Corps de l’article

1. Trouble dans l’identité de genre : le sujet cis-centré du féminisme

En 1990, la philosophe Judith Butler publiait Gender Trouble : Feminism and the Subversion of Identity, un ouvrage célèbre traduit en 2005 sous le titre de Trouble dans le genre : le féminisme et la subversion de l’identité. Butler interrogeait la catégorie femmes au fondement des mouvements/études féministes, à l’aide d’une généalogie foucaldienne et d’une « critique interne[1] », afin d’en déceler les effets exclusifs et de dénoncer les nouvelles formes de violences épistémiques que produisait cette catégorie identitaire centrale dans l’agenda politique féministe. Elle soulignait notamment son caractère hétérocentré qui avait relégué les lesbiennes aux marges du féminisme. Le titre du présent article, « Trouble dans l’identité de genre : le transféminisme et la subversion de l’identité cisgenre », dans l’esprit de la fanfiction, redéploie le titre de cet ouvrage en y ajoutant des adjectifs ([identité de] genre ; identité [cisgenre]) qui, pourrais-je dire, à l’instar d’Ann Braithwaite et de Catherine M. Orr[2], restent invisibles tant dans le titre du livre de Butler que dans ceux d’autres ouvrages féministes et qui, malgré leur invisibilité, hantent les cadres méthodologiques, épistémologiques et politiques des réflexions féministes depuis leur émergence. Braithwaite et Orr utilisent des exemples simples mais percutants de ces « adjectifs invisibles » qui traversent les champs de savoirs et les pratiques (linguistiques) quotidiennes, qu’il s’agisse du mariage (l’adjectif invisible étant hétérosexuel, en opposition au mariage gai explicité), de certaines professions comme celle de docteur (l’adjectif invisible étant homme puisque l’on précise lorsqu’il s’agit d’une femme docteur), ces « adjectifs invisibles » dénotent des « identités non marquées »[3], c’est-à-dire les identités des groupes dominants, vues comme naturelles, universelles et normales, en opposition aux identités marginalisées/marquées, vues comme non naturelles, particularistes et anormales. Ces processus de naturalisation et de normalisation des identités dominantes sont aux fondements de ces « adjectifs invisibles » ; si l’on précise que l’on parle du mariage gai, c’est parce qu’il y a, dans son acception régulière, hétérosexuel, une présomption invisible qui a pour effet paradoxal à la fois de rendre (hyper)visible les unions non hétérosexuelles, à travers une lunette particulariste, mais aussi de les rendre invisibles à travers la normalisation des unions hétérosexuelles. La mise en lumière de ces « adjectifs invisibles », comme le montrent Braithwaite et Orr, a d’importantes répercussions dans nos champs de savoir :

Ce qui ressort de cet exercice de dévoilement des adjectifs invisibles, c’est que toutes tentatives visant à rendre visible un groupe de personnes précédemment invisible impliquent plus que la simple insertion des groupes marginalisés dans les histoires universalisantes du passé. Et cette prise de conscience nous a conduits à penser le savoir de manière différente, ainsi que ce qui a fait office de savoir, et l’endroit où et la manière par laquelle le savoir peut être découvert[4][5].

Si la mise en exergue de ces « adjectifs invisibles » constitue une tâche importante au sein des études anti-oppression, incluant les études féministes et de genre, ces champs du savoir sont toujours marqués par des angles morts troublants par rapport à certaines catégories dominantes pour lesquelles ce travail de visibilisation des identités non marquées demeure incomplet. En études féministes et de genre, particulièrement dans la francophonie, c’est le cas des identités cisgenres/cissexuelles (ou cis)[6]. Il importe de préciser d’emblée que cette occultation des enjeux trans* à travers les normes cis se retrouve dans tous les champs disciplinaires. Le cas des études féministes et de genre sur lequel se concentre cet article n’est ainsi qu’un cas parmi tant d’autres, mais qui est d’autant plus problématique puisque ce champ d’études s’intéresse aux enjeux de genre trop souvent sans même débusquer les présomptions cis qui marquent leur objet d’analyses. Qui plus est, bien que cet essai s’attarde au cas des études féministes et de genre, les implications des réflexions proposées ici, notamment dans la dernière section de cet article, touchent un ensemble de disciplines, dont la philosophie féministe, en soulevant des enjeux éthiques et épistémologiques au regard de la place des études trans dans les milieux universitaires.

En paraphrasant le titre de Butler, la mise en lumière des « adjectifs invisibles » permet de rendre visible le caractère cis-centré du féminisme, où les identités cis sont la norme et tenues pour acquises, vues comme fondements du féminisme et définissant le genre. À moins d’une précision, lorsque les féministes réfèrent au genre, elles ne parlent aucunement de l’identité de genre (cis/trans*[7]), mais des genres masculins/féminins, et ceux-ci, à moins qu’ils soient identifiés comme trans*, sont « naturellement » compris comme cis. La mise à jour des adjectifs cis invisibles dans les travaux féministes permet, comme le précisent Braithwaite et Orr, de déstabiliser l’identité cis universelle comme fondement du féminisme pour promouvoir d’autres visions du monde :

Conséquemment, prendre conscience de ce qui a été invisible (et des personnes qui l’ont été) signifie aussi se préoccuper de ce qui est vu comme naturel, universel, et dominant (et des personnes qui sont vues comme telles), et, par défaut, de ce qui est considéré comme biaisé et partisan, et donc de ce qui est aussi nié (et des personnes qui sont ainsi considérées). En situant le savoir dans le monde, nous pouvons à la fois ébranler ses chances d’être pris pour acquis et utiliser ces nouvelles perspectives pour comprendre, parler, et possiblement agir dans le monde de manière différente[8].

L’ajout du préfixe « trans » dans la formulation « le [trans]féminisme et la subversion de l’identité cisgenre » représente l’une de ces visions permettant d’envisager les analyses féministes et de genre sous un nouvel angle inclusif des personnes trans* et favorisant un renouvellement des approches féministes au plan méthodologique, épistémologique et politique.

Cet essai adopte une approche multi-méthodologique, c’est-à-dire une approche qui, fondée sur une analyse théorique, n’en recourt pas moins à des données provenant de recherches quantitatives et qualitatives menées par d’autres chercheur.e.s, des données quantitatives recueillies pour cette recherche et des éléments factuels collectés à travers différentes listes de discussion trans*, et tirés de ma propre expérience en tant que personne trans universitaire oeuvrant en études féministes et de genre (auto-ethnographie). La thèse défendue est que le féminisme s’est non seulement construit comme champ d’études en reléguant à la marge plusieurs personnes, telles que les femmes racisées, socio-économiquement défavorisées, lesbiennes, âgées, intersexuées ou handicapées, mais s’est aussi constitué à partir d’une cisgenrenormativité[9], excluant les sujets trans* et produisant des analyses du genre se concentrant principalement sur les réalités cis. Si cette présomption cis du genre commence à être remise en question par les féministes anglophones, comme en témoigne la multiplication récente des travaux transféministes[10], les féministes francophones, à quelques exceptions près de personnes s’identifiant comme trans* et féministes[11], semblent embourbé.e.s dans une cisgenrenormativité qui demeure invisible. Cette exclusion des personnes trans* se reflète dans les équipes de recherche traitant des enjeux trans*, dans les programmes et les cours en études féministes et de genre, dans les publications, pour ne nommer que ces éléments. La question au coeur de cet essai est : quelles sont les barrières systémiques empêchant le décentrement du sujet cis-centré du féminisme universitaire francophone canadien et contribuant à l’exclusion des personnes trans* ? L’objectif de cet article est de procéder à une analyse descriptive de ces obstacles structurels, tout en offrant des pistes de solution, notamment à travers une approche transféministe, pour pallier ces limites. Mon but n’est pas de viser spécifiquement des départements, programmes d’études ou équipes de recherche, mais de mettre en lumière la dimension structurelle de la cisgenrenormativité qui traverse l’ensemble des institutions universitaires et groupes de recherche au Canada, notamment dans la francophonie, empêchant les personnes trans* spécialisées dans les enjeux trans*, à travers un phénomène de plafond de verre, d’être intégrées dans le monde universitaire et ses strates supérieures. Cet article invite toutes les personnes oeuvrant dans le milieu universitaire à développer des pratiques trans-inclusives et redresser les inégalités systémiques dont souffrent les personnes trans*, notamment en études féministes et de genre.

