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La juste part est un ouvrage qui fut écrit à l’attention d’un large public, mais qui n’est pas sans soulever certaines questions de fond en philosophie politique — comme en témoignent les excellentes interventions de nos collègues Chavel, Dietsch et Néron — en défendant ce que nous pourrions appeler une conception coopérative de la justice sociale. Notre position n’est pas très éloignée en ce sens des intuitions contractualistes d’un John Rawls, par exemple, selon lequel la société est une entreprise de coopération en vue de l’avantage mutuel, qui se caractérise « à la fois par un conflit d’intérêts et par une identité d’intérêts ». Selon lui, il y a un intérêt commun à maximiser les fruits de la coopération, mais aussi un conflit d’intérêts qui émerge dès lors qu’il est question de la distribution de ce surplus. Comment partager le produit de la coopération sociale ? Qu’est-ce qu’une distribution juste ?

Rawls en fait le point de départ du développement d’une théorie de la justice visant à identifier les principes à adopter pour évaluer les institutions sociales de base et orienter l’action politique. Nous tentons plutôt d’étayer l’idée de coopération et d’en faire ressortir toute l’ampleur, la complexité et la portée afin de mettre à mal la plupart des justifications courantes des inégalités, et conséquemment, de défendre un égalitarisme fort qui ne soit pas fondé seulement en principe.

L’argument de La juste part pourrait se résumer aux points suivants.

Toute richesse est un produit social

Le point de départ de l’ouvrage est un exemple qu’il est peut-être utile de rappeler ici : celui de la fabrication d’un grille-pain. Même le plus banal des produits domestiques, vendu pour quelques dollars en grande surface, dépend pour sa production d’un ensemble extrêmement complexe de facteurs qui relèvent à la fois d’un important héritage collectif et d’une entreprise complexe de coopération sociale. Un grille-pain aurait très peu de valeur si nous n’étions pas les héritiers d’une civilisation qui a inventé le pain et maîtrisé l’électricité. Sa fabrication dépend d’une division du travail et d’une importante spécialisation des techniques et des connaissances : le design, l’extraction des ressources et la fabrication des différentes composantes étant réalisés par des individus aux compétences distinctes et complémentaires. La mise en marché dépend aussi, non seulement d’infrastructures matérielles, notamment de transport, mais d’infrastructures légales et financières, qui permettent entre autres choses d’attribuer un droit de propriété aux parties concernées, et l’échange de biens et services contre de l’argent. Nous ajoutons à ces éléments produits collectivement et nécessaires à la production d’un grille-pain le patrimoine normatif, soit l’ensemble des règles que se donne une société, sans lesquelles la vie sociale en général, et la vie économique en particulier, serait sinon impossible, du moins inefficace et fort pauvre.

De cet exemple nous tirons donc une première conclusion : la personne qui connaît un succès dans le marché, grâce à la vente de grille-pains ou de tout autre bien ou service, est nécessairement redevable à un système de coopération sociale extrêmement complexe. Cette coopération sociale se caractérise par la division du travail, l’interdépendance entre les membres de la société et la transmission dans le temps d’un patrimoine non seulement matériel et symbolique, mais aussi normatif, comme nous le démontrons par le rappel de la place incontournable des normes sociales dans la production coopérative.

Les variations de contributions individuelles sont souvent exagérées

Les inégalités socio-économiques sont parfois interprétées comme le reflet des contributions individuelles à la production de la richesse. Une telle adéquation entre la contribution et le revenu dépend d’une vision pauvre et simpliste de la coopération sociale, et qui est surtout biaisée en faveur de certains types de contributions. Les variations de contributions individuelles à la production de richesse sont certes très difficiles à quantifier, étant donné l’ampleur, la complexité et la portée du système coopératif. Nous suggérons toutefois dans l’ouvrage que l’écart entre les contributions individuelles à la production de richesse est bien moins important que ne le laisse croire le portrait des inégalités socio-économiques actuelles.

Nous nous attaquons ainsi à l’idée selon laquelle les « créateurs d’emplois » ou les « producteurs de richesse » mériteraient leurs gains par leur contribution exceptionnelle à la société, rendue possible grâce à leur talent et leur travail acharné, leurs efforts, les risques qu’ils ont choisi de prendre, etc. Nous tentons ainsi de démontrer qu’à côté des contributions économiques il existe de nombreuses autres formes de contribution qui sont nécessaires à la production de la richesse collective. L’écart de richesse qui se creuse ne saurait s’expliquer par des contributions d’importance extrêmement variée. Il découle plutôt de décisions politico-économiques qui ont permis à certains individus profitant d’une position enviable dans l’édifice coopératif de s’accaparer davantage que leur juste part des fruits de la coopération sociale.

L’accent mis sur l’importance et la complexité de la coopération sociale nous permet de faire la lumière sur la variété des contributions sociales offertes par chacun, sur l’interdépendance de toutes ces contributions, et nous constatons à quel point il est difficile d’avancer qu’en ce qui concerne la production de notre richesse collective certains individus peuvent faire une différence telle qu’elle puisse justifier qu’on leur accorde un revenu annuel de quelques centaines de millions de dollars. Les contributions ne sont pas égales d’un individu à l’autre, mais elles sont malgré tout beaucoup plus égales qu’on ne le croit.

