, enseignaient cette doctrine de l’individuation par une puissance ou capacité de la forme ? Nos recherches — que nous ne prétendons pas exhaustives — ne nous ont pas permis de trouver un partisan de cette doctrine parmi les contemporains de notre artien.
-
[64]
Robertus Anglicus fait un jeu de mots en utilisant le syntagme « matière à individuer », dont le second sens est « la matière, sujet de la leçon, qui reste à déterminer, à traiter ».
-
[65]
L’accident par soi, c’est ce qui est propre à une espèce, le « proprium ». Au sens strict, il s’agit d’une propriété qui est convertible avec l’espèce, telle que la capacité de rire (« risibile ») dans le cas de l’espèce humaine. Cette propriété est dite convertible puisqu’elle appartient à l’espèce entière (à tous les particuliers que celle-ci embrasse), à elle seule et en tout temps. Ainsi, par exemple, s’il y a homme, il y a capacité de rire ; s’il y a capacité de rire, il y a homme.
-
[66]
Nous traduisons ici littéralement le syntagme « accidens non per se ». Il s’agit de l’accident au sens d’une caractéristique contingente extrinsèque à la substance, telle que la blancheur de Socrate ; la blancheur peut tantôt échoir à Socrate, tantôt le quitter, sans que celui-ci cesse d’être la substance qu’il est.
-
[67]
La substance-forme, c’est la forme substantielle, c’est-à-dire cette réalité substantielle qu’est la forme en tant que principe intrinsèque de constitution de la substance matérielle. Il faut avoir à l’esprit le passage de la Métaphysique (VIII, 1 ; 1042a26-30) dans lequel Aristote met le concept de substance en rapport avec les notions de matière, de forme et de composé (de matière et forme). Au Moyen Âge, ce passage a pris la forme d’un adage qui affirme que « la substance est triple, à savoir la forme, la matière et le composé » (« Triplex est substantia, scilicet forma, materia et compositum » ; Auctoritates Aristotelis, éd. Hamesse, 1974, p. 131, no 200).
-
[68]
La substance-matière, c’est la réalité substantielle qu’est la matière en tant que principe dont est intrinsèquement composée la substance sensible. Voir la note précédente.
-
[69]
Porphyre, Isagoge, II, 15, éd. Libera-Segonds, 1998, p. 9. Dans ce passage de son traité, Porphyre se contente d’affirmer que « de tels <êtres, à savoir Socrate, ce blanc-ci, etc.> sont appelés individus parce que chacun d’entre eux est constitué de propriétés dont le rassemblement ne sera jamais identique en un autre » (« Indiuidua ergo dicuntur huiusmodi quoniam ex proprietatibus consistit unumquodque eorum quorum collectio numquam in alio eadem erit »). La liste des sept propriétés qu’énumèrent les artiens des années 1230-1260 se trouve dans les Auctoritates Aristotelis, éd. Hamesse, 1974, no 13, p. 300 : « Et sunt septem proprietates, ut dicit Boethius, scilicet forma, figura, locus, stirps, nomen, patria, tempus. Haec septem propria continet omnis homo. » (« Et il y a sept propriétés, comme Boèce l’affirme, à savoir la forme, la figure, le lieu, l’origine, le nom, la patrie, le temps. Tout homme détient ces sept propriétés. ») Comme l’indique A. de Libera (op. cit., p. 54-55, n. 64), le second Commentaire à l’Isagoge rédigé par Boèce est la source de ce « topos scolastique », même si, ajouterions-nous, l’heptade des propriétés ne se rencontre pas littéralement dans ce texte : Boèce, In Porphyrii Isagogen commentarium editio duplex, editio secunda, éd. Schepps et Brandt (CSEL, 48), 1906, p. 234, 14 sqq.