Pour ce faire, cet article est divisé de manière tripartite. La première partie brosse un portrait de la cisgenrenormativité dans l’enseignement et la recherche universitaires à l’échelle canadienne. La deuxième propose une étude de cas, celle du contexte francophone canadien, pour illustrer la quasi totale absence des enjeux trans* dans l’enseignement et les travaux féministes, et ce, malgré un intérêt croissant des étudiant.e.s pour ces questions. Dans cette section, je démontre que le paradoxe entre l’intérêt croissant des étudiant.e.s et l’absence de personnes trans* spécialisées dans ces enjeux comme professeur.e.s dans les universités est rendu possible à cause de l’exploitation du travail gratuit et invisible des personnes trans*. La troisième partie, qui conclut l’article, déploie une approche transféministe et sa notion de trans-ing pour troubler le cis-centrisme des études féministes et de genre et perturber les divisions (sectarismes) disciplinaires contribuant à la marginalisation des personnes trans* dans le milieu universitaire.

2. La cisgenrenormativité dans l’enseignement et la recherche universitaires

La cisgenrenormativité qui règne dans l’enseignement et la recherche universitaires au Canada reflète celle qui prévaut dans nos sociétés. Les personnes trans* vivent d’importantes formes de discrimination, notamment dans la sphère de l’emploi. Une récente étude effectuée aux États-Unis comprenant près de 28000 personnes trans* indique qu’une majorité d’entre elles vivent des formes de violence allant des violences physiques, psychologiques et sexuelles, aux violences institutionnelles, en passant par des violences économiques :

Les résultats démontrent des disparités économiques importantes entre les personnes transgenres de l’étude et la population américaine. Près d’un tiers (29 %) des personnes interrogées vivaient dans la pauvreté, comparativement à 14 % de la population américaine. Le taux de chômage des personnes interrogées estimé à 15 % — trois fois plus élevé que le taux de chômage de la population américaine au moment de l’étude (5 %) — est probablement un facteur majeur contribuant au taux élevé de pauvreté[12].

Les données canadiennes sont similaires : Shelley note que certaines études rapportent que jusqu’à 40 % des personnes trans* sont sans emploi[13] et Bauer et Scheim, qui ont réalisé la plus importante étude quantitative auprès des populations trans* canadiennes (433 sujets), montrent que plusieurs personnes trans* sont congédiées, non embauchées, et quittent ou déclinent certains emplois car leur sécurité est compromise :

Parmi les personnes trans ontariennes, 13 % ont été congédiées parce qu’elles sont trans (15 % d’autres trans ont été congédiées, et croient que c’est probablement parce qu’elles sont trans). Parce qu’elles sont trans, 18 % se sont vu refuser un emploi ; 32 % d’autres personnes trans suspectent que c’est la raison pour laquelle elles se sont vu refuser un emploi. De plus, 17 % ont refusé un emploi pour lequel elles avaient postulé et qu’on leur a offert, parce qu’il n’offrait pas un environnement de travail sécuritaire et ouvert aux personnes trans[14].

Les conséquences de telles discriminations en emploi sont lourdes puisqu’elles enclenchent un cycle de pauvreté et d’exclusions sociales dont il devient difficile de sortir. Ces statistiques sont d’autant plus choquantes qu’une majorité de personnes trans* sont qualifiées pour travailler :

Les résultats du projet Trans PULSE montrent qu’alors que 71 % des personnes trans possèdent au moins un diplôme collégial ou universitaire, environ la moitié d’entre elles gagnent 15000$ par an ou moins. À la lumière de cela, nous cherchons à mieux comprendre les barrières à l’emploi spécifiques auxquelles font face les personnes trans ontariennes […][15].

Les femmes trans* sont particulièrement vulnérables à cause de l’enchevêtrement du sexisme et du cisgenrisme (ou « cissexisme[16] ») : lorsqu’elles ne sont pas congédiées ou qu’elles ne se voient pas refuser des emplois, leur salaire, comme celui des autres femmes, est affecté. À partir de leur étude quantitative, Schilt et Wiswall concluent : « En devenant femmes, les femmes trans subissent des pertes importantes quant à leur rémunération horaire[17]. » Plusieurs personnes trans* témoignent de ces discriminations, comme Lalla Kowska-Régnier, qui a été congédiée et a vu son salaire décroître à la suite de sa transition : « J’ajoute que mes projets professionnels ont été interrompus notamment du fait que mes exfuturs employeurs ont eu connaissance de ma transition […]. D’ailleurs aujourd’hui, depuis que je me suis fait virer […] mes revenus ont été divisés presque par 3… et je reste dans une situation assez précaire[18]. »

Le monde universitaire n’est qu’un reflet de nos sociétés. Il est traversé par les mêmes -ismes (hétérosexisme, racisme, colonialisme, capacitisme, cisgenrisme, etc.) qui façonnent ses structures et modes de fonctionnement. Il est ainsi possible de penser que les discriminations que vivent les personnes trans* en emploi se retrouvent au sein des universités[19]. Bien que nous ne disposions d’aucune donnée quantitative sur les discriminations vécues par les personnes trans* tentant d’obtenir des postes de professeur.e.s dans les universités canadiennes, je démontrerai dans les pages suivantes que les personnes trans* professeur.e.s sont sous-représentées, une réalité liée aux discriminations cisgenristes. Si plusieurs chercheur.e.s trans* dans les universités travaillent dans des champs aussi variés que la biologie, l’économie ou la communication, certain.e.s d’entre elles, de façon similaire à d’autres personnes marginalisées, choisissent de se spécialiser dans les questions touchant leurs identités et leurs oppressions. Ces personnes trans*, spécialistes des questions trans*, n’occupent pourtant que huit postes[20]dans l’ensemble des départements des universités canadiennes. À l’heure des nouvelles lois à propos des droits trans*, des transformations des politiques publiques et institutionnelles à leur sujet, notamment dans les universités, et d’une présence accrue des personnes trans* dans la sphère sociale et médiatique, il est choquant de constater qu’en 2017, seulement huit personnes auto-identifiées comme trans* spécialisées dans ces enjeux occupent des postes permanents de professeur.e.s dans tout le Canada.

Les notions chères aux féministes de discrimination directe et indirecte peuvent éclairer cette absence de spécialistes trans* dans les universités. Nous avons la preuve que des personnes trans* dans certains secteurs sont congédiées ou non embauchées à cause de leur identité, et il s’agit là de discrimination directe. Néanmoins, comme les féministes le soulignent, la discrimination indirecte est omniprésente et souvent plus difficile à prouver[21]. Le fait, par exemple, que certaines femmes aient des curriculum vitae moins étoffés que leurs homologues masculins puisqu’elles assument une grande part du travail gratuit et invisible dans la sphère privée n’a pas été interprété, pendant plusieurs décennies, comme une forme de discrimination indirecte et un facteur les empêchant d’accéder aux postes universitaires. La mise en place des programmes de discrimination positive a eu pour effet de rectifier ces inégalités systémiques et de considérer, par exemple, le temps que les femmes doivent investir lorsqu’elles ont des enfants et qui se répercute sur leur carrière[22]. Comme je le démontre ailleurs[23], plusieurs personnes trans* vivent une temporalité particulière et des retards dans leur carrière imputables aux chirurgies, aux convalescences, aux visites régulières chez les médecins, aux démarches de changement d’identité civile, etc., mais ces retards ne sont jamais comptabilisés dans les processus d’embauche. Or, maintes personnes trans* qui ont eu des grossesses soutiennent que ces éléments peuvent être comparés à des grossesses pour ce qui est du temps. Raewyn Connell parle d’ailleurs du « travail de transition » et du temps qu’il exige[24]. À cela s’ajoutent les violences en milieu éducatif que vivent les personnes trans* qui les amènent parfois à abandonner leurs études, de même que les difficultés financières qu’elles rencontrent à cause des discriminations économiques[25] et qui empêchent certaines personnes trans* de poursuivre un cheminement universitaire et de postuler certains postes.

