Disputatio

La métaphysique du sens des choses[Notice]

  • Jean Grondin

Dans un texte célèbre, Descartes dit de la philosophie qu’elle est comme un arbre dont les racines sont la métaphysique. L’idée banale mais anachronique que je cherche à défendre dans Du sens des choses est que cela reste vrai et que, loin d’être un ballast accablant, presque honteux, dont il faudrait à tout prix se délester, comme on se plaît souvent à le claironner aujourd’hui, la métaphysique incarne un héritage que la philosophie et la pensée humaines peuvent s’approprier pour leur plus grand bénéfice. Il pourrait permettre à la philosophie de redevenir ce qu’elle a toujours été, à savoir une écoute vigilante et raisonnée du sens des choses. La philosophie est une science particulière, si bien sûr il s’agit d’une science. Tout dépend assurément du concept de science qu’on veut lui appliquer (et il y a fort à parier que celui-ci proviendra de la métaphysique). Dans le cas de Descartes, il est clair que la philosophie correspond à l’ensemble du savoir, qui comprend la métaphysique, la physique, la mécanique, la médecine et la morale. Cette conception de la philosophie est celle qui a prévalu dans notre tradition intellectuelle jusqu’à la spécialisation des savoirs, au xixe siècle, qui a vu des disciplines comme la physique, la mécanique et la médecine s’émanciper de la philosophie, du tronc de la philosophie, si l’on peut en rester à l’image cartésienne de l’arbre. La philosophie telle que nous l’entendons et la pratiquons depuis un peu moins de deux siècles a conservé, si l’on peut dire, le souci des racines, le souci métaphysique, et celui de ses applications, le souci moral. Les philosophes sont donc aujourd’hui des métaphysiciens ou des moralistes, qu’ils le sachent expressément ou non. L’idée qui s’est un peu perdue lors de cette transformation de la philosophie, c’est que la métaphysique, comprise comme la science des racines, donc des raisons ultimes, servait de fondement à l’ensemble du savoir — et par conséquent à l’idée même d’éducation — et à la bonne conduite de la vie, puisque la morale, les bonnes moeurs, en était la conséquence. Le savoir et l’être humain avaient ainsi des racines métaphysiques et un sens moral. Aujourd’hui, assez bizarrement, on semble être à la recherche d’un savoir qui serait dépourvu d’assises métaphysiques et qui, au nom de l’objectivité scientifique, serait exempt de conséquences morales. Il n’est pas surprenant que ce savoir et cette morale soient en crise. Car ce n’est pas la métaphysique elle-même qui est en crise, mais le savoir et la morale qui prétendraient vouloir s’en passer. Je ne m’intéresserai ici qu’à la métaphysique. Si on peut la considérer comme une science, c’est parce qu’il s’agit assurément d’une « discipline », donc de quelque chose qui s’apprend (discere) et qui nous apprend des choses. C’est à la fois une science ancienne, Parménide, Platon et Aristote en ont fondé le projet, et une science qui ne vieillit pas ou pas beaucoup. Cela se remarque chez les philosophes, nombreux dans notre tradition, qui ont fait de la métaphysique et qui se sont aussi adonnés à des enquêtes scientifiques plus spécifiques et, semble-t-il, plus empiriques. Pensons aux plus grands, Platon, Aristote, Plotin, Descartes, Leibniz, Kant, Schelling ou Hegel : si leurs travaux scientifiques de physique ou de cosmologie n’apprendront à peu près rien aux scientifiques d’aujourd’hui, qui ne leur porteront qu’un intérêt historique, et encore, il n’en va pas de même de leur métaphysique. On lira davantage la Métaphysique d’Aristote, les Méditations métaphysiques de Descartes ou la Critique de la raison pure de Kant que leurs traités du monde ou leurs essais sur les volcans lunaires. Pourquoi en …

Parties annexes