Les déterminants du succès socio-économique : un peu d’inné, beaucoup d’acquis

Insistons tout de suite : le mérite ou le talent individuel joue un rôle dans la détermination du succès individuel. Nous ne sommes pas déterminés par notre environnement, entièrement contraints par les structures sociales. Nous disposons tous de talents naturels qui sont différents en nature et en degré d’un individu à un autre, et cela influence assurément les contributions sociales que nous sommes en mesure d’offrir. Il demeure que ces talents jouent un rôle relativement modeste en comparaison d’autres déterminants lorsqu’il est question d’expliquer le succès (ou l’échec) individuel du point de vue socio-économique.

Encore faut-il les développer. Or le développement de ces talents sera plus ou moins efficace en fonction des possibilités offertes à l’individu, possibilités qui ne sont pas également partagées. À ce titre, les compétences exceptionnelles dont profitent certaines personnes qui ont ainsi accès à des positions sociales avantageuses s’expliquent davantage par un accès privilégié à des ressources offertes par la coopération sociale que par des talents naturels exceptionnels. Avoir notamment accès à des écoles de qualité, à des modèles inspirants, à du financement pour les études, tout cela permet davantage de prédire les succès économiques d’un individu qu’un simple regard sur sa dotation de talents naturels.

Un autre élément à prendre en considération pour expliquer le succès économique d’un individu : le contexte social et économique dans lequel se développent ses talents. Comme nous l’expliquons dans l’ouvrage, les célébrités de l’informatique — Bill Gates, Paul Allen et Steve Ballmer (Microsoft), Steve Jobs (Apple), Eric Schmidt (Novell) et Bill Joy (Unix et Java) — sont toutes à peu près du même âge. Ils doivent bien sûr leur succès en partie à leur talent. Mais pour profiter pleinement de ce talent et de l’explosion informatique causée par l’apparition de l’ordinateur personnel, il fallait être disponible et compétent en janvier 1975. Pas deux ans plus tôt. Pas deux ans plus tard.

Ajoutons à cela qu’un talent ne se traduit en gain économique que s’il y a une demande pour celui-ci. Le talent en informatique des Gates, Allen et consorts n’avait aucune valeur il y a un siècle. Il n’aurait d’ailleurs pas non plus la même aujourd’hui, maintenant que l’offre pour ce genre de talent s’est multipliée de façon phénoménale.

Enfin, des normes de toutes sortes, par ailleurs essentielles à la vie en société, vont favoriser certaines personnes aux dépens des autres. Prenons un autre exemple tiré de La juste part :

Des études ont démontré que si l’on prend deux enfants aux capacités intellectuelles équivalentes, inscrits au même niveau scolaire, mais dont les dates de naissance se situent aux deux extrémités de la date limite pour l’inscription (l’un étant né un an moins quelques jours avant l’autre), on peut s’attendre à ce que le plus jeune ait des résultats jusqu’à 12 % inférieurs. Encore une fois, ce 12 % ne représente pas en soi un avantage substantiel dans la vie. Les employeurs regardent rarement les bulletins de première année du primaire. Cependant, si ce 12 % permet d’être admis dans un programme pour enfants doués, dans un programme international où se trouvent les meilleurs enseignants et surtout les meilleurs élèves, il y a alors fort à parier que cette petite différence au départ représentera en fin de compte un avantage concurrentiel phénoménal ».

p. 65

Sans que l’on nie leur importance, talent et effort ne sont donc pas suffisants pour expliquer l’enrichissement d’un individu. Le succès dépend aussi d’une série de déterminants sur lesquels l’individu a peu ou pas de contrôle, comme le contexte dans lequel ses talents se sont développés, ce qui est en demande sur le marché et nombre d’autres normes sociales qui peuvent favoriser ou désavantager chacun d’entre nous.

La coopération sociale justifie l’égalitarisme

Dans une société démocratique qui refuse toute forme de hiérarchie naturelle entre les citoyens, tout écart de distribution égalitaire de la richesse exige une justification qui soit en phase avec la réalité de sa production. Selon l’argument de la coopération avancé dans La juste part, la personne qui est dans une situation socio-économique privilégiée doit d’abord son sort au fait d’avoir profité plus que les autres de l’entreprise de coopération qu’est la société. Pour nous, cela signifie que la personne riche peut, plus que d’autres, être redevable envers la société. C’est la coopération sociale, qui, d’une part, lui a offert les moyens de développer ses compétences et qui, d’autre part, lui offre un cadre dans lequel il peut les mettre à profit. De ce point de vue, la taxation ne prive pas l’individu du fruit légitime de son travail, mais représente, entre autres choses, une façon de reconnaître l’interdépendance sociale et la relative égalité des contributions de chacun. Puisque ces contributions sont relativement égales, la distribution du surplus coopératif devrait l’être elle aussi.