Par ailleurs, les lois canadiennes d’équité en matière d’emploi dénombrent quatre groupes dont les situations sociales d’oppression ont empêché leur pleine participation en emploi : les personnes autochtones, les personnes issues de minorités visibles, les personnes handicapées, et les femmes[26]. Peut-être qu’avec l’arrivée de nouvelles législations, comme le projet de loi C-16 (loi modifiant la Loi canadienne sur les droits de la personne et le Code criminel), les personnes trans* seront ajoutées aux groupes discriminés, mais ce n’est pas le cas actuellement. Ainsi, la majorité des universités canadiennes, même lorsqu’elles prennent au sérieux les inégalités vécues par ces quatre groupes et mettent en place des procédures pour identifier ces personnes lors des processus d’embauche — ayant postulé une quarantaine de postes cette année, je confirme que près de la moitié des universités n’ont jamais envoyé de formulaire d’auto-identification pour ces quatre catégories alors qu’elles prétendent souscrire aux principes d’équité en matière d’emploi —, n’incluent néanmoins pas l’identité de genre parmi les catégories pouvant avoir un impact négatif sur la carrière, ce qui est pourtant le cas. Prenons l’exemple suivant : parmi les quelques universités auxquelles j’ai postulé et qui m’ont envoyé un formulaire d’auto-identification, j’ai dû choisir entre la catégorie homme ou femme. Comme je suis légalement un homme, j’ai coché homme, mais ce choix efface les 27 années que j’ai vécues sous une identité de femme et qui ont façonné la personne que je suis et ma carrière (exemple : les possibilités que j’ai eues ou non en tant que femme)[27]. Bref, ce choix occulte le sexisme vécu durant ces décennies, en plus de ne pas reconnaître les effets combinés du cisgenrisme et du sexisme. Ne s’agit-il pas là d’un double standard ? Deux personnes ayant vécu un sexisme systémique pouvant affecter négativement leur carrière postulent un emploi, et l’une des personnes (femme cis) est ciblée par les mesures de discrimination positive alors que l’autre personne (homme trans assigné femme à la naissance) ne peut se prévaloir de ces mesures en plus de ne pas pouvoir indiquer les obstacles structurels cisgenristes nuisant à sa carrière.

La discrimination indirecte ne se limite pas à l’absence de considération du cisgenrisme dans les processus d’embauche et à l’absence de mesure de discrimination positive envers les personnes trans* dans les lois d’équité en emploi ; elle agit aussi sur le plan épistémologique dans les universités, c’est-à-dire sur le plan des savoirs considérés valables et scientifiques[28]. La discrimination indirecte peut ainsi résulter de choix départementaux à première vue neutres et objectifs (détermination des champs de spécialisation et d’embauche, des cours et séminaires enseignés, etc.), mais qui sont fortement orientés par les -ismes susmentionnés, dont le cisgenrisme. Pour illustrer cela, j’utiliserai l’exemple suivant : lorsque les premières féministes universitaires ne se faisaient pas embaucher alors qu’elles avaient parfois des dossiers équivalents ou supérieurs à ceux de leurs collègues masculins, ce n’était pas nécessairement parce qu’elles étaient des femmes (discrimination directe), mais aussi parce que les sujets dont elles traitaient (les femmes et le féminisme) étaient vus comme particularistes en comparaison des sujets dits universels des recherches de leurs collègues hommes[29]. Bref, il semblait plus important dans les années 1970-1980 (et c’est encore souvent le cas) d’embaucher dans un département un cinquième spécialiste de la sociologie de la culture plutôt qu’une première spécialiste du genre. L’histoire de ces discriminations indirectes se répète envers d’autres personnes marginalisées, notamment les personnes trans* : bien qu’il y ait un intérêt croissant de la part des étudiant.e.s pour les enjeux trans*, les champs de spécialisation autres que ceux qui portent sur les enjeux trans* sont considérés en priorité lors des processus d’embauche (comme le montre le fait que seules huit personnes trans* spécialisées dans ces enjeux occupent des postes au Canada), alors que ces départements ont souvent déjà quelques spécialistes du champ dans lequel ils embauchent. Autrement dit, le fait de privilégier un champ de spécialisation, plutôt que d’être vu comme une forme de discrimination indirecte découlant d’un système concret, idéologique et normatif cis-centré, est souvent perçu comme une préférence départementale.

Certaines personnes pourraient contre-argumenter que les populations trans* représentent une infime partie de la population canadienne. Or, si l’on considère les statistiques récentes, les personnes trans* représenteraient environ 0,5 % de la population[30]. À titre comparatif, les personnes incarcérées au Canada représentent 0,14 % (139/100000)[31]. Les personnes trans* sont donc quatre fois plus nombreuses que celles incarcérées. Pourtant, les départements canadiens de criminologie sont très gros en ce qui concerne le corps professoral. Parmi les centaines de professeur.e.s de criminologie, plusieurs se spécialisent dans les prisons et l’incarcération, et personne ne remet en question le fait qu’il s’agit d’un groupe minoritaire qui constitue une plus petite partie de la population que la population trans*. Je ne critique pas le nombre (plusieurs centaines à l’échelle canadienne) de criminologues et experts universitaires spécialisé.e.s dans les prisons et l’incarcération, qui représentent des sujets importants (les personnes trans* ont d’ailleurs un taux d’incarcération beaucoup plus élevé que le reste de la population ; l’étude de Scheim et al. note que 6 % des personnes trans* au Canada ont été incarcérées[32]). Je ne soutiens pas non plus que l’importance accordée à certaines thématiques devrait être fondée sur une dimension quantitative. Mon objectif est plutôt de mettre en lumière le fait que peu de personnes s’interrogent sur la pertinence d’embaucher davantage de spécialistes des prisons et de l’incarcération, alors que plusieurs remettent en question la pertinence d’ouvrir des postes spécialisés dans les enjeux trans* en prétextant qu’il s’agit d’un groupe très minoritaire. En somme, le fait de ne pas considérer une spécialisation sur les enjeux trans* comme étant pertinente en sociologie, criminologie, science politique, littérature, et même en études féministes et de genre, ou le fait de ne pas prendre en considération la catégorie des personnes trans* dans les mesures de discrimination positive, représentent des formes de discrimination indirecte (s’ajoutant aux discriminations directes) fondées sur des violences épistémiques cis-centrées qui ont pour effet d’exclure les personnes trans* du monde universitaire.

2.1. Les recherches sur les personnes trans* ou par/pour les personnes trans* ?

Jusqu’à tout récemment, la majorité du savoir constituant le domaine des études trans a été produite par des personnes travaillant à l’extérieur du monde universitaire, ou occupant des emplois marginaux au sein de celui-ci : des activistes, des étudiant.e.s au doctorat, et des personnes occupant des postes temporaires. Le rééquilibrage commence seulement à avoir lieu (mais n’est pas encore réalisé), avec un nombre croissant de personnes ayant un emploi assuré (un poste permanent ou menant à la permanence) dans les institutions universitaires […][33].

Si, comme l’indique Enke, les États-Unis connaissent leur première vague d’embauche de personnes trans* spécialisées dans les enjeux trans*, la situation diffère au Canada qui en compte seulement huit. Les personnes trans* canadiennes demeurent confinées dans des postes précaires (assistant.e.s de recherche, chargé.e.s de cours, professeur.e.s avec un contrat de travail à durée déterminée, etc.). Je démontrerai dans cette section que les travaux qui se multiplient au Canada en études trans* sont majoritairement réalisés par des professeur.e.s chercheur.e.s cis. La distinction entre recherches sur les personnes trans* et par/pour les personnes trans* semble anodine, mais ne l’est pas, comme le notent les études anti-oppression. De fait, s’il est désormais évident qu’il serait problématique qu’une majorité de recherches féministes soient réalisées par des hommes cis ou que des études sur le racisme soient conduites par des personnes blanches, le fait que la majorité des travaux sur les personnes trans* soient entrepris par des personnes cis ne semble pas soulever l’indignation. À l’instar d’auteur.e.s qui indiquent qu’une telle attitude relève d’un sentiment d’entitlement (sentir que l’on est en droit de) fondé sur des privilèges cis[34], je crois que plusieurs (pas tou.te.s) chercheur.e.s cis au Canada se sentent légitimes de mener des recherches subventionnées sur les personnes et les réalités trans* sans pour autant questionner la place qu’elles occupent comme personnes cis dans ce champ.

