Disputatio

Féminisme et postcolonial : quel projet pour la critique ?[Notice]

  • Julie Saada

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Les théories postcoloniales et le féminisme constituent des domaines entiers de la philosophie contemporaine. Ils sont aussi l’objet de controverses, scissions, déconstructions et reconstructions qui marquent un renouvellement de la théorie critique. Avec Décoloniser le féminisme, Soumaya Mestiri offre une perspective théorique et conceptuelle dont la particularité est de confronter les catégories philosophiques aux contextes de domination, de les mettre à l’épreuve de situations singulières et d’inclure les discours d’acteurs dont les expériences situées sont prises au sérieux, tout en les inscrivant dans un projet normatif. Car la perspective critique forte est salutairement articulée à un projet reconstructif qui entend renouveler le lien entre approche empirique et perspective normative en philosophie. L’un des apports précieux de l’ouvrage réside dans les références mobilisées. Soumaya Mestiri fait entrer dans le débat philosophique — on peut saluer au passage le choix éditorial engagé — des auteurs relativement peu connus du féminisme, de la théorie critique, de l’histoire littéraire ou herméneutique de l’Islam, ou encore des débats tunisiens de l’après-Révolution. De tels apports mériteraient de faire l’objet d’une nouvelle publication, sous la forme d’une anthologie ou d’une présentation systématique, non seulement parce qu’ils permettraient de mieux saisir les perspectives philosophiques riches, pointues, exigeantes, que développe Soumaya Mestiri, mais aussi parce qu’en eux-mêmes ils favoriseraient et renforceraient la pluralité des sources intellectuelles au sein de la philosophie critique. Le titre de l’ouvrage indique que ce dernier s’inscrit dans une perspective normative déterminée : « décoloniser » le féminisme requiert un geste critique au sein de la critique elle-même, qui montre la manière dont la critique (féministe) peut véhiculer des concepts, des postures théoriques et produire des effets anti-critiques dès lors qu’elle s’inscrit dans un programme occidentalo-centré qui reproduit les dominations coloniales au-delà des décolonisations des années 1960 et assure le maintien de hiérarchies structurelles, notamment portées par un concept d’universel. Parce que le féminisme majoritaire conteste les dominations de genre tout en prétendant dépasser les dominations sous la forme d’une émancipation pensée pour toutes et tous, il n’émanciperait en réalité que certaines femmes et ce, au prix de la subordination des autres. Somme toute, et pour résumer de façon réductrice — eu égard à la complexité et à la finesse des arguments déployés par l’auteure — les femmes occidentales ont gagné leur émancipation au prix de la subordination des femmes indigènes. L’universel est ainsi le nom d’une pensée blanche, laïque, d’une vision impériale de la femme dont le corollaire est l’orientalisation des autres femmes, que conteste et déconstruit Soumaya Mestiri dans un double horizon politique et épistémologique. La déconstruction menée par l’auteure porte autant sur le féminisme « majoritaire » qui occulterait son propre échec que sur la pensée libérale incarnée par Rawls, sur les théories de l’empowerment et leurs usages dans le tiers-monde, ou sur le féminisme musulman qui aurait failli à proposer une solution décoloniale au féminisme laïc alors même que l’une des sources majeures auxquelles on attribue la subordination des femmes musulmanes, le Coran, pourrait être interprétée dans un sens égalitaire, distinct des discours essentialistes de la complémentarité. Toute une tradition de littérature érotique en Islam, soutient l’auteure, affirme d’ailleurs l’égalité sexuelle et permettrait de balayer les clichés sur l’islam réduit au statut qu’il confère aux femmes. Féminismes alternatifs (Sarah Song, Fatima Mernissi) et libéraux sont renvoyés dos à dos dès lors qu’ils échouent à penser la différence tout en reproduisant les structures hégémoniques. Sur le plan normatif, Soumaya Mestiri défend un « différentialisme bien compris » (p. 84), modalité de l’égalité et lié à la solidarité, qui porte les voix des récits subalternes ou « indigènes » dans …

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