Hommage à Yvon Lafrance, fondateur de Philosophiques

In memoriamYvon Lafrance (1930-2014) ou la passion du savoir[Notice]

  • Jean Grondin

« La passion du savoir » est le titre qu’Yvon Lafrance a donné à l’inspirante autobiographie qu’il a rédigée au cours des dernières années de sa vie, mais qu’il n’a jamais publiée. Homme modeste, trop modeste et, n’étant pas une personnalité publique, il jugeait que sa vie n’intéresserait pas un éditeur sérieux. Cette autobiographie n’en est pas moins l’un des livres plus instructifs et les plus émouvants qu’il m’ait été donné de lire. J’inciterais tous les lecteurs de ces lignes à la lire attentivement en s’en procurant un exemplaire, soit auprès de la bibliothèque de l’Université d’Ottawa, où se trouvent ses manuscrits et ses archives, soit en la téléchargeant sur le site Academia où elle a été déposée, avec l’autorisation de ses ayants droit, après son décès. Le récit passionnant qu’il y fait de sa vie et de notre histoire incarne en effet une épopée de l’émergence récente de la philosophie comme d’une discipline respectable au Québec et au Canada français. Fils d’un épicier de la rue Masson à Rosemont, Yvon Lafrance a atteint les plus hauts sommets de sa discipline. Il a perdu sa mère à l’âge de quatre ans. Il raconte dans son autobiographie qu’il a perdu son père au même moment parce que celui-ci ne s’est jamais remis du décès de sa femme. Comme les hommes de son époque, il était incapable de s’occuper de l’éducation de ses quatre jeunes enfants. Yvon Lafrance a ainsi passé son enfance dans des orphelinats et des pensionnats. C’est là qu’il a cultivé sa passion du savoir, de la culture et de l’histoire. Il a très tôt développé une passion pour la philosophie grecque et plus particulièrement pour Platon, le fondateur de l’idée de la philosophie. À force de détermination et d’études, notamment au Collège de Saint-Laurent, Yvon Lafrance s’est mis dans la tête qu’il voulait devenir un professeur de philosophie. Comment devenait-on professeur de philosophie à la fin des années 40 ? Cela n’était possible qu’en entrant dans les ordres. C’est ainsi qu’Yvon Lafrance fut ordonné prêtre en 1954 (ce fut le destin de plusieurs personnalités marquantes de la philosophie au Canada français) au sein de la communauté des Pères de Sainte-Croix. Il rêvait de faire un doctorat sur Platon, mais il était difficile de préparer une thèse en philosophie grecque au Québec à cette époque, où le thomisme était en fait la seule philosophie qui était pratiquée. Reconnaissant sa passion du savoir, ses supérieurs de la communauté de Sainte-Croix l’ont envoyé à Sao Paolo au Brésil pour y enseigner dans un collège secondaire et y faire son doctorat à l’Universidad Católica de Sâo Paolo, en portugais bien sûr. Il y passa près de dix ans (1955-1964), et sa thèse portait sur la critique platonicienne de la poésie, de la rhétorique et de la sophistique qu’il appelait dans le titre « Les fausses sciences dans la philosophie de Platon ». C’est un titre qui le ferait rougir plus tard, car il commettait l’erreur, dirait-il, de parler de « fausses sciences » chez Platon. C’était néanmoins un titre qui avait de l’audace et qui préparait ses recherches ultérieures sur la conception platonicienne de l’opinion. Ses supérieurs ont jugé que ce chercheur doué et brillant pouvait faire un séjour de recherche « post-doctoral » à la prestigieuse université de Louvain où enseignaient les meilleurs spécialistes de son domaine, dont Yvon Lafrance parlait toujours avec vénération. Nos maîtres de philosophie, disait-il toujours, nous les admirions. Au début de son séjour en Europe, il eut la chance de passer un peu de temps dans un Institut Goethe pour y apprendre l’allemand. À …

Parties annexes