En octobre 2016, j’ai participé aux consultations menées par le Comité consultatif sur l’examen du soutien fédéral aux sciences (Canada’s Fundamental Science Review) mandaté par la ministre Duncan afin de discuter des obstacles systémiques que rencontrent certains groupes marginalisés dans la recherche universitaire, notamment au regard de leur carrière et du financement (Instituts de recherche en santé du Canada/IRSC ; Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie du Canada/CRSNG ; Conseil de recherches en sciences humaines du Canada/CRSH). J’avais effectué une recherche approfondie sur le financement obtenu sur les enjeux trans* (2011-2015) qui a permis de montrer que les personnes trans* n’obtiennent que peu de financement et que les recherches sur les réalités trans* sont menées principalement par des personnes cis et en anglais. Je présente ici quelques-unes des données recueillies sur les sites des organismes subventionnaires[35] à propos des sources de financement les plus prestigieuses au Canada.

  • Chaires d’excellence en recherche du Canada

    • Aucune (0) chaire sur les enjeux trans*.

  • Chaires de recherche du Canada (CRC) incluant IRSC, CRSNG et CRSH (niveaux 1 et 2)

    • Parmi plus de 1800 chaires, aucune (0) ne contient dans son titre ou ses mots-clés les termes transsexuel, transgenre ou leurs dérivés.

    • Parmi plus de 1800 chaires, seules trois (3) chaires (anglophones) contiennent dans leur résumé les termes transsexuel, transgenre ou leurs dérivés (Sexual and Gender Minority Studies ; Philosophy of Gender and Sexuality ; Indigenous Literature and Expressive Culture). Alors que la dernière ne porte pas prioritairement sur des questions de genre ou de sexualité, les deux premières intègrent davantage ces enjeux. Néanmoins, les deux détenteur. rice.s de ces chaires ne sont pas des personnes auto-identifiées comme trans* et, jusqu’à présent, les travaux émanant de ces chaires ne portent pas principalement sur des enjeux trans*.

    • Au Canada, seules deux (2) chaires de recherche s’intéressent aux enjeux trans* : la Chair in Transgender Studies (University of Victoria) dédiée aux questions trans* et dirigée par un chercheur trans* et la Chaire de recherche sur l’homophobie (UQAM), centrée sur les enjeux LGBT et dirigée par une personne ne s’auto-identifiant pas comme personne trans*. Ces chaires ne sont toutefois pas des CRCet leur financement provient de fonds privés dans le premier cas et d’une combinaison de fonds dans le second cas.

  • Bourses postdoctorales Banting (2012-2017)[36]

    • Aucune (0) des 424 bourses attribuées aux IRSC, CRSNG et CRSH ne contient dans son titre ou ses mots-clés les termes transsexuel, transgenre ou leurs dérivés.

  • Bourses postdoctorales du CRSH

    • Seules quatre (4) bourses des 3133 bourses attribuées contiennent dans leur titre ou mots-clés les termes transsexuel, transgenre ou leurs dérivés.

    • Une (1) seule de ces bourses a été attribuée pour un projet en français.

  • Bourses de doctorat du CRSH

    • Seules quinze (15) bourses des 2674 bourses attribuées contiennent dans leur titre ou mots-clés les termes transsexuel, transgenre ou leurs dérivés.

    • Une (1) seule de ces bourses a été attribuée pour un projet en français.

  • Bourses de doctorat du CRSH du Programme de bourses d’études supérieures du Canada

    • Seules huit (8) bourses des 2281 bourses attribuées contiennent dans leur titre ou mots-clés les termes transsexuel, transgenre ou leurs dérivés.

    • Une (1) seule de ces bourses a été attribuée pour un projet en français.

  • Bourses d’études supérieures du Canada Vanier (volet CRSH 2012-2017)

    • Seules quatre (4) bourses des 276 bourses attribuées contiennent dans leur titre ou mots-clés les termes transsexuel, transgenre ou leurs dérivés[37].

  • Subventions CRSH : Subvention Savoir pour les chercheur.euse.s seul.e.s, les équipes de recherche et les partenariats[38]

    • Seules dix (10) subventions pour des projets en anglais contiennent dans leur titre ou mots-clés les termes transsexuel, transgenre ou leurs dérivés. La majorité de ces projets ne sont pas menés par des personnes auto-identifiées comme trans*.

    • Seules deux (2) subventions pour des projets en français contiennent dans leur titre ou mots-clés les termes transsexuel, transgenre ou leurs dérivés. Ces deux projets ne sont pas menés par des personnes auto-identifiées comme trans*.

Lorsque l’on effectue des recherches à l’aide de l’acronyme LGBT en ce qui concerne les subventions Savoir du CRSH, quelques résultats s’additionnent à ceux présentés ici (la différence demeure peu significative). Or, il ne faut pas oublier, comme nous le rappellent Stryker (2008), Namaste (2000 ; 2005 ; 2015) et Connell (2012), qu’une majorité de recherches portant sur les populations LGBT se concentre sur les enjeux lesbiens, gais, bisexuels, bref sur la sexualité, sans pour autant traiter véritablement ou en profondeur des enjeux trans*. De fait, l’identité sexuelle (ou orientation sexuelle), bien que liée à l’identité de genre, est une question différente. Plusieurs chercheur.euse.s trans* questionnent le processus de « tokenism » sous-jacent à ce regroupement des personnes trans* avec les minorités sexuelles, permettant à des chercheur.euse.s cis de se donner bonne conscience par rapport aux enjeux trans* et d’obtenir du financement pour leurs projets de recherche. Comme le note Kowska-Régnier : « En d’autres termes, dans ma pratique, je préfère trans parce que trans, individuellement, ne me noie pas dans l’océan queer et me permets de m’inscrire en même temps dans du collectif. Enfin je pense qu’il y en a assez de la narration LGBT, où le T n’a jamais guère signifié que : Ticket pour la bonne conscience des G ![39] » Si cette critique ne s’applique pas à toutes les personnes qui effectuent des recherches sur les enjeux LGBT, dont certaines ont le souci éthique d’adjoindre à leur équipe des personnes trans* comme cochercheur.euse.s et/ou assistant.e.s, elle reflète une réalité trop répandue. En somme, comme les chiffres le démontrent ici, les projets de recherche portant sur les réalités trans* ne sont presque pas financés au Canada, et lorsqu’ils le sont, il s’agit de travaux quasi exclusivement en anglais et menés principalement par des personnes cis.

2.2 Les études trans* au sein du féminisme : entre absence et présence[40]

Dans son ouvrage Oversight : Critical Reflections on Feminist Research and Politics, Viviane Namaste mobilise la notion polysémique d’oversight. Cette notion désigne à la fois ce qui est omis, occulté et absent et ce qui est simultanément présent et (hyper)visible, à travers des processus de surveillance/vigilance. Namaste écrit :

J’utilise ce terme [oversight] de deux manières spécifiques. D’abord, la notion d’oversight réfère à ce qui a été ignoré — les réalités quotidiennes encore inexplorées par les chercheurs-euses et les activistes, les récits qui doivent encore être racontés. […] Ici, oversight est utilisé pour désigner ce qui doit être rendu visible. Mais j’utilise oversigth d’une deuxième manière, plus spécifiquement pour référer à la compréhension des manières par lesquelles les contextes sociaux, activistes, culturels, et économiques surdéterminent ce qui apparaît comme visible. Ici, donc, l’accent n’est pas mis sur ce qui ne peut être vu. Plutôt, l’idée est d’interroger comment et pourquoi certains problèmes sont rendus visibles, de manières particulières, au sein des contextes féministes du monde universitaire et de la recherche[41].

On pourrait traduire la notion d’oversight comme une pratique d’effacement et d’occultation (absence) et une pratique d’(hyper)visibilisation des enjeux trans* à partir d’une lunette idéologique/épistémologique spécifique (présence). Cette double pratique de négligence/vigilance se retrouve au sein des études féministes et de genre. Je démontrerai comment cette logique est rendue possible à cause du rapport d’extériorité qu’entretiennent les études féministes et de genre par rapport aux perspectives trans*, fondé sur une cisgenrenormativité à partir de laquelle le sujet cis-centré du féminisme demeure non questionné.

