Disputatio

Penser les relations internationales d’un point de vue féministe[Notice]

  • Ryoa Chung

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Le brillant ouvrage de Soumaya Mestiri, Décoloniser le féminisme. Une approche transculturelle (Paris, Vrin, 2016), ne s’inscrit pas comme tel dans le champ des théories des relations internationales en science politique, ni dans le domaine des théories de justice globale en philosophie politique contemporaine. Mais dans la mesure où les travaux de Mestiri portent sur la nécessité de décoloniser les discours féministes dominants qui prétendent à une portée universalisable et dans la mesure où l’auteure développe une approche qui se veut « transculturelle » en travaillant le concept de frontière, il va de soi que les lecteurs intéressés à la fois par les questions philosophiques inhérentes au féminisme et aux enjeux éthiques en relations internationales y trouveront matière à réflexion. Dans ce monde affligé par la violence des rapports de pouvoir entre les États, les populations, les groupes sociaux et les individus, il est impératif de penser la condition des femmes afin d’avoir une compréhension plus exhaustive des modalités contemporaines des inégalités historiques qui ont configuré l’ordre international. Il s’agit d’une affirmation qui repose à la fois sur des observations empiriques ainsi que sur des raisons méthodologiques et épistémologiques. D’un point de vue empirique, l’étude des conditions d’existence des femmes à travers le monde donne des indications plus précises au sujet des inégalités socioéconomiques à l’échelle internationale. Suivant les travaux de l’économiste A. Sen, pour ne citer que cet exemple mieux connu en philosophie politique, elle permet de mieux comprendre, au-delà de la comparaison du PNB entre les pays, la redistribution des ressources au sein d’une population du point de vue des individus les plus démunis qui sont généralement des femmes et leurs enfants à charge. L’étude des conditions d’existence des femmes permet également de capter des indices plus raffinés de discriminations sociales en pénétrant plus facilement dans la sphère domestique, dans l’économie informelle et dans le monde plus obscur des formes de violences genrées et racisées qui se déploient en arrière-fond de la séparation entre sphère publique et sphère privée. D’un point de vue épistémologique, les perspectives féministes de recherche impliquent des points de vue sur le monde qui enrichissent notre savoir (pour emprunter la notion à la riche littérature de la standpoint theory). Par « perspectives féministes », j’entends de manière très générale des angles d’analyse qui s’intéressent aux problématiques sociales genrées et qui les identifient explicitement comme constituant des injustices lorsqu’il s’agit de discriminations moralement arbitraires. Ces perspectives féministes permettent d’identifier des formes d’injustices et d’oppression épistémiques (pour emprunter le terme à K. Dotson) qui déterminent les angles morts des paradigmes dominants. Force est de constater que les dimensions genrées et racialisées des relations internationales demeurent généralement sous-conceptualisées dans les approches dominantes en science politique et en philosophie politique occidentales. Une des contributions les plus importantes des travaux de Mestiri consiste certainement à présenter des dissensions épistémiques qui donnent à penser. En dépit de l’intérêt remarquable que représentent les chapitres II, III et IV qui portent plus spécifiquement sur les représentations problématiques de la femme arabe, sur les enjeux liés au féminisme musulman occidental et sur l’examen fascinant de la révolution tunisienne d’un point de vue féministe, l’expertise nous manque pour pouvoir offrir des remarques critiques approfondies. C’est donc sous l’angle plus particulier de l’éthique des relations internationales, qui constitue davantage notre champ de recherches, que ce commentaire critique mettra l’accent sur certains chapitres en particulier, soit les chapitres I, V et VI. Au risque de reconduire une vision partielle des thèses de l’auteure, une certaine trame argumentative permet de relier les trois chapitres identifiés de manière fluide. Notre propos consistera à indiquer les perspectives …

Parties annexes