Disputatio

Le « féminisme de la frontière », une heuristique décoloniale[Notice]

  • DELPHINE ABADIE

On ne peut que se réjouir de la publication récente de Décoloniser le féminisme. Une approche transculturelle de Soumaya Mestiri, un des premiers ouvrages de philosophie en langue française à prendre au sérieux l’ambition du « pluriversel » féministe en s’attelant sérieusement à clarifier ses implications normatives. Prenant acte de la coexistence mais aussi de la part d’incommensurabilité des vécus féminins planétaires, le « féminisme de la frontière » entend poser les bases théoriques de la justification à leur solidarité sans pour autant la puiser dans la fausse naturalité d’une sororité universelle. Au-delà du constat de sa faillite actuelle, il s’agit alors de réfléchir aux modalités par lesquelles le dialogue féministe global deviendra possible. Mestiri nous y invite en deux volets. Condition préalable au second, le premier volet déconstructif débusque l’essentialisme raciste à l’intérieur des exposés coloniaux et néocoloniaux sur les femmes, ces avatars qui en sont les héritiers directs tout en se présentant comme radicalement en rupture. Dans un second temps, il s’agit de conceptualiser un nouveau modèle de réciprocité horizontale. Guidée par une vigilance constante du risque de cooptation maternaliste du féminisme dominant, la « démocratie transculturelle » fait du carrefour, du croisement, le lieu d’énonciation sociale des combats de femmes, une situation épistémique ayant dans sa mire la conversation entre discours mainstream et ceux « de la marge », dans une sorte de rhizome sans centre ni périphéries. Malgré la robustesse de ce programme, entre le procédé annoncé par le féminisme de la frontière et la démonstration argumentée dans les chapitres de l’ouvrage, le projet de Soumaya Mestiri nous a semblé par moments ne pas aller au bout de ses intuitions. En cause, l’indétermination définitionnelle ou l’emploi équivoque de certaines notions dont celles, particulièrement centrales, de « colonialité du pouvoir » et de « colonialité du genre », dont le risque est une violation des limites de la compétence que la programmatique féministe-de-la-frontière s’est elle-même donnée. La notion de « colonialité du pouvoir » a été développée dans les travaux d’auteurs latino-américains du courant des études décoloniales, que l’autrice cite sans en expliciter pour autant sa propre lecture, ni en critiquer les aspects les plus problématiques. La « colonialité du pouvoir » permet l’examen symptomatique des structures coextensives de pouvoir (classe, race, genre, sexualité, etc.) dont l’origine et la nature remontent à l’époque moderne/coloniale, lesquelles subsistent malgré les décennies écoulées depuis l’accession aux Indépendances. Le secret de cette pérennité repose en grande partie sur un mécanisme épistémique par lequel les connaissances non occidentales ont été et continuent d’être ignorées, minorées (racisées) ou récupérées dans une structure d’énonciation qui ne reconnaît comme pertinente que la parole du centre. L’une des originalités de l’ouvrage de Soumaya Mestiri repose sur son ambition d’aborder, du même élan, les deux visages de la colonialité du pouvoir en études féministes, soit d’une part : l’impérialisme passé et actuel de la pensée féministe occidentale, laquelle refuse d’admettre les vécus, les revendications et les blâmes formulés par les women of color ; mais aussi, d’autre part, sa face invisibilisée, celle de l’inversion d’une structure et d’une épistémologie coloniales par ces métaphysiques de l’authenticité qui reconduisent les essentialismes, que ce soit dans une sorte de revivalisme de la tradition ou dans le geste de valorisation spéculaire d’une « femme » qui corresponde en tout point à la face négative des stéréotypes coloniaux. Que ce soit en somme la lecture islamiste, celle du féminisme musulman laïque ou de la femme du Kazanistan rawlsien, ces discours ne font que reconduire « à l’envers » l’autorité des discours racistes avec lesquels ils prétendent pourtant rompre. Il nous a semblé …

Parties annexes