Les enjeux trans* sont, depuis quelques années, partout dans les représentations culturelles et les médias : de la sortie du placard de Caitlyn Jenner à celle de Chaz Bono, des autobiographies de Janet Mock aux séries télévisuelles incluant Laverne Cox, en passant par les couvertures médiatiques des changements de lois concernant les droits trans* ou des revendications publiques des mouvements transactivistes, les enjeux trans* sont en vogue[42]. De plus en plus de personnes trans* sont aussi visibles dans les universités et exigent que leurs droits soient respectés, demandant des salles de bain neutres de genre, l’accès à des services de santé trans-inclusifs sur les campus, ou le respect de leur prénom et pronoms choisis dans leurs cours. Dans les départements canadiens d’études féministes et de genre, des comités se forment pour réfléchir à des pratiques trans-inclusives, pour rendre certains environnements (comme les salles de bain) accessibles aux personnes trans* et pour créer de nouveaux cours sur les enjeux trans* afin de répondre à la demande croissante des étudiant.e.s. Durant les dernières années, à l’image de la Canadian Women’s Studies Association/Association canadienne des études sur les femmes qui a changé son nom pour Women’s and Gender Studies/Recherches Féministes Association (WGSRF) afin d’être plus inclusive, la plupart des départements ont changé leur nom. Alors que la majorité portait initialement le nom de Women’s Studies, le pourcentage est désormais renversé ; parmi 48 départements, seuls neuf d’entre eux (19 %) n’ont pas changé leur nom en y intégrant la mention « études de genre », « des sexualités », etc[43]. Autrement dit, 81 % des départements en études féministes au Canada ont pris le virage du « genre », en changeant le nom de leur département, leurs programmes et leurs cours. Alors que ce tournant pourrait laisser présager un changement structurel permettant de se distancier des études féministes qui ne prendraient en considération que le sujet femme (cis), force est de constater que ce n’est pas le cas, comme le reflète la quasi totale absence dans ces départements de professeur.e.s permanent.e.s qui s’auto-identifient comme trans* et spécialisé.e.s dans les enjeux trans*. En effet, seuls trois départements comptent des spécialistes : Concordia University, Queen’s University et York University. Si la relative absence de professeur.e.s trans* spécialisé.e.s dans les enjeux trans* pouvait s’expliquer par l’absence de personnes trans* spécialistes, cela pourrait se comprendre, mais ce n’est pas le cas : plusieurs d’entre elles sont en recherche active de postes et demeurent confinées dans des positions précaires. En somme, si les départements en études féministes et de genre au Canada n’ont que trois seules personnes trans* spécialisées dans ces enjeux comme professeur.e.s, c’est qu’en dépit d’un discours se voulant trans-inclusif qui transparaît dans leur changement de nom de département, de programmes et de cours (discours de la présence/visibilité), la mise en application de politiques trans-inclusives permettant le développement de perspectives trans*, à travers notamment la priorisation dans ces départements de spécialisation en études trans* et l’embauche de personnes trans*, demeure limitée.

Bobby Noble montre que même les départements qui embauchent des personnes trans* n’ont pas délaissé l’optique cis-centriste et que cela se traduit à travers un ensemble de micropratiques (exemples : féminisation de tous les documents départementaux sans considération des personnes trans*, offres de cours, directions stratégiques du département). Il écrit :

Si je demandais à dix universitaires féministes dans mon université d’attache, et à travers les différents départements, si les corps trans sont présents dans les études féministes comme corps trans, ou s’ils devraient l’être, […] je ne peux m’empêcher de penser avec inquiétude que la réponse sera un non discret ou complètement stupéfait, même face à mon embauche[44].

Même aux États-Unis, où la cisgenrenormativité commence à être remise en question, les études féministes et de genre continuent de conceptualiser le champ de spécialisation trans* comme étant extérieur à leurs objets d’études, de méthodologies et d’épistémologies, démontrant ainsi le caractère cis-centré de la notion de « genre »[45],[46]. Enke mentionne :

Néanmoins, d’un point de vue institutionnel, les enjeux trans restent marginaux dans les études féministes et de genre. Comme domaine d’étude bien établi, les études féministes et de genre peuvent inclure les enjeux trans comme supplément, sans changer de manière fondamentale les articulations théoriques et les pratiques matérielles qui font tout pour s’assurer que la définition des « études féministes » exclut et se distingue des enjeux trans. […] Les études trans sont particulièrement absentes de la plupart des curriculums universitaires, même dans les programmes d’études féministes et de genre. Dans la plupart des cas, les versions institutionnalisées des études féministes et de genre incluent les enjeux trans comme des intrus indistincts ou comme les plus radicales anomalies d’une constellation de catégories identitaires (par exemple, LGBT). La discussion est limitée par la perception que les études trans concernent seulement ou principalement les individus s’identifiant comme transgenres — un petit nombre de personnes « marquées » dont la navigation au sein du genre est vue comme étant magiquement séparée des pratiques culturelles qui constituent le genre pour toutes les autres personnes[47].

La mise en lumière, dans le présent article, des « adjectifs invisibles » cisgenres non marqués qui peuplent les textes, les cours et les programmes d’études sur le genre, ainsi que les orientations épistémologiques et politiques des départements en études féministes et de genre, vise à questionner cette relation d’extériorité qu’entretiennent, depuis leur fondation, les études féministes et de genre vis-à-vis des perspectives trans* qui, bien que profitant d’une (hyper)visibilité, n’en demeurent pas moins simultanément absentes du portrait féministe. Alors que cette absence est préoccupante et de plus en plus étudiée par les auteur.e.s transféministes anglophones, elle est criante du côté francophone et demeure non problématisée.

3. Les recherches et les études trans* dans la francophonie canadienne

Malgré la visibilité croissante des personnes trans* et de leurs revendications dans la sphère publique, et l’intérêt marqué des étudiant.e.s pour celles-ci, de même qu’une volonté des féministes francophones de faire prendre un tournant intersectionnel à leurs travaux et enseignements pour y inclure la diversité des femmes[48], la dynamique d’oversight dont parle Namaste est très présente dans la francophonie féministe canadienne[49]. Comme je le mentionne ailleurs dans mes analyses des publications féministes sur l’intersectionnalité[50], les féministes francophones n’ont pas encore inclus l’identité et l’oppression trans* dans leurs listes d’identités et d’oppressions :

[D]ans un échantillon de quinze textes francophones clés sur le féminisme et l’intersectionnalité, un seul texte fait une seule mention des enjeux trans parmi de longues énumérations d’autres formes d’oppression. Exprimé simplement, […] les féministes francophones semblent oublier qu’ils/elles ont une identité de genre […][51].

À la lumière des données présentées précédemment, il n’est pas exagéré d’affirmer que les études trans* faites par/pour les personnes trans* dans la francophonie canadienne sont inexistantes ; si le Canada entier ne compte que huit personnes trans* spécialisées dans les enjeux trans* comme professeur.e.s, aucune d’entre elles n’enseigne en français[52] au moment où je rédige cet article. Ce portrait changera légèrement avec mon entrée en fonction, en janvier 2018, comme professeur adjoint francophone à l’École de service social de l’Université d’Ottawa, pour y enseigner notamment des contenus liés à la diversité sexuelle, de genre, et de corps. La situation dans la francophonie à l’échelle internationale n’est guère plus réjouissante. En France notamment, où l’on compte quelques spécialistes des enjeux trans* auto-identifiées comme personnes trans*, comme Karine Espineira[53], une seule personne occupe un poste permanent : Sam Bourcier[54], dont le poste avait été obtenu avant sa transition et son intérêt plus marqué pour les enjeux trans*. Dans les prochaines pages, je démontrerai que cette absence totale de professeur.e trans* francophone est problématique au regard de l’intérêt marqué qu’ont les étudiant.e.s pour les enjeux trans* et rendue possible à travers l’exploitation du travail gratuit et invisible des personnes trans*.

3.1 L’intérêt croissant des étudiant.e.s pour les enjeux trans*

On remarque ces dernières années un développement important de la recherche trans à l’UQAM. De plus en plus d’étudiant.e.s s’intéressent à la question et mènent des recherches sur le sujet, et cela risque de continuer à évoluer dans ce sens[55].

L’intérêt croissant des étudiant.e.s pour les enjeux trans* s’observe sur plusieurs plans. Je l’ai moi-même constaté dans mes classes (comme chargé de cours ou professeur à contrat à durée déterminée), et cela m’a été rapporté par plusieurs collègues. Cet engouement se remarque aussi à travers les demandes constantes que j’ai reçues au cours des cinq dernières années d’agir à titre de (co)directeur de mémoires/thèses sur le sujet, la présence significative des étudiant.e.s lors de conférences sur les enjeux trans*, la rédaction de rapports de comités d’étudiant.e.s dans des départements pour dénoncer l’absence des enjeux trans* dans leurs cours[56], ou leur consultation des publications sur les enjeux trans*. Avec des médias sociaux comme Academia.edu, il est possible de voir que les travaux de chercheur.e.s francophones trans* comme Bourcier (plus de 28 000 consultations) et Baril (plus de 22 000 consultations) sont très prisés ; ces deux derniers se situent depuis plus d’un an dans le 0,5 % -1 % des profils les plus consultés parmi les 31 millions d’usager.ère.s du site.

Cet intérêt pour les enjeux trans* est aussi confirmé par des études quantitatives, comme celle de la Chaire de recherche sur l’homophobie de l’UQAM[57]. À l’aide de plus d’une soixantaine de mots-clés sur la diversité sexuelle et de genre, cette recherche a permis de recenser les thèses et mémoires soumis dans les universités québécoises entre 2000 et 2015 et qui abordent des thématiques LGBT. La recherche, qui s’intitulait « Mémoires et thèses reliés à l’homophobie » en 2014, a fait l’objet d’une mise à jour en 2015, « […] afin d’être plus représentati[ve] des thèmes traités[58]. » Elle porte désormais le titre « Mémoires et thèses reliés à la diversité sexuelle et à la pluralité des genres » [je souligne]. Leur recension a permis d’identifier un total de 238 documents portant sur la diversité sexuelle et de genre, dont 60 thèses de doctorat, 166 mémoires de maîtrise et 12 documents d’autres types, un nombre considérable au regard du fait que très peu de personnes sont embauchées dans les universités pour traiter de ces questions. À partir des titres de ces mémoires et thèses, j’ai identifié 37 documents (5 thèses et 32 mémoires) parmi 238 (15,5 %) liés aux enjeux trans*[59]. Sachant que cette recherche comporte 15,5 % de travaux liés aux enjeux trans* auxquels s’additionnent un certain nombre d’autres travaux sur ces questions, mais non répertoriés dans cette recherche (les recherches dans les bases de données ne sont jamais exhaustives), il est surprenant de constater que les universités ne comptent aucun.e professeur.e trans* francophone spécialiste des enjeux trans* et que ces mémoires et thèses ont été dirigés par des personnes cis,pour la plupart non spécialisées en études trans*. Le rapport a permis la diffusion d’une liste des 107 professeur.e.s ayant dirigé ces travaux. À l’exception d’une personne trans* sur cette liste (que je connais personnellement), qui n’est ni publiquement auto-identifiée comme trans*, ni spécialisée dans les enjeux trans*, tou.te.s ces professeur.e.s sont des personnes auto-identifiées ou publiquement identifiées comme cis. Ne trouverait-on pas étrange si, pour une liste de 238 mémoires et thèses réalisés sur la thématique des inégalités en emploi, dont 15,5 % porterait sur les inégalités vécues par les femmes, la liste des 107 personnes ayant dirigé ces travaux était composée uniquement d’hommes ? Il me semblerait intéressant de proposer des réflexions critiques sur les listes ainsi produites et les personnes qui en sont absentes ou exclues.

3.2 L’absence de l’identité de genre dans la recherche et l’enseignement féministe francophone

[I]l faut insister sur l’importance d’intégrer des personnes trans au sein des équipes de recherche LGBT […][60].

Si je ne peux être qu’en accord avec cette affirmation mise en exergue, elle provient néanmoins d’équipes de recherche composées majoritairement de personnes auto-identifiées comme cis et dans lesquelles les personnes trans* ne sont ni cochercheur.e.s, ni professeur.e.s, mais plutôt assistant.e.s de recherche (ce qui est un début). Comme le montrent les activistes et chercheur.e.s Viviane Namaste, Nora Butler Burke et Zack Marshall, il importe de regarder de plus près comment et pourquoi les personnes trans* sont incluses dans les projets de recherche :

Plutôt que de simplement célébrer l’attention portée aux personnes trans par une organisation nationale de lutte contre le SIDA, [notre] lettre questionne la manière dont la nouvelle catégorie des « personnes trans » a émergé au sein de la santé publique, incluant l’accès aux bourses de recherche (souvent pour les personnes non trans), et les raisons pour lesquelles cette catégorie a émergé […][61].

Pour faire une analogie culinaire, il ne suffit pas « d’ajouter et brasser », car l’ajout d’ingrédients, leur quantité, la manière et le moment des ajouts modifient une recette. Dénonçant le fait que trop souvent les projets de recherche menés par des personnes cis consultent les personnes trans* durant ou à la fin des processus de recherche, Namaste, Burke et Marshall insistent sur le fait que les personnes trans* doivent être partie prenante à tous les stades des projets de recherche. J’ajouterais qu’elles doivent aussi être partie prenante, dans des rôles fondamentaux, à ces projets. Toutes les personnes au sein des équipes n’ont pas le même pouvoir. Selon les agences de financement, les équipes de recherche se déclinent en fonction des rôles suivants, qui vont des plus importants (avec le plus de pouvoir décisionnel, administratif, financier) aux moins importants : candidat.e principal.e (chercheur.e.s responsables), cocandidat.e.s (participant activement aux décisions de l’équipe), collaborateur.rice.s (rôle similaire aux cocandidat.e.s, mais pas nécessairement universitaires), organismes partenaires et assistant.e.s de recherche. Si l’inclusion des personnes trans* dans différentes fonctions est importante et que l’on peut se réjouir que des équipes de recherche s’adjoignent des personnes trans* comme collaborateur.rice.s, organismes partenaires ou assistant.e.s de recherche, les personnes trans* devraient aussi occuper des fonctions plus centrales, à titre de candidat.e.s principaux.ales ou cocandidat.e.s. Pour reprendre un exemple connu en études féministes, si l’on peut se réjouir d’une présence accrue des femmes sur le marché du travail, la lutte pour l’égalité ne peut s’arrêter là ; le difficile accès des femmes aux postes de pouvoir a été dénoncé par le biais de la notion de plafond de verre. Il n’est pas anodin que, comme les femmes, les personnes trans*, bien qu’intégrées aux projets de recherche, n’occupent pas de postes de pouvoir. Autrement dit, un plafond de verre existe pour les personnes trans* dans les recherches effectuées sur les réalités trans*, les empêchant d’accéder à des fonctions supérieures dans les équipes de recherche et les institutions. Dans un contexte où les personnes trans* vivent d’importantes discriminations économiques et en emploi, comme le notent Namaste, Burke et Marshall, il serait crucial de percer ce plafond de verre :

[T]out travail devant être fait se doit de prioriser ou au moins de considérer sérieusement l’emploi de personnes trans, considérant les difficultés auxquelles les personnes trans font face dans le milieu de l’emploi […][62].

Namaste, Burke et Marshall critiquent l’opportunisme de certains groupes travaillant sur les questions lesbiennes, gaies, bisexuelles et le VIH, qui demandent du financement pour inclure les personnes trans* dans leurs travaux sans pour autant être imputables envers ces dernières :

Comment précisément les organisations nationales luttant contre le SIDA peuvent-elles obtenir des subventions pour des recherches sur les personnes trans sans démontrer que les communautés trans ont été consultées de manière significative ?[63]

Leur objectif n’est pas de critiquer ce groupe comme tel, mais bien d’utiliser cet exemple pour sensibiliser les gens à la manière dont les recherches sur les réalités trans* sont effectuées par les personnes cis. Dans le même esprit, j’aimerais soulever l’exemple de la recherche Savoirs sur l’inclusion et l’exclusion des personnes LGBTQ (2016-2023) dans le cadre du programme Partenariat (CRSH), qui vient d’obtenir 2.5 millions de dollars pour traiter notamment des exclusions en emploi que vivent les personnes trans*. Si l’on peut féliciter l’équipe de recherche — dont la chercheuse principale, Line Chamberland, fait des efforts soutenus pour intégrer les enjeux et les personnes trans* dans ses travaux des dernières années —, qui compte 54 chercheur.e.s et 48 partenaires, d’avoir inclus quelques personnes trans* et plusieurs organismes trans* parmi les collaborateurs.rice.s et organismes partenaires, les 21 chercheur.e.s universitaires provenant de 14 universités[64] ne sont pas, à ma connaissance, des chercheur.e.s auto-identifié.e.s comme personnes trans*. Comment expliquer, alors qu’un grand nombre de personnes trans* spécialisées dans les enjeux trans* possèdent les qualifications requises pour faire partie de telles équipes de recherche, qu’aucune d’entre elles ne s’y retrouve ? Il s’agit d’un exemple parmi d’autres du plafond de verre que vivent les personnes trans* dans le monde universitaire. Comme mentionné, l’objectif n’est pas de cibler certaines équipes ou institutions — qui dans ce cas ont fait l’effort d’intégrer des personnes trans* non universitaires —, mais de remettre en cause la tendance générale suivant laquelle les personnes trans* expertes en études trans* ne sont pas généralement intégrées comme cochercheur.e.s aux projets de recherche financés pour effectuer des travaux sur les enjeux trans*[65]. On voit bien ainsi comment parfois, sous l’acronyme LGBTQ, la question « T » est diluée.

Pour ce qui est de l’enseignement sur les enjeux trans* dans la francophonie canadienne, la situation est aussi préoccupante. J’utiliserai les exemples des trois universités canadiennes francophones offrant des programmes en études féministes et de genre. Geoffroy et Albarracin montrent que l’université dans laquelle le plus de mémoires et thèses liés à la diversité sexuelle et de genre ont été déposés depuis l’an 2000 est l’UQAM[66]. C’est la raison pour laquelle je m’attarderai plus longuement à celle-ci. Le programme d’études féministes à l’UQAM intègre des cours sur la diversité sexuelle et de genre[67] à travers l’offre de cours que fait le Département de sexologie. Trois cours portant sur la diversité sexuelle et de genre sont identifiés : Homosexualité et société ; Citoyenneté et minorités sexuelles ; Histoire des identités sexuelles dans le monde occidental[68]. Bien que ces trois cours traitent peut-être des enjeux trans* (je n’ai pas eu accès aux plans de cours), ils n’incluent aucune référence à l’identité de genre ou aux enjeux trans* dans leur descriptif axé sur la diversité sexuelle, à l’exception du dernier. En février 2017, le Département de sexologie annonçait la création de deux nouveaux cours incluant les enjeux trans*, soit Épistémologie et histoire des idées sur les sexualités et Intersectionnalité et sexualités[69] qui s’ajoutent à un cours existant, soit Trouble de la genralité et sexualités atypiques, dont le titre problématique a été relevé par les étudiant.e.s. Si l’on peut applaudir l’initiative du Département de sexologie de mettre sur pied des comités pour discuter de ces enjeux et de créer deux nouveaux cours traitant des enjeux trans*, il faut noter que, depuis leur origine, les cours sur la diversité sexuelle et de genre n’ont jamais été donnés par des personnes trans*. De plus, avec l’embauche récente d’une professeure en sexologie spécialisée sur les enjeux trans*[70] non auto-identifiée comme trans*, il est probable que les deux nouveaux cours seront aussi donnés par des personnes cis. Précisons que le problème ne touche pas que le Département de sexologie ; les étudiant.e.s du Département de sociologie de l’UQAM ont présenté un rapport dont les statistiques montrent une sous-représentation ou absence de lectures provenant d’auteur.e.s marginalisé.e.s (femmes, personnes racisées, autochtones, handicapées et trans*) dans leurs séminaires. Bien que beaucoup de travail reste à accomplir pour plusieurs groupes marginalisés, le Comité féministe des deuxième et troisième cycles de sociologie de l’UQAM note que l’identité de genre est la seule dimension complètement absente dans les plans de cours des 23 séminaires analysés : « Nous n’avons répertorié aucune lecture obligatoire produite par une personne trans ou non binaire. Nous constatons donc l’absence totale de représentation d’auteur.e.s trans, non binaires […][71]. »

L’Université Laval, qui a annoncé la création de l’Institut Femmes, Sociétés, Égalité et Équité (IFSEE) et d’un nouveau programme en « études du genre », offre un microprogramme de deuxième cycle. Dans les treize cours qui y sont offerts, un seul, intitulé Diversité sexuelle et intervention sociale, mentionne dans sa description les enjeux trans*[72]. Ce cours est donné par des personnes qui ne s’auto-identifient pas comme trans*. La nouvelle professeure embauchée à l’Université Laval pour donner les cours de ce microprogramme est une personne auto-identifiée comme cis. Bien que l’on puisse percevoir un désir d’intégrer les enjeux trans* dans les cursus, comme le démontre la tenue d’un premier panel en 15 ans sur les enjeux intersexes et trans lors de l’édition 2017 de l’Université féministe d’été de l’Université Laval, cela ne se traduit pas de manière structurelle dans le contenu des cours et des programmes offerts. La dernière université qui offre des études féministes et de genre est l’Université de Montréal, dont le programme « Mineure en études féministes, des genres et des sexualités » ouvrira ses portes à une première cohorte à l’automne 2017[73]. L’analyse systématique des titres et descriptions des 30 cours offerts dans ce nouveau programme a permis de constater que, si plusieurs abordent les identités et orientations sexuelles, aucun ne mentionne les enjeux trans*. L’université n’a pas annoncé l’ouverture d’un poste en études féministes et de genre, mais il est possible de penser que si aucun des cours n’aborde les enjeux trans*, l’ouverture éventuelle d’un poste ne comportera pas une spécialisation en études trans*. Que mon propos soit clair : si l’on peut se réjouir de ces développements des études féministes et de genre dans la francophonie canadienne, il semble que la notion de genre tenue pour acquise dans ces universités et programmes demeure cis-centrée. Ma démonstration a pour but de mettre en lumière le caractère cis-témique (souvent inconscient de la part des départements qui sont de bonne volonté) permettant que des personnes cis qui traitent des enjeux trans* soient embauchées plutôt que des personnes trans*. Ainsi, encore à ce jour en 2017, aucune personne trans* spécialisée dans ces enjeux n’a été embauchée dans toute l’histoire universitaire francophone canadienne, tous départements confondus (mon embauche en 2018 constituera donc une première historique canadienne). Peut-on vraiment encore croire qu’il s’agit de simples coïncidences et préférences départementales ? N’est-il pas temps de souligner les forces structurelles ayant mis en place un plafond de verre pour les personnes trans* dans les universités et ayant conduit de manière directe et indirecte à leur totale exclusion du corps professoral francophone à l’échelle canadienne ?

Comme l’expliquent Marchand, Saint-Charles et Corbeil, le phénomène de plafond de verre qu’expérimentent certains groupes ne fonctionne pas en vase clos et s’inscrit dans des rapports de pouvoir (sexistes, racistes, cisgenristes, etc.) et se manifeste à travers une série de petites choses à première vue banales, comme celles répertoriées dans le présent article, mais qui font partie d’un système global et demeurent invisibles : « [L]e plafond de verre désigne ces barrières ou difficultés, parfois à peine perceptibles, qui entravent la mobilité ascendante […][74]. » Si les personnes trans* spécialisées dans les enjeux trans* n’occupent aucun poste de professeur.e. dans la francophonie canadienne, ce n’est pas à cause de leur absence, mais bien à cause des obstacles à leur « mobilité ascendante » dans le monde universitaire. Les personnes trans* sont présentes dans toutes les autres fonctions universitaires (chargé.e.s de cours, professeur.e.s à contrat à durée déterminée, assistant.e.s de recherche, chercheur.e.s indépendant.e.s, étudiant.e.s) et portent, dans l’ombre, une charge importante de travail, souvent gratuit, pour aider les personnes cis s’intéressant aux enjeux trans*. À titre d’exemple, au cours des douze derniers mois, j’ai donné, dans plus d’une université, plusieurs ateliers pour sensibiliser le personnel et les professeur.e.s aux discriminations trans* en milieu universitaire, siégé à des comités pour développer des politiques trans-inclusives, donné des cours de trois heures dans des classes et séminaires de professeur.e.s désirant intégrer une séance sur les enjeux trans*, été évaluateur externe pour des mémoires ou thèses sur les enjeux trans*, dirigé des étudiant.e.s à titre de codirecteur, fourni des références et conseils à de multiples étudiant.e.s sur les enjeux trans*, été évaluateur d’articles sur les enjeux trans*, fait de nombreuses interventions dans les médias comme expert sur les enjeux trans*, le tout gratuitement puisque je n’occupais pas encore un poste de professeur. Mon cas n’est pas isolé, mais représente la norme. Il s’agit d’une dynamique courante comme le notent plusieurs personnes trans* dans leurs travaux[75], sur des listes de discussion publiques, dans des groupes de discussion fermés (exemple : Trans PhD Network sur Facebook), de même que dans plusieurs discussions lors d’événements tels que le congrès Trans* Studies : An International Transdisciplinary Conference rassemblant près de 500 chercheur.e.s en études trans*. Un des propos qui revient comme un leitmotiv dans ces discussions concerne le fait que ces personnes demeurent confinées dans des positions précaires dans le milieu universitaire, mais n’en demeurent pas moins sur-sollicitées pour effectuer un travail gratuit et invisible qui profite à l’avancement de la carrière des personnes cis. Ce phénomène de travail gratuit et invisible ne ressemble-t-il pas à la situation des femmes vis-à-vis des hommes (et d’autres minorités vis-à-vis des groupes dominants) ? Un véritable travail d’allié.e.s pour les professeur.e.s chercheur.e.s en études féministes et de genre consisterait à rendre visible le travail gratuit et invisible que font déjà les personnes trans* (et dont ils et elles bénéficient), de promouvoir l’embauche de ces dernières et leur inclusion comme cochercheur.e.s dans leurs équipes de recherche, de leur donner priorité pour donner les cours sur les enjeux trans* et de demeurer critiques quant à leur rôle comme personnes cis au sein de projets de recherche sur les réalités trans*. Bref, il serait temps de faire le passage de l’enseignement et la recherche sur les personnes trans* à l’enseignement et la recherche par/pour les personnes trans*. Cette critique ne vise aucunement à décourager les personnes cis à faire de la recherche sur les enjeux trans* et à les enseigner. Bien au contraire, ce travail est capital. Néanmoins, il est aussi important de renverser les statistiques qui prévalent afin que la majorité des recherches et de l’enseignement sur les enjeux trans* soit effectuée par des personnes trans*.

4. Le transféminisme et la subversion de l’identité cisgenre

Ce chapitre cherche à nommer la violence de ces occlusions, désaveux, et dénis [des personnes trans* au sein des études féministes] comme partie intégrante d’un imaginaire disciplinaire mais aussi historique et idéologique. […] Une reconceptualisation transféministe des études féministes semble vitale[76].

Comme l’indique cette citation, l’exclusion des personnes trans* à l’intérieur des études féministes et de genre n’est pas accidentelle, mais partie prenante de la constitution de ce champ, de ses approches méthodologiques et cadres épistémologiques fondés sur une cisgenrenormativité. Les « adjectifs invisibles » cisgenres dans les analyses sur le genre sont au coeur de ce qui a permis à ce champ de poser les enjeux, réalités, corps et identités trans* comme extérieurs aux études féministes et de genre. Sous cet angle, l’approche transféministe possède un potentiel heuristique important pour subvertir le sujet cis-centré du féminisme. Combinant les approches trans* et féministes, le transféminisme a été développé par des théoriciennes et activistes anglophones à la fin des années 1990 et dans les années 2000, notamment par Emi Koyama (2003), qui a écrit le premier Transfeminist Manifesto, Krista Scott-Dixon (2006) et Julia Serano (2007). Du côté francophone, bien que l’on retrouve les racines d’une approche transféministe dans les travaux de Bourcier (1999 ; 2005 ; 2006 ; 2008 ; 2011) et Espineira (2008 ; 2015a ; 2015b)[77], c’est la journaliste Lalla Kowska-Régnier (2009) qui semble avoir utilisé le terme pour la première fois lors d’une conférence en 2005[78]. Le premier usage et la première définition du terme « transféminisme » dans les travaux universitaires francophones se retrouvent dans mes écrits (Baril 2009), qui proposent l’adoption de cette approche pour analyser les privilèges masculins des hommes trans*. Les développements plus récents des approches transféministes, notamment par Stryker, Currah et Moore (2008) et Noble (2012), nous invitent à concevoir le transféminisme non seulement comme un cadre combinant les analyses trans* et féministes, mais comme une approche transcendante à partir du terme trans- qui déborde des enjeux de sexe ou de genre. Stryker, Currah et Moore proposent d’entrevoir la capacité des analyses trans- à transgresser les multiples catégories, qu’elles soient théoriques, épistémologiques ou disciplinaires et suggèrent, comme nous l’avons fait avec le nom queer devenu verbe, de déployer le terme trans- dans de nouveaux contextes : « Les personnes parmi nous qui ont reçu une éducation dans le domaine des sciences humaines ont été familiarisées, durant les vingt dernières années environ, avec le queering des choses ; similairement, comment pourrions-nous commencer le trans-ing critique de notre monde ?[79] » Noble reprend leur perspective lorsqu’il écrit qu’il veut « donner une nouvelle forme aux études féministes par le trans-ing de ses épistémologies, disciplinarités, et méthodologies[80] ».

C’est dans cette optique que j’aimerais conclure cet article. Comme je l’ai démontré, si les études féministes et de genre doivent entamer un travail de décentrement de leur approche cis-centrée, la problématique de l’absence des personnes trans* spécialisées dans les enjeux trans* dans la francophonie et plus généralement dans les universités canadiennes relève d’un problème cis-témique. Parmi les mécanismes structurels qui alimentent ce cis-tème se trouve le problème des divisions disciplinaires, que je nomme le sectarisme disciplinaire[81] : chaque discipline protège son territoire propre, défend ses approches méthodologiques et cadres théoriques, érige des auteur.e.s en canon et établit des frontières sur ce qui constitue la « vraie » philosophie, sociologie, anthropologie, sexologie, etc., reléguant du même coup plusieurs chercheur.e.s et étudiant.e.s en marge de LA discipline. Les personnes qui se situent dans une perspective anti-oppression et intersectionnelle, nécessairement interdisciplinaire, se voient ainsi exclues de ces champs disciplinaires, leurs travaux étant vus comme ne relevant ni de l’une, ni de l’autre de ces disciplines. Bien plus qu’une discrimination directe visant leur transitude, les personnes trans* spécialisées dans les enjeux trans* se voient exclues des postes de professeur.e.s à cause d’une discrimination indirecte ou invisible, qui prend notamment racine dans l’idée que les enjeux trans* ne relèvent pas de la philosophie, de la sociologie ou d’autres disciplines. Aucun département ne considère que ces enjeux le concernent et relègue ces derniers à d’autres disciplines (avec les embauches qui pourraient être faites) : la philosophie stipule qu’il s’agit d’enjeux sociétaux relevant de la sociologie, la sociologie pense qu’il s’agit de questions liées aux études féministes et de genre, et ces dernières croient que les études trans* devraient s’institutionnaliser de façon autonome.

Les problèmes sociaux, notamment les oppressions que vivent les personnes marginalisées comme les personnes trans*, demeurent inintelligibles à partir de tels sectarismes disciplinaires. Si les problèmes sociaux sont complexes et ancrés dans de multiples facteurs enchevêtrés, comme nous le démontrent les analyses féministes intersectionnelles, nous devrions déployer des cadres théoriques, épistémologiques et méthodologiques multiples et complexes qui appellent à trans-cender les divisions disciplinaires. À l’instar de Roland Barthes qui affirme que l’interdisciplinarité « ne peut s’accomplir par la simple confrontation de savoirs spéciaux [disciplinaires] ; [elle] commence […] lorsque la solidarité des anciennes disciplines se défait […] au profit d’un objet nouveau, d’un langage nouveau, qui ne sont ni l’un ni l’autre dans le champ des sciences que l’on visait paisiblement à confronter[82] », je crois qu’il y a une valeur épistémologique et heuristique à mettre en dialogue plusieurs champs d’études afin de trouver des solutions aux problèmes structurels que vivent les groupes marginalisés. L’approche transféministe telle que définie ici permettrait, à travers ce trans-ing, de transgresser les sectarismes disciplinaires empêchant la pleine participation des personnes trans* dans le monde universitaire. Même s’il serait pertinent que les études féministes et de genre questionnent leur cisgenrenormativité, l’invitation lancée ici vise l’ensemble des disciplines. Après tout, « le renouveau du féminisme dans la philosophie francophone » ne pourrait-il pas passer par ce trans-ing permettant de décloisonner les barrières disciplinaires entre les études féministes et la philosophie, entre les études féministes et trans*, et entre la philosophie et les études